pour la science janvier 2015

MATHÉMATIQUES
PORTFOLIO
Les trésors minéraux
du Muséum
Le théorème
du sudoku
Janvier 2015 - n° 447 ASTROPHYSIQUE
Les bulles géantes
de la Voie lactée
www.pourlascience.fr
Ces
bactéries
qui nous
gouvernent
Édition française de Scientific American
STRESS, OBÉSITÉ,
DIABÈTE, AUTISME...
Un déséquilibre de
la flore intestinale ?
M 02687 - 447 - F: 6,20 E - RD
3’:HIKMQI=\U[WU^:?k@e@o@h@a";
Allemagne : 9,30 e - Belgique : 7,20 e - Canada /S : 10,95 CAD - Grèce /S : 7,60 e -Guadeloupe/St Martin /S : 7,30 e - Guyane /S : 7,30 e - Italie : 7,20 e - Luxembourg : 7,20 e
Maroc : 60 MAD - Martinique /S : 7,30 e - Nlle Calédonie Wallis /S : 980 XPF - Polynésie Française /S : 980 XPF - Portugal : 7,20 e - Réunion /A : 9,30 e - Suisse : 12 CHF.
ÉDITO
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© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Maurice Mashaal
rédacteur en chef
Microbiotique
D
epuis les travaux de Louis Pasteur et de son rival
allemand Robert Koch, dans la seconde moitié du
xixe siècle, les bactéries avaient mauvaise presse.
On avait prouvé que des germes microbiens transmettent certaines maladies, ce qui a ancré l’idée que les bactéries
étaient, pour l’essentiel, des agents pathogènes. Cette idée a aussi
été renforcée par les succès de l’hygiène, la lutte contre les microorganismes ayant permis de réduire considérablement l’impact
des maladies infectieuses, du moins dans les pays industrialisés.
Des liens surprenants entre notre flore
bactérienne et notre santé physique ou mentale.
Cependant, les microbes ne sont pas tous, ni toujours, malfaisants. L’hypothèse d’un rôle positif a été avancée dès 1903 par le
pasteurien Élie Metchnikoff, notamment à propos des bactéries
présentes dans les yaourts. Cette face bienfaitrice des bactéries a longtemps paru secondaire et cantonnée aux questions de
digestion ou d’alimentation. Mais depuis quelques années, les
scientifiques ont radicalement changé leur regard. Ils découvrent
avec étonnement des liens de plus en plus nombreux entre notre
microbiote, c’est-à-dire l’ensemble des bactéries qui colonisent
notre corps, et notre santé, qu’elle soit physique ou mentale.
Comme le détaille notre dossier (voir pages 25 à 48), des modifications de la flore intestinale interviennent dans divers troubles
tels que l’obésité, le stress ou l’autisme. Quels sont les liens entre
les déséquilibres du microbiote et ces troubles ? Quels sont les
mécanismes à l’œuvre ? Ces questions sont au cœur des recherches
en cours. Quoi qu’il en soit, de nouvelles perspectives, scientifiques
et thérapeutiques, s’ouvrent. Avec une leçon d’humilité : une fois
de plus, on découvre que nous dépendons en partie des autres
organismes vivants – même quand ils sont microscopiques. n
Édito
[1
sommaire
1Édito
Actualités
4
Rosetta et Philae :
une mission historique
5
Sida : bientôt un traitement préventif à la demande ?
7
Un bras pas encore
néandertalien
8
Une piste pour soigner
l’hypersensibilité des autistes
10 Les papillons de nuit
ont du nez
dossier
p. 25
Ces
bactéries
qui nous
gouvernent
STRESS, OBÉSITÉ
DIABÈTE, AUTISME...
Un déséquilibre
de la flore
intestinale ?
26 Nos bactéries et nous :
IMMUNOLOGIE
un subtil équilibre
Retrouvez plus d’actualités sur
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Réflexions & débats
12
Point de vue
Santé des jeunes :
pour une vraie prévention
Michel Huguier
14Entretien
Les fonds marins, un Eldorado
moins connu que la Lune
Thierry Schmitt
18
Lu sur SciLogs.fr
Apprendre le hasard
en observant le monde
Nicolas Gauvrit
21
Gérard Eberl
Notre organisme est peuplé de centaines
de milliards de bactéries. Pourquoi notre
système immunitaire ne les élimine-t-il pas ?
Parce qu’il est sans doute bien plus qu’une
armée de cellules et de molécules tueuses...
34 Obésité : la flore
MÉDECINE
intestinale mise en cause
Philippe Gérard
Certains microbiotes intestinaux favorisent
le développement de l’obésité
et des pathologies associées, tel le diabète.
Modifier leur composition pourrait aider
à combattre ces maladies.
Homo sapiens informaticus
Quand le corps devient réseau
Gilles Dowek
22
Cabinet de curiosités
sociologiques
Le dilemme du vaccin
Gérald Bronner
Ce numéro comporte deux encarts d’abonnement Pour la Science
brochés sur la totalité du tirage ainsi qu’un supplément spécial
de 64 pages « Les nouveaux défis de l’innovation » diffusé
gratuitement avec le tirage kiosque et abonnés de France
Métropole uniquement.
En couverture : © Blan-k/shutterstock.com ; Pour la Science
2] Sommaire
42 Les maladies mentales
PHYSIOLOGIE
viennent-elles du ventre ?
V. Daugé, M. Jaglin, L. Naudon
et S. Rabot
Les indices d’une implication des bactéries
intestinales dans certaines maladies mentales
s’accumulent. Faut-il soigner celles-ci
par le ventre plutôt que par le cerveau ?
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
n° 447- Janvier 2015
50 Voie lactée : le mystère
Rendez-vous
ASTROPHYSIQUE
des bulles géantes
Douglas Finkbeiner, Meng Su
et Dmitry Malyshev
Par hasard, des astrophysiciens ont découvert des bulles
gigantesques d’émission de rayons gamma qui
s’échappent du centre de notre Galaxie.
D’où viennent ces structures étonnantes ?
70
Histoire des sciences
Des Mille et une nuits
aux oiseaux géants malgaches
Eric Buffetaut
L’oiseau Roc rencontré par Sinbad le Marin
a-t-il existé ? Probablement pas, mais il a pu
être inspiré par les œufs géants d’une espèce
éteinte, signalée à Madagascar au XVIIe siècle.
76Logique & calcul
Le problème du sudoku
Jean-Paul Delahaye
La donnée de 16 chiffres dans une grille
de sudoku est insuffisante pour que la solution
du problème soit unique. On a pu le prouver.
82
Science & fiction
Respirer...
comme un poisson dans l’eau
J. Sébastien Steyer et Roland Lehoucq
84
56 Trésors de la Terre
PORTFOLIO MINÉRALOGIE
Loïc Mangin
86
Maurice Mashaal
La Galerie de minéralogie du Muséum, à Paris,
rouvre ses portes au public en exposant plusieurs
centaines de ses plus beaux spécimens.
Art & science
Claude à la plage
Idées de physique
L’œuf dur et la toupie-bascule
Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik
89
Questions aux experts
Pourquoi l’IRM
est-elle si bruyante ?
Cyril Poupon
91
Science & gastronomie
Le sel et sa perception
Hervé This
92
À lire
96Bloc-notes
Les chroniques de Didier Nordon
Aussi en numérique !
64 Comment se protéger
INFORMATIQUE
de Big Brother ?
Archives
depuis 1996
Application
Smartphone et Tablette
Alex Pentland
À l’ère des données massives, nos vies entières
se retrouvent sur Internet. Comment éviter
qu’elles soient surveillées sans le moindre contrôle ?
En suivant trois principes.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
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PLS_sommaire_Numérique.indd 1
Sommaire
[3
17/09
Astronomie
Rosetta et Philae : une mission historique
L’atterrisseur Philae, après un voyage de presque dix ans à bord de la sonde Rosetta, s’est posé
à la surface de la comète 67P/Tchourioumov-Guérassimenko. Un exploit plein de rebondissements...
a
ESA/Rosetta/NAVCAM
ESA/Rosetta/MPS pour l’équipe OSIRIS MPS/UPD/LAM/IAA/SSO/INTA/UPM/DASP/IDA
b
ESA/Rosetta/Philae/CIVA
c
E
n mars 2004, une fusée
Ariane 5 a décollé de la
base de Kourou, en Guyane
française, avec à son bord la sonde
Rosetta de l’ESA (l’Agence spatiale européenne). Près de dix
ans plus tard, le 6 août 2014, la
sonde s’est mise en orbite autour
de la comète 67P/TchourioumovGuérassimenko. Avec une dizaine
d’instruments à son bord, elle a
révélé les paysages impressionnants et exotiques de la comète. Le
12 novembre, Rosetta s’est séparée
de l’atterrisseur Philae, lequel s’est
posé sur l’astre à 16 h 35, heure
de Paris.
La sonde Rosetta et l’atterrisseur Philae s’inscrivent dans un
vaste programme d’étude des
comètes. Ces « boules de neige
sale » ont préservé le matériel primordial des débuts du Système
solaire. Les informations collectées
4] Actualités
par les instruments de la sonde
permettront de mieux comprendre
la formation de ce système. Les
astrophysiciens espèrent mesurer
les principales caractéristiques
physiques et chimiques de la
comète grâce aux différentes
caméras, spectromètres et analyseurs de la sonde. Et pour
observer d’encore plus près la
comète « Tchoury », l’ESA avait
décidé de s’y poser avec Philae.
L’opération, délicate et inédite, n’a pas été de tout repos pour
les membres de la mission. Philae
s’est décroché de Rosetta à environ
20 kilomètres d’altitude au-dessus
de la comète. La descente s’est
effectuée lentement, à environ trois
kilomètres par heure. Le risque
était que l’appareil rebondisse en
atterrissant en raison de la faible
gravité de la comète. Un dispositif constitué de deux harpons
L’atterrissage (a) de Philae sur la comète (b) a été suivi par
la caméra Osiris de Rosetta. On aperçoit Philae lors de sa descente
(trois images de gauche). Les deux vignettes suivantes montrent que
le module a laissé des traces au point d’atterrissage, mais a rebondi
et s’est dirigé vers l’Est (vignette de droite). La caméra CIVA de Philae
a photographié la surface de la comète et un pied de l’appareil (c).
devait arrimer Philae au sol. Or ces
grappins n’ont pas fonctionné...
L’appareil a alors rebondi deux
fois : un premier bond a duré près
de deux heures sur une distance
d’un kilomètre puis un second,
plus court, a mené Philae au pied
d’une corniche. Après une longue
période d’angoisse écoulée pour
comprendre ce qui s’était passé, les
ingénieurs et les scientifiques ont
pu s’assurer que l’appareil était
en bon état et pouvait finalement
accomplir la majeure partie de son
programme scientifique.
En réalité, plusieurs instruments de l’atterrisseur fonction-
naient déjà pendant ses rebonds
et ont fourni des données sur le
champ magnétique et la structure
interne de la comète. Au sol, les
caméras CIVA ont enregistré les
premières images de l’environnement de Philae et ont révélé
deux problèmes : l’appareil n’était
pas posé à plat (seuls deux pieds
sur trois touchaient le sol) et il se
trouvait dans une zone ombragée ne présentant que 1,5 heure
d’éclairement sur les 4 heures
de jour effectif sur la comète.
L’équipe a donc reprogrammé
la séquence des opérations
scientifiques pour économiser
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
ActualitésActualités
Médecine
Sida : bientôt un traitement préventif
à la demande ?
l’énergie disponible et repousser
les mesures risquées à la fin de la
séquence d’observations.
Malgré un atterrissage compliqué, Philae a accompli sa mission et
ses différents instruments ont pu
recueillir de nombreuses données.
Par ailleurs, la procédure de forage
pour prélever de la matière du sol
cométaire avait été reprogrammée
en dernier, car la stabilité de Philae
n’était pas connue. La manœuvre
s’est exécutée, mais les données
ne permettent pas de savoir si un
échantillon de sol a été analysé par
le dispositif COSAC. Néanmoins, cet
instrument a détecté des molécules
organiques complexes, formées d’au
moins trois atomes de carbone et
provenant soit d’un échantillon de
sol, soit du gaz environnant. Les
astrophysiciens procèdent maintenant à l’analyse des données et
la publication de certains résultats
est prévue pour la fin janvier.
Que va devenir Philae ? Avant
que sa batterie ne soit totalement
épuisée, les membres de l’équipe
ont envoyé un jeu d’instructions
qui demandait à l’appareil de pivoter de 25 degrés pour améliorer
son exposition au Soleil, en vue
du rechargement de ses batteries
aujourd’hui vides. En attendant,
Philae est en hibernation. D’ici
quelques mois, l’ensoleillement
de la zone où se trouve l’atterrisseur pourrait augmenter et
les batteries se recharger. Cela
permettra peut-être à Philae de
se réveiller. Les astrophysiciens
programment déjà la nouvelle
séquence d’opérations scientifiques à effectuer. Et en attendant
un éventuel réveil de Philae, la
sonde Rosetta continue, en orbite,
sa moisson de données au moins
jusqu’en décembre 2015.
Sean Bailly
http://sci.esa.int/rosetta/
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Les premiers résultats de l’essai Ipergay de l’Agence nationale de recherche sur le sida,
lancé en France il y a trois ans et visant à évaluer l’intérêt d’un traitement préventif
avant les rapports sexuels, viennent d’être rendus publics. Éclairage de Jean-Michel
Molina, médecin à l’hôpital Saint-Louis, à Paris, et coordinateur de l’étude.
En quoi consiste l’essai ?
Jean-Michel Molina : En
France, 43 % des 6 300 nouvelles découvertes d’infection
par le virus VIH chaque
année sont observées chez des
homosexuels masculins. Et
parmi eux, les plus concernés sont les homosexuels
masculins ayant de multiples
partenaires, lesquels ne
savent en général pas qu’ils
sont séropositifs. Nous avons
donc voulu comparer, dans
cette population, l’efficacité
d’une prévention la meilleure
possible, avec remise de
préservatifs et de gel microbicide, dépistage et traitement
des infections sexuellement
transmissibles, et de la même
prévention à laquelle on
ajoute un traitement pré-exposition à base de Truvada, un
antirétroviral parmi les plus
efficaces et les mieux tolérés,
utilisé depuis 15 ans chez
les personnes séropositives.
L’étude a été menée en double
aveugle : ni les participants
ni les médecins ne savaient
si le traitement donné était le
Truvada ou un placebo.
Quels résultats avez-vous
obtenus ?
J.-M. M. : La prévention avec
traitement pré-exposition a
été plus efficace. Le mode
d’administration choisi
dans l’étude – une prise à la
demande, avant les rapports
sexuels – semble même plus
efficace encore que la prise en
continu, validée par les études
récentes Iprex (internationale)
et Proud (Royaume-Uni).
Pourquoi rechercher
un autre moyen préventif
que le préservatif ?
J.-M. M. : Le préservatif est
la sécurité totale… quand on
l’utilise. Beaucoup de gens
l’utilisent, mais pas tout le
temps, pas pour tous les types
de rapports. Parfois, la personne n’est pas en situation
de négocier le préservatif.
D’autres nous disent qu’avec
lui, elles n’ont pas d’érection.
Il y a donc un besoin de faire
plus. Le traitement préexposition est un moyen addi-
importance. Certains nous
ont dit qu’ils l’utilisaient plus
souvent, mais on ne peut le
vérifier. La même question
se posera si on découvre un
vaccin contre le sida. Supposons qu’il protège à 80 % : les
gens qui se feront vacciner se
risqueront-ils à ne plus utiliser
le préservatif ?
Quelle est la suite de l’essai ?
J.-M. M. : Le traitement va
être mis à disposition de tous
les participants, qui seront
suivis encore un an. On veut
justement s’assurer qu’ils
ne vont pas modifier leur
comportement et prendre plus
de risques, ce qui, paradoxalement, augmenterait alors le
nombre de contaminations.
Le Truvada sera-t-il bientôt
disponible en pharmacie
à titre préventif ?
J.-M. Molina est médecin à
l’hôpital Saint-Louis, à Paris.
tionnel de prévention, qui
réduit encore les risques de
contamination. Il faut certes
continuer à prôner l’usage du
préservatif, c’est capital pour
que l’infection reste cantonnée à certains groupes, mais il
faut aussi aller plus loin dans
ces groupes.
Ne risque-t-on pas
de délaisser le préservatif ?
J.-M. M. : Il est difficile de
répondre à cette question. On
n’a pas noté de changement
majeur du comportement
dans l’étude : on a remis
des préservatifs à tous les
participants et insisté sur leur
J.-M. M. : Les autorités de
santé travaillent déjà sur
la question. Une chose est
sûre, il devra être pris sous
supervision médicale, ce qui
permettra de détecter vite les
contaminations et de les traiter tôt, et de diminuer ainsi les
risques de contaminer à son
tour. Et il ne suffira pas non
plus d’aller voir son médecin
pour se voir prescrire ce médicament. Cela devra s’intégrer
dans le cadre d’une prévention globale avec le préservatif, la recherche d’infections
sexuellement transmissibles,
le dépistage du VIH, la tolérance du traitement…
Marie-Neige Cordonnier
Actualités
[5
Actualités
Solaire à haut rendement
Le Leti (CEA), la société Soitec
et l’Institut Fraunhofer pour les
systèmes énergétiques solaires,
à Fribourg, viennent d’annoncer
la mise au point d’une cellule
solaire à multijonctions qui
convertit 44,7 % de l’énergie
solaire reçue en énergie électrique. Composée de plusieurs
jonctions semi-conductrices
empilées les unes sur les
autres, cette cellule absorbe
dans les différentes régions
du spectre solaire. La percée
résulte de l’invention d’une nouvelle technique de croissance
cristalline permettant d’empiler
des matériaux semi-conducteurs différents afin de parvenir
à une combinaison efficace.
6] Actualités
Pourquoi certains vieillissent-ils moins vite ?
C
ertains sexagénaires tiennent
une forme de jeune homme,
tandis que des trentenaires
font parfois 20 ans de plus. Xavier
Manière, de l’Inserm, et ses collègues ont apporté un éclairage
sur les inégalités face au vieillissement, grâce à des expériences
sur des nématodes Caenorhabditis
elegans (de petits vers).
Selon le biologiste américain
Earl Stadtman, le vieillissement
résulte de l’oxydation progressive
des protéines, qui se dégradent
et accomplissent de moins en
moins bien leurs fonctions. Après
avoir développé une méthode
pour caractériser l’âge biologique
des nématodes, X. Manière et ses
collègues ont analysé leur richesse
en protéines « chaperonnes », qui
préservent les autres protéines de
toutes sortes de stress. On pensait
que plus une cellule était riche
en protéines chaperonnes, moins
elle vieillissait vite.
Or les biologistes ont montré que les nématodes les plus
© eelnosiva/Shutterstock.com
Le fer pas si fertile ?
Pour lutter contre les gaz à effet
de serre, certains envisagent
d’ensemencer les océans en fer.
Ils espèrent ainsi stimuler la
croissance de plancton végétal,
qui absorbe le dioxyde de carbone de l’air. Mais cette technique semble moins efficace
que prévu. Ian Salter, du CNRS,
et ses collègues ont étudié une
zone naturellement ensemencée
en fer suite au lessivage du
sol dans des îles proches.
Ils ont montré que d’autres
organismes, qui relâchent du
dioxyde de carbone, profitent
de cette manne, d’où une perte
d’efficacité atteignant 30 %.
Biologie cellulaire
« jeunes » n’étaient pas ceux
qui avaient le plus de protéines chaperonnes, mais ceux
qui présentaient la plus grande
quantité de facteurs de transcription associés : ces derniers
sont des molécules qui se fixent
sur le génome et déclenchent la
production de protéines. Une
grande quantité de facteurs de
transcription indique alors que
la cellule est prête à synthétiser
rapidement des protéines chaperonnes lors d’un stress. Selon
X. Manière, « Les organismes
qui vieillissent moins vite ne
sont pas ceux qui sont bardés
de défenses toutes prêtes, mais
ceux qui sont les plus réactifs
face aux agressions. »
Guillaume Jacquemont
Experimental Gerontology, vol. 60,
pp. 12-17, décembre 2014
Insolite
Des fluides se font pousser des ailes
L
orsqu’un jet de fluide viscoélastique est projeté contre une paroi proche et à grande
vitesse contre une paroi, des sortes d’ailes se forment le long du jet. Pourquoi ? Henri
Lhuissier, de l’Université Paris Diderot, et ses collègues ont montré que dans le jet, les
polymères du fluide sont soumis à une force de cisaillement. Cette tension est réduite quand
les polymères prennent la diagonale, raccourci qui forme les ailes du jet.
H. Lhuissier et al./Université Paris Diderot
Fossile de plante carnivore
Eva-Maria Sadowski, de
l’Université de Göttingen, et
des collègues ont découvert le
premier piège à glu de plante
carnivore fossile. Il consiste en
deux petites feuilles couvertes
de glandes, incluses dans
un morceau d’ambre de la
Baltique. Découvert dans un
site d’extraction d’ambre proche
de Kaliningrad, ce piège à glu
de plante carnivore daterait
d’il y a entre 35 et 47 millions
d’années. Auparavant, les
preuves de l’existence ancienne
de plantes carnivores consistaient seulement en pollen et
graines de Drosera.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Actualités
© Denis Gliksman, Inrap
Paléontologie humaine
Un bras pas encore néandertalien
Un bras gauche prénéandertalien a été retrouvé dans un méandre de la Seine.
Il confirme que la néandertalisation battait son plein en Europe il y a 200 000 ans.
U
n bras arraché, puis emporté par le fleuve, qui
s’échoue dans un coude…
de la Seine il y a 200 000 ans.
Voilà en substance l’histoire
que l’équipe de Jean-Philippe
Faivre, de l’Inrap, a racontée
aux journalistes en octobre 2014
après la découverte d’un bras
prénéandertalien dans une sablière de Tourville-la-Rivière, en
Seine-Maritime. L’enthousiasme
suscité chez les chercheurs par
cette trouvaille a étonné plus
d’un journaliste. Pourquoi estelle importante ?
À considérer les restes
humains en question – trois
petits fragments osseux dans
un piètre état de conservation,
qui proviennent d’un humérus,
d’un cubitus et d’un radius –, la
question est légitime. En fait, ces
restes sont sensationnels pour les
chercheurs de par leur âge : les
datations par radiométrie et par
résonance paramagnétique électronique les situent entre 236 000
et 183 000 ans. C’est peu ou prou
les dates du stade isotopique
marin 7 (247 000 à 191 000 ans),
une période interglaciaire au
climat tempéré, mais froid.
Or, pour le Pléistocène moyen
(780 000 à 128 000 ans), nous ne
connaissions en Europe qu’une
quinzaine de sites de fossiles
humains.
Bruno Maureille, du CNRS
et de l’Université de Bordeaux,
qui a participé à l’étude des
os de Tourville-la-Rivière, a
constaté qu’ils associent des
caractères archaïques, antérieurs
aux Néandertaliens, à des traits
spécifiquement néandertaliens,
tels que la position de l’insertion
du muscle deltoïde.
Détail intéressant, une crête
au relief anormal sur l’humérus,
à laquelle venait se rattacher le
muscle deltoïde, suggère que
l’individu avait fait au cours de
sa vie des mouvements répétés
éloignant le bras de l’axe du corps.
Des lancers de sagaies sur du
gibier ? D’après la taille de ses
os, l’individu de Tourville-la-Rivière était sans doute un grand
adolescent ou un adulte. Les
paléoanthropologues n’ont pu
déterminer son sexe. Quoi qu’il
en soit, B. Maureille a conclu qu’il
s’agissait d’un membre de la lignée néandertalienne. La conclusion à laquelle on s’attendait !
Dès lors, en quoi est-ce intéressant ? Les Néandertaliens
pleinement caractérisés commencent à apparaître dans le registre fossile il y a 150 000 ans en
Europe, en même temps que les
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Homo sapiens en Afrique. Nous
savons que les Néandertaliens
sont une évolution des Homo
heidelbergensis. Toutefois, sur les
fossiles de 450 individus ayant
permis de caractériser la lignée
néandertalienne, seuls ceux
des 15 sites évoqués plus haut
concernent la période durant
laquelle les traits néandertaliens
sont progressivement apparus
chez les Européens du Pléistocène moyen. Pour le stade isotopique marin 7 qui clôt cette
période, on ne connaît en France
que deux sites, celui de BiacheSaint-Vaast (180 000 ans) et celui
de La Chaise (Abri Suard, autour
de 200 000 ans).
Les fossiles de Tourville-laRivière viennent donc s’ajouter à
ce maigre échantillon, et confirment que les traits néandertaliens
étaient en train de s’accumuler
chez les anciens Européens. Ainsi,
le bras de Tourville-la-Rivière
confirme pour les paléoanthropologues la néandertalisation, c’està-dire le modèle d’accrétion des
traits néandertaliens échafaudé à
partir d’indices parcellaires accumulés pendant 150 ans. Il y a
200 000 ans, la néandertalisation
était en marche !
François Savatier
Le bras prénéandertalien de
Tourville-la-Rivière est représenté
par trois os mal conservés
(à droite). Une crête anormale
visible sur l’humérus,
là où s’attache le muscle deltoïde
(à gauche, flèche), suggère
une sollicitation de ce muscle
par un mouvement répétitif.
Au sommet de cette crête,
une pathologie de l’insertion
ligamentaire traduit
un traumatisme plus violent
lors d’un mouvement.
PLoS One, 8 octobre 2014
Actualités
[7
Actualités
Neurobiologie
Une piste pour soigner
l’hypersensibilité des autistes
Des biologistes ont identifié la cause de l’hypersensibilité sensorielle qui touche
un grand nombre d’autistes et ont réussi à la corriger chez la souris.
Stimulation
Souris
X fragile
Les aires cérébrales sensorielles
de nombreux autistes s’activent
plus que la normale, comme on
le constate sur une souris
« X fragile » (une forme
particulière d’autisme) dont on
touche la moustache (à droite). A
1
homme
sur 3 000
et 1 femme sur 6 000
environ sont victimes
du syndrome de l’X fragile,
rattaché aux troubles
du spectre
autistique.
8] Actualités
vez-vous déjà été ébloui
par des néons de supermarché au point que cela
en devienne douloureux ? De
nombreux autistes sont victimes
d’une hypersensibilité sensorielle
de ce type, susceptible d’affecter
tous les sens – le simple fait de
porter un vêtement peut être désagréable quand le sens du toucher
est concerné. L’équipe d’Andréas
Frick, à l’Inserm, a découvert les
mécanismes cérébraux en cause
et réussi à résoudre le problème
chez un modèle de souris.
Les troubles du spectre autistique touchent plus de 650 000 personnes en France et se manifestent
par divers symptômes, tels qu’un
manque de sociabilité, des difficultés à communiquer et des
comportements répétitifs. Près
de 90 % des personnes touchées
ont aussi un défaut de traitement
de l’information sensorielle, tel
qu’une hypersensibilité ou au
contraire un manque de sensibilité, voire les deux. Ce défaut
peut se révéler très handicapant
au quotidien.
Souris
normale
Les chercheurs se sont intéressés à l’un des troubles du
spectre autistique, le syndrome
de l’X fragile, dû à une mutation
génétique. Ils ont travaillé sur des
souris qui présentent les symptômes et la mutation génétique
caractéristiques de ce syndrome.
Ils ont d’abord testé la réponse
des rongeurs à une stimulation
tactile, en leur touchant la moustache ou la patte pendant qu’on
mesurait l’activité électrique de
leur cerveau. Les neurones de leur
cortex somatosensoriel, qui traite
les informations tactiles, se sont
révélés hyperexcitables, c’est-àdire qu’ils émettaient plus d’influx
nerveux que ceux de souris normales. D’où la réaction excessive
aux stimulus sensoriels.
Les chercheurs en ont ensuite
cherché les raisons. Le syndrome
de l’X fragile est dû à la mutation
du gène codant une protéine nommée FMRP. Cette protéine a de
multiples actions et des études
récentes ont montré qu’elle régule
l’activité de certains canaux ioniques. Or ces canaux, qui sont
intégrés aux membranes cellulaires et s’ouvrent ou se ferment
pour réguler les flux d’ions, sont
un élément clef de l’activité des
neurones. La mutation du gène de
la protéine FMRP pourrait-elle en
rendre certains dysfonctionnels ?
C’est bien ce qu’ont trouvé
A. Frick et ses collègues. Ils ont
identifié deux types de canaux
ioniques dont l’activité était
perturbée, ce qui conduisait à
l’hyperexcitabilité des neurones.
En administrant aux souris une
substance pharmacologique qui
cible certains de ces canaux, les
biologistes ont réussi à leur rendre
une activité normale et à atténuer
l’hypersensibilité des animaux.
C’est donc une piste sérieuse
pour un nouveau médicament.
En outre, certains résultats préliminaires suggèrent qu’agir sur
ces canaux ioniques pourrait aussi
améliorer d’autres symptômes de
l’autisme, tels que les déficiences
sociales.
G. J.
Y. Zhang et al., Nature Neuroscience,
en ligne le 10 novembre 2014
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
© milaphotos, Shutterstock.com/ Isabelle Férézou, Guillaume Bony, Andréas Frick
Réaction
excessive
Actualités
Géosciences
Bridgmanite : le minéral le plus abondant
de la Terre enfin nommé
S
La bridgmanite est
prépondérante dans
le manteau terrestre
et se forme aussi
dans les météorites
qui subissent
des collisions.
© Chi Ma/Caltech
aviez-vous que le minéral le plus abondant de la
Terre n’avait pas de nom ?
Ce silicate de magnésium et de
fer – (Mg, Fe) SiO3 – qui représente
38 % du volume de la Terre n’avait
pas encore été observé à l’état
naturel, car on ne le trouve que
dans le manteau terrestre inférieur. Or, selon les critères de
l’Association internationale de
minéralogie, une telle observation est nécessaire pour nommer
officiellement un minéral. C’est
désormais chose faite grâce aux
travaux de l’équipe de Oliver
Tschauner, de l’Université du
Nevada. Le minéral prend le nom
de bridgmanite en hommage à
Percy Bridgman, prix Nobel de
physique en 1946 pour l’invention
de machines capables de produire
des pressions extrêmes utilisées
dans l’étude des minéraux.
La bridgmanite n’avait été
étudiée qu’en laboratoire dans
des dispositifs qui simulent les
conditions de haute pression et de
température élevée. Elle présente
une structure, dite pérovskite, qui
assure sa stabilité dans la région
du manteau inférieur, entre 660 et
2 700 kilomètres de profondeur.
Mais elle est instable en surface.
Cependant, la bridgmanite se
forme dans d’autres conditions :
les collisions de météorites. La
pression au point d’impact peut
atteindre 24 gigapascals et la température 2 300 kelvins. Ces conditions autorisent la formation de
bridgmanite et sa stabilisation. Par
ailleurs, le retour à une pression
et une température normales est
si rapide qu’il bloque la décomposition du minéral.
Les géologues ont recherché la
bridgmanite dans des météorites
en utilisant la microscopie électronique par transmission, mais
le faisceau d’électrons altérait
l’échantillon et ne permettait
pas de caractériser le minéral.
O. Tschauner et ses collègues ont
utilisé un faisceau de rayons X, qui
endommage moins la bridgmanite
car son énergie est peu absorbée.
Ils ont ainsi pu caractériser le minéral et mettre fin à une quête de
près de 50 ans !
S. B.
O. Tschauner et al., Science,
vol. 346, pp. 1100-1102, 2014
Astrophysique
Diversité des champignons
On trouve des champignons
sur tous les continents mais,
à la différence des plantes et
des animaux, on connaît mal
leur diversité. Une équipe
internationale autour de Leho
Tedersoo, de l’Université de
Tartu en Estonie, a effectué des
prélèvements dans 365 sites
dans le monde et a procédé
à un séquençage rapide pour
estimer la biodiversité de
chaque site et les facteurs
en jeu. Les biologistes ont
ainsi montré que les facteurs
climatiques (précipitations
annuelles) et le pH du sol sont
les principaux facteurs de
biodiversité fongique.
Vision infrarouge
Les récepteurs de l’œil humain
ne sont sensibles qu’à la
lumière visible. Pourtant,
certaines personnes disent voir
la lumière provenant de lasers
émettant dans le proche infrarouge. Krzysztof Palczewski,
de l’Université Case Western
Reserve, aux États-Unis, et
ses collègues ont compris
comment : les photorécepteurs
de l’œil peuvent être excités
lorsque deux photons infrarouges arrivent simultanément
et additionnent leur énergie.
L
’observation de l’étoile
HL Tauri grâce au réseau
d’antennes ALMA (Atacama
Large Millimeter Array) marque
une nouvelle étape dans la précision des images en astrophysique.
Autour de cette jeune étoile
d’environ un million d’années et
distante de 450 années-lumière,
on distingue nettement des sillons dans le disque protoplanétaire, peut-être tracés par des
planètes. Les astrophysiciens ne
pensaient pas que les planètes
pouvaient se former si rapidement. Il faudra probablement
revoir les modèles de formation
des systèmes planétaires tels que
le Système solaire.
ALMA est un observatoire
international situé à 5 000 mètres
d’altitude dans le désert de l’Atacama, au Chili, et composé de
66 antennes. L’observation dans
la gamme d’ondes millimétriques
a permis de percer l’enveloppe
de gaz et de poussière, opaque
à la lumière visible, qui entoure
l’étoile. En effet, une étoile se
forme lors de l’effondrement
gravitationnel d’un nuage de
gaz et de poussière. Au centre,
l’accumulation de matière donne
naissance à l’astre et le reste du
gaz et de la poussière se structure
en un disque, dit protoplanétaire.
Dans ce disque, les molécules
et les grains s’entrechoquent,
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
s’agglomèrent et forment des amas
de la taille de cailloux, puis de
rochers, pour donner des comètes,
des astéroïdes et des planètes.
Comment expliquer la formation précoce de planètes autour
de HL Tauri ? Le disque de ce système étant très massif et instable,
une planète pourrait se former
assez rapidement par effondrement local de la matière. Mais on
envisage aussi d’autres hypothèses
et l’image d’ALMA montre que
les astronomes ont encore beaucoup à découvrir sur les systèmes
protoplanétaires jeunes et sur la
formation du Système solaire.
S. B.
www.eso.org/public/news/eso1436/
ALMA (ESO/NAOJ/NRAO)
Naissance précoce d’un système planétaire
L’étoile HL Tauri, au centre
de l’image, est entourée
d’un disque protoplanétaire
où l’on discerne des sillons
tracés par des planètes.
Vue d’artiste sur :
http://bit.ly/1FBzfWt
Actualités
[9
Actualités
Mécanique des fluides
Les papillons de nuit ont du nez
La foudre est sur nous !
Avec le réchauffement climatique, la fréquence de la foudre
devrait augmenter de 12 % par
degré supplémentaire, selon
David Romps, de l’Université
de Californie, et ses collègues.
Les chercheurs ont montré que
la fréquence des éclairs tombés
aux États-Unis ces dernières
années était proportionnelle au
produit de la température de
l’air et du taux de précipitation.
Ils ont ensuite extrapolé cette
relation grâce aux modèles
climatiques. L’augmentation
de fréquence pourrait atteindre
50 % d’ici la fin du siècle.
Simuler le passé d’El Niño
El Niño est un courant
saisonnier de l’océan Pacifique
qui perturbe le climat de la
région. Pour mieux comprendre
ce phénomène, l’équipe de
Zhengyu Liu, à l’Université de
Wisconsin-Madison, a effectué
une simulation globale de
l’évolution d’El Niño pendant
les 21 000 dernières années en
considérant divers facteurs. Le
modèle indique une baisse de
l’amplitude suite à la période
de glaciation puis une légère
hausse liée à l’augmentation
de l’exposition solaire. Des
résultats en accord avec les
observations disponibles.
qui caractérisent le signal, grâce
à des analyses théoriques et à
des simulations numériques.
En prenant en compte la
sensibilité aux phéromones
du mâle du bombyx du mûrier
(Bombyx mori), qui est d’environ
200 molécules par centimètre
cube, E. Villermaux et ses collègues ont montré qu’à quelques
centaines de mètres de la femelle,
les bouffées dont la concentration
dépasse le seuil de sensibilité
du mâle durent quelques millisecondes et se propagent souvent par paquets. Un mâle qui
détecte un tel signal vole alors
contre le vent pour rejoindre
la femelle. Lorsqu’il perd le
signal, il change d’attitude et
se déplace plus aléatoirement
pour retrouver la piste.
S. B.
Physical Review X, vol. 4, 041015, 2014
La culture cumulative n’est pas
le propre de l’homme
© N. Claidière et al.
10] Actualités
Un papillon de nuit mâle détecte les phéromones émises par une femelle (souvent un mélange de deux composés, en vert et orange dans
cette simulation) à plusieurs centaines de mètres. Les propriétés statistiques des effluves parvenant à l’insecte ont été étudiées.
Psychologie animale
U
Un motif de quatre carrés rouges
est présenté à un singe, puis tous
les carrés redeviennent blancs.
Le singe doit alors toucher ce
qu’il pense être l’ancien
emplacement des carrés rouges.
M. Kree et al./A. Celani et al./PRX
A
fin de s’accoupler, les
papillons de nuit mâles
des familles Saturniidés
et Bom­by­cidés recherchent dans
l’air des molécules de phéromones
émises par les femelles. Une fois
le signal détecté, ils volent vers la
femelle, distante parfois de plusieurs centaines de mètres. Or ce
signal est infime et perturbé par
les turbulences de l’atmosphère.
Pour étudier le comportement
des mâles, il faut reproduire
correctement en laboratoire les
propriétés du signal tel qu’il serait
perçu dans la nature.
Les travaux d’Emmanuel
Villermaux, de l’Université AixMarseille, et deux collègues de
l’Institut Pasteur à Paris vont
permettre de mieux simuler la
propagation des molécules en
milieu naturel. Pour analyser le
comportement de diffusion des
molécules émises par le papillon
femelle, ils ont étudié les propriétés statistiques et quantitatives
sage d’outils, chants particuliers, etc. : chez de nombreux animaux, des traits
culturels se transmettent. Mais les
dépositaires successifs améliorentils peu à peu ce qu’ils ont reçu,
à l’instar de la lignée humaine ?
Nicolas Claidière et Joël Fagot,
de l’Université d’Aix-Marseille, et
leurs collègues ont montré pour
la première fois que des primates
non humains en sont capables.
Ces chercheurs ont conçu une
tâche informatisée où l’on utilise
la production d’un participant
comme entrée pour le participant
suivant. Chez l’homme, on ap-
plique par exemple cette méthode
avec des langages simplifiés : le
premier sujet doit apprendre un
langage puis le transmettre au
deuxième, et ainsi de suite. Ici,
l’élément transmis aux participants était un motif particulier.
Une grille de carrés comprenant
quatre carrés rouges était présentée
à un babouin sur un écran tactile,
puis tous les carrés devenaient
blancs et l’animal devait toucher
l’emplacement de ceux qui étaient
rouges auparavant (voir l’image cicontre). Il recevait une récompense
s’il avait trois ou quatre bonnes
réponses, puis le motif de quatre
carrés qu’il avait touché était présenté au participant suivant.
Les chercheurs ont observé
les trois caractéristiques d’une
évolution culturelle cumulative,
qu’on croyait propre aux humains :
l’amélioration des performances
(les participants successifs réussissaient de plus en plus souvent),
la structuration (les motifs évoluaient, finissant souvent par se
constituer de cases adjacentes)
et la spéciation (chaque chaîne
aboutissait à un résultat différent).
G. J.
N. Claidière et al., Proc. Roy. Soc. B,
en ligne le 5 novembre 2014
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Actualités
Géophysique
Archéologie
Les muses de Zeugma
L
Q
Dans sa haute vallée, le Yarlung Tsangpo, le Brahmapoutre
tibétain, circule dans un canyon profond formé par la tectonique.
Lorsqu’ils ont étudié des carottages de la vallée, les chercheurs
ont en effet eu la surprise de constater la présence d’un ancien
canyon interrompu par un seuil rocheux de 500 mètres de haut.
La datation du remplissage sédimentaire accumulé en amont de
ce seuil a révélé que des mouvements tectoniques l’ont soulevé
il y a entre 2,5 et 2 millions d’années. Dans le Yarlung Tsangpo,
c’est la tectonique qui domine ! Toutefois, dans l’Himalaya, le
soulèvement de la croûte terrestre, en cours depuis 70 millions
d’années, est si rapide que l’érosion doit y araser régulièrement
les montagnes : ces dernières seraient, sinon, bien plus hautes...
F. S.
P. Wang et al., Science, vol. 346, pp. 978-981, 2014
La stratégie de l’anguille électrique
L’anguille électrique chasse en émettant des
décharges qui atteignent 600 volts. Kenneth
Catania, de l’Université Vanderbilt, a montré
que chez les proies, ces décharges activent
les neurones commandant les muscles. Elles
entraînent alors des contractions involontaires,
qui peuvent soit faire bouger l’animal et le faire
ainsi repérer par l’anguille, soit le paralyser
complètement. Le prédateur prend donc
le contrôle de sa proie à des fins de détection
ou de capture.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
© Ping Wang
ui commande, l’érosion ou la tectonique ? Cette question
passionne les géologues et l’un des meilleurs endroits au
monde pour l’étudier est l’Himalaya, puisque la surrection
et l’érosion y sont les plus rapides. Avec ses collègues, Ping
Wang de l’Institut géologique de Chine vient de montrer que
les gorges du Brahmapoutre tibétain – le Yarlung Tsangpo –,
probablement les plus profondes au monde, ont été formées
par un soulèvement de la croûte terrestre plutôt que par une
incision de celle-ci par le fleuve.
e corpus somptueux des mosaïques de la ville grecque
antique de Zeugma s’enrichit de deux nouvelles œuvres
remarquables : une représentation
des muses et une autre d’Océanos
et de sa femme Téthys.
Zeugma est une cité grecque,
dont les restes se trouvent dans
la province turque de Gaziantep,
sur la rive gauche de l’Euphrate.
L’émerveillement que suscitent
ses mosaïques continue puisque
l’équipe de Kutalmı¸s Görkay, de
l’Université d’Ankara, vient de
révéler trois mosaïques très bien
conservées du IIe siècle avant
notre ère.
La première représente les
neuf muses. Elle constituait le
sol d’une grande pièce au sein
d’une maison que les archéologues viennent de nommer la
« maison des muses ». Calliope,
la muse de la poésie épique et
de l’éloquence, y est représentée dans un médaillon central.
Comme il est fréquent dans ces
représentations, elle porte une
couronne d’or attestant de sa
suprématie sur ses huit sœurs,
représentées dans des médaillons
entourant le sien.
La deuxième grande mosaïque montre Océanos avec sa
sœur et épouse Téthys, deux
titans qui, dans certaines versions
Le cerveau adolescent sourd aux critiques
Les adolescents ont un cerveau qui ne prend
pas en compte le point de vue de leur mère
lorsqu’elle leur fait des reproches. Kyung
Hwa Lee, de l’Université de Pittsburgh, et ses
collègues ont fait écouter à 32 adolescents des
Suivez les dernières actualités
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sur les réseaux sociaux
de la mythologie, constituent le
couple originel géniteur de tous
les autres dieux. La mosaïque les
représentant est surtout remarquable par l’état de conservation de ses couleurs très vives,
qui semble s’expliquer par des
éléments de verre spécialement
créés pour la réaliser.
F. S.
http://zeugmaarchproject.com/
© Projet archéologique de Zeugma
La tectonique a structuré
le haut Brahmapoutre
En haut, les neuf muses. En bas,
Océanos et Téthys. Ces œuvres
ont été trouvées à Zeugma, dans
les fouilles de la maison de Muzalar.
séquences où leur mère leur parlait de choses
banales ou les critiquait, tout en mesurant
leur activité cérébrale. Résultat : les critiques
réduisent l’activité des zones impliquées dans
la régulation des émotions et de la compréhension du point de vue d’autrui.
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Actualités
[11
Réflexions & débats
POINT DE VUE
Santé des jeunes : pour une vraie prévention
Afin de lutter contre le binge drinking et autres addictions
des adolescents, la répression ne suffit pas. Une information régulière
sur leurs dangers est nécessaire dès l’école primaire.
Michel HUGUIER
L
e projet de loi français relatif la provocation directe de l’état d’ivresse chez de la consommation d’alcool et des limites
à la santé, présenté le 15 oc- un mineur, ainsi que l’incitation à l’ivresse. de consommation recommandées par l’Orgatobre 2014 au Conseil des Cette mesure est importante, mais elle n’est nisation mondiale de la santé (OMS).
ministres, partait d’une belle que répressive. Rien n’est dit sur l’éducation et
De même, le projet de loi prend bien peu
ambition : donner « toute sa place à la pré- sur la prévention, dont il a pourtant été prouvé en compte la lutte contre la consommation
vention », favoriser « l’équité des chances que le rapport coût-efficacité est bénéfique si de cannabis. Or celle-ci peut laisser des
face à la prévention, à la nutrition », com- elles s’inscrivent dans la durée et sont coor- lésions cérébrales irréversibles lorsqu’elle
battre « le tabac, l’alcool et les autres addic- données avec des messages émis auprès des débute à l’adolescence.
tions », en particulier chez les jeunes. Mais parents et relayés par les milieux éducatifs.
Enfin, à juste titre, le projet de loi rappelle
les mesures envisagées pour promouvoir la
En 2012, l’Institut national de prévention que l’obésité est devenue un sujet majeur de
santé chez les enfants et les adolescents et d’éducation pour la santé (INPES) a ainsi santé publique. En 2009, 6,5 millions d’adultes
sont bien timides comparées aux dérives recensé dans le monde près de 30 interven- (âgés de plus de 18 ans) étaient obèses en
inquiétantes de ces générations.
France, soit 15 % de la population,
Oui, l’alcool est la première cause
parmi lesquels 4 % avaient une obéde mortalité chez les jeunes. Oui, LES JEUNES RESTENT PEU INFORMÉS sité massive. En 2005-2006, chez
la consommation d’alcool chez les des conséquences de la consommation d’alcool les enfants de cinq ou six ans, un
adolescents progresse, aussi bien
surpoids était observé chez 11 %
et des limites de consommation
chez les filles que chez les garçons,
à 14 % d’entre eux, parmi lesquels
recommandées par l’OMS.
en particulier sous forme d’intoxica3 % étaient obèses. Or l’obésité
tion alcoolique aiguë (binge drinking,
augmente, entre autres, le risque
ou beuverie express). L’enquête ESCAPAD, tions dont l’efficacité a été validée par des de diabète de type 2 (multiplié par 10),
réalisée en France auprès de 30 000 jeunes protocoles expérimentaux. Celles-ci varient d’hypertension artérielle et d’infarctus du
de 17 ans, a révélé que 18 % des garçons selon la classe d’âge. Il peut s’agit d’interven- myocarde (multiplié par 5). Pour l’assurance
et 6 % des filles avaient une consommation tions en milieu scolaire dès l’école primaire maladie, le surcoût de l’obésité a été estimé
régulière d’alcool en 2005, et que 2,3 % des impliquant les parents, de programmes impli- entre 2,1 milliards et 6,2 milliards d’euros,
jeunes s’étaient adonnés au binge drinking quant l’école, la famille et la communauté, selon que l’on incluait ou non le montant des
au moins dix fois au cours des 30 jours pré- de campagnes d’affichage et de télévision indemnités journalières, soit 7 % des dépenses
cédant l’étude. Cette pratique est observée accompagnant l’intervention à l’école et, de santé en 2008.
à un âge de plus en plus précoce. Outre de pour les plus âgés, d’une comparaison perFace à ce problème de santé publique, le
dramatiques accidents mortels, la neuro- sonnalisée de leur consommation avec les simple fait de compléter par des graphiques ou
imagerie a montré que cet alcoolisme diminue valeurs moyennes réelles, sur ordinateur des symboles les indications nutritionnelles
la matière grise cérébrale, ce qui entraîne ou en face à face.
obligatoires, conformément au règlement
un déficit des fonctions cognitives.
Certes, des efforts de prévention sont de l’Union européenne, paraît
Or le projet de loi ne compte qu’une seule faits au collège, mais les jeunes restent glo- dérisoire. N’aurait-il pas
mesure contre cette tendance. Elle condamne balement peu informés des conséquences été souhaitable d’étendre
12] Point de vue
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Réflexions
les mesures contre le tabagisme aux nutriments qui favorisent l’obésité, notamment
aux boissons avec sucres ajoutés et à certains
aliments vendus comme énergétiques, en
interdisant toute publicité ? N’aurait-il pas
été souhaitable d’inscrire dans la loi l’extension des réseaux de prévention de prise en
charge de l’obésité pédiatrique au-delà des
cinq secteurs géographiques où ils existent ?
Dans les écoles, n’aurait-il pas été utile de
généraliser une éducation nutritionnelle des
enfants et de leurs familles, dispensée par des
volontaires (médecins scolaires, directeurs,
responsables de cantines) dont l’efficacité
a été prouvée par l’expérience menée dans
deux communes du Pas-de-Calais ? Ne faudrait-il pas augmenter le nombre de médecins scolaires et mobiliser les professeurs
d’éducation physique, les mieux placés pour
repérer et aider les enfants qui ont une activité
physique insuffisante ?
Contrairement à ce que l’on
aurait pu espérer, la prévention
&
débats
La santé
des adolescents
en France
68 % des jeunes de 17 ans
ont déjà fumé et près de la
moitié fument régulièrement.
10 % des collégiens ont
expérimenté le cannabis.
46 % des jeunes de 17 ans
déclarent avoir consommé
plus de quatre verres d’alcool
en une occasion dans
les 30 derniers jours.
18 % des adolescents
sont en surpoids,
et 4,5 % sont obèses.
27 % seulement des jeunes
de 15 ans ont leur calendrier
vaccinal à jour.
Sources : C. Dreux, Bull. Ac. Nat. Med., 2014 ;
R. Nordmann, Bull. Ac. Nat. Med., 2007
en santé chez les adolescents n’est donc pas
au cœur de ce projet de loi. Mais ce qui attend
ensuite ces jeunes n’est pas plus réjouissant :
le projet de loi prévoit « l’expérimentation de
salles de consommation à moindre risque »
pour les usagers de drogues.
Ces « salles de shoot » sont inutiles.
Il existe déjà en France des structures de
prévention, d’accompagnement et de soins
aux toxicomanes qui ont fait preuve de leur
efficacité dans la réduction des risques : la
proportion d’usagers de la drogue contaminés par le virus du sida est passée de 30 %
dans les années 1990 à 1 % actuellement.
De plus, les expérimentations à l’étranger
ne sont pas encourageantes. En Allemagne,
l’ouverture de tels « centres d’accueil » a été
suivie d’une augmentation de 15 % du nombre
de toxicomanes. En Australie, l’association
Drug free a montré que le risque d’overdose
était 36 fois plus élevé chez les toxicomanes
fréquentant les salles d’injection que chez
les autres, la présence d’une équipe médicale incitant le toxicomane à recourir à des
doses plus fortes.
Enfin, comme l’a montré l’Académie de
médecine, la méconnaissance de la nature
des substances injectées ne permet guère de
proposer des actions de substitution, voire
de sevrage. Et rendre possible l’injection de
nouvelles substances de toxicité redoutable,
tel le cannabis synthétique, posera des problèmes de responsabilité des pouvoirs publics
et des professionnels en cas de complications
médicales, voire d’actes délictueux commis
sous l’emprise de la drogue.
Il n’est pas trop tard. Le projet de loi sera
débattu à l’Assemblée nationale début 2015.
Il est encore temps de prendre des dispositions plus concrètes pour développer dès
la préadolescence une information sur
l’alcoolisme aigu, l’obésité, les drogues,
le tabagisme. n
Michel HUGUIER est membre
de l’Académie française de médecine.
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nz
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[13
Réflexions
&
débats
ENTRETIEN
Les fonds marins, un Eldorado
moins connu que la Lune
Entretien avec Thierry SCHMITT
L
e 20 octobre 2014, la
Division des affaires
maritimes et du droit
de la mer des Nations unies
s’est réunie pour étudier
les dossiers de divers pays
côtiers qui demandent une
extension de leurs droits
souverains au-delà de leur
zone économique exclusive.
Ces eaux territoriales,
initialement délimitées à
370 kilomètres des côtes,
peuvent être étendues sous
plusieurs conditions, dont
certaines reposent sur des
arguments géologiques liés
au fonds marins. L’enjeu est
économique, avec la possibilité
de mettre la main sur diverses
ressources minières et
pétrolières. Cette procédure
soulève un problème : seuls
10 % du plancher océanique
ont été cartographiés avec
précision par les sonars.
La connaissance du fond des
océans n’a pas qu’un intérêt
économique ; elle permet
aussi d’assurer la sécurité
POUR LA SCIENCE
James Gardner, du Centre américain
de cartographie des côtes et de l’océan,
aurait dit que nous connaissons mieux
la surface de la Lune que le fond des océans.
Quelle est réellement la situation ?
THIERRY SCHMITT : Les océans couvrent environ
les deux tiers de la surface du globe. C’est un milieu
que nous pensons connaître : nous y naviguons et
nous vivons sur les côtes dont nous exploitons les
ressources. Pourtant, on estime que nous avons
cartographié seulement environ 10 % des fonds
marins avec une bonne résolution – contre la
totalité de la surface de la Lune.
En outre, une partie de ces données n’ont
pas été acquises avec des techniques modernes.
Dans certaines régions, les relevés proviennent de
mesures effectuées par les explorateurs du XVIIe
et du XVIIIe siècle, tel La Pérouse (1741-1788),
faute de données plus récentes. Une part de mon
activité au sein du Service hydrographique et
océanographique de la Marine (SHOM) consiste
14] Entretien
des navires et fournit des
informations cruciales pour
la recherche océanographique.
La méconnaissance des fonds
marins rend aussi difficiles des
tâches telles que la recherche
de l’appareil de la Malaysian
Airlines disparu en mars 2014.
Thierry Schmitt, ingénieur
au Service hydrographique
et océanographique
de la Marine française,
fait avec nous le point sur
la bathymétrie, ses enjeux
et ses progrès techniques.
à valoriser l’ensemble des données dont nous
disposons et qui couvrent trois siècles de relevés.
La bathymétrie, mesure des profondeurs
et reliefs des fonds marins, est aujourd’hui au
cœur d’enjeux économiques et scientifiques. Elle
implique des investissements importants sur
lesquels les États commencent à se pencher. Pour
fixer les idées, à effort constant et en considérant les moyens mondiaux actuels, cartographier
l’ensemble des fonds marins nécessiterait une
campagne de 125 ans environ. Sans compter
que la morphologie de certaines régions change
rapidement en raison de l’ensablement, de l’érosion, de la migration de dunes sous-marines...
PLS
Ainsi, la difficulté pour établir une carte
des fonds marins serait technique ?
T. S. : En partie. Le fond des océans est difficile
d’accès. Nos bateaux sont en surface et nous
mesurons un relief situé, en moyenne, à plusieurs
milliers de mètres de profondeur. La lumière pé-
nètre peu ; nous mesurons la profondeur avec
des ondes acoustiques émises par des sonars.
Cette technique est coûteuse et ne permet pas
de couvrir rapidement de grandes surfaces.
PLS
Comment les États envisagent la question
de la bathymétrie ? Quels sont les moyens
alloués ?
T. S. : Cela dépend de la politique de chaque pays
et de la géographie locale. Cartographier les côtes
présente un intérêt immédiat et économique.
En revanche, pour la haute mer, le retour sur
investissement est moins quantifiable.
À chaque pays ayant un accès à la mer est
attribuée une zone économique exclusive (ZEE)
sur laquelle l’État exerce sa juridiction et dont il
peut exploiter les ressources. Cette région peut
s’étendre jusqu’à 370 kilomètres (200 milles
nautiques) des côtes. L’Irlande, par exemple, a
eu une politique volontariste pour évaluer les
ressources présentes dans sa ZEE. Elle en a donc
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
&
débats
Thierry Schmitt, SHOM
Réflexions
À L’AIDE DE SONARS, le SHOM et ses partenaires ont
tracé cette carte bathymétrique de la façade occidentale de l’Europe.
cartographié 75 % des fonds. Elle valorise cet
effort en proposant ces données à des industriels qui veulent installer des éoliennes ou des
hydroliennes en mer, ou à des scientifiques qui
évaluent les ressources halieutiques et minérales.
La France a la deuxième ZEE par sa taille
après les États-Unis, avec près de 11 millions de
kilomètres carrés. Deux organismes publics sont
missionnés pour en cartographier les fonds. Le
SHOM a pour mission d’assurer la sécurité des
navires, de soutenir l’action du gouvernement
en mer et de soutenir la défense. Il cartographie
principalement les régions côtières avec une
flotte d’une dizaine de bateaux. L’Ifremer, de son
côté, a pour mandat d’évaluer l’exploitation de la
mer et s’intéresse donc davantage aux régions
situées au large.
À l’échelle internationale, l’Organisation
hydrographique internationale et la Commission hydrographique intergouvernementale
ont créé la GEBCO (G…neral Bathymetric Chart
of the Oceans ou Cartographie bathymétrique
globale des océans). Ce comité mutualise et
rend publiques les données bathymétriques
internationales.
PLS
L’intérêt pour la bathymétrie est-il récent ?
T. S. : Dès que l’homme s’est mis à naviguer, il
a voulu savoir où il pouvait aller sans risque de
s’échouer. C’est pour cette raison que les régions
côtières sont les mieux cartographiées. En outre,
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
les mesures de bathymétrie permettent d’évaluer
la pertinence de dragages pour, par exemple,
assurer un chenal d’accès dans un port. Ainsi,
au large du Pas-de-Calais, on observe des dunes
sous-marines très mobiles se déplaçant de 5 à
25 mètres par an dont la présence peut modifier
les conditions de navigation. Le SHOM cartographie
ce site fréquemment pour voir s’il est nécessaire
de draguer ses fonds.
Les bateaux ne sont pas les seuls à dépendre
des données bathymétriques. Les entreprises
qui installent des câbles sous-marins, de télécommunication transocéanique par exemple,
utilisent ces mesures afin de déterminer le
meilleur trajet des câbles.
PLS
Les fonds océaniques présentent
des ressources qui intéressent de plus
en plus les industriels. Quel est le rôle
de la bathymétrie dans la recherche
de pétrole et de gisements de métaux ?
T. S. : Pour la recherche d’hydrocarbures, la
bathymétrie n’intervient pas directement. Les
réservoirs sont recherchés grâce aux ondes sismiques de basse fréquence. La cartographie
du sol sous-marin sert dans un second temps,
pour l’installation de la plateforme pétrolière.
La bathymétrie permet aussi aux géologues
de discerner les failles qui seraient susceptibles
de renfermer certains minerais. En revanche,
pour s’assurer de la présence réelle de ces
minerais, il faut, encore une fois, recourir aux
ondes sismiques, mais aussi à des forages.
Par ailleurs, sur les plateaux abyssaux,
entre 4 000 et 6 000 mètres de profondeur, on
trouve des nodules polymétalliques. Ce sont des
concrétions métalliques qui se forment autour
d’un noyau constitué par exemple d’une coquille
de plancton ou d’une dent de requin. Ces nodules
sont riches en manganèse, nickel, cuivre, cobalt
et d’autres métaux rares. Dans les années 1970,
différents projets ont été étudiés en vue d’exploiter
ces nodules, mais le coût de leur extraction à ces
profondeurs rendait ces projets économiquement
peu viables. Avec la hausse du prix des métaux,
cette source est à nouveau envisagée. Et la bathymétrie permet d’évaluer les zones d’intérêt où il
serait possible de trouver des nodules.
En liaison avec les ressources sous-marines,
la bathymétrie est devenue ces dernières années
un élément essentiel pour diverses négociations
géopolitiques et économiques. En effet, depuis
la convention de Montego Bay en 1982, un État
peut demander à étendre ses droits souverains
sur le plateau continental au-delà de sa ZEE.
Pour ce faire, il doit prouver que la région revendiquée constitue un prolongement géologique des
structures des fonds marins de sa ZEE. Le pays
dépose un dossier au siège de l’Organisation des
Nations unies, qui l’évalue en prenant en compte
les demandes des pays limitrophes. Par exemple,
la dorsale Lomonossov s’étend dans l’océan Arctique entre la Russie et le Canada. Les Russes ont
demandé l’extension de leur zone souveraine en
Entretien
[15
Réflexions
&
débats
David Sandwell, Institut océanographique Scripps
d’un sonar actif dont l’objectif était principalement de repérer les sous-marins ennemis.
Grâce à un matériau piézoélectrique, qui vibre
sous l’action d’un champ électrique, ce dispositif émet dans l’eau une onde acoustique.
Celle-ci est réfléchie par l’environnement (le
fond marin, un rocher, un banc de poissons,
un sous-marin...), et une partie revient vers le
sonar. En mesurant le temps d’aller-retour de
l’onde, on détermine la distance de l’obstacle si
l’on connaît la vitesse de propagation de l’onde
sonore dans l’eau.
PLS
Quelles évolutions cette technique
a-t-elle connues ?
CETTE CARTE DES FONDS DE L’OCÉAN ATLANTIQUE a été obtenue grâce à des mesures
de gravimétrie effectuées par les satellites CryoSat-2 et Jason-1. Cependant, la précision,
qui est de quelques kilomètres, est insuffisante pour dresser des cartes de navigation.
arguant que la dorsale constitue un prolongement
géologique de leur plateau continental. En 2007,
la Russie a montré sa détermination en posant
un drapeau russe dans la zone revendiquée à
plus de 4 000 mètres de profondeur. En 2013,
le gouvernement canadien a lancé une nouvelle
campagne de cartographie pour déterminer à
quel plateau continental se rattache la dorsale.
Les enjeux sont évidemment économiques, des
hydrocarbures étant présents dans le sous-sol.
PLS
Par quels aspects la bathymétrie a-t-elle
aussi une importance pour la recherche
océanographique ?
T. S. : Les études océanographiques sont tributaires des données bathymétriques, en particulier pour établir la trajectoire des courants, qui
dépendent des reliefs sous-marins. C’est utile par
exemple pour le suivi des proliférations de phytoplancton. Ces efflorescences algales peuvent
s’étendre sur des centaines de kilomètres et
ont un impact sur l’environnement. Elles suivent
les courants marins et on ne peut anticiper leur
trajectoire que si l’on connaît la dynamique des
masses d’eau. On utilise les mêmes méthodes
pour modéliser la propagation de polluants, tels
les plastiques ou les marées noires.
16] Entretien
PLS
Les tsunamis sont-ils aussi influencés
par le relief sous-marin ?
T. S. : Tout à fait. D’ailleurs, le SHOM participe à
certains programmes de prévention de risques
liés aux tsunamis. La configuration sous-marine
près des côtes permet d’estimer les zones à
risque. Par exemple, si la côte est dépourvue
de plateau continental, comme c’est le cas
dans le Sud de la France, une grande vague
ne sera pas amortie ou freinée et peut menacer
le rivage. En revanche, la façade Atlantique, par
exemple, est dotée d’un long plateau continental.
Un raz-de-marée qui atteint ces eaux de faible
profondeur perd en intensité et fera moins de
dégâts sur les côtes.
PLS
Venons-en aux techniques utilisées
pour cartographier les fonds marins.
Le sonar semble être la plus courante.
En quoi consiste-t-elle ?
T. S. : Avant le sonar, les techniques étaient
rudimentaires : pour déterminer la profondeur,
on attachait un plomb à un fil qu’on lâchait dans
l’eau. Au cours de la Première Guerre mondiale, le
physicien Paul Langevin a développé le principe
T. S. : Le sonar a été utilisé pour la bathymétrie à partir des années 1930 et est devenu la
technique la plus performante. Puis, dans les
années 1980-1990, il a encore été perfectionné.
Le sonar émettant une onde sonore unique et
dirigée à la verticale du bateau a ainsi été remplacé par des sonars multifaisceaux. Plusieurs
ondes sont émises simultanément et forment
un éventail vertical et perpendiculaire à l’axe du
navire, ce qui permet de couvrir une zone plus
large lors d’un passage unique.
On adapte aussi les fréquences des ondes.
Les ondes de fréquence élevée permettent
d’obtenir des mesures de meilleure résolution
spatiale, mais elles sont davantage absorbées
que les ondes de basse fréquence. La gamme de
fréquences utilisées est comprise entre 10 kilohertz et quelques centaines de kilohertz. Le choix
dépend de l’usage du sonar. Par exemple, les
normes de l’organisation hydrographique internationale imposent une précision inférieure à
25 centimètres sur les zones littorales critiques
pour assurer la sécurité de la navigation ; dans
ce cas, on opte pour une fréquence élevée.
La nécessité de relevés suffisamment précis
pour la navigation pose d’autres problèmes, tels
que la position et les mouvements du bateau,
la vitesse du son dans l’eau, etc. Une équipe du
SHOM étudie ainsi les marées. Elle établit le « zéro
hydrographique » qui sert de référence verticale
pour les cartes marines ; ce zéro est en général
proche, pour chaque lieu, de la plus basse mer
astronomique (obtenue à partir des mesures
du niveau des marées basses sur 19 ans).
Avec cette référence, le marin est assuré de
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Réflexions
&
débats
disposer au minimum de la profondeur d’eau
affichée sur la carte.
PLS
Hormis la cartographie par sonar,
qui reste la technique la plus précise mais
qui est lente à mettre en œuvre, existe-t-il
des méthodes aériennes, voire satellitaires ?
T. S. : La difficulté majeure pour cartographier
le fond des océans est que la lumière visible ne
pénètre qu’à 60 mètres au mieux et cela dépend
aussi de la turbidité des eaux. Si les conditions sont
optimales, en Polynésie française par exemple,
où l’eau est peu profonde et assez limpide, on
peut utiliser des images aériennes pour estimer la
profondeur. Mais cette approche est peu précise.
Une autre possibilité est d’utiliser un lidar
aéroporté, un faisceau laser, que l’on oriente et
dont on mesure le temps d’aller-retour. Cette
méthode est utilisée en topographie terrestre.
Dans le cas des océans, on utilise deux lasers ;
l’un est réfléchi à la surface et l’autre pénètre
dans l’eau. Mais cette technique ne permet pas
d’explorer de grandes profondeurs, la lumière
du laser étant vite absorbée.
Les satellites peuvent effectuer des mesures
de gravimétrie, ce qui permet de dresser des cartes
bathymétriques globales, mais de faible résolution,
de l’ordre de quelques kilomètres. Cette approche
est néanmoins un bon complément au sonar. Le
principe est d’abord une mesure altimétrique, où
l’on détermine la forme de la surface des océans.
En effet, cette surface n’est pas sphérique mais
présente des irrégularités du fait des variations
locales du champ gravitationnel. Ces variations sont
liées à la masse des roches situées sous l’océan.
En analysant les mesures altimétriques, on peut
déterminer si le relief sous-jacent est une plaine
abyssale ou une dorsale. Le satellite TOPEX/Poseidon de la Nasa et du Cnes a été précurseur dans ce
type de relevés. Récemment, David Sandwell, de
l’Institut d’océanographie Scripps, aux États-Unis,
et son équipe ont utilisé les données des satellites
CryoSat-2 et Jason-1. Ils ont cartographié avec
une précision de quelques kilomètres les fonds
marins. Ils ont ainsi découvert des structures
géologiques jusque-là inconnues.
Cela me permet d’ailleurs de revenir sur
l’intérêt de la bathymétrie pour les géosciences.
Nous pouvons par exemple observer les traces
de glaciation et de déglaciation sur le fond marin.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Nous voyons très nettement les limites d’extension de certains glaciers et apportons ainsi
des éléments à nos collègues pour reconstruire
l’histoire climatique de la planète.
Cartographier
avec des petits
sous-marins
Les AUV (Autonomous
Underwater Vehicle) sont
des sous-marins robotisés
et autonomes. Ils peuvent
descendre à de grandes
profondeurs pour examiner
de près une structure
géologique ou de potentiels
débris, comme dans le cas
de l’avion de la Malaysian
Airlines. Une flottille de tels
sous-marins pourrait
contribuer à la cartographie
du fond des océans.
■■
SUR LE WEB
Le SHOM (Service
hydrographique et
océanographique de la Marine)
met à disposition les données
de bathymétrie sur son portail
http://data.shom.fr
■■
BIBLIOGRAPHIE
D. T. Sandwell et al., New global
marine gravity model from
CryoSat-2 and Jason-1 reveals
buried tectonic structure,
Science, vol. 346,
pp. 65-67, 2014.
X. Lurton et al.,
La cartographie acoustique
sous-marine, Dossier
Pour la Science, n° 32,
juillet-octobre 2001.
PLS
Y a-t-il d’autres méthodes bathymétriques
en cours de développement ?
T. S. : On peut mentionner deux approches. La
première consiste à étudier le déferlement des
vagues sur la côte. Cela nous donne une information sur la profondeur de la mer à proximité
immédiate du rivage.
Une autre idée relève de la science participative. Chacun peut contribuer à une base
de données en apportant ses propres relevés
de profondeur. Le SHOM ne peut pas utiliser ce
type de sources pour des cartes de navigation,
car il doit garantir l’étalonnage des appareils de
mesure pour certifier les données. En revanche,
pour l’océanographie, ces données sont parfois
les seules disponibles. Cependant, avec cette
approche, on récupère des données dans les
zones fréquentées et rien ailleurs.
PLS
En mars 2014, un avion de la Malaysian
Airlines a disparu ; il se serait abîmé
dans l’océan. Le manque de données
bathymétriques est-il un obstacle
pour retrouver l’appareil ?
T. S. : Absolument. L’avion se serait écrasé au
Sud-Ouest de l’Australie dans une région d’environ
60 000 kilomètres carrés dans les 40e rugissants.
Des navires australiens, chinois et ceux d’une
firme privée participent aux recherches. Initialement, ils traquaient les émissions sonores des
boîtes noires. Ils cherchent maintenant les débris
avec des sonars. Cette région, de profondeur
moyenne comprise entre 4 000 et 5 000 mètres,
est très mal cartographiée. Il est donc difficile
de distinguer les débris des éléments naturels
du relief. Il serait possible d’envoyer un sousmarin autonome pour aller voir de plus près,
mais sans informations sur la zone, cela revient
à chercher une aiguille dans une botte de foin.
Il est donc difficile de dire si on retrouvera un
jour des fragments de l’appareil.
n
Propos recueillis par Sean BAILLY
Entretien
[17
Réflexions
Lu sur
&
débats
La plateforme de blogs scientifiques de
.fr
Pour la Science
Apprendre le hasard en observant le monde
par Nicolas Gauvrit, sur Raison et psychologie
Q
uand on demande à des mathématiciens si la suite de jets de dés
« 666666666 » est moins aléatoire
que la suite « 152635224 », ils
répondent que non, puisque les deux ont
exactement la même probabilité de se
réaliser. Pourtant, on peut douter que ces
mêmes mathématiciens se montrent impassibles s’ils obtiennent la première suite lors
d’une partie de dés ! Nous avons tous une
certaine intuition du hasard, qui nous dit
qu’obtenir neuf fois de suite un 6 est plus
étonnant qu’obtenir 1, puis 5, puis 2, etc.
Les chercheurs essayent depuis longtemps
de comprendre d’où vient cette intuition
erronée et sur quoi elle se fonde.
Imaginez des figures formées de grilles de
16 cases, dont certaines sont noires, d’autres
blanches (voir ci-contre). Ces motifs sont-ils
le fruit du hasard, ou bien leur construction
obéit-elle à certaines règles ? Voilà la question que des psychologues ont posée à de
nombreux participants depuis des décennies.
On a remarqué depuis longtemps que
certaines figures semblent plus aléatoires
que d’autres pour presque tout le monde.
La première grille en haut à gauche, par
exemple, vous paraît sans doute intuitivement peu aléatoire, tandis que celle en
bas à droite paraît être le fruit du hasard.
Les psychologues ont d’abord cherché des
indices permettant de prédire cette intuition.
Sur quoi les participants se fondent-ils pour
juger du degré d’aléa ? Plusieurs indices ont
été avancés, tels le nombre de cases de
chaque couleur ou l’étalement des cases
noires, mais cela n’expliquait pas tout.
L’idée de beaucoup de chercheurs à
l’époque était que la question est simplement
absurde. D’un point de vue mathématique,
chacune de ces figures a exactement la
même probabilité. Aussi, si l’une d’elles
18] Lu sur SciLogs.fr
semble plus « aléatoire » qu’une autre pour
presque tout le monde, c’est que nous avons
une vision biaisée du hasard.
Une autre idée a pourtant émergé plus
récemment : il y a peut-être quelque chose de
rationnel derrière cette perception du hasard.
Certaines de ces figures vous semblent
sans doute plus aléatoires que d’autres.
Elles sont pourtant équiprobables. D’où
vient ce biais de perception du hasard ?
Lorsque vous vous demandez si une
figure est aléatoire, vous ne cherchez pas à
estimer la probabilité de l’obtenir par hasard,
mais plutôt à déterminer la probabilité que
cette figure ait été produite par un processus
aléatoire. Bien que les deux énoncés se
ressemblent, ils ne signifient pas la même
chose. Au sens mathématique, la seconde
question fait appel à la notion de complexité
algorithmique. Brièvement dit, une figure est
« complexe » s’il n’existe pas de procédure
simple pour la produire.
Il est effectivement apparu que nous
avons tendance à considérer une figure
comme d’autant plus aléatoire qu’elle est
complexe au sens mathématique. Nous
avons donc un sens intuitif de la complexité.
D’où provient-il ?
Pour le savoir, Anne Hsu, de l’Université
Queen Mary à Londres, et ses collaborateurs
ont étudié en 2010 la fréquence d’apparition des différents motifs ci-contre dans
des photos de scènes naturelles (à l’échelle
une case = un pixel). Les photographies
présentant souvent de grandes zones
sombres et de grandes zones claires, les
grilles entièrement noires ou blanches, par
exemple, apparaissent fréquemment. Les
chercheurs ont ainsi montré que la perception du caractère aléatoire d’un motif est
corrélée à sa fréquence d’apparition : les
grilles qui apparaissent le moins dans les
scènes naturelles sont celles jugées les plus
aléatoires. À l’inverse, les grilles uniformes,
qui apparaissent souvent, sont jugées peu
aléatoires... Or elles ont une faible complexité.
Ainsi, la probabilité d’apparition d’un motif
dans le monde réel, sa complexité algorithmique et l’impression de hasard qu’il fait
naître en nous sont liées. Nous avons montré
récemment que la fréquence d’apparition des
motifs dans le monde réel permet d’expliquer
une large part de notre perception de la complexité. C’est donc en partie par la confrontation
au monde réel que nous développons une
certaine idée du hasard, cohérente avec la
notion mathématique.
n
Nicolas GAUVRIT est
maître de conférences
en mathématiques
à l’Université d’Artois
et psychologue
du développement.
Il est l’auteur
du blog Raison et psychologie
(www.scilogs.fr/raisonetpsychologie/).
Retrouvez tous nos blogueurs sur
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© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
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pour l’éducation et la recherche.
Réflexions
&
débats
HOMO SAPIENS INFORMATICUS chronique de Gilles Dowek
Quand le corps devient réseau
La caméra d’un drone est une extension de l’œil de celui
qui le télécommande. Cet exemple illustre que, de plus
en plus, le corps éclate en un réseau d’organes distants.
U
n drone de surveillance,
comme ceux qu’utilisent les
militaires et les pompiers, est
un avion sans pilote, équipé
d’une caméra. Cette caméra filme la zone
survolée et envoie par ondes radio les images
à un ordinateur resté au sol. Ces images
s’affichent alors sur un écran et sont ainsi
vues par l’œil du soldat ou du pompier qui
commande l’appareil.
Toutefois, les roboticiens et les informaticiens utilisent souvent une description
plus imagée d’un tel dispositif : un drone
de surveillance est, disent-ils, l’« œil
déporté » du soldat ou du pompier
qui commande l’avion. Bien entendu,
le dispositif, décrit de façon plus ou
moins métaphorique, est in fine le
même ; mais cette expression est
révélatrice de la manière dont notre
perception du corps change sous les
effets conjoints des développements de
la biologie et de l’informatique.
L’opposition de la plupart des chercheurs
aux coûteux vols spatiaux « habités » s’explique en grande partie par le fait que, pour
un scientifique qui veut observer la planète
Mars, il importe d’y envoyer un œil. Mais y
envoyer aussi un tube digestif, un foie et
une rate est superflu. En revanche, pour les
commanditaires des vols habités – tel John
Kennedy pour le programme Apollo – et
pour une partie du grand public, il y a une
grande différence entre voir le sol lunaire
« en vrai », comme l’ont fait Neil Armstrong
et Buzz Aldrin, et en voir une photo ou une
vidéo, de même qu’il y a une différence
entre assister à un concert et en écouter
un enregistrement.
Cependant, la biologie conduit à
relativiser cette distinction. Outre le fait
qu’Armstrong et Aldrin n’ont vu le sol lunaire
qu’à travers la visière de leur casque et ne
l’ont touché qu’à travers le gant de leur
scaphandre, leur œil, comme une caméra,
a transformé les signaux lumineux en un
train d’informations véhiculées jusqu’au
cerveau par le nerf optique. Il n’existe pas
de vision sans médiation, car il y a toujours
entre l’objet vu et le cerveau de celui qui
exemple, n’est pas un tympan, mais ce
n’est pas non plus un sonotone.
Si cette frontière est mouvante depuis
que, il y a deux millions d’années, des
espèces du genre Homo ont commencé
à prolonger leurs organes par des outils,
une nouveauté réside peut-être dans cette
notion de déport.
Géométriquement, un tympan, un sonotone et un implant cochléaire se situent
grosso modo au même endroit : autour
de notre oreille. Mais l’« œil déporté » du
soldat ou du pompier est souvent à des
kilomètres du reste de son corps,
et celui d’un spationaute en liaison
avec une sonde robotisée, à des
millions de kilomètres. Cette distance crée un corps éclaté, formé
d’organes situés à des kilomètres
les uns des autres, connectés par un
système nerveux étendu : un réseau
radio. S’il n’est en effet pas possible de
relier par un câble la caméra d’un drone
de surveillance à l’ordinateur resté au sol,
les réseaux radio n’imposent aucune limite
à la distance entre les organes.
Cette nouvelle géométrie du corps n’est
pas une utopie transhumaniste. Avec les
drones de surveillance, avec les vols spatiaux
non habités, mais aussi avec nos mémoires
externes que sont les bibliothèques auxquelles nous restons connectés, c’est déjà
partiellement la nôtre.
n
Cette distance crée un corps éclaté,
formé d’organes situés
à des kilomètres les uns des autres,
connectés par un système nerveux
étendu : un réseau radio.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
le voit une caméra biologique : un œil. Et
introduire une seconde caméra complique
le dispositif, mais n’en change pas la nature.
Bien entendu, il y a encore de grandes
différences, notamment sur le plan éthique,
entre une caméra et un œil : casser une
caméra est ainsi beaucoup moins grave que
blesser un œil. C’est d’ailleurs pourquoi les
vols habités sont si dangereux et si coûteux.
Mais la construction de prolongements
de nos organes sensoriels et la meilleure
compréhension de leur fonctionnement
brouillent la frontière, peut-être artificielle, que nous percevons entre ce qui
fait partie de notre corps et ce qui n’en
fait pas partie. Un implant cochléaire, par
Gilles DOWEK est chercheur à l’Inria
et membre du conseil scientifique
de la Société informatique de France.
Homo sapiens informaticus
[21
Réflexions
&
débats
CABINET DE CURIOSITÉS SOCIOLOGIQUES chronique de Gérald Bronner
Le dilemme du vaccin
Nous avons tendance à surévaluer les risques
très faibles. Et une dissymétrie psychologique entre
l’action et l’inaction peut fausser notre jugement.
l’emporter ou, au contraire, lorsqu’ils étaient
favoris. Ces résultats ont été par la suite
confirmés et affinés dans les années 1990 et
l’on a pu montrer qu’au-delà des courses de
chevaux, les faibles probabilités sont d’ordinaire perçues comme 10 à 15 fois supérieures
à ce qu’elles sont ! Dans ces conditions, si
l’attention de nos concitoyens est attirée
sur des risques très faibles, comme dans
© Shutterstock.com/KPG_Payless
R
écemment, un couple a dû
répondre devant les tribunaux de sa volonté de ne pas
faire vacciner ses enfants. Les
deux parents ont tenu à souligner qu’ils
n’appartiennent pas à une secte : ce sont
des gens ordinaires. Cette précision n’est
pas anodine, le combat contre les vaccins
ayant longtemps été le fait de groupuscules
parfois religieux. On a sans doute affaire à un
symptôme de l’époque. Plusieurs enquêtes
montrent en effet que la méfiance vis-àvis des vaccins connaît une progression
inquiétante ; elle a été multipliée par quatre
durant les dix dernières années en France.
Or, s’il est une technologie qui a fait la
démonstration de ses bienfaits pour la santé
publique, c’est celle de la vaccination. On
assiste néanmoins à une diffusion dans
l’espace public d’arguments anti-vaccins
qui, auparavant, demeuraient confinés.
La dérégulation du marché des idées que
constitue Internet favorise parfois le démagogisme cognitif, c’est-à-dire les opinions
qui flattent les pentes les moins honorables
de notre esprit. En l’occurrence, notre esprit
n’est pas toujours bien préparé à concevoir
rationnellement le risque, et le vaccin en
pâtit sans aucun doute.
Face au vaccin, notre cerveau peut s’égarer de deux façons au moins. La première a
été relevée par des chercheurs qui s’intéressaient aux courses de chevaux. Ils ont
découvert que les joueurs se faisaient une
assez bonne idée des chances qu’ils avaient
de gagner, sauf dans deux cas : lorsque les
chevaux avaient de faibles probabilités de
VACCINATION : la méfiance a augmenté
au sein de la population. Un biais
de jugement joue un rôle.
le cas de la vaccination, on peut penser
qu’ils ne parviendront pas toujours à une
conclusion rationnelle.
Mais il y a plus. La vaccination implique
un acte volontaire, le fait de ne pas se faire
vacciner aussi. Dans le premier cas cependant, celui qui hésite se trouvera dans le
cadre mental de l’action, tandis que dans le
second, il se trouvera dans celui de l’inaction.
C’est fondamental. Supposons que vous
ayez parié sur une option A et que c’est B qui
se réalise et vous fasse perdre 1 000 euros.
Supposons à présent que vous ayez d’abord
22] Cabinet de curiosités sociologiques
parié sur l’option B, mais que finalement vous
retiriez votre mise pour la placer sur A ; vous
perdrez aussi 1 000 euros. Mais chacun peut
comprendre que dans le second cas, vous
aurez plus de regrets que dans le premier.
En effet, dans les deux situations, vous
avez raté l’occasion de gagner la somme,
mais, dans le premier scénario, vous n’avez
qu’à regretter les conséquences de votre
inaction, tandis que dans le second vous
devez faire face aux conséquences de votre
action. Cette dissymétrie du jugement est
un trait psychologique très répandu. D’une
façon générale, nous ne voulons pas nous
rendre coupables d’une action dont les conséquences seraient moralement condamnables,
et nous sommes moins regardants lorsque
ces conséquences découlent d’une inaction.
C’est là l’une des aides les plus précieuses
à la rhétorique anti-vaccin. Il semble que
certains parents préfèrent abandonner leur
enfant aux conséquences de leur inaction
plutôt qu’à celles de leur action. Ainsi, lorsque
le couple évoqué au début de cette chronique
affirme qu’il ne souhaite pas « jouer à la roulette russe » avec la santé de ses enfants en
les faisant vacciner, il ne paraît pas imaginer
qu’il surévalue dangereusement le risque
possible du vaccin et qu’il joue à un jeu bien
plus problématique en préférant l’abstention
à l’action. Si les raisonnements de ce type
devant le risque devaient se répandre encore
dans notre société, nous serions face à un
réel problème de santé publique. n
Gérald BRONNER est professeur
de sociologie à l’Université Paris-Diderot.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
LE MARIAGE DE L’HUMOUR
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Ces
bactéries
qui nous
gouvernent
DOSSIER
Q
uatre-vingts millions de
bactéries sont échangées lors
d’un baiser, a-t-on pu lire
récemment. C’est peu à côté de la
quantité de microbes que nous
hébergeons. Notre intestin contient à lui
seul dix fois plus de bactéries que le corps
humain ne compte de cellules !
En fait, avec les centaines de billions de
bactéries qui peuplent la peau, la bouche,
l’appareil digestif, les voies respiratoires, le
vagin, nous ressemblons plus à un écosystème qu’à un organisme autonome,
capable de se former et de se réguler seul.
Depuis une dizaine d’années, on s’aperçoit
que nos bactéries jouent un rôle clé dans le
maintien de notre santé. On pense même
qu’elles sont indispensables au développement du système immunitaire (voir l’article
de Gérard Eberl, page 26).
À l’inverse, des perturbations de notre
flore intestinale sont associées à diverses
maladies, parfois inattendues : des pathologies métaboliques, telles que l’obésité et ses
complications (voir l’article de Philippe Gérard,
page 34), mais aussi mentales, comme le
stress, la dépression, ou les troubles du
spectre autistique (voir l’article de Valérie
Daugé et al., page 42). Ce dossier fait le point
sur ces travaux et les multiples liens qu’ils
ont révélés entre nos bactéries et nous.
– Marie-Neige Cordonnier
26
34
42
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Nos bactéries et nous : un subtil équilibre
par Gérard Eberl
Obésité, la flore intestinale
mise en cause par Philippe Gérard
Les maladies mentales viennent-elles du ventre ?
par V. Daugé, M. Jaglin, L. Naudon et S. Rabot
Dossier
[25
Immunologie
26] Immunologie
© Pour la Science – n° 447 – Janvier 2015
Nos bactéries et nous :
un subtil équilibre
Gérard Eberl
Notre organisme est peuplé de centaines de milliards
de bactéries. Pourquoi notre système immunitaire
ne les élimine-t-il pas ? Parce qu’il est sans doute bien plus
qu’une armée de cellules et de molécules tueuses...
L’ESSENTIEL
On a longtemps pensé
que le système
immunitaire ne visait
qu’à nous défendre
contre les microbes.
■■
N
Puis on s’est aperçu
qu’au fil de l’évolution,
une myriade de bactéries
ont colonisé notre
organisme.
■■
Tolérées par le système
immunitaire, ces
bactéries nous procurent
des éléments essentiels
et nous protègent.
Le système immunitaire
établit en permanence
une relation durable
et équilibrée avec
ces micro-organismes.
■■
Toutes les illustrations sont de Bryan Christie
■■
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
otre vision du monde est bien manichéenne : nous éprouvons un fort
besoin de classer les choses en « bien »
et en « mal », d’identifier nos amis et nos
ennemis, de reconnaître ce qui peut nous
bénéficier ou nous nuire. Peut-être est-ce
un instinct de survie qui nous guide dans
un monde dangereux, fruit de mécanismes
anciens qui ont assuré notre pérennité. Il
n’en reste pas moins que la science ellemême est empreinte de manichéisme,
surtout lorsqu’il s’agit de microbes et, en
conséquence, du système immunitaire :
d’un côté, les germes porteurs de maladies,
qui peuvent nous infecter et nous tuer, de
l’autre, notre système immunitaire, qui les
reconnaît et les élimine.
Pendant plus d’un siècle, les immunologistes ont cherché à comprendre comment le système immunitaire détecte et
détruit cette énorme diversité de microbes
et, ce faisant, nous protège de nombreuses
maladies infectieuses. Des résultats étonnants ont été obtenus, telle la découverte
de la recombinaison génétique chez certaines cellules du système immunitaire
(les lymphocytes), un processus par lequel
l’organisme produit des milliards d’anticorps différents, capables de reconnaître
autant de microbes distincts. Tout aussi
étonnantes sont la découverte de molécules
qui reconnaissent, à l’inverse, des structures communes au plus grand nombre de
microbes, la découverte de cellules dites
Immunologie
[27
dendritiques, qui collectent les débris de
microbes partout dans l’organisme et les
acheminent vers les cellules produisant
les anticorps, et la découverte de cellules
« camion-poubelles » – les macrophages –,
qui nettoient les tissus des microbes et des
cellules mortes à la suite des infections.
Chacune de ces découvertes a été récompensée par un prix Nobel, ce qui témoigne
de leur importance !
Cependant, un autre champ de recherche
révèle à quel point les interactions des
mondes animal et microbien ne peuvent
se restreindre à une guerre entre attaquants
et défenseurs. La biologie animale fournit
de nombreux exemples spectaculaires de
symbiose entre ces deux mondes. Ainsi,
des moules vivent à plusieurs kilomètres
de profondeur sur les dorsales océaniques
grâce aux bactéries qu’elles hébergent et à
leur capacité d’utiliser l’hydrogène comme
source d’énergie ; des calmars hawaïens
se camouflent grâce à des bactéries luminescentes qui colonisent de petites cryptes
sur le ventre de leur hôte ; des vers tuent
et consomment la larve d’insecte dans
laquelle ils vivent grâce à des bactéries
qu’ils relâchent dans leur hôte infortuné.
Les microbes,
porteurs de maladies...
Nous-mêmes, nous ne pourrions digérer
certains aliments et manquerions de certaines
substances vitales sans les 100 000 milliards de
bactéries (1014) – nombre dix fois supérieur à
celui des cellules de notre propre organisme –
qui peuplent notre intestin, et le vagin serait
très mal protégé sans l’acidité que lui fournissent ses lactobacilles symbiotiques. Que
fait notre système immunitaire ? Comment
tolère-t-il un tel zoo ? Risquons-nous de
développer à tout moment une multitude
d’infections à cause de ces microbes qui
seraient prêts à nous envahir ? Cette question nous amènera vers de nouvelles idées
sur la manière dont nous appréhendons
notre environnement, non dans le conflit,
mais dans l’équilibre sans cesse renouvelé.
C’est au début du XXe siècle que l’idée
de microbes porteurs de bienfaits a été
avancée. Mais elle n’a eu alors aucun
succès, car la communauté scientifique
et médicale venait de se convaincre du
caractère pathogène des microbes. Dans
les années 1870, Louis Pasteur, ainsi que
son rival allemand Robert Koch, avaient
28] Immunologie
■■
L’AUTEUR
Gérard EBERL est
immunologiste à
l’Institut Pasteur,
à Paris, où il
dirige l’unité
Développement
des tissus lymphoïdes.
■■
BIBLIOGRAPHIE
Y. Belkaid et T. W. Hand, Role
of microbiota in immunity and
inflammation, Cell, vol. 157,
pp. 121-141, 2014.
G. Eberl, A new vision of
immunity : homeostasis
of the superorganism,
Mucosal Immunol., vol. 3,
pp. 450-460, 2010.
H. W. Virgin et al., Redefining
chronic viral infection, Cell,
vol. 138, pp. 30-50, 2009.
M. McFall-Ngai, Adaptive
immunity : care for the
community, Nature, vol. 445,
pp. 153, 2007.
P. Matzinger, Tolerance, danger,
and the extended family,
Annu. Rev. Immunol., vol. 12,
pp. 991-1045, 1994.
■■
À ÉCOUTER
Le jeudi 22 janvier 2015,
de 14h à 15h, Gérard Eberl
reviendra sur le
superorganisme symbiotique
que nous formons avec notre
microbiote dans la partie
Actualités de l’émission
La marche des sciences,
sur France Culture.
www.franceculture.com
confirmé la théorie des germes : ils avaient
prouvé que les microbes présents dans notre
environnement pouvaient transmettre des
maladies. Et si l’on n’en avait pas tiré tout
de suite les conséquences pour la médecine,
les mesures prises ensuite n’en avaient que
mieux ancré l’idée que les microbes sont
des germes pathogènes.
À l’époque, une théorie antique perdurait, la théorie des humeurs, selon laquelle
la maladie naissait d’un déséquilibre entre
différents types de liquides corporels. La
médecine ne mesurait donc guère le risque
de transmission infectieuse de patient à
patient lors d’interventions chirurgicales,
même si ce risque avait été mis en évidence quelques années auparavant dans
les maternités par l’obstétricien autrichien Ignace Semmelweis, et combattu
notamment par le chirurgien britannique
Joseph Lister. La découverte des microbes
porteurs de maladies motiva Pasteur à
préconiser, contre l’avis d’une grande
partie du corps médical de l’époque,
l’asepsie lors de la chirurgie, et à défendre
le principe d’hygiène pour combattre les
maladies infectieuses.
La théorie des germes se heurtait aussi
à celle de la génération spontanée, stipulant
qu’un organisme vivant, tel le microbe,
pouvait naître de la matière inanimée.
Portée par le médecin Félix-Archimède
Pouchet, cette théorie mettait en cause
les principes mêmes de l’hygiène. Une
lutte scientifique d’une décennie opposa
les deux hommes, jusqu’à ce que Pasteur
prouve par l’expérience que les microbes
sont issus de microbes, et donc que les
maladies peuvent être contagieuses. Ces
découvertes ont permis les réalisations
les plus spectaculaires de la médecine,
telles que les vaccins, à partir de germes
atténués comme le fit Pasteur pour la rage,
et les antibiotiques.
Ainsi s’était fixée dans l’esprit collectif
l’idée que les microbes sont des vecteurs
de maladies, et que l’hygiène est la clé
pour défaire les maladies infectieuses.
De fait, rien n’est en ce sens plus efficace
que l’hygiène, et la chute de la mortalité
due aux maladies infectieuses dans les
nations industrialisées du XXe siècle en
est la preuve. En revanche, cette perception du microbe en tant qu’organisme
fondamentalement pathogène avait aussi
forgé une vision défensive du système
immunitaire : un système dédié à la destruction des microbes.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
C’est en 1903 qu’un autre pasteurien,
Élie Metchnikoff, proposa une nouvelle
vision du monde microbien : les microbes
seraient aussi vecteurs de bien. Embryologiste engagé par Pasteur en 1888, Metchnikoff était alors connu pour avoir découvert
un élément clé de la lutte contre les agents
pathogènes, la phagocytose – l’existence de
populations de cellules qui engloutissent
les agents pathogènes et les détruisent.
Cette découverte allait devenir le fondement de l’immunité cellulaire et lui valoir
le prix Nobel en 1908.
En 1903, dans un ouvrage intitulé
Études sur la nature humaine : essai philosophique optimiste où il discutait les causes du
vieillissement, Metchnikoff proposa que
certains types de bactéries, notamment
les bactéries lactiques présentes dans le
yaourt, sont capables de prolonger la vie
en s’opposant aux bactéries « protéolytiques » présentes dans notre intestin et
enclines à la raccourcir.
... et de bénéfices ?
Cette théorie dite probiotique était une
intuition, fondée sur la consommation
apparemment bienfaisante du kéfir chez
les Bulgares. Metchnikoff inspira entre
autres Isaac Carasso, dont le fils Daniel
fit un stage en bactériologie à l’Institut
Pasteur dans les années 1920 et créa la
société de yaourts Danone.
L’idée que les microbes pouvaient être
porteurs de bienfaits était donc lancée.
Mais l’impact des microbes probiotiques
et des produits lactés qui les portent ne
pouvait concurrencer celui des microbes
pathogènes. Cela aurait été comme comparer aujourd’hui l’effet d’un yaourt à celui
d’un vaccin. Il a fallu attendre la fin du
XXe siècle pour que la science s’intéresse
de plus près à la multitude de microbes,
notamment de bactéries, qui vivent dans
notre intestin, notre bouche, nos poumons,
notre peau ou encore le vagin (voir l’encadré
pages 30 et 31). Depuis quelques années,
de nouveaux outils de séquençage à haut
débit permettent de cataloguer et d’étudier
la complexité de cette multitude, nommée
microbiote (ou flore intestinale, cutanée,
etc.), et d’en connaître ses fonctions.
Dans l’intestin, on a longtemps considéré le microbiote comme juste nécessaire
à une bonne digestion et, par conséquent,
ignoré de notre système immunitaire.
On comprend aujourd’hui que la flore
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
intestinale est impliquée de façon essentielle non seulement dans la digestion, mais
aussi dans la production de vitamines (B
et K) et de métabolites tels que les acides
gras à chaînes courtes, source d’énergie et
régulateurs de la réponse immunitaires,
ainsi que dans la dégradation de toxines,
la protection contre les agents pathogènes
et la formation de l’intestin, notamment
du système immunitaire intestinal.
Mais alors, que fait le système immunitaire ? Dans cette vision, il ne peut plus
ignorer le microbiote : organe au même
titre que les autres organes, le microbiote
communique avec eux par l’intermédiaire
de ce qu’il produit. Comment le système
immunitaire fait-il la différence entre les
« bons » microbes, parties de cet organe
utiles au superorganisme, et les « mauvais »
microbes – les agents pathogènes qui envahissent l’organisme à leur
profit ? N’est-il vraiment
qu’une arme de défense ?
C’est ce que l’on pensait jusqu’à ce que, à partir
des années 1990, le modèle
dominant en immunologie
depuis les années 1940 – la
théorie du soi et du nonsoi – rencontre quelques difficultés. Le
concept du soi et du non-soi était né d’une
idée proposée par le second récipiendaire,
avec Metchnikoff, du prix Nobel de 1908,
Paul Ehrlich. Ce biologiste allemand avait
développé l’idée d’une immunité humorale… concurrente de l’immunité cellulaire défendue par Metchnikoff : dans le
sang, des sortes de patrouilles de molécules
reconnaîtraient les agents pathogènes et
les neutraliseraient. Sa théorie, dite des
chaînes latérales, décrivait, d’une façon qui
L’hôte et son microbiote
seraient un superorganisme,
formé de plusieurs organismes
vivant en symbiose.
Ainsi, le microbiote participe au développement et au maintien de l’équilibre
de son hôte – l’homéostasie. On le considère désormais comme partie intégrante
de l’hôte, à tel point que l’on propose de
le considérer comme un organe doté de
fonctions propres et nécessaires à l’hôte.
L’hôte et son microbiote seraient un superorganisme, composé de plusieurs organismes complémentaires vivant en symbiose, comme le font l’algue verte et le
champignon dans le lichen.
NOTRE GÉNOME NE F A IT PA S L E POIDS. . .
... à côté du microbiome, l’ensemble des gènes portés par notre microbiote – les
bactéries et autres microbes qui vivent dans l’organisme et sur notre peau. À lui
seul, le microbiome intestinal est 150 fois plus important que notre génome. Et
rassemblées sur une balance, nos bactéries intestinales pèseraient un
kilogramme. Comment l’organisme tolère-t-il une telle masse de microbes ?
HUMAIN
20 000 - 25 000 gènes
FLORE INTESTINALE
3,3 millions de gènes
Immunologie
[29
Bouche, pharynx,
système respiratoire
Streptococcus
viridans
Neisseria sicca
Candida
albicans
Streptococcus
salivarius
Estomac
Helicobacter
pylori
Bacteroides
fragilis
Prevotella
copri
Clostridium
leptum
Lactobacillus
casei
Lactobacillus
gasseri
30] Immunologie
Intestin
Bacteroides
thetaiotaomicron
Escherichia
coli
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
P E TI T ATLAS DE N OS S Y MBIOTES
Diverses populations de bactéries vivent en symbiose avec les humains. Au fil de l’évolution, elles ont colonisé les surfaces
de l’organisme en contact avec l’extérieur : le tube digestif, le système respiratoire, la peau, le vagin... L’ensemble de ces bactéries
– le microbiote bactérien – participe au maintien de la santé de l’organisme notamment en constituant une barrière plus difficile à franchir
pour les agents pathogènes. Elles joueraient aussi un rôle essentiel dans le développement et la régulation du système immunitaire :
en permanence, un équilibre s’établirait entre le système immunitaire et le microbiote, fondé notamment sur la reconnaissance de motifs
bactériens. C’est ce qui se produirait, par exemple, avec Bacteroides fragilis, une des bactéries de l’intestin (à droite).
➊ Des cellules immunitaires,
Pityrosporum
ovale
les cellules dendritiques,
reconnaissent une molécule
produite par la bactérie B. fragilis,
le PSA, et le présentent à des
cellules T immatures.
Staphylococcus
epidermidis
B. fragilis
psa produit
par B. fragilis
Corynebacterium
croppenstedtii
Trichosporon
Staphylococcus
haemolyticus
Cellule
dendritique
Cellule T
immature
Peau
Cellules T
régulatrices
Cellules T
inflammatoires
➋ Les fragments
Ureaplasma
parvum
Appareil
urogénital
Lactobacillus
gasseri
Lactobacillus
jensenii
Lactobacillus
crispatus
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Inflammation
DANS L’INTESTIN, LA BACTÉRIE BACTEROIDES FRAGILIS participe au
maintien de l’équilibre entre microbiote et système immunitaire. C’est ce
qu’a montré l’équipe de Sarkis Mazmanian, à l’Institut de technologie de
Californie, en 2011. Les biologistes ont donné à des souris sans germe
soit la bactérie, soit la bactérie modifiée pour qu’elle ne produise pas un
sucre complexe détecté par le système immunitaire, le polysaccharide A
(PSA). Les premières n’ont pas développé d’inflammation de l’intestin
pendant la colonisation, contrairement aux secondes. Le PSA stimule le
développement de cellules T régulatrices qui restreignent l’inflammation.
Immunologie
A droite, illustration inspirée de W. Strober, Nature Medicine, vol. 16, 2010
de PSA stimulent
la maturation des
cellules T en cellules T
régulatrices, qui
produisent des
substances réprimant
les cellules T
inflammatoires.
[31
À chacun
son microbiote
Depuis quelques années,
les biologistes étudient la
nature de notre écosystème
bactérien, notamment en
analysant son génome
– le microbiome bactérien.
Chaque espèce de bactérie
symbiotique (les bactéries
tolérées par notre système
immunitaire) a une signature :
sa version unique d’un gène
impliqué dans la production
des protéines (le gène de l’ARN
ribosomal 16S). En répertoriant
les diverses séquences de ce
gène dans les microbiomes
étudiés, les biologistes
dressent un catalogue
des espèces constituant
le microbiote humain. On s’est
ainsi aperçu, notamment, qu’il
n’existe pas deux microbiotes
identiques.
32] Immunologie
se révéla correcte, que des cellules du sang
peuvent produire des protéines (les « chaînes
latérales » ou anticorps) reconnaissant de
façon spécifique des molécules produites
par des agents pathogènes, les antigènes.
Dans les années 1940, s’inspirant de cette
idée d’anticorps spécifiques d’antigènes,
le virologue australien Frank Macfarlane
Burnet avança la thèse suivante : le système immunitaire apprend à ne pas réagir
contre les molécules de l’organisme – le
soi – pendant le développement embryonnaire, définissant ainsi son champ d’action
contre le non-soi. Burnet reçut le prix Nobel
en 1953 pour ses travaux, avec le biologiste
britannique Peter Medawar, qui prouva,
grâce à un système de greffe, que la distinction du soi et du non-soi est une clé
de l’activation du système immunitaire.
Ainsi avaient été posées, pour au moins
un demi-siècle, les fondations de l’immunologie. Et nombre de travaux avaient
confirmé ces fondations. Notamment, en
accord avec le concept du soi et du nonsoi, on avait montré que les cellules dites T,
qui contrôlent l’activation des cellules
produisant les anticorps – les cellules B – ,
subissent une sélection dans le thymus :
les cellules qui y reconnaissent le soi sont
éliminées. Ne restent donc que les cellules T
qui reconnaissent le non-soi.
Cependant, à partir des années 1980,
de nouveaux résultats ont suggéré que la
frontière entre le soi et le non-soi n’était pas
aussi nette qu’on le pensait. On s’est aperçu
que le système immunitaire peut aussi réagir
au soi stressé, blessé ou altéré. Par exemple,
des cellules dites tueuses naturelles reconnaissent les cellules tumorales, altérées
par la transformation, et les détruisent. De
même, d’autres cellules du système immunitaire – les cellules dendritiques –, ne sont
pas uniquement dirigées contre le non-soi.
Découvertes en 1973 par le Canadien
Ralph Steinman, les cellules dendritiques
collectent les antigènes et les présentent
aux cellules T, puis « décident » de leur
activation. Ces cellules ont constitué une
énigme pendant une quinzaine d’années,
car elles ne portent pas de récepteur aux
antigènes, comme les cellules B et T. Comment contrôlent-elles l’activation des cellules T ? La réponse a été proposée par
l’Américain Charles Janeway en 1989, et
validée chez l’animal dans les années 1990
(par les équipes de Jules Hoffmann et Bruce
Beutler, qui ont reçu le prix Nobel en 2011
avec Steinman) : les cellules dendritiques
expriment des récepteurs innés, qui reconnaissent des motifs moléculaires communs
à de nombreux microbes.
Jusque-là, rien de contradictoire avec
la théorie du soi et du non-soi. Mais on
s’est aperçu que les récepteurs innés des
cellules dendritiques détectent aussi des
motifs du soi produits par les tissus et les
cellules lésés...
Ces difficultés ont amené Polly Matzinger, une immunologiste du National
Institute of Health à Bethesda, aux ÉtatsUnis, à proposer une révision de la vue
strictement défensive du système immunitaire. Selon elle, le système immunitaire
réagirait non seulement au non-soi, mais,
de façon plus générale, au danger que
représente une cellule ou un tissu lésés par
un stress ou un microbe. En conséquence,
des microbes pourraient coexister avec
leur hôte, ou même dans l’hôte si aucun
dommage n’en résulte pour celui-ci. Cette
théorie, dite du danger, a profondément
changé notre compréhension du rôle du
système immunitaire, et ses implications
sont encore débattues.
Maintenir l’équilibre
Néanmoins, la théorie du danger implique
que le système immunitaire est encore
essentiellement un système de défense,
et ne réagit qu’aux microbes dangereux
pour l’hôte. Pourtant, nous produisons
chaque jour des grammes d’anticorps contre
la multitude de microbes inoffensifs qui
peuplent notre intestin. Pourquoi ? Peutêtre ces microbes sont-ils sans danger parce
qu’ils sont « surveillés » par cette énorme
production d’anticorps ? De même, certains microbes qui nous ont infectés un
jour, tels les virus herpès, résident sous
forme plus ou moins latente au sein de
notre organisme. Sont-ils dangereux ? Le
système immunitaire les ignore-t-il ?
Ces constats et ces questions m’ont
amené à proposer en 2010 l’explication suivante : le système immunitaire orchestrerait
non seulement la défense de l’organisme,
mais aussi, et avant tout, son homéostasie.
Il nous maintiendrait dans le status quo.
Margaret McFall-Ngai, spécialiste de
la symbiose bactérienne chez les animaux,
discutait en 2007 l’apparition chez les
vertébrés du système immunitaire dit
adaptatif – responsable de l’immunité
humorale décrite par Ehrlich. Fondé sur
la synthèse d’une diversité quasi illimitée
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
d’anticorps par les cellules B, ce système
est absent chez les invertébrés. Sommesnous donc, les vertébrés, mieux armés à
nous défendre contre les pathogènes que
les invertébrés ? Vivons-nous plus longtemps qu’eux ? Non, certaines palourdes
vivent 250 ans… Pour M. McFall-Ngai,
cette énorme diversité d’anticorps produite par le système immunitaire adaptatif permet de reconnaître une diversité tout aussi énorme de microbes, non
pour les détruire, mais pour vivre avec.
Grâce à cette multitude d’anticorps, les
vertébrés toléreraient leur microbiote
complexe – un luxe que la plupart des
invertébrés ne peuvent s’offrir – et en
contrôleraient ses membres. En retour,
la diversité microbienne nous enrichit de
voies métaboliques que nous ne possédons pas, et nous permet de digérer de
nouveaux aliments et de nous protéger
contre d’autres microbes plus pathogènes.
Toutefois, lorsqu’un membre de ce
microbiote devient plus agressif
et tente de pénétrer nos tissus, la
réponse immunitaire devient plus
forte, puis diminue lorsque la pénétration est contenue, tel un ressort
soumis à une force. Similaire à une
relation proie-prédateur où la proie
ne disparaît jamais totalement (le
nombre de prédateurs diminue avec
le nombre de proies), un équilibre
dynamique s’établit entre microbes et système immunitaire.
Cet équilibre serait le fruit de millions
d’années d’évolution. Au fil des générations, des microbes vivant en symbiose
avec des organismes auraient été sélectionnés avec eux, de même que le système immunitaire qui contrôlerait leur
présence dans l’organisme. Ainsi, dans
ce nouveau modèle, le système immunitaire devient un élément fondamental de
la construction de cet équilibre. Lorsque
le système immunitaire est perturbé ou
éliminé, l’équilibre s’altère ou s’effondre,
et l’hôte soit devient la proie des microbes,
soit développe des réponses immunitaires
contre les microbes de l’intestin, entraînant
des maladies inflammatoires chroniques
telles que la maladie de Crohn.
Comment, alors, le système immunitaire distingue-t-il les « bons » microbes
des « mauvais » ? Existerait-il deux types
de réponses immunitaires, l’un qui maintiendrait l’homéostasie et l’autre qui défendrait l’organisme ? De fait, les réponses
immunitaires se déclinent en plusieurs
types, que l’on classe sommairement en
pro-inflammatoires et anti-inflammatoires.
Mais ces propriétés tendent à se confondre
selon le contexte. Ainsi, une population de
cellules immunitaires, les cellules Th17,
non seulement produit des inflammations
dans l’intestin en réponse à des attaques
bactériennes, mais joue aussi un rôle préventif anti-inflammatoire.
Ces cellules interviennent dans l’élimination des bactéries pénétrant l’intestin en
recrutant des cellules – des phagocytes – qui
engloutissent les intruses et les détruisent.
Mais les cellules Th17 sont aussi très présentes dans l’intestin sain, en l’absence de
pénétration microbienne détectable et de
pathologie inflammatoire. De plus, nous
avons montré que leur absence entraîne
une pénétration bactérienne et une inflammation pathologique de l’intestin !
Les cellules Th17 préviennent donc
la pénétration bactérienne en tout temps,
souris d’une surinfection par la bactérie
Listeria grâce à la réponse immunitaire
qu’ils induisent.
Ami ou ennemi ? Pour la plupart des
microbes, ce statut dépend du contexte.
En revanche, les pathogènes puissants
sont toujours ennemis : c’est le cas des
bactéries responsables de la peste et du
choléra, ou du virus Ebola. Alors, comment fait le système immunitaire pour les
distinguer ? Je pense qu’il ne les distingue
pas. Tel le ressort tendu par la force, le
système immunitaire s’active proportionnellement à la charge du microbe, à
sa pénétration des tissus, aux dommages
qu’il engendre, sans pour autant définir
ce qu’est ce microbe. Nous, les hôtes,
pouvons nous sentir très bien, bien, plus
ou moins bien, ou mal, selon le degré
d’engagement du système immunitaire.
Parfois, en la présence de pathogènes
puissants, la réponse immunitaire est
violente et mobilise toute notre énergie,
pour notre survie. Mais la plupart du
temps, une fraction de cette énergie
suffit au système immunitaire pour
maintenir l’équilibre de l’hôte avec
le monde microbien et assurer son
homéostasie.
On voudrait sans doute que le système
immunitaire nous garantisse un corps
exempt de microbes et à l’abri du
risque d’infection. La réalité est tout
autre, car nous ne pouvons nous passer
de nos microbes symbiotiques, qui nous
apportent des compléments et des métabolites essentiels, nous protègent contre les
agents pathogènes et participent à notre
développement. Le système immunitaire a
évolué en conséquence, afin de maintenir
un équilibre entre ces microbes et nous,
ou devrais-je dire, afin de maintenir notre
équilibre, car nous sommes à la fois Homo
sapiens et microbes…
Le risque fait donc partie de notre organisme, mais le risque le plus grand n’est
pas forcément là où on l’attend. Vouloir
se défaire de notre microbiote, stériliser
à outrance, peut avoir des conséquences
imprévues. Pour l’immunologiste JeanFrançois Bach, la recrudescence des maladies allergiques serait due à la baisse des
expositions aux maladies infectieuses – une
thèse connue sous le nom de théorie de
l’hygiène. Il est assez ironique de constater
que le risque infectieux est inversement
proportionnel au risque allergique. L’équilibre est la clé, même dans l’hygiène. n
Le système immunitaire
ne distingue pas les bons
microbes des mauvais,
mais s’active en proportion
de leur action.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
même lorsque nous sommes en bonne
santé, et jouent ainsi un rôle préventif
anti-inflammatoire. Lors d’une infection,
elles sont sollicitées pour éliminer l’envahisseur ; le recrutement des phagocytes
s’emballe alors et se traduit par la pathologie inflammatoire. Ainsi, les réponses
immunitaires liées à l’homéostasie et à la
défense se confondent. Comme d’ailleurs
les concepts d’homéostasie et de défense…
Alors, comment l’organisme distinguet-il les bons microbes des mauvais ? Là aussi,
les notions se confondent. L’ami d’un jour
peut devenir l’ennemi d’un autre jour. Les
bactéries intestinales symbiotiques peuvent
provoquer une péritonite si une blessure
leur donne un accès à nos tissus. Les virus
herpès que nous portons tous peuvent nous
tuer lors d’une transplantation d’organe
accompagnée d’un traitement immunosuppresseur visant à éviter le rejet de la
greffe. À l’inverse, l’équipe de Herbert
Virgin, de l’Université de Washington
à Saint Louis, aux États-Unis, a montré
en 2007 que ce même virus protège des
Immunologie
[33
Médecine
Certains microbiotes intestinaux
favorisent le développement de l’obésité
et des pathologies associées, tel le diabète.
Modifier leur composition pourrait aider
à combattre ces maladies.
OBÉSITÉ
Philippe Gérard
L
’obésité, fléau de notre temps, n’est pas
seulement une question de mode de
vie et de prédisposition génétique. Un
acteur négligé jusque dans les années 1990
pourrait jouer un rôle crucial dans le développement de cette pathologie et de ses
complications : le microbiote intestinal,
l’ensemble des bactéries qui peuplent notre
tube digestif.
Un individu est considéré comme obèse
lorsque son indice de masse corporelle (le
rapport de la masse et du carré de la taille)
dépasse 30 kilogrammes par mètre carré.
En 2005, environ 1,6 milliard d’adultes
étaient en surpoids (indice supérieur à 25)
dans le monde et, parmi eux, au moins
400 millions étaient obèses. En France,
l’enquête nationale ObEpi a révélé que
15 % des individus étaient obèses en 2012
(contre seulement 8,5 % en 1997 !), auxquels
s’ajoutaient 32,3 % en surpoids sans être
obèses. L’obésité s’accompagne d’un risque
accru de développer des maladies telles que
le diabète, l’athérosclérose, des pathologies
hépatiques ou encore certains cancers. Si
34] Médecine
la flore
la modification du mode de vie au cours
des dernières décennies, marquée par une
alimentation plus riche et une diminution
de l’activité physique, joue assurément un
rôle dans le développement de l’obésité,
s’il ne fait plus doute que des variants de
certains gènes prédisposent à la maladie, il est maintenant admis que d’autres
facteurs sont nécessaires pour expliquer
l’augmentation constante de sa prévalence
au cours des dernières décennies.
Parmi ces facteurs, l’implication du
microbiote intestinal est une hypothèse
apparue il y a une dizaine d’années. Depuis,
de nombreuses études, la plupart fondées
sur l’observation et l’utilisation d’animaux
dépourvus de microbiote intestinal – des
animaux dits axéniques –, ont montré la
contribution de ce microbiote dans le développement de l’obésité et de pathologies
associées. Plus récemment, des études
effectuées chez l’homme ont confirmé que
les personnes obèses hébergent un microbiote intestinal déséquilibré, ce qui ouvre
la porte à de nouvelles stratégies visant à
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
intestinale mise en cause
L’ESSENTIEL
Le microbiote intestinal
de chaque individu
est unique.
■■
Néanmoins, entre
les personnes obèses
et celles sans surpoids,
on constate
des différences
dans sa composition.
■■
Des études chez la souris
suggèrent que certaines
bactéries favoriseraient
le développement
de l’obésité, tandis que
d’autres en protégeraient.
■■
De nouvelles stratégies
thérapeutiques sont
envisagées, visant
à favoriser la croissance
de bactéries intestinales
bénéfiques à l’aide
de prébiotiques.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Médecine
© Sebastian Kaulitzki/shutterstock.com
■■
[35
moduler ce microbiote afin de prévenir ou
traiter l’obésité et les pathologies associées.
Stérile in utero, le nouveau-né se retrouve
à la naissance en contact avec des bactéries
qui, rapidement, colonisent son tube digestif.
Lors d’un accouchement par voie naturelle,
le microbiote fécal maternel constitue la
source principale de bactéries colonisatrices
(on observe d’ailleurs des différences de
microbiote entre enfants nés par voie basse
ou par césarienne, mais aucun lien avec
l’obésité n’a été observé à ce jour). Puis
d’autres bactéries, provenant de la nourriture, de l’environnement ou du contact
avec les parents, entrent en contact avec le
nouveau-né et participent à la complexification progressive du microbiote de l’enfant.
Ce n’est que vers l’âge de deux ans qu’un
microbiote proche de celui de l’adulte est
définitivement installé.
Un kilo de bactéries
dans l’intestin
Chez l’adulte, la densité bactérienne est
maximale dans le côlon distal, avec 1011 bactéries par gramme de selles. Au total, plus
de 1014 bactéries colonisent notre tube
digestif, c’est-à-dire dix fois plus que le
nombre de cellules eucaryotes constituant
le corps humain. Ces bactéries, environ
mille espèces différentes, représentent
approximativement un kilogramme de
notre masse corporelle. À cela s’ajoute
la présence d’eucaryotes unicellulaires
(des organismes constitués d’une cellule
présentant un noyau) tels que des levures
ou des protozoaires dont l’importance,
en termes de quantité et de fonction, est
encore mal connue.
Jusqu’aux années 1980, la caractérisation du microbiote intestinal était réalisée à
l’aide des seules techniques de culture, qui
ne prenaient en compte que 30 % environ
des micro-organismes présents. Depuis, des
outils moléculaires ont été développés et
ont permis de montrer que trois grandes
familles rassemblent la plus grande part
des bactéries dominantes dans l’intestin :
Firmicutes, Bacteroidetes et Actinobacteria.
Au sein de ces familles, la plus grande
partie des espèces observées dans le microbiote fécal d’un individu lui sont propres,
même si un petit nombre d’espèces (quelques
dizaines) pourraient constituer un cœur
phylogénétique partagé par la plupart
des humains. Enfin, si la composition du
microbiote intestinal varie d’un individu
à l’autre, le profil des espèces dominantes
semble stable pour un individu donné,
sur des échelles de temps allant jusqu’à
plusieurs années.
Le microbiote intestinal exerce de nombreuses fonctions physiologiques dont
les répercussions pour l’hôte sont, pour
la plupart, bénéfiques. Parmi ces grandes
fonctions, la fermentation des substrats
disponibles dans le côlon, le rôle de barrière
à la colonisation par les micro-organismes
pathogènes, la synthèse de vitamines, le
développement et la maturation du système
immunitaire intestinal et les interactions
avec les cellules épithéliales participent
au maintien de la santé de l’hôte.
L’influence du microbiote intestinal
sur la physiologie de l’hôte a en particulier été mise en évidence grâce à l’étude
d’animaux dépourvus de microbiote intestinal. Des élevages de tels animaux dans
des enceintes stériles existent depuis plus
d’un demi-siècle. Les animaux présentent
un certain nombre d’anomalies physiologiques qui peuvent être corrigées en
quelques semaines par l’inoculation d’un
microbiote complexe et, parfois, d’une
seule espèce bactérienne. L’observation
de ces animaux a ainsi permis d’établir
l’importance du microbiote intestinal pour
le bon fonctionnement des organismes
hôtes. Elle a aussi révélé l’implication de
ce microbiote dans un nombre croissant
de maladies, dont l’obésité et les pathologies associées.
COMMENT L A F L ORE INTESTINA L E CONT R Ô LER A I T LE
L
a quantité de graisse stockée dans l’organisme pourrait être liée à la
composition du microbiote intestinal. C’est ce que suggère une étude
menée en 2004 chez la souris. Colonisées avec le microbiote intestinal
d’une souris normale, des souris sans germes, de masse grasse inférieure à la
normale, se sont mises à grossir, même avec un apport alimentaire réduit.
Plusieurs mécanismes ont été proposés pour expliquer ce phénomène.
L’un d’eux est l’augmentation de la
quantité de sucres simples absorbés
par l’organisme. Certains sucres
complexes ingérés ne sont pas digestibles par l’organisme. En revanche, les
bactéries intestinales les coupent en
sucres simples qui, eux, sont absorbés
par les parois intestinales et rejoignent
la circulation sanguine. Chez les souris
sans germe qui viennent de recevoir un
microbiote, l’afflux de sucres simples
associé aboutirait à une augmentation
de la synthèse des lipides dans le foie.
La production de certains lipides – des
36] Médecine
triglycérides – dans le foie serait ainsi
accrue.
L’utilisation de ces sucres complexes
par le microbiote intestinal aboutit
aussi à la production d’acides gras à
chaînes courtes (butyrate, acétate,
propionate) qui constituent une source
d’énergie pour notre corps (environ
10 % du total chez les omnivores, et
jusqu’à 70 % chez les ruminants). Ces
acides gras participent aussi à l’augmentation de la masse grasse des
souris de l’expérience. Par ailleurs, l’inoculation du microbiote intestinal inhibe
sélectivement l’expression d’une
protéine – Angptl4 (Angiopoietin-like
protein 4) – dans les cellules qui
tapissent l’iléum, la dernière partie de
l’intestin grêle. La protéine Angptl4 est
un inhibiteur d’une enzyme, la lipoprotéine lipase, nécessaire pour le stockage des graisses dans le tissu adipeux
(l’ensemble des cellules graisseuses de
l’organisme). La lipoprotéine lipase
libère les acides gras de leurs transporteurs, ce qui leur permet d’atteindre les
cellules graisseuses et d’y être stockés.
Angptl4 circule dans le sang et
empêche l’enzyme de libérer les acides
gras, limitant ainsi leur stockage. En
inhibant Angptl4, le microbiote favorise
donc une activité plus élevée de la lipoprotéine lipase, et ainsi une augmentation du stockage de lipides dans les
cellules graisseuses.
––P. G.
Sucres complexes
ingérés
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Dès 1983, Bernard Wostmann, de l’Université Notre Dame aux États-Unis, et ses
collègues avaient observé que des rongeurs
sans microbiote avaient besoin de 30 % de
calories supplémentaires pour maintenir
leur masse corporelle par rapport à des
animaux normaux (avec microbiote). Cette
observation était cependant passée inaperçue jusqu’à des travaux récents menés par
l’équipe de Jeffrey Gordon, de l’Université
Washington de Saint-Louis, aux États-Unis
– la première à proposer une implication
du microbiote intestinal dans le développement de l’obésité.
■■
L’AUTEUR
Philippe GÉRARD
est chercheur au
laboratoire Micalis
(UMR1319, Inra,
AgroParisTech),
à Jouy-en-Josas.
Les souris obèses ont
un microbiote différent
En 2004, J. Gordon et ses collègues ont
montré que la quantité de masse grasse
présente chez des souris normales (donc
avec microbiote) était supérieure de 42 %
à celle de souris sans germes du même âge
et de la même souche. De plus, la colonisation de ces souris axéniques par un
microbiote intestinal aboutissait à une
augmentation de 60 % de la masse grasse
en deux semaines malgré une réduction
de la prise alimentaire. Les biologistes
ont proposé plusieurs mécanismes pour
expliquer comment le microbiote intestinal
STOC K A G E D ES GRAIS SE S
Transfert
du microbiote
Souris
normale
Souris
sans microbiote
Microbiote
Foie
Digestion
par le microbiote
Plus de sucres simples
absorbés dans
l’intestin
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Production accrue
de lipides
Plus de graisses
stockées
© nemlaza/shutterstock.com ; Pour la Science
Augmentation du stokage
des graisses
pouvait faciliter le stockage des graisses
chez son hôte (voir l’encadré ci-dessous).
D’une façon ou d’une autre, le microbiote intestinal semblait être un élément
clé du contrôle de ce stockage – ce que
plusieurs travaux ont confirmé quelques
années plus tard. J. Gordon et ses collègues ont observé non seulement que les
souris axéniques avaient une masse grasse
moins importante que leurs congénères
non stériles, mais qu’elles restaient minces
en réponse à un régime riche en graisses.
Les souris avaient beau ingérer des lipides,
elles n’en stockaient pas plus.
De même, notre équipe à l’Inra de Jouyen-Josas a montré que, soumises à un régime
riche en graisses, les souris axéniques prenaient trois fois moins de poids que les
souris normales nourries de la même façon.
De plus, leur métabolisme des sucres et des
graisses était différent : les souris axéniques
ainsi nourries présentaient moins de sucres
et d’insuline dans le sang et régulaient mieux
leur glycémie (la concentration de sucre dans
le sang). Elles avaient aussi moins de lipides
dans le sang et plus de cholestérol dans le
foie. Ces résultats mettaient en évidence
l’importance du microbiote intestinal dans
la régulation des métabolismes glucidique
et lipidique chez l’hôte.
Quelles étaient les bactéries intestinales responsables de ce phénomène ? Pour
répondre à cette question, on a d’abord
recherché si des souris génétiquement
obèses (dont le gène de la leptine, une
hormone régulant la satiété, avait été muté)
hébergeaient un microbiote différent de
celui de souris sauvages. La réponse fut
positive : le microbiote des souris obèses
présentait une proportion accrue de bactéries de la famille des Firmicutes et une
plus faible proportion de Bacteroidetes,
associées à une présence plus importante
d’une autre famille, les Archaea méthanogènes. Il fallait donc à présent déterminer
si les différences de composition du microbiote entraînaient des différences dans le
métabolisme des aliments. Notamment, le
microbiote des souris obèses extrayait-il de
façon plus efficace l’énergie présente dans
les aliments ? Plus le nombre de calories
extraites est important, plus leur stockage
sous la forme de graisse l’est aussi.
Là encore, la réponse fut positive. On
a observé, d’une part, que le microbiote
de souris génétiquement obèses présentait une plus grande proportion de gènes
impliqués dans la digestion des sucres
Médecine
[37
complexes et, d’autre part, que le nombre
de calories résiduelles présentes dans les
fèces de ces souris était plus faible que
celui de souris minces, signe que les souris
obèses récupéraient plus d’énergie des
aliments que les souris minces.
■■
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L’assimilation
des sucres perturbée
Enfin, pour confirmer que des microbiotes
distincts modulent de façon différente le
métabolisme énergétique de l’hôte, les
microbiotes de souris obèses ou de souris
non mutées ont été transférés chez des souris
sans germes. L’augmentation de la masse
grasse s’est révélée plus importante chez
les souris qui avaient reçu le microbiote
de souris obèses : les souris receveuses
avaient acquis des capacités de stockage
des graisses comparables à celles de leurs
donneuses obèses.
Plus récemment, notre équipe a observé
que le type de microbiote implanté influe
non seulement sur le développement de
l’obésité, mais aussi sur les troubles métaboliques associés. Nous avions remarqué
que lorsqu’on administre un régime riche
en graisses à des souris normales, certaines,
mais pas toutes, développent des troubles
métaboliques fréquemment associés à l’obésité, tels qu’une résistance à l’insuline ou
une stéatose hépatique – une lésion du
foie liée à une accumulation de graisse
dans les cellules hépatiques.
Afin de déterminer si le microbiote
intestinal était responsable de ces réponses
différentes au régime hyperlipidique, deux
groupes de souris axéniques ont été colonisés soit avec le microbiote d’une souris
qui avait développé une résistance à l’insuline et une stéatose hépatique, soit avec
le microbiote d’une souris qui n’avait pas
développé ces complications métaboliques
(voir l’encadré ci-dessous). Les deux souris
donneuses avaient suivi un régime riche
en graisses pendant 16 semaines et avaient
le même poids. Le groupe ayant reçu le
premier microbiote a alors développé une
hyperglycémie et une hyperinsulinémie
(les concentrations de sucres et d’insuline
dans le sang étaient plus élevées que la
normale), signes d’un dysfonctionnement
du métabolisme des sucres. En revanche,
les souris ayant reçu le second microbiote
présentaient une glycémie normale. Les
premières souris avaient aussi développé
une stéatose, contrairement aux secondes.
Ainsi, un nombre croissant d’études
utilisant des animaux axéniques et des
transplantations de microbiote ont montré
que celui-ci peut être une cause du développement de l’obésité et des pathologies
associées. Les bactéries responsables de ces
effets restent peu connues. Néanmoins, des
chercheurs de l’Université de Shanghaï, en
Le microbiote intestinal pourrait jouer un rôle dans le
développement non seulement de l’obésité, mais aussi des
troubles métaboliques associés, telle une stéatose
hépatique, une lésion du foie. C’est ce que les auteurs ont
montré en implantant dans l’intestin de souris sans germes
le microbiote soit d’une souris en bonne santé, soit d’une
38] Médecine
souris présentant des troubles métaboliques, dont une
stéatose hépatique. Contrairement aux premières
(à gauche), les secondes ont développé une stéatose
hépatique massive en réponse à un régime hyperlipidique,
qui se traduit par l’accumulation de gouttelettes de lipides
dans les cellules du foie (à droite, en blanc).
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
© Stephan Bouet, Atelier d’histologie, INRA
T R OUBLE S MÉ TABOLI QUE S : L A F L ORE INTES TINA L E ES T A USSI IMPL IQUÉE
Le microbiote intestinal en cause dans l’inflammation chronique ?
L
’obésité, comme ses complications métaboliques (résistance atteignent les régions cibles des
à l’insuline, diabète de type 2), est associé à une
inflammation chronique peu intense. Cette constatation
récente a conduit Patrice Cani, de l’Université catholique de
Louvain, et ses collègues, à proposer un mécanisme liant
le microbiote intestinal et cette inflammation systémique.
Leur hypothèse est que les
lipopolysaccharides ou LPS,
constituants de la paroi de
certaines bactéries présentes
dans l’intestin, agiraient comme
un facteur déclenchant lors
d’une alimentation riche en
graisses. Les LPS sont parmi les
molécules les plus inflammatoires. En temps normal, ils sont
libérés de façon continue dans
l’intestin à la mort des bactéries.
Ils sont alors absorbés par les
parois intestinales, puis transportés dans l’organisme. Comportant une partie lipidique, ils
Chine, ont récemment isolé une bactérie
candidate dans l’intestin d’un patient obèse.
Implantée seule dans le tube digestif de
souris axéniques, cette bactérie, nommée
Enterobacter cloacae B29, les rend obèses en
réponse à un régime hyperlipidique, ce
dont seul un microbiote complexe s’était
révélé capable jusqu’à présent.
À l’inverse, l’équipe de Patrice Cani,
à l’Université catholique de Louvain, en
Belgique, a montré que l’espèce Akkermansia
muciniphila peut avoir un effet protecteur
vis-à-vis de l’obésité. Cette bactérie, qui
représente 3 à 5 % du microbiote intestinal chez une personne en bonne santé, se
nourrit du mucus qui tapisse l’intestin.
L’équipe avait observé que, soumises à un
régime hyperlipidique, des souris avaient
tendance à devenir obèses et que la proportion d’Akkermansia muciniphila dans
leur microbiote diminuait fortement. Ils
ont alors administré cette bactérie aux
souris devenues obèses, ce qui a entraîné
une perte de poids, en particulier de masse
grasse, associée à une amélioration de la
sensibilité à l’insuline.
Et chez l’homme ?
Les études chez l’homme ont elles aussi
confirmé que les proportions des grandes
familles bactériennes dans le microbiote
intestinal diffèrent entre personnes obèses
et personnes minces. À commencer par la
première étude du lien entre microbiote
intestinal et obésité chez l’homme, réalisée
en 2006 par l’équipe de J. Gordon.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
lipides – le tissu adipeux. Ils sont
alors reconnus par des cellules
du système immunitaire – des
macrophages – qui déclenchent
une réaction inflammatoire. La
concentration de LPS est cependant trop faible pour que l’inflammation soit détectable.
En revanche, plusieurs études
ont montré chez la souris qu’un
régime hyperlipidique, en altérant le microbiote intestinal, facilite l’absorption de LPS par la
paroi intestinale et augmente sa
concentration dans le sang. Cette
Les biologistes de l’Université Washington ont comparé le microbiote d’humains
obèses et minces. Ils ont observé que les
sujets obèses hébergeaient une moindre
proportion de Bacteroidetes et plus de Firmicutes que les sujets minces, comme cela
avait été décrit chez la souris. La composition du microbiote pouvait-elle changer
lorsque les personnes obèses maigrissaient ?
Pour le savoir, les biologistes ont soumis
les 12 sujets obèses de l’étude à un régime
hypocalorique, appauvri soit en lipides,
soit en glucides. La perte de poids a permis
de restaurer un profil bactérien similaire à
celui des sujets minces, indépendamment
du type de régime instauré. En outre, plus
la perte de poids était importante, plus la
proportion de Bacteroidetes dans leur microbiote augmentait. Ainsi, la proportion de
ces bactéries dans le microbiote semblait
liée au degré de surpoids. Avaient-elles
un effet protecteur vis-à-vis de l’obésité ?
La réponse obtenue n’est pas claire :
après cette première étude chez l’humain,
de nombreux laboratoires ont à leur tour
comparé le microbiote d’individus minces
et obèses, et les conclusions étaient discordantes. Ainsi, une étude réalisée chez
des vrais et des faux jumeaux adultes a
confirmé que les sujets obèses présentaient
une plus faible proportion de Bacteroidetes
dans leur microbiote que les sujets minces.
Mais cette fois, elle était associée à une
plus grande proportion d’Actinobacteria,
tandis que la proportion de Firmicutes ne
différait pas entre obèses et non obèses. À
l’inverse, d’autres études n’ont pas observé
augmentation pourrait entraîner
une réaction inflammatoire chronique dans tout l’organisme, telle
celle observée dans l’obésité et
ses complications.
Chez l’homme, le lien de cause
à effet n’est pas établi, mais
plusieurs études suggèrent que
les LPS pourraient jouer un rôle
dans l’apparition des troubles liés
à un mauvais métabolisme.
Notamment, la concentration de
LPS dans le sang est plus élevée
chez des individus présentant un
diabète de type 2.
––P. G.
de différence entre obèses et minces dans
les proportions de Bacteroidetes, ou ont
noté une plus grande proportion de cette
population chez les individus obèses.
Plus récemment, une étude menée
par le consortium international MetaHIT
a porté sur une cohorte de 292 adultes
danois comprenant 123 personnes non
obèses et 169 obèses. Ce projet, coordonné
par l’Inra, rassemblait 14 organismes de
recherche et industriels européens (France,
Allemagne, Danemark, Espagne, Italie,
Pays-Bas, Royaume-Uni) et la Chine. Les
chercheurs ont analysé le génome bactérien intestinal de ces individus grâce à une
nouvelle technique, la métagénomique
quantitative. Il ressort que deux groupes
d’individus se distinguent selon le nombre
de gènes microbiens différents de leur
microbiote. Ainsi, environ un quart des
individus sont « pauvres » en espèces bactériennes, avec un microbiome (l’ensemble
des gènes du microbiote) constitué de
moins de 500 000 gènes bactériens, tandis
que le reste de la population héberge un
microbiote plus diversifié comprenant
600 000 gènes en moyenne.
Et si l’on retrouve ces deux groupes
aussi bien chez les individus obèses que
chez les individus non obèses, les personnes pauvres en bactéries intestinales
ont un risque plus important que les personnes riches en bactéries de développer
des complications liées à l’obésité : diabète
de type 2, problèmes lipidiques, hépatiques,
cardiovasculaires, voire certains cancers...
Par ailleurs, une intervention nutritionnelle
Médecine
[39
Jumelle
obèse
Souris
receveuse
capables de coloniser les souris qui avaient
reçu le microbiote de la jumelle obèse. Ces
bactéries pourraient donc être responsables
de la protection observée.
Ces résultats indiquent qu’il existe non
seulement un type de microbiote capable
de rendre obèse, mais aussi un microbiote
capable de protéger contre le développement
de l’obésité et susceptible de remplacer le
microbiote obésogène. On pourrait donc
imaginer, chez des patients obèses, de
remplacer le microbiote intestinal existant
par un microbiote capable de limiter le
développement de l’obésité.
La souris
grossit
Régime
Microbiote
Cohabitation
dans une cage
Régime
Les deux souris
restent minces
Microbiote
Jumelle
mince
Régime
Souris
receveuse
La souris
reste mince
© nemlaza/shutterstock.com ; Pour la Science
Soigner avec
du microbiote ?
LE MICROBIOTE INTESTINAL D’UNE PERSONNE MINCE peut protéger une souris de l’obésité.
C’est ce qu’une équipe a montré en 2013 en transférant le microbiote de couples de jumelles,
l’une obèse, l’autre mince, dans l’intestin de souris sans germes. Soumises à un régime pauvre
en graisse et riche en fibres, les souris ayant reçu le microbiote « obèse » ont grossi (en haut),
contrairement aux autres (en bas). Mais quand les souris cohabitaient, aucune ne grossissait
(au centre) : manger les crottes des souris à microbiote « mince » a protégé celles ayant un
microbiote « obèse »...
ayant pour objectif de réduire l’indice de
masse corporelle de patients obèses s’est
révélée plus efficace chez ceux hébergeant
un microbiote riche en bactéries.
L’ensemble de ces résultats ne permet
donc pas d’établir un type de microbiote
intestinal associé à l’obésité, mais suggère
plutôt qu’une combinaison de facteurs
environnementaux et génétiques contribue
à l’établissement, chez un individu, d’un
microbiote spécifique, qui pourrait alors
favoriser ou non le développement d’une
obésité. Par ailleurs, ces résultats ne permettent pas de déterminer si les différences
de microbiote observées chez l’homme sont
les causes ou les conséquences de l’obésité.
C’est ainsi que l’idée de transférer des
microbiotes humains à des souris axéniques
est apparue. En effet, si le microbiote intestinal est la cause de la prise de poids chez
certains individus obèses, leur microbiote devrait également être capable de
rendre des souris obèses ! Encore une fois,
l’expérience a été réalisée par l’équipe de
40] Médecine
J. Gordon, en 2013. L’étude a été réalisée
avec le microbiote de jumelles dont une
seule des deux était obèse. Les microbiotes
des sœurs jumelles ont donc été transférés à
des souris axéniques. Les souris receveuses
ont alors exprimé le même phénotype que
les jumelles donneuses : les souris ayant
reçu le microbiote de la jumelle obèse sont
devenues obèses, tandis que celles ayant
reçu le microbiote de la jumelle mince restaient minces. Plus étonnant encore, lorsque
les souris ont été mises à cohabiter dans
la même cage après le transfert de microbiotes, toutes les souris restaient minces.
Comment expliquer ce phénomène ?
Les souris sont coprophages, c’est-à-dire
qu’elles mangent leurs crottes et peuvent
ainsi échanger leurs microbiotes. Et dans ce
cas précis, le microbiote issu de la jumelle
mince est capable de supplanter celui de
la jumelle obèse et de coloniser l’ensemble
des souris. En particulier, des bactéries de
la famille Bacteroidetes et issues du microbiote de la jumelle mince se sont révélées
Ce procédé, nommé transplantation fécale,
est appliqué depuis des décennies à des
patients atteints d’infections récurrentes
à Clostridium difficile, une bactérie responsable de colites potentiellement mortelles.
Dans ce cas, la transplantation fécale se
révèle trois à quatre fois plus efficace
que les antibiotiques ! Chez des patients
obèses, la méthode a été utilisée pour la
première fois à l’hôpital de Groningen,
aux Pays-Bas. Le microbiote intestinal de
donneurs minces a été infusé à des donneurs obèses souffrant d’un syndrome
métabolique (un ensemble de symptômes
liés à un mauvais métabolisme). Bien que
ce traitement n’ait eu aucun impact sur
le poids des patients receveurs, leur sensibilité à l’insuline a été améliorée, avec
des effets perdurant six semaines après
l’infusion du microbiote.
Si cette méthode n’est probablement pas
amenée à être généralisée dans le traitement
de l’obésité et des pathologies associées, elle
montre qu’une modification du microbiote
intestinal peut améliorer, chez l’homme, des
paramètres physiologiques liés à ces pathologies. De ce fait, de nouvelles stratégies
visant à moduler le microbiote intestinal, en
particulier nutritionnelles, pourraient voir
le jour prochainement afin de combattre le
développement de l’obésité. En particulier,
l’utilisation de prébiotiques, c’est-à-dire de
sucres complexes échappant à la digestion
dans l’intestin grêle et favorisant la croissance ou l’activité des bactéries intestinales
bénéfiques à notre santé, pourrait corriger
les déséquilibres du microbiote associés à
l’obésité et contribuer à une perte de poids,
dans le cadre d’une prise en charge plus
générale de la pathologie.
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© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
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Physiologie
Les maladies mentales
viennent-elles du ventre ?
V. Daugé, M. Jaglin, L. Naudon et S. Rabot
Les indices d’une implication
des bactéries intestinales dans certaines
maladies mentales s’accumulent.
Faut-il soigner celles-ci par le ventre
plutôt que par le cerveau ?
42] Physiologie
L’ESSENTIEL
Le microbiote intestinal
communique avec
le cerveau par les voies
sanguine et nerveuse.
Il influe ainsi sur
le comportement.
■■
Des déséquilibres du
microbiote pourraient
être en cause dans
certaines maladies
neurodéveloppementales
ou psychiatriques,
telles que l’autisme
et la dépression.
■■
Des résultats
préliminaires suggèrent
que ces maladies
pourraient être soignées
en corrigeant
ces déséquilibres.
■■
© DmitriMaruta/shutterstock.com
N
otre tube digestif abrite une communauté microbienne comptant près
de cent mille milliards de bactéries.
Composé d’environ un millier d’espèces
différentes, ce « microbiote intestinal »
représente une diversité génétique énorme.
On le considère aujourd’hui comme un
véritable organe, situé à l’interface des aliments ingérés, qu’il contribue à digérer, et
de la muqueuse intestinale. Il échange des
signaux moléculaires avec cette dernière,
ce qui lui permet in fine de communiquer
avec tout l’organisme. Au cours des dix
dernières années, le séquençage du génome
du microbiote (le métagénome) et l’analyse
des espèces chimiques qu’il produit ont
progressé grâce à diverses avancées techniques. Les chercheurs ont alors accumulé
des preuves d’un lien entre la physiologie
de l’hôte et le microbiote, qui va jusqu’à
influencer le cerveau.
On a ainsi montré que certaines maladies étaient associées à des déséquilibres
du microbiote, nommés dysbioses. L’encéphalopathie hépatique est l’une d’elles. Ce
syndrome neuropsychiatrique se manifeste, entre autres, par de l’anxiété et des
troubles de l’humeur et de la cognition. Il
est principalement causé par une insuffisance hépatique (un dysfonctionnement
du foie), mais il se caractérise aussi par une
composition particulière du microbiote
intestinal. Ce dernier produit en quantité
excessive certaines substances, tel l’ammoniac, qui ne sont plus détoxifiées par le
foie et s’accumulent de façon anormale
dans la circulation sanguine et le cerveau.
L’utilisation d’antibiotiques ou de prébiotiques (des composés alimentaires non
digestibles qui stimulent l’activité ou la croissance des bactéries intestinales) permet de
diminuer les troubles neuropsychiatriques,
signe d’une influence du microbiote sur
le cerveau. Cette influence s’exerce-t-elle
même dans un organisme sain ? Joue-t-elle
un rôle dans d’autres maladies du système
nerveux central ? Par quels mécanismes les
bactéries intestinales peuvent-elles agir à
distance sur le cerveau ? C’est à ce type
de questions qu’un nombre croissant de
chercheurs tentent de répondre depuis
quelques années.
Les biologistes ont mis au point deux
stratégies pour étudier l’effet du microbiote
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
intestinal sur le cerveau. La première se
fonde sur des animaux dits axéniques, qui
sont privés de ce microbiote ; on observe
les dysfonctionnements de leur organisme
et on tente de les corriger par l’inoculation
d’un microbiote. La seconde stratégie,
appliquée à la fois chez l’homme et chez
l’animal, consiste à moduler le microbiote
intestinal par l’administration d’antibiotiques, de prébiotiques et de probiotiques
(des bactéries ou des levures qui ont divers
effets sur le microbiote, dont elles corrigent
les déséquilibres dans certains cas), puis
à analyser les conséquences.
Chez les rongeurs axéniques, le principal dysfonctionnement est une hypersensibilité au stress (voir l’encadré page 44),
constatée pour la première fois en 2004
par Nobuyuki Sudo, de l’Université de
Kyūshū, au Japon, et ses collègues. Après
avoir immobilisé des souris axéniques et
des souris normales pendant une heure,
les chercheurs ont montré que la concentration sanguine de corticostérone, une
hormone liée au stress, était doublée chez
les animaux dépourvus de microbiote.
Par la suite, ce résultat a été confirmé à
plusieurs reprises, d’abord chez la souris
à l’Université McMaster au Canada et à
l’Université de Cork en Irlande, puis chez
le rat par notre équipe à l’Inra.
Le microbiote semble donc avoir un
effet modérateur sur la réponse au stress.
Peut-on obtenir un effet déstressant en le
modulant ? Deux études réalisées en 2011
et 2012 par Javier Bravo, de l’Université
de Cork, et ses collègues, et par Afifa AitBelgnaoui, de l’Inra, le suggèrent. Les chercheurs ont montré que l’administration
de bactéries probiotiques à des rats et des
souris atténue la libération de corticostérone
provoquée par des situations stressantes.
Au niveau comportemental, la réponse
au stress se traduit par divers effets :
combat, fuite, comportements anxieux...
Ces derniers ont été les plus étudiés, à
l’aide de tests consistant à analyser la
réaction de rongeurs placés dans des
situations anxiogènes : forte luminosité,
espace ouvert non protégé… Au cours
de ces tests, la réponse comportementale
des rongeurs axéniques diffère presque
toujours de celle de leurs congénères.
Les comportements anxieux peuvent être
augmentés ou atténués selon les rongeurs
et les tests utilisés (ces comportements
dépendent de multiples paramètres et
ne varient pas forcément de la même
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
LES SYMPTÔMES DE L’AUTISME, notam-
ment le manque de sociabilité, ont pu être
atténués chez des souris en agissant sur les
bactéries intestinales.
Physiologie
[43
■■
LES AUTEURS
Valérie DAUGÉ, Mathilde JAGLIN,
Laurent NAUDON et Sylvie
RABOT sont respectivement
directrice de recherche,
doctorante et chargés de
recherche à l’Institut Micalis
(UMR1319), au Centre Inra de
Jouy-en-Josas.
façon que la concentration de corticostérone), de sorte que le sens de la régulation
exercée par le microbiote fait débat. En
revanche, l’inoculation d’un microbiote
aux animaux axéniques conduit toujours
à une normalisation du comportement
anxieux, ce qui confirme l’existence de
cette régulation.
Une influence
sur les émotions
■■
BIBLIOGRAPHIE
M. Crumeyrolle-Arias et al.,
Absence of the gut microbiota
enhances anxiety-like behavior
and neuroendocrine response
to acute stress in rats,
Psychoneuroendocrinology,
vol. 42, pp. 207-217, 2014.
J. A. Gilbert et al., Toward
effective probiotics for autism
and other neurodevelopmental
disorders, Cell, vol. 155,
pp. 1446-1448, 2013.
P
DE S BAC TÉRIES DÉSTRES S A NTES
chez l’homme, s’ils n’ont pas de
microbiote intestinal.
Cette hormone est synthétisée
par les glandes surrénales,
situées au-dessus des reins, à la
suite d’une cascade de réactions
déclenchée par une région du
cerveau, l’hypothalamus. Elle a
de nombreuses actions, qui
permettent à l’organisme de se
défendre face au stimulus stressant : augmentation de la pression sanguine, mobilisation des
ressources énergétiques… Elle se
lie aussi à des récepteurs spécifiques sur les neurones de l’hippocampe, une région du cerveau
essentielle à diverses fonctions
(apprentissage, mémoire, etc.).
Un stress intense peut alors
conduire à une concentration
excessive de corticostérone et à
une dégradation de ces
fonctions.
Une piste pour diminuer la
réponse au stress est alors de
moduler le microbiote intestinal.
Plusieurs équipes y sont parvenues chez les rongeurs, grâce à
l’administration de probiotiques.
LES COMPORTEMENTS ANXIEUX sont une
manifestation possible de la réponse au stress.
Chez les rongeurs, on les quantifie grâce à divers
dispositifs expérimentaux. Plus une souris est
anxieuse, plus elle met de temps à descendre d’une
plate-forme (à gauche), et plus elle s’abrite dans
les bras fermés d’un dispositif en croix (à droite).
44] Physiologie
© Laurent Naudon
© Laurent Naudon
lusieurs expériences sur
des rongeurs suggèrent
que les bactéries intestinales modèrent la réponse au
stress. En effet, placés en situation stressante, des souris ou
des rats ont une plus grande
concentration sanguine de
corticostérone, hormone du
stress équivalente au cortisol
De façon générale, le microbiote influencerait la réactivité émotionnelle, comme
le suggère une étude réalisée en 2013 par
Kirsten Tillisch, de l’Université de Californie à Los Angeles, et ses collègues. Des
femmes ayant consommé durant un mois
un produit laitier enrichi en probiotiques
accordaient moins d’attention à des stimulus émotionnels négatifs, tels des visages
exprimant la peur ou l’anxiété ; en outre,
l’imagerie cérébrale par résonance magnétique (IRM) a révélé que cette consommation
modifiait l’activité de structures cérébrales
impliquées dans la perception sensorielle
et le contrôle des émotions.
En 2013, l’équipe de Timothy Dinan,
à l’Université de Cork, a montré que l’absence de microbiote détériore le comportement social. Par exemple, dans un test
de sociabilité utilisant un dispositif à trois
chambres, les souris axéniques préfèrent
la chambre vide à celle hébergeant un
congénère, et vont plus volontiers vers une
souris qu’elles connaissent que vers une
inconnue. Ce comportement traduit une
motivation sociale moindre et une peur de
la nouveauté. L’inoculation d’un microbiote
rétablit chez ces souris un comportement
social comparable à celui de souris normales.
Nous avons abouti à la même conclusion
chez le rat en 2014 : des rats axéniques
mis en présence d’un congénère inconnu
engagent moins de contacts sociaux que
des animaux normaux.
Les mécanismes impliqués restent
à préciser, mais diverses modifications
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
chimiques du cerveau ont été observées. Les
bactéries intestinales influent notamment
sur la concentration cérébrale de plusieurs
neurotransmetteurs (les substances assurant la communication entre neurones) tels
que la dopamine, la sérotonine ou la noradrénaline, et sur celle de neurotrophines
(des protéines favorisant la croissance et
la survie des neurones). Ainsi, chez les
animaux axéniques ou qui ont consommé
des probiotiques, les concentrations de
ces substances sont modifiées dans plusieurs régions du cerveau. La façon dont
le microbiote influe sur ces concentrations
est encore inconnue.
Un lien entre microbiote
et autisme
Ces études révèlent l’influence du microbiote sur le cerveau et les effets néfastes
de ses déséquilibres. Certaines pathologies neurodéveloppementales ou psychiatriques humaines seraient-elles liées à de
tels déséquilibres ? Nous avons vu que
pour un syndrome neuropsychiatrique
complexe, l’encéphalopathie hépatique,
ce lien est établi. Un faisceau d’indices
suggère une implication du microbiote
dans d’autres pathologies, telles que les
maladies du spectre de l’autisme et les
troubles de l’humeur (voir l’encadré page 46).
Ainsi, plusieurs travaux ont révélé que
le microbiote intestinal d’enfants autistes
présentait des différences avec celui d’enfants témoins. L’activité métabolique du
microbiote était également particulière,
comme l’ont révélé les métabolites retrouvés
dans les matières fécales et dans l’urine.
Précisons cependant que dans ces études,
beaucoup d’enfants autistes avaient reçu
de façon répétée dans leur jeune âge des
antibiotiques à large spectre, ou suivaient
un régime alimentaire spécifique en raison
de troubles gastro-intestinaux fréquents. Ces
deux éléments ont pu causer un déséquilibre du microbiote intestinal sans rapport
avec leur pathologie.
Néanmoins, l’hypothèse d’un rôle du
microbiote dans l’autisme est accréditée
par des résultats publiées en 2013 et obtenus par l’équipe de Sarkis Mazmanian,
de l’Institut de technologie de Californie
(Caltech), à Pasadena, sur un modèle de
souris imitant les anomalies comportementales de la maladie : comportement
asocial et stéréotypé, anxiété, déficit de
vocalisations (assimilable à des troubles
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Glossaire
Animal axénique
Animal dépourvu
de microbiote intestinal,
car né et élevé
en conditions stériles.
Cytokines
Molécules synthétisées
par les cellules du système
immunitaire et agissant
à distance sur d’autres
cellules. Certaines peuvent
causer des inflammations.
Prébiotiques
Composés alimentaires non
digestibles qui améliorent la
santé de l’hôte en stimulant
la croissance ou l’activité
d’un nombre limité
de bactéries intestinales.
Probiotiques
Bactéries ou levures qui,
administrées en quantité
adéquate, améliorent
la santé de l’hôte. Ces
organismes ne s’installent
pas durablement dans le tube
digestif, mais peuvent influer
sur le microbiote.
de la communication)… Le microbiote
de ces souris présentait des particularités
de composition et d’activité métabolique
qui évoquaient celles des enfants autistes.
Les chercheurs ont ensuite montré que la
modification du microbiote intestinal peut
améliorer les anomalies comportementales
de ces souris : les symptômes de celles
traitées avec une souche bactérienne de
l’espèce Bacteroides fragilis se sont atténués,
tandis que leur microbiote se normalisait.
Quelques résultats commencent à être
obtenus chez l’homme. En 2000, les équipes
de Richard Sandler, de l’Hôpital pour enfants
Rush, à Chicago, et de Sidney Finegold, de
l’Université de Californie à Los Angeles,
ont mené un essai clinique chez un petit
groupe d’enfants âgés de quatre à sept ans
et atteints d’autisme régressif (une forme
d’autisme apparaissant tardivement, après
l’âge de 18 mois). Les enfants ont reçu de
la vancomycine, un antibiotique ciblant
certains groupes de bactéries intestinales
dont la composition est différente chez les
personnes autistes (et chez les modèles de
souris autistes). Leurs anomalies comportementales se sont alors atténuées et leur
capacité à s’exprimer s’est améliorée. Ces
résultats étayent l’hypothèse d’une implication du microbiote intestinal dans l’autisme.
De nombreux autres essais cliniques seront
cependant nécessaires pour la confirmer.
Un antibiotique qui
soigne la dépression ?
Qu’en est-il des troubles de l’humeur, telle
la dépression ? Plusieurs travaux ont montré
que la composition du microbiote intestinal
est bouleversée chez des rongeurs présentant un comportement de type dépressif,
provoqué soit par une séparation de leur
mère dans la petite enfance, soit par la mise
hors service de leur système olfactif à l’âge
adulte (par l’intermédiaire d’une opération
chirurgicale au cerveau). Chez l’homme, une
équipe de la Faculté de médecine d’Izumo,
au Japon, a découvert en 2012 qu’un antibiotique, la minocycline, atténue les symptômes dépressifs, tels que la tristesse, les
insomnies, l’anxiété, etc. Malheureusement,
aucune analyse du microbiote intestinal
n’a été réalisée dans cette étude, de sorte
qu’on ignore si l’effet bénéfique est dû à
une modification du microbiote ou aux
propriétés anti-inflammatoires et neuroprotectrices de la minocycline (qui limite
la mort des neurones et le stress oxydant).
Physiologie
[45
D’autres essais cliniques ont montré
que la consommation de bactéries probiotiques atténue le niveau d’anxiété et améliore
l’humeur ou l’état émotionnel d’individus
à tendance dépressive. Cet effet favorable
des probiotiques a aussi été observé sur
des modèles animaux de dépression. Par
exemple, l’administration du probiotique
Bifidobacterium infantis à des rats rendus
« dépressifs » par une séparation précoce
de leur mère améliore leur comportement.
Parallèlement, plusieurs paramètres perturbés
par la séparation redeviennent normaux, tels
que le fonctionnement du système immunitaire et la concentration de noradrénaline (un
neurotransmetteur dont le déficit serait une
des causes de la dépression) dans le tronc
cérébral, où elle est synthétisée.
Là encore, de nombreux essais cliniques
devront être réalisés pour établir l’efficacité
des probiotiques dans le traitement de la
dépression. Ces études préliminaires ont
tout de même conduit l’équipe de T. Dinan
à proposer de définir une nouvelle classe
de probiotiques, les psychobiotiques : il
s’agirait de micro-organismes vivants qui
améliorent les symptômes de patients souffrant d’une maladie psychiatrique, en produisant dans leur intestin des molécules
susceptibles d’interagir avec le cerveau.
Les mécanismes qui lient ces maladies aux
bactéries intestinales restent à élucider, mais
on connaît plusieurs moyens par lesquels
le microbiote influe sur le cerveau. Deux
catégories de molécules seraient en cause :
d’une part, celles produites par l’activité
métabolique des bactéries et libérées dans
l’intestin (il s’agit par exemple d’acides
gras issus d’un processus de fermentation) ; d’autre part, celles qui constituent
l’enveloppe des bactéries, leurs cils ou
leurs flagelles (des prolongements cellulaires dotés de fonctions sensorielles ou
motrices). L’action de ces molécules sur
le cerveau peut être directe ou indirecte.
Dans le premier cas, elles passent dans
le sang ou activent les voies nerveuses
innervant la muqueuse intestinale. Dans le
second, elles provoquent la libération par
la muqueuse de certains composés, qui à
leur tour passent dans le sang ou activent
les voies nerveuses (voir l’encadré ci-contre).
Les bactéries intestinales libèrent
dans l’intestin des molécules très variées,
46] Physiologie
Cerveau
Nerf vague
Paroi intestinale
Muscle longitudinal
Cœur
Estomac
Côlon
Intestin
grêle
© Sylvie Dessert
Des ponts entre intestin
et cerveau
C OMMENT L E M I C R O B I O T E
L
e microbiote intestinal agit sur le cerveau par les voies sanguines et nerveuses.
Il sécrète et libère toutes sortes de molécules (billes vertes), qui rencontrent les
villosités tapissant l’intestin. Chaque villosité comprend une couche externe, dite
épithéliale, composée de cellules épithéliales et endocrines, ainsi qu’une couche sousépithéliale, truffée de terminaisons nerveuses et de vaisseaux sanguins (zoom à droite).
Des cellules immunitaires glissent des prolongements entre les cellules épithéliales.
Une partie des molécules produites
par les bactéries traversent les cellules
épithéliales, tandis que d’autres se fixent
sur les prolongements des cellules immunitaires ou sur les cellules endocrines. Ces
deux derniers types de cellules réagissent
en libérant d’autres composés dans la
couche sous-épithéliale. Les cellules
immunitaires produisent des cytokines
(billes bleues), les cellules endocrines des
neuropeptides (billes rouges). Cette
réponse peut aussi être déclenchée par
les molécules constituant la structure
externe des bactéries. Dans certains cas,
par exemple lors d’un stress, la perméabilité augmente et des fragments de bactéries en décomposition passent entre les
cellules épithéliales pour atteindre également la couche sous-épithéliale.
Une fois arrivées dans cette couche,
toutes ces molécules peuvent passer dans
le sang ou activer les neurones du
« système nerveux entérique », en se fixant
sur leurs récepteurs membranaires. Ce
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
A G I T- I L S U R LE C ERVE AU ?
Vaisseaux sanguins
Vaisseaux lymphatiques
Nerf vague (branche sensorielle)
Nerf vague (branche motrice)
Villosité
Muqueuse
Lumière
intestinale
Bactéries
lumière intestinale
cellule
endocrine
Microvillosité
Neuropeptides
Plexus
sous-muqueux
Muscle circulaire
Plexus myentérique
cellule
épithéliale
cellule
immunitaire
Terminaison
d’un neurone
entérique
Cytokines
Nerf
vague
Vaisseaux sanguins
système, qui compte près de 200 millions
de neurones, est divisé en deux composantes : le plexus myentérique, qui
commande les contractions musculaires
et fait progresser les aliments dans l’intestin, et le plexus sous-muqueux, qui est
sensible à l’environnement chimique et
régule les sécrétions intestinales. Le
système nerveux entérique influe sur le
cerveau, notamment via le nerf vague.
Les molécules qui passent dans le sang
ont également divers effets sur le cerveau.
L’ammoniac fabriqué par les bactéries est
toxique pour les neurones quand il est en
quantité excessive. Les cytokines peuvent
causer une inflammation des tissus
nerveux. Les neuropeptides sont susceptibles d’activer les neurones. Les mécanismes liant les déséquilibres du
microbiote à certaines maladies mentales
restent à préciser, mais les modes d’action
potentiels ne manquent donc pas.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
susceptibles d’être transportées par le sang
jusqu’au cerveau. Un déséquilibre du microbiote, provoqué par exemple par une infection ou un traitement antibiotique, aboutit parfois à une production excessive de
certains de ces composés, qui deviennent
alors toxiques pour l’organisme. C’est le
cas dans l’encéphalopathie hépatique, où
l’ammoniac et les acides gras à chaîne courte
fabriqués par le microbiote concourent, avec
d’autres composés, au dysfonctionnement
cérébral. En 2010, l’équipe de Derrick MacFabe, de l’Université de Western Ontario, au
Canada, a reproduit chez le rat des troubles
comportementaux assimilables à ceux de
l’autisme en injectant dans le cerveau des
acides gras à chaîne courte d’origine bactérienne, l’acétate et le propionate.
Certaines des molécules synthétisées
par les bactéries sont identiques aux neurotransmetteurs humains. Activent-elles les
terminaisons nerveuses de la muqueuse
intestinale ? On l’ignore, mais l’implication
des voies nerveuses dans la communication entre le microbiote et le cerveau
est avérée. Les bactéries intestinales
agissent sur le système nerveux
entérique, un ensemble de neurones situés dans la paroi intestinale et connectés au cerveau par
l’intermédiaire du nerf vague.
Ainsi, chez la souris, plusieurs
expériences ont montré que
l’administration de bactéries
probiotiques diminue l’excitabilité d’une population de ces
neurones, les neurones sensoriels
entériques. Deux études réalisées
en 2011 par les équipes de Premysl
Bercik, de l’Université McMaster, au
Canada, et de J. Bravo ont aussi révélé,
toujours chez la souris, qu’une section du
nerf vague empêchait les probiotiques
d’atténuer un comportement anxieux.
Les mécanismes moléculaires par lesquels les bactéries intestinales agissent
sur les terminaisons nerveuses entériques
restent à préciser. Certains seraient en tout
cas indirects : selon plusieurs études, le
microbiote module l’activité des cellules
endocrines de la muqueuse intestinale. Ces
cellules sécrètent des petites protéines qui
influent sur les neurones, les neuropeptides. Les neuropeptides modulent par
exemple la satiété ou l’anxiété, agissant
localement sur le système entérique, mais
aussi à distance sur le cerveau grâce à leur
passage dans le sang.
Physiologie
[47
Quelles sont les maladies mentales liées au microbiote ?
Le microbiote intestinal jouerait un rôle dans plusieurs troubles
neurodéveloppementaux et psychiatriques.
Troubles autistiques
Ils se manifestent par une altération qualitative des interactions sociales et de la
communication, ainsi que par le
caractère restreint, répétitif et
stéréotypé des comportements,
des intérêts et des activités.
Troubles de l’humeur
Ils sont de plusieurs types. La
dépression se caractérise par
des épisodes de détérioration
de l’humeur accompagnés
d’une faible estime de soi ou
d’une perte de plaisir ou d’intérêt dans des activités habituellement ressenties comme
agréables pour l’individu ; on
mesure la sévérité des symptômes grâce à des questionnaires à choix multiple, tels que
l’échelle de dépression de
Hamilton. Les troubles bipolaires sont définis par la fluctuation anormale de l’humeur,
oscillant entre joie et irritabilité,
entre dépression et euthymie
Les cellules endocrines de l’intestin
présentent de fins prolongements, qui
sont en contact direct avec les bactéries.
En culture cellulaire, l’activation de récepteurs situés sur ces prolongements par des
molécules de l’enveloppe bactérienne provoque la sécrétion de cholécystokinine, un
neuropeptide. D’autres travaux montrent
que l’administration d’un mélange de probiotiques et de prébiotiques à des rats
augmente la concentration sanguine d’un
autre neuropeptide, le neuropeptide Y.
Le microbiote module d’autres types
d’activités dans les cellules endocrines
de l’intestin. Chez les rongeurs, la
consommation d’une souche probiotique de Lactobacillus acidophilus
augmente le nombre de récepteurs
sensibles aux opiacés et aux cannabinoïdes à la surface de ces cellules.
Cela provoque une baisse de sensibilité à la douleur, témoin d’un effet
sur le cerveau dont les mécanismes
sont à éclaircir.
Outre les systèmes nerveux et endocriniens, les bactéries intestinales font
aussi réagir les cellules immunitaires qui
peuplent la muqueuse. Dans certains cas de
déséquilibre du microbiote ou d’invasion
par des bactéries pathogènes, ces cellules
produisent des molécules, les cytokines,
qui entraînent des inflammations. Ces
cytokines atteignent parfois le cerveau, où
elles déclenchent une seconde production
de cytokines pro-inflammatoires, cette fois
par les cellules dites microgliales. Il s’ensuit
une inflammation du tissu nerveux, qui
(état où l’humeur est normale,
sans dépression ni euphorie).
Troubles anxieux
Ils sont caractérisés par un
sentiment d’inconfort physique
et psychologique qui nuit aux
activités familiales, professionnelles et sociales. En font partie
les troubles paniques (qui se
manifestent par de fortes crises
d’angoisse et par une perte de
contrôle de la situation, survenant de façon inattendue),
l’agoraphobie (la peur de la
foule), les phobies sociales, les
troubles obsessionnels compul-
s’accompagne de perturbations du comportement, telles qu’une perte d’intérêt pour
l’environnement physique et social, une
perte d’appétit ou des altérations cognitives.
Inversement, des études chez le rat ont
montré que certaines bactéries probiotiques
entraînent une baisse de la concentration
de cytokines pro-inflammatoires dans le
sang et un ralentissement de la dégradation des neurotransmetteurs dans le
cortex cérébral. Toujours chez le rat, le
probiotique Lactobacillus farciminis atténue
l’augmentation des concentrations cérébrales de cytokines pro-inflammatoires
sifs, les états de stress post-traumatique, l’anxiété généralisée et
les troubles anxieux déclenchés
par une affection médicale ou
une intoxication.
Troubles des conduites
alimentaires
Ces troubles complexes sont
caractérisés par des habitudes
alimentaires anormales, une
crainte intense de prendre du
poids et une grande préoccupation par rapport à l’image corporelle. Ils comprennent l’anorexie,
la boulimie et d’autres troubles
prenant des formes diverses.
de la période néonatale, cruciale tant pour
l’établissement du microbiote intestinal
que pour la maturation du cerveau. Nous
l’avons vu, des rongeurs dépourvus de
microbiote ont une sensibilité exacerbée
au stress, qui peut être atténuée par l’inoculation d’un microbiote ; cependant, cette
intervention n’est efficace que si elle a lieu
peu après la naissance. À l’âge adulte, la
normalisation de la sensibilité au stress n’est
plus possible, suggérant que le microbiote
agit sur le développement de certaines
structures cérébrales.
Par ailleurs, les analyses du microbiote
intestinal de patients souffrant
de maladies neurodéveloppementales ou psychiatriques
sont aujourd’hui trop peu
nombreuses. Leur développement, permis par l’essor des
techniques de séquençage du
métagénome, sera déterminant
pour mieux connaître la physiopathologie de ces maladies et pour
concevoir de nouvelles thérapies fondées
sur la correction des déséquilibres du
microbiote. Les travaux effectués chez
les rongeurs avec des probiotiques et des
prébiotiques sont encourageants. Il pourrait aussi être intéressant de transplanter
des microbiotes, comme le suggère une
étude originale conduite à l’Université
McMaster au Canada : en 2011, P. Bercik et
ses collègues sont parvenus à atténuer le
niveau d’anxiété de souris en remplaçant
leur microbiote par celui de congénères
moins anxieuses.
n
Des chercheurs ont atténué
le niveau d’anxiété de souris
en remplaçant leur microbiote
par celui de congénères
moins anxieuses.
48] Physiologie
consécutive à un stress. Ce probiotique
limiterait l’accroissement de la perméabilité intestinale entraînée d’ordinaire par
le stress, et donc l’accessibilité des composés bactériens aux cellules immunitaires
productrices de cytokines.
Notre connaissance du rôle du microbiote intestinal dans la physiopathologie
des maladies neurodéveloppementales et
psychiatriques est encore sommaire. Les
progrès passeront par une meilleure compréhension des mécanismes par lesquels
ce microbiote dialogue avec le cerveau. Un
accent particulier devra être mis sur l’étude
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
L’univers
mathématique
de Jean-Paul Delahaye
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Retrouvez Jean-Paul Delahaye
chaque mois dans la rubrique
“Logique et calcul” de Pour la Science !
Jean-Paul Delahaye est professeur d’informatique à l’Université
des sciences et technologies de Lille et chercheur au Laboratoire d’informatique
fondamentale du CNRS, à Lille.
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www.pourlascience.fr
VOIE LACTÉE
Le mystère des bulles
Douglas Finkbeiner, Meng Su et Dmitry Malyshev
Par hasard, des astrophysiciens ont
découvert des bulles gigantesques
d’émission de rayons gamma
qui s’échappent du centre
de notre Galaxie. D’où viennent
ces structures étonnantes ?
L’ESSENTIEL
Les auteurs ont
découvert d’immenses
lobes de rayonnement
qui culminent
à des dizaines de milliers
d’années-lumière
au-dessus du centre
galactique. Ils ont
nommé ces structures
« bulles de Fermi ».
■■
Les astronomes ignorent
l’origine de ces bulles
de Fermi, qui émettent
un intense rayonnement
gamma.
■■
Ces bulles pourraient
être gonflées par un jet
d’énergie issu du trou
noir situé au centre
de la Galaxie
ou par le vent d’une nuée
de supernovæ.
■■
50] Astrophysique
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Astrophysique
Q
uand la nuit est claire, loin des lumières
de la ville, la Voie lactée, notre galaxie,
dessine une magnifique traînée blanchâtre sur la voûte céleste. La mythologie
grecque l’attribuait au lait versé du sein de la
déesse Héra alors qu’Héraclès, enfant, était
venu s’y nourrir. Il a fallu attendre Galilée,
au XVIIe siècle, pour comprendre que la
Voie lactée est constituée d’une myriade
d’étoiles. Sa structure a été précisée au fil
des siècles et des observations. Nous savons
aujourd’hui qu’il s’agit d’une galaxie spirale de plus de 100 000 années-lumière de
diamètre et contenant de l’ordre de 200 milliards d’étoiles. Mais notre vision de son
architecture doit de nouveau être modifiée.
Les astrophysiciens ont découvert des
structures qui surplombent le centre galactique et s’étendent sur des dizaines de milliers d’années-lumière. Si ces lobes lumineux
– que nous nommons bulles de Fermi – sont
passés inaperçus pendant si longtemps, c’est
parce qu’ils brillent surtout dans le domaine
des rayons gamma, auxquels l’atmosphère
terrestre n’est pas transparente.
Nous ne savons pas encore ce qui crée
ces bulles ni même de quoi elles sont faites.
Elles semblent cependant régies par des
processus se déroulant près du centre de
la Voie lactée, une région chaotique où un
trou noir supermassif brasse des tourbillons
de gaz brûlant, tandis que de violentes
supernovæ – des explosions d’étoiles massives – s’y produisent fréquemment.
géantes
LES BULLES DE FERMI émettent un
rayonnement gamma intense (en rose sur
cette vue d’artiste). Elles ont la forme de
lobes se situant de part et d’autre du plan
galactique. Leur origine reste une énigme.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Ron Miller
Une découverte
inattendue
Beaucoup de découvertes sont fortuites,
et cela a été le cas avec les bulles de Fermi.
Mais maintenant que nous les avons trouvées, nous avons commencé à répertorier
avec soin leurs caractéristiques. Les bulles
géantes de la Voie lactée promettent de
révéler des informations inédites sur la
structure et l’histoire de la Galaxie.
Le premier indice que quelque chose
d’inattendu se déroulait au centre de la Voie
lactée est venu non pas des rayons gamma,
mais des micro-ondes. C’était en 2003, et je
(D. Finkbeiner) travaillais sur les données
du satellite WMAP (Wilkinson Microwave
Astrophysique
[51
GUID E PRATI QUE DU RAYONN E M ENT C OSMIQUE
Le travail des astrophysiciens qui étudient l’espace interstellaire consiste
principalement à déterminer l’origine du rayonnement électromagnétique
qu’ils détectent. Les processus d’émission de rayonnement décrits ci-dessous
ont tous les trois été pris en considération dans les travaux des auteurs
sur les bulles de Fermi de la Voie lactée.
Rayonnement synchrotron
Quand une particule chargée, un électron par exemple, change de direction,
elle subit une accélération et émet un rayonnement dit synchrotron.
Dans la partie centrale de la Voie lactée, de forts champs magnétiques confèrent
une trajectoire hélicoïdale aux électrons, qui émettent un rayonnement
synchrotron, essentiellement dans la gamme des micro-ondes dans ce cas.
Électron
Champ magnétique
Micro-onde
Le rayonnement de freinage (Bremsstrahlung)
Si un électron énergétique passe à côté d’une autre particule chargée,
l’électron ralentit souvent, perdant de l’énergie dans le processus.
Cette énergie est libérée sous la forme d’un rayonnement continu dit
de freinage. Ce processus produit en particulier des rayons gamma.
Électron
Rayon gamma
Ion
Diffusion Compton inverse
Un électron qui traverse la Galaxie peut aussi interagir avec un photon
à proximité, en le heurtant de front. Ce dernier repart alors avec une énergie
bien supérieure à celle qu’il avait initialement et devient, par exemple,
un rayon gamma.
Photon de basse énergie
Greg Maxson
Électron
52] Astrophysique
Rayon gamma
Anisotropy Probe). J’étais alors à l’Université
Princeton, et j’étudiais comment la poussière
interstellaire obscurcit ce qui nous intéressait principalement dans les données de
WMAP : le fond diffus cosmologique, un
rayonnement émis par l’Univers quand il
était âgé de 370 000 ans et qui nous parvient
aujourd’hui sous la forme de micro-ondes.
La poussière est intéressante en elle-même,
mais, pour un cosmologiste, elle est l’équivalent des taches sur un pare-brise : quelque
chose à soustraire des données.
Un autre signal parasite était aussi à
éliminer, celui des particules énergétiques
– tels les électrons – qui se propagent à
grande vitesse dans la Galaxie. Ces particules émettent un rayonnement qui se
mélange au rayonnement du fond diffus
cosmologique. En 2003, les astronomes
avaient une compréhension assez détaillée
de ces signaux, mais quelque chose n’allait
pas. J’arrivais à modéliser l’essentiel de
l’émission galactique, mais quand j’essayais
de la soustraire dans la partie centrale de la
galaxie, il y avait toujours un excès résiduel.
J’ai surnommé « brume de micro-ondes » ce
reliquat de signal (microwave haze en anglais).
Une brume persistante
Ce signal provenant du centre de la Galaxie
n’avait pas d’explication connue, mais
plusieurs groupes d’astrophysiciens ont
rapidement avancé des idées. Selon la
plus fascinante d’entre elles, cette brume
trahissait la présence de matière noire.
Personne ne connaît, aujourd’hui, la nature
de la matière noire ni ses caractéristiques
précises, en dehors du fait qu’elle exerce
une influence gravitationnelle sur la matière
ordinaire. La matière noire devrait en particulier s’accumuler dans la région centrale
de la galaxie. Sa densité y serait alors assez
élevée pour que des particules de matière
noire entrent parfois en collision et s’annihilent, créant ainsi des paires particuleantiparticule, des paires électron-positron
par exemple.
Même si nous ne pouvons pas détecter
la matière noire, nous devrions être capables
d’observer le résultat de ces annihilations.
Les particules chargées se déplacent à
grande vitesse et changent de direction
au gré des champs magnétiques ambiants.
Elles devraient alors émettre un rayonnement dit synchrotron, caractéristique des
particules chargées dont la trajectoire est
courbe (voir l’encadré ci-contre).
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
La brume de micro-ondes que nous
observons pouvait être un artefact du
rayonnement synchrotron engendré par
l’annihilation de la matière noire. Mais
comment en être certain ? Les électrons
produisant les micro-ondes synchrotron
devraient se manifester d’une seconde façon :
ils interagiraient aussi avec les photons
présents dans cette région et leur communiqueraient de l’énergie pour en faire
des rayons gamma de haute énergie, dans
un processus dit de diffusion Compton
inverse (voir l’encadré page 52).
Un consensus est rapidement apparu :
si la brume de micro-ondes était due à des
électrons très énergétiques, nous devrions
aussi trouver des rayons gamma. Nous avons
alors utilisé les données du télescope spatial
Fermi, conçu spécifiquement pour détecter
les rayons gamma (voir l’encadré page 54).
Les mesures du satellite Fermi ont été
rendues publiques en août 2009. Avec mon
collègue Gregory Dobler, nous avons analysé
ces données pour établir nos premières cartes
en rayons gamma de la Voie lactée. Nous
avons effectivement trouvé un excès diffus
de rayons gamma au centre de la Galaxie
qui semblait correspondre à la brume de
micro-ondes. Avec d’autres physiciens,
nous avons écrit un article établissant un
lien entre ces signaux et nous affirmions
qu’ils étaient probablement tous les deux
la conséquence de l’existence d’une population d’électrons très énergétiques au
centre de la Galaxie, mais nous ne faisions
aucune hypothèse quant à la source de
ces électrons.
En octobre 2009, j’étais dans mon bureau
en train de mettre à jour certains résultats de
notre premier article avec les plus récentes
■■
LES AUTEURS
Douglas FINKBEINER est
professeur d’astronomie
et de physique à l’Université
Harvard. Il est membre de
l’Institut de théorie et de calcul
au Centre d’astrophysique
Harvard-Smithsonian.
Meng SU est postdoctorant
à l’Institut de technologie
du Massachusetts et à l’Institut
Kavli d’astrophysique
et de recherche spatiale.
Dmitry MALYSHEV est
postdoctorant à l’Université
Stanford et au Laboratoire
de l’accélérateur américain
SLAC. Il est membre de l’équipe
du télescope spatial Fermi.
SOUF F L EURS DE BUL L ES
Le centre de la Voie lactée abrite un trou noir supermassif.
Dans d’autres galaxies, des trous noirs semblables créent
des disques d’accrétion de gaz et de poussière qui chauffent
à mesure que de la matière se rapproche en spirale
du centre galactique. De l’énergie s’échappe souvent
de ces systèmes en formant un jet. Il est possible
qu’un processus comparable gonfle les bulles
de Fermi de la Voie lactée ; mais les astronomes
n’ont pas trouvé de preuve directe d’une telle activité.
Jet
Disque d’accrétion
Trou noir
Ron Miller
Tore de poussière
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Astrophysique
[53
données disponibles de Fermi quand j’ai
remarqué que les mesures initiales des rayons
gamma dessinaient un vague contour, audelà duquel le signal diminuait rapidement.
En astronomie, des limites nettes sont
généralement associées à des événements
transitoires. Par exemple, quand une étoile
explose en supernova, l’onde de choc dessine
un bord net en se propageant puis, avec
le temps, la structure s’estompe.
Mais dans le scénario de la matière noire,
nous n’avons pas affaire à un phénomène
transitoire et le rayonnement gamma issu
de l’annihilation de ces mystérieuses particules devrait suivre la densité de matière
noire et décroître progressivement à mesure
que l’on s’éloigne du centre galactique.
Dans le premier lot de données de Fermi,
les contours étaient mal définis et pouvaient
L
être interprétés comme du bruit de fond
dans le signal. Mais ils étaient toujours
présents dans les nouvelles données, et je
commençais à me poser des questions. J’ai
montré ces contours à mes étudiants en
thèse Meng Su et Tracy Slatyer, qui furent
aussi d’avis qu’ils étaient bien réels. M. Su
s’est alors mis au travail pour déterminer
la forme exacte des contours. En quelques
jours, nous avions changé d’avis quant à
leur interprétation. La matière noire était
disqualifiée. Les bulles entraient en scène. En
mai 2010, M. Su, T. Slatyer et moi soumettions un nouvel article décrivant ces structures et les nommions « bulles de Fermi ».
Même si personne ne s’attendait à trouver
de grosses bulles jaillissant sur des dizaines
de milliers d’années-lumière hors du plan
de la Voie lactée, ce n’était, en y réfléchissant
Un œil braqué sur les rayons gamma
’atmosphère terrestre bloque les rayons gamma,
dont l’énergie est des milliards de fois supérieure
à celle de la lumière visible. Pour les observer
directement, les astrophysiciens utilisent des
Greg Maxson
télescopes spatiaux.
Le télescope spatial
Fermi est l’observatoire de
rayons gamma le plus puissant jamais mis en orbite. Il
comporte deux instruments principaux : un
moniteur de sursauts qui
surveille l’ensemble du ciel
à l’affût de traces de bouffées transitoires de rayons
gamma, et le LAT (Large
Area Telescope), qui est le
détecteur de rayons
gamma doté de la plus
grande sensibilité et de la
meilleure résolution jamais
envoyé dans l’espace.
Le LAT est différent des
télescopes optiques : il n’a ni
miroirs ni lentilles. Il fonctionne plutôt comme une
expérience de physique des
particules. Chaque photon
gamma incident qui interagit avec un noyau atomique
à l’intérieur du télescope est
transformé en un positron
et un électron. Ces particules sont alors suivies à
54] Astrophysique
travers des détecteurs
embarqués et un calorimètre mesure leur énergie.
Au sol, les astrophysiciens
utilisent ces données pour
reconstruire la direction et
l’énergie du rayon gamma
initial.
La plupart des télescopes
ne peuvent couvrir qu’une
minuscule fraction du ciel à
un instant donné, et les
astronomes se donnent
beaucoup de mal pour déci-
der quelles parties du ciel
observer. La concurrence
pour le temps de télescope
est rude, et il n’est généralement pas possible d’observer de larges bandes de ciel
dans lesquelles on n’attend
rien de particulièrement
intéressant. En revanche,
Fermi a un champ de vue
qui couvre un cinquième du
ciel, ce qui permet d’observer l’intégralité de la voûte
céleste toutes les trois
heures. Cette couverture
complète du ciel donne aux
astronomes la chance de
trouver d’immenses structures peu lumineuses telles
que les bulles de Fermi.
––D. F., M. S. et D. M.
Rayon gamma
Détecteurs
de suivi des
particules
Paire
électronpositron
(en jaune)
LE TÉLESCOPE
SPATIAL FERMI
Télescope LAT
(en bleu)
Calorimètre
après coup, peut-être pas si incroyable que
cela. De nombreuses autres galaxies présentent elles aussi des bulles. Nous pouvons
les voir en rayons X et en ondes radio, et
si nous disposions de meilleurs télescopes
à rayons gamma, nous les verrions probablement briller aussi dans cette portion du
spectre électromagnétique.
Nous comprenons les processus à l’origine des bulles dans nombre de ces galaxies.
Dans certains cas, les bulles ont pour origine un trou noir géant, souvent d’une
masse équivalente à plusieurs milliards de
soleils, au centre de la galaxie. Quand de la
matière tombe vers le trou noir, elle se met
à tourbillonner comme l’eau qui s’écoule
d’une baignoire. Ce tourbillon de gaz et de
poussière brûlants crée des champs magnétiques intenses qui entraînent des jets de
rayonnement et de particules cosmiques
perpendiculaires au plan galactique.
Nous savons que la Voie lactée abrite
elle aussi un trou noir supermassif en son
centre, mais nous n’avons jamais observé
un quelconque jet puissant de rayonnement
intense émis de son centre. Ainsi, nous
n’avons pas de preuve directe que c’est ce
processus qui gonfle les bulles de Fermi.
Un jet de lumière
galactique
Par ailleurs, ce que nous pouvons voir dans
la Galaxie est un nuage de gaz, nommé
courant magellanique, qui forme une arche
très haut au-dessus du centre galactique.
Si un rayonnement intense l’atteignait, il
arracherait temporairement les électrons des
atomes du nuage. Et en se recombinant, les
électrons et les ions produiraient ce qu’on
nomme un rayonnement de recombinaison.
Or c’est ce que les astronomes ont
trouvé. Il est possible qu’un épisode intense
d’accrétion autour du trou noir central de
la Galaxie se soit produit il y a environ un
million d’années ; il aurait engendré des jets
de haute énergie et du rayonnement ultraviolet, qui auraient perturbé les électrons
du courant magellanique. Cet événement
aurait pu créer les bulles de Fermi.
Les observations de certaines galaxies,
telle M82, ouvrent une seconde piste : ces
galaxies présentent des bulles qui résultent
d’une intense activité de formation d’étoiles
près de leur centre. Dans les pouponnières
stellaires, il se forme des étoiles de toutes
tailles. Plus une étoile est massive, plus elle
consomme vite son combustible nucléaire.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Quand le combustible se fait rare, le cœur
de l’étoile s’effondre et libère une énorme
quantité d’énergie qui arrache les couches
externes de l’étoile dans une explosion de
supernova, pouvant laisser derrière elle
une étoile à neutrons ou un trou noir. Ces
supernovæ créent un vent de particules
qui peut gonfler des bulles autour d’un
centre galactique.
Nous savons que le centre de la Voie
lactée a été une région de formation stellaire
intense dans un passé proche. Plusieurs milliers d’étoiles d’à peine six millions d’années
entourent la région du trou noir central.
Des étoiles suffisamment massives formées
à la même période auraient eu le temps
d’exploser en supernovæ. Elles auraient
alors entraîné un vent de gaz chaud s’élevant de la partie centrale de la Galaxie, un
souffle assez puissant pour gonfler les bulles.
Comme nous le voyons, l’histoire des
bulles de Fermi est étroitement liée à l’histoire et à l’évolution de la Voie lactée. Les
bulles peuvent nous permettre de comprendre les processus physiques par lesquels les trous noirs attirent la matière
■■
BIBLIOGRAPHIE
A. Franckowiak et S. Funk,
Giant gamma-ray bubbles
in the Milky Way, Physics Today,
vol. 67, pp. 60-61, juillet 2014.
W. Atwood et al., Fermi : une
fenêtre sur l’Univers extrême,
Dossier Pour la Science, n° 71,
avril-juin 2011.
Meng Su et al., Giant gammaray bubbles from Fermi-LAT :
Active galactic nucleus activity
or bipolar galactic wind ?,
The Astrophysical Journal,
vol. 72(2), pp. 1044-1082, 2010.
environnante, et comment les rayons cosmiques de haute énergie interagissent avec
le gaz interstellaire. Bien qu’il existe des
structures semblables aux bulles de Fermi
dans d’autres galaxies, les bulles de la Voie
lactée permettent d’étudier ces systèmes
de plus près.
L’une des propriétés les plus extraordinaires de ces bulles est qu’elles sont
énormes et brillantes en rayons gamma, mais
presque invisibles aux autres fréquences.
Nous espérons que les nouvelles données
du satellite Planck, qui a cartographié le
rayonnement micro-onde sur l’ensemble
du ciel, apporteront des indices importants.
Nous essayons aussi de cartographier les
bulles en rayons X, mais le champ de vue
réduit des instruments actuels représente un
sérieux défi pour des structures aussi vastes.
Après la découverte par Galilée de la
nature de la Voie lactée, les astronomes ont
mis trois siècles pour comprendre que notre
Galaxie n’en est qu’une parmi des milliards
d’autres. Avec un peu de chance, nous
mettrons moins longtemps à comprendre
la signification des bulles de Fermi. n
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© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
03/10/14 10:43
Astrophysique
[55
Portfolio minéralogie
TRÉSORS
de la Terre
La Galerie de minéralogie du Muséum,
à Paris, rouvre ses portes au public
avec une exposition de plusieurs centaines
de ses plus beaux spécimens.
Aperçu sur quelques-uns de ces joyaux.
Maurice Mashaal
56] Portfolio minéralogie
Sauf mention contraire, toutes les photographies sont de Bernard Faye/MNHN
P
armi les plus importantes au monde, la collection de minéralogie
du Muséum national d’histoire naturelle, à Paris, est riche de près
de 130 000 spécimens. Le public va pouvoir en admirer certains des
plus beaux : après une fermeture de dix ans pour travaux de rénovation,
la Galerie de minéralogie a rouvert ses portes le 19 décembre 2014 en
exposant environ 600 échantillons de minéraux et de météorites.
Le choix des pièces s’est fait sur des critères esthétiques, scientifiques ou historiques. Les visiteurs pourront contempler des minéraux
bruts, des gemmes taillées ou non, une vingtaine de cristaux géants,
des joyaux historiques tels que le Grand saphir de Louis XIV, des objets
sculptés, des tables florentines... Un échantillonnage qui reflète la grande
diversité de la collection de minéralogie, constituée et enrichie depuis
près de quatre siècles grâce à des achats, des expéditions naturalistes,
des dons ou des opérations de mécénat.
Cette collection et celles de géologie (quelque 334 000 spécimens
de roches, 4 000 morceaux provenant de 1 500 météorites, un total de
huit kilomètres de carottes de sédiments) sont conservées pour leur
majeure partie dans la Galerie de minéralogie [et de géologie]. Ce
bâtiment long de près de 200 mètres et datant des années 1830 est le
premier, en France, à avoir été construit pour servir de musée. Sa réouverture au public n’est que partielle, l’espace de l’actuelle exposition
n’occupant qu’une petite partie (250 mètres carrés) de la Galerie. Pour
le reste, il faudra patienter encore quelques années !
n
AZURITE ET MALACHITE
Cette pièce d’une dizaine de centimètres
a été polie pour mettre en valeur les structures
concentriques formées par l’azurite, bleue,
et la malachite, verte. L’échantillon provient
du gisement de Morenci, dans l’Arizona.
Il fait partie de la donation Pierpont Morgan,
un ensemble de plusieurs centaines
de minéraux américains offerts au Muséum
au début des années 1900 par
John Pierpont Morgan (1837-1913),
magnat de l’acier et du transport maritime,
et qui fut propriétaire du Titanic.
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Portfolio minéralogie
[57
ELBAÏTE RUBELLITE
Cet échantillon d’elbaïte de variété rubellite
est un minéral du groupe des silicates
appartenant à la famille des tourmalines.
D’autres variétés colorées de la même famille
sont la verdelite (vert à vert foncé-bleu)
et l’indicolite (bleue). La composition chimique
de l’elbaïte est Na(Al, Li)3 Al6(BO3)3 Si6O18 (OH)4.
La pièce présentée mesure 17 centimètres
dans sa plus grande dimension et provient de
Pala, en Californie (donation Pierpont Morgan).
AZURITE
L’azurite (de formule chimique
Cu3 (CO3)2 (OH)2) est, avec
la malachite (Cu2 CO3 (OH)2),
l’un des deux minéraux les plus
communs du cuivre. Connus
depuis l’Antiquité, ces minéraux
ont été utilisés aussi comme
pigments. Quand l’azurite est
abondante, elle constitue
un bon minerai de cuivre.
L’échantillon d’une dizaine
de centimètres présenté provient
de Bisbee, dans l’Arizona,
et fait partie de la donation
Pierpont Morgan.
58] Portfolio minéralogie
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RHODOCHROSITE
La rhodochrosite est un carbonate
de manganèse (MnCO3). Cet échantillon, qui
mesure 41 centimètres dans sa plus grande
dimension, est une section transversale
de stalactite et provient de Capillitas, dans
la province de Catamarca au Nord-Ouest
de l’Argentine (pièce acquise par le Muséum
grâce au mécénat du groupe Total).
En général, les stalactites sont constituées
d’aragonite (CaCO3), mais comme les fluides
de ce gisement contiennent du manganèse,
de la rhodochrosite a pu se former.
Les différences de teintes sont dues aux
différences de concentration en manganèse.
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Portfolio minéralogie
[59
ORPIMENT BRUN ORANGÉ ET CALCITE
Dans cette pièce faisant plus de 15 centimètres,
des cristaux d’orpiment se sont formés parmi des cristaux
de calcite blanche. L’orpiment est un sulfure d’arsenic
(As2S3) assez répandu, mais qui se présente rarement
sous la forme de cristaux prismatiques. L’échantillon
provient du gisement de Shimen, dans la province
du Hunan, en Chine.
FOSSILES EN OPALE
Ces opales proviennent du gisement
de Coober Pedy, dans le Sud de l’Australie.
Il s’agit ici de fossiles de rostres
de bélemnites, des céphalopodes marins
disparus à la fin du Crétacé, il y a quelque
65 millions d’années. Longs d’une dizaine
de centimètres, ces rostres inclus dans une
gangue de calcaire se sont transformés
en opales lors de la fossilisation. L’opale est
un colloïde de silice hydratée (SiO2 . n H20).
Sa structure cristalline est particulière,
en partie amorphe, ce qui est à l’origine
des irisations.
60] Portfolio minéralogie
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OR ENCHÂSSÉ DANS DU QUARTZ
Un minéral est une substance naturelle, formée généralement par un processus
géologique, et qui est le plus souvent sous forme solide dans les conditions
habituelles de température et pression. Il est caractérisé par sa composition
chimique et sa structure cristalline (à l’échelle atomique). Lorsque le minéral
est formé d’un seul élément chimique, on parle d’élément natif. C’est le cas de l’or
dans cet échantillon collecté à Saint-Élie, en Guyane française.
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Portfolio minéralogie
[61
TRANCHE DE MÉTÉORITE
Cette tranche de météorite pèse
1,26 kilogramme et mesure
une quarantaine de centimètres.
Elle provient de la météorite
d’Imilac, trouvée en 1822 dans
le désert chilien de l’Atacama
et qui pesait 920 kilogrammes.
Elle appartient à la famille
des pallasites, météorites
constituées de cristaux d’olivine
(dont une variété est le péridot)
inclus dans une matrice
de fer-nickel. Les pallasites
proviendraient de la limite
entre le noyau et le manteau
d’astéroïdes dotés d’une structure
interne différenciée.
MONOCLE ET BINOCLE
62] Portfolio minéralogie
© MNHN/François Farges
L’agate est une variété de calcédoine,
un minéral composé de silice.
Elle présente souvent des bandes
concentriques de couleurs différentes,
déterminées par les diverses impuretés
contenues dans la roche. Celle montrée
ici est remarquable par les motifs qu’elle
arbore sur ses deux faces.
Elle fait partie des quelque 2 000 belles
pierres collectionnées à partir
des années 1950 par l’écrivain français
Roger Caillois (1913-1978), et dont
une part notable est allée au Muséum
par dation en 1988.
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CALCITE
Cette calcite dite de Bellecroix provient
de Fontainebleau, en région parisienne, et sa taille
est de 22 centimètres. Son faciès globulaire,
avec une multitude de petits cristaux enchevêtrés,
est étonnant. La calcite est un carbonate
de calcium (CaCO3) et constitue le principal minéral
des roches sédimentaires calcaires. C’est l’un
des minéraux les plus répandus et elle présente
des centaines de formes différentes, parfois
colorées grâce aux impuretés ou inclusions d’autres
minéraux. La calcite pure est transparente ;
elle a notamment permis de découvrir
le phénomène optique de double réfraction.
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Trésors de la Terre,
exposition à partir
du 19 décembre 2014,
Galerie de minéralogie,
Muséum national d’histoire
naturelle, Paris.
Collectif, Trésors de la Terre Galerie de minéralogie,
Artlys-MNHN, 2014.
Site Internet de la Galerie
de minéralogie du Muséum :
www.galeriedemineralogie.fr
Portfolio minéralogie
[63
Informatique
?
Comment se protéger de
Big Br ther
Alex Pentland
À l’ère des données massives, nos vies entières
se retrouvent sur Internet. Comment éviter
qu’elles soient surveillées sans le moindre contrôle ?
En suivant trois principes.
P
endant les premières décennies de
son existence, l’Agence de sécurité
américaine (NSA, ou National Security
Agency) avait pour objectif principal de
surveiller l’Union soviétique. Son ennemi
était alors monolithique et bien défini.
Elle se fondait surtout sur des écoutes
téléphoniques, des avions espions et des
microphones cachés.
Après les attaques du 11 septembre 2001,
la situation a changé. Le principal ennemi
de la NSA est devenu un réseau diffus de
terroristes. Il pouvait être utile d’espionner n’importe qui. La nature même de
l’espionnage a changé, avec la prolifération
de nouveaux canaux de communication
numériques. La croissance exponentielle
des appareils mobiles connectés à Internet ne faisait que commencer. Dès lors,
les vieux outils de la NSA se semblaient
plus suffisants.
L’agence a réagi en adoptant une nouvelle stratégie : tout collecter. Selon Keith
Alexander, le précédent directeur de la
NSA, lorsqu’on cherche une aiguille dans
une botte de foin, on a besoin de toute la
64] Informatique
L’ESSENTIEL
Les données
sur les individus sont
essentielles
aux gouvernements
et aux industries, mais
leur collecte peut donner
lieu à des abus.
■■
Selon l’auteur, on éviterait
ces abus si l’on appliquait
quelques principes,
notamment la répartition
des données massives
dans des centres séparés
et la sécurisation
des transmissions
et du stockage.
■■
Les procédures doivent
aussi être constamment
adaptées pour suivre
les évolutions
techniques.
■■
botte. La NSA a d’abord collecté en masse
des conversations téléphoniques, obtenant
des enregistrements de presque toutes les
personnes présentes sur le sol américain,
puis elle a rassemblé des données sur le
trafic Internet de presque tous les individus
à l’échelle mondiale. En peu de temps, la
NSA s’est mise à collecter toutes les deux
heures une quantité de données équivalente à celle du recensement américain.
L’agence stockait toutes ces données
dans ses propres locaux sécurisés, mais
une telle concentration n’était pas sans
conséquences. Les données personnelles
de presque tous les individus du monde
entier se trouvaient soudain à une touche
de clavier de n’importe quel analyste de
la NSA. En outre, le problème des fuites
se posait de façon accrue.
Scandalisé par cette gigantesque collecte de l’ombre, Edward Snowden, alors
consultant pour la NSA, a téléchargé des
milliers de fichiers secrets depuis un serveur à Hawaï, s’est embarqué sur un vol
pour Hong Kong et a remis les documents
à la presse.
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?
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Éparpiller la botte de foin
© Shutterstock.com/gguy
Les gouvernements et les industries ont
toujours eu besoin de rassembler des informations sur les individus, par exemple lors
des recensements. Mais un saut qualitatif a
été franchi avec la collecte de données sur
des populations entières par une agence
secrète, leur stockage dans des salles de
serveurs clandestines et leur exploitation
presque sans contrôle extérieur. Il n’est
donc pas surprenant que les révélations
d’E. Snowden aient déclenché un débat
public intense.
Jusqu’ici, ce débat s’est surtout focalisé
sur les dimensions morales et politiques du
problème, tandis que les aspects techniques
et structurels ont peu retenu l’attention.
Pourtant, ils sont essentiels et permettraient
de mettre en place certains garde-fous. En
outre, en matière de collecte et d’utilisation
des données massives (ou big data), les pratiques gouvernementales sont inadéquates.
Ces pratiques, ainsi que leurs processus
d’évaluation, doivent évoluer aussi vite que
les techniques. Il n’existe pas de solution
simple, mais on devrait appliquer quelques
principes de base. Présentons-les.
PRINCIPE 1
K. Alexander se trompait sur la recherche
d’aiguilles dans une botte de foin. On n’a
pas besoin de toute la botte, mais juste
de la capacité d’en examiner n’importe
quelle partie. Non seulement le stockage
d’énormes quantités de données dans un
même endroit n’est pas nécessaire, mais
il présente un danger aussi bien pour les
espions que pour les espionnés. Pour les
gouvernements, cela rend les fuites dévastatrices plus probables. Pour les individus,
cela crée un risque sans précédent de violation de la vie privée.
Les révélations d’E. Snowden ont
montré qu’entre les mains du gouvernement, les données massives sont devenues
bien trop concentrées. La NSA et les autres
organisations gouvernementales devraient
laisser les données en place, sous forme
chiffrée et sous la surveillance de l’organisme qui a créé la base de données. En
outre, il faudrait stocker séparément les
différents types de données : les informations financières dans une base de données
à tel endroit, les renseignements médicaux
à tel autre endroit, etc. De façon générale,
les informations sur les individus devraient
être traitées à part. La NSA, ou toute autre
entité ayant une raison légale de le faire,
sera encore capable d’examiner n’importe
quelle partie de cette vaste botte de foin.
Elle ne pourra simplement plus stocker la
botte entière dans un seul centre de serveurs.
Le plus simple est alors de stopper
l’accumulation des données par les agences
gouvernementales. Laissons les compagnies de télécommunication et d’Internet
garder leurs enregistrements. S’empresser
de détruire les centres de données de la
NSA n’aurait pas une grande utilité, car
leur contenu et les logiciels associés seront
bientôt périmés.
La NSA n’abandonnera probablement
pas ses activités de collecte de données sans
une loi qui l’y oblige ou un ordre de l’exécutif. Pourtant, ce serait dans son intérêt,
et les autorités semblent le savoir. En 2013,
Ashton Carter, alors adjoint du Secrétaire de
la Défense, a diagnostiqué : « L’échec [l’affaire
Snowden] a pour origine deux pratiques
que nous devons abolir [...]. Il y avait une
énorme quantité d’informations concentrée
en un endroit. C’est une erreur. » Et en second
lieu, « un individu a reçu l’autorité pour
Informatique
[65
© Shutterstock.com/360b
accéder à cette information et la déplacer.
PRINCIPE 2
Ce n’aurait pas dû être le cas non plus. »
Des bases de données chiffrées, réparties sur
Sécuriser les transmissions
■■ L’AUTEUR
différents systèmes informatiques, auraient
Alex PENTLAND
non seulement compliqué une fuite de ce
L’élimination des grands centres de données
est directeur
type, mais elles protègeraient aussi contre
de la NSA n’est qu’une des étapes vers le
du Laboratoire
des cyberattaques venues de l’extérieur.
respect de la vie privée. Il importe aussi
de dynamique
humaine du MIT,
Une intrusion ne donnerait accès qu’à une
de sécuriser le stockage et la transmission
aux États-Unis,
partie de la base de données. Même des
des données, notamment via le chiffrement.
et codirige les projets
gouvernements autoritaires y trouveraient
Appliquer cette forme de protection est
du Forum économique mondial
en matière de big data
leur intérêt : la concentration des données
particulièrement urgent dans un monde
et données personnelles.
faciliterait un piratage massif par des indioù la cybercriminalité et les menaces de
vidus qui se seraient introduits dans un
cyber-guerre se développent.
centre de stockage.
Chaque utilisateur de données personRépartir les données aiderait aussi à
nelles – gouvernement, entreprise ou indiprotéger la vie privée, parce que cela rend
vidu –, devrait suivre des règles de sécurité
possible l’analyse des « schémas de
de base. Il faudrait que le partage
communication » entre les bases de
de données ne soit autorisé qu’entre
données et les opérateurs humains.
des systèmes ayant des niveaux de
Chaque fois que quelqu’un rechersécurité équivalents. Chaque opécherait un élément particulier ou
ration devrait requérir une chaîne
établirait des statistiques, cette opéfiable de certificats d’identité, afin
ration laisserait une signature caracde savoir d’où viennent les données
téristique, composée d’un réseau de
et où elles vont. Les métadonnées
liens et de transmissions entre bases
utilisées devraient être contrôlées et
de données. On pourrait utiliser ces
les entités qui s’en servent soumises
signatures, métadonnées à propos
à diverses vérifications, comme on
de métadonnées, pour surveiller
le fait pour lutter contre la fraude
les opérations réalisées.
touchant les cartes de crédit.
Considérons l’analogie suiUn bon modèle est ce qu’on
vante : au sein d’une entreprise,
appelle un réseau de confiance.
quand les schémas de communiUn tel réseau garde la trace des
cation sont visibles (par exemple
autorisations accordées aux utililorsque des lettres sont transsateurs pour chaque opération sur
mises d’un service à l’autre), les
les données, en prenant en compte
employés peuvent identifier ceux
un cadre légal qui spécifie ce qui
qui correspondent à des opérations
peut ou ne peut pas être fait, ainsi
normales, même si les opérations
que les conséquences d’une violaEDWARD SNOWDEN, ALORS CONSULTANT POUR LA NSA,
a rendu public en 2013 le programme de surveillance de
elles-mêmes (le contenu des lettres)
tion des autorisations. Grâce à cet
masse exercé par l’agence.
leur demeurent cachées. Supposons
historique, les réseaux de confiance
que le service financier se mette à
peuvent être automatiquement
examiner une quantité anormale de donaudités afin de vérifier que les données
nées privées sur la santé des employés :
ne sont pas utilisées de façon abusive.
la personne chargée de garder à jour ces
Ces réseaux se sont révélés à la fois
informations peut s’en apercevoir et en
sûrs et robustes. Le plus connu est celui
■■ BIBLIOGRAPHIE
demander la raison. De même, structurer
de la Société pour les télécommunications
les opérations liées aux données massives
financières entre les banques à l’échelle
A. Pentland, Social Physics :
How Good Ideas Spread - The
de façon à créer des métadonnées à propos
mondiale (SWIFT, pour Society for WorldLessons from a New Science,
de métadonnées rendrait la surveillance
wide Interbank Financial Telecommunication),
Penguin Press, 2014.
possible. Les sociétés de télécommunicapar lequel quelque 10 000 banques et autres
Personal Data: The Emergence
tion accèderaient à une certaine traçabilité
organisations transfèrent de l’argent. Le
of a New Asset Class, World
de leurs données. Des associations civiles
réseau de SWIFT n’a jamais été piraté (pour
Economic Forum, 2011,
indépendantes et la presse pourraient
autant que nous le sachions).
www.weforum.org/reports/
personal-dataemergence-news’assurer que les agences gouvernementales
Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il
asset-class
ne vont pas trop loin. Avec les métadons’était attaqué aux banques, le cambrioleur
A. Pentland, Orienter la société
nées sur les métadonnées, nous serions
Willie Sutton aurait répondu : « parce que
grâce aux données massives,
capables de faire à la NSA ce que la NSA
c’est là que se trouve l’argent ». Aujourd’hui,
Pour la Science n° 443, nov. 2013.
fait aux autres.
l’argent se trouve dans le réseau de SWIFT,
66] Informatique
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
S
La solution dans une décentralisation extrême ?
i les pratiques de la NSA ont causé un scandale
international, les agences de renseignement françaises
ne sont pas en reste pour la surveillance téléphonique et
électronique de grande envergure. Moins d’un mois après les
révélations d’Edward Snowden, l’interception des
communications privées en France, aux frontières de la légalité,
était dénoncée par les médias.
Cette dérive résulte de la
centralisation des données,
comme l’explique Alex Pentland
dans cet article, et du fait qu’il
soit devenu trivial de les consulter et de les croiser. Au-delà des
pratiques des agences de renseignement, l’ère des données
massives est confrontée à des
enjeux contradictoires :
comment à la fois publier des
données d’utilité publique
(recensement, fréquentation du
métro, géolocalisation pour le
covoiturage, etc.) et protéger la
vie privée des individus ?
Depuis près d’une dizaine
d’années, l’équipe Systèmes
d’information sécurisés et
mobiles d’Inria (Institut national
de recherche en informatique et
en automatique), à Paris, dont je
suis membre associé, travaille
sur le projet PlugDB (pour Plug
Database, littéralement base de
données à brancher). Ce projet
se fonde sur des principes
proches de ceux présentés par
A. Pentland, en particulier la
décentralisation des données,
tout en allant plus loin sur la
sécurité et la confiance. L’élément central du dispositif est un
petit appareil sécurisé connectable à un ordinateur. Il permet
aux individus de stocker leurs
données ou des liens sur ces
données, et surtout d’en contrôler l’accès, le partage, la modification et la destruction.
C’est au sein même de ce
dispositif hautement sécurisé
où des milliers de milliards de dollars
transitent chaque jour. Grâce notamment à
ses systèmes de contrôle de métadonnées
et de vérification automatique, ce réseau
de confiance repousse les cambrioleurs et
assure un trajet fiable des fonds jusqu’à la
destination souhaitée.
Autrefois, les réseaux de confiance étaient
complexes et leur fonctionnement coûteux,
mais la démocratisation des capacités de
calcul les a rendus accessibles à de petites
organisations, voire à des individus. En
partenariat avec l’Institut de conception
guidée par les données, à Boston, mon équipe
de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT) a participé à la construction de
centres de données personnelles ouverts,
ou open PDS (pour Personal Data Store), une
version grand public de ce type de système.
À l’heure actuelle, nous les testons avec
des partenaires industriels et gouvernementaux. L’idée est de permettre à tous un
partage de données sensibles, notamment
sanitaires et financières, avec un niveau de
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
que s’exécutent les applications de gestion de données, et
non dans un serveur d’Internet
ou sur un ordinateur. Il faudra
alors que les concepteurs d’applications fournissent les logiciels nécessaires pour les faire
fonctionner. Le dispositif est
sécurisé même contre l’utilisateur : quand ce dernier
souhaite utiliser un logiciel, il
est assuré que c’est bien lui qui
s’exécute, mais il ne peut ni
voir ni modifier le code sousjacent. Les concepteurs sont
alors libres de publier ou non le
code, pour des raisons de
transparence ou de secret
industriel.
Prenons l’exemple de l’application Google Flu Trends, qui
permet de prévoir les épidémies de grippe. Même si
Google garantit contractuellement l’anonymat des utilisateurs et explique n’avoir besoin
que de données agrégées (par
exemple le nombre de fois que
certains mots clés apparaissent
dans une zone géographique),
sécurité équivalent à celui de SWIFT. Quand
les réseaux de confiance se répandront, il
deviendra plus sûr d’échanger des données,
dont l’enregistrement dans des architectures
de stockage réparties et sécurisées protégera
à la fois les individus et les organisations ;
ainsi, les mauvaises utilisations des données
massives devraient être évitées.
PRINCIPE 3
Toujours expérimenter
Le dernier principe, peut-être le plus important, est d’admettre que nous n’avons pas
toutes les réponses et qu’il n’y a pas de
solution définitive. Nous devons continuellement nous adapter. L’ère du numérique est totalement nouvelle, de sorte que
nous ne pouvons pas nous contenter de
méthodes classiques.
Sous la pression des autres pays, des
citoyens et des entreprises du Web, la
Maison Blanche a déjà proposé de limiter
il stocke en réalité de manière
centralisée l’intégralité des
requêtes posées, ainsi que
différents paramètres liés à
l’utilisateur (telle l’adresse IP).
Et ce pendant plusieurs
années ! Ces données sont à la
merci d’un piratage et d’un
usage abusif par Google ou par
les États faisant pression sur
l’entreprise.
Avec un instrument comme
PlugDB, l’utilisateur n’a pas
besoin de dévoiler ses données
personnelles, dont il reste
maître. Il peut choisir la précision de celles qui sont divulguées, surveiller les accès et
leur fixer une date limite, etc.
La confiance est permise par
l’utilisation d’un système d’exploitation transparent (dont le
code est librement consultable) et de matériel sécurisé,
qui n’autorise pas la falsification des données, même par
leur détenteur.
––Benjamin Nguyen
Institut national des sciences
appliquées (INSA), Bourges
la surveillance exercée par la NSA. Dans
un effort pour restaurer la confiance, les
entreprises du Web cherchent à obtenir le
droit de diffuser des informations sur les
requêtes de l’agence – des métadonnées sur
des métadonnées. En mai 2014, la Chambre
des Représentants a voté une loi qui, bien
que jugée insuffisante par de nombreux
défenseurs de la vie privée, commençait à
restreindre les collectes massives de données et à introduire un peu plus de transparence (cette loi a cependant été refusée
par le Sénat en novembre).
Ces mesures vont dans la bonne direction, mais nous ne pourrons trouver que
des solutions à court terme. Les techniques
évoluent et les procédures gouvernementales doivent suivre le rythme. Finalement, le changement le plus important
serait que nous décidions de conduire
en continu des expériences et des tests à
petite échelle, afin d’innover sans cesse
et de trier ce qui fonctionne de ce qui ne
fonctionne pas.
n
Informatique
[67
La sélection de livres
Sciences et images sont à l’honneur
pour cette sélection spéciale Noël !
Découvrez la science comme vous
ne l’avez jamais vue à travers de
splendides photographies d’animaux,
d’images du monde microscopique
incroyables ou encore d’illustrations
mathématiques uniques !
pour Noël
LA COMMUNAUTÉ DES
CHIMPANZÉS DE KANYAWARA
Alors qu’à l’adolescence, vers 12-13 ans, les jeunes
femelles quittent leur communauté de naissance
pour aller s’installer dans une communauté voisine,
les mâles du même âge restent sur le territoire où
ils sont nés et développent entre eux des liens forts.
Liens qu’ils entretiennent par de longues séances
d’épouillage : ils explorent à tour de rôle chaque
centimètre carré de la peau de leur par tenaire, à
la recherche de petits parasites ou de poussière,
accompagnant leur activité de doux mouvements
de lèvres, qui s’accélèrent et deviennent des claquements de bouche quand une tique est dénichée. Mais
avant tout, il s’agit de montrer à l’autre son attention,
de se détendre.
Il arrive parfois qu’un de nos deux ados charge
l’autre… sans réelle agressivité : ce ne sont que de
petites manœuvres d’intimidation laissant présager
que bientôt, ils rivaliseront pour gravir les rangs de
la hiérarchie et, qui sait, devenir le mâle dominant, ou
mâle alpha. Mais la force ne suffit pas : il faut également trouver des alliés parmi les autres mâles pour
devenir le respecté mâle alpha. Mâle ou femelle, jeune
ou adulte, chaque membre de la communauté qui
le rencontre reconnaît son statut en le gratifiant de
grognements haletants et de compor tements de
soumission.
À Kanyawara en 1999, c’est Imoso qui tient le rang
de chef. Sa carrure est impressionnante. Il n’hésite
pas à en rajouter, hérissant à la moindre occasion
sa fourrure épaisse, soyeuse et toujours impeccable.
Sa face claire, ponctuée de taches de rousseur, est
aisément reconnaissable. En effet, généralement, seuls
les jeunes chimpanzés ont le visage rose : leur peau
fonce à mesure qu’ils prennent de l’âge et devient
noire à l’âge adulte. Yogi est l’autre chimpanzé adulte
de Kanyawara à avoir conservé ce trait juvénile…
mais impossible de le confondre avec Imoso. Yogi,
blessé par des pièges il y a de nombreuses années,
Page précédente :
La chaîne du Rwenzori
dans les brumes : une
vue typique depuis
le parc de Kibale.
Ci-contre :
La famille de Lopé se
repose au sol. La vielle
femelle a autour d’elle
trois de ses enfants : son
fils Makoukou (à droite
en arrière plan) et ses
deux filles, Rosa et Ipassa.
75
Les chimpanzés des Monts de la Lune
Sabrina Krief et Jean-Michel Krief, préface de Nicolas Hulot
Réf. 70118308
Imaginez-vous au cœur d’une forêt tropicale. À moins de dix mètres,
des chimpanzés sauvages. Vous entendez leurs rires, leurs parties
de jeu endiablées. Vous les voyez utiliser des outils, prendre soin
de leurs petits, se soigner à l’aide de plantes. Voilà ce que vivent depuis
plus de quinze ans Sabrina Krief, chercheuse au Muséum national
d’Histoire naturelle, et Jean-Michel Krief, photographe. Ce beau livre
est aussi le récit d’une aventure scientifique exceptionnelle.
Éditions Belin 2014 - 264 pages - 30 € - 978-2-7011-8308-4
de
au bruit
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Yeux
Michel Serres
Réf. 74650779
Comment voit-on ? Qu’est-ce que voir ? Être vu ? Quelles
performances de vision peut-on rencontrer dans la nature ?
Et jusqu’où l’homme pourra-t-il « voir » le monde ? Dans ce livre
magnifique, Michel Serres explore, à la façon de variations,
les capacités des yeux, de tous les yeux.
L’œ
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Éditions Le Pommier 2014 - 216 pages - 39 € - 978-2-7465-0779-1
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47
MATÉRIEL� À PRÉVOIR
• un verre
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• une pièce de monnaie
Durée 5 minutes
50 expériences pour épater
vos amis à table
Jack Guichard
et Guy Simonin
TRUCS POUR NE PAS RATER
L’EXPÉRIENCE
Mettez une très fine couche d’eau dans
l’assiette, afin que toute l’eau soit
absorbée dans le verre. Prenez une
petite assiette au fond bien plat afin
qu’il n’y ait pas trop d’eau à absorber.
Réf. 74650544
Récupérer une pièce de monnaie
dans de l’eau sans se mouiller les mains
Pouvez-vous attraper une pièce dans l’eau sans vous mouiller les mains�?
COMMENT FAIRE L’EXPÉRIENCE�?
1. Je pose la pièce dans l’assiette et je verse une fine couche
d’eau jusqu’à recouvrir légèrement la pièce.
2. Je demande à mes amis d’essayer d’attraper la pièce sans
la toucher, ni avec un objet ni en se mouillant les mains…
Comme ils n’y arrivent pas, je pose la bougie dans l’assiette
et je l’allume.
3. Je place le verre retourné sur l’assiette, en recouvrant
la bougie, mais pas la pièce. La bougie s’éteint,
puis l’eau monte lentement de 2 à 3 cm dans le verre, tandis
que de l’air sort (on voit des bulles). L’eau monte dans le verre,
ce qui vide l’assiette.
4. Je peux prendre la pièce sans me mouiller les mains.
Micromonde
Retournez votre verre de vin sans
en perdre une goutte, transformez
l’eau en vin, créez un nuage dans une
bouteille, mettez une olive en lévitation !
Des expériences très faciles à réaliser
et enrichies d’une explication simple
et compréhensible des phénomènes
scientifiques en jeu.
Éditions Le Pommier 2013
168 pages – 18,90 €
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BON DE COMMANDE
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Titre
Éditions Belin 2014 - 192 pages
23 € - 978-2-7011-7566-9
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Prix
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x 400
Conidiophore
de moisissure
du genre Penicillium.
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€
Penicillium italicum sur citron.
Taches bleues du roquefort dues à la présence
du Penicillium roqueforti.
Médecine et gastronomie
Faire tout un fromage d’un simple antibiotique, voilà bien le comble d’un Penicillium !
Les Penicillium sont des champignons de
type moisissures filamenteuses qui se développent sur de nombreux supports tels que
le sol ou les aliments. L’espèce Penicillium
camemberti, comme son nom l’évoque clairement, est utilisée pour fabriquer la croûte
blanche des fromages à pâte molle comme
le camembert ou le brie. Quant à Penicillium
roqueforti, pas besoin de le présenter : il est
responsable des taches bleu verdâtre des
roqueforts, de la fourme d’Ambert et autres
bleus des Causses ou d’Auvergne.
Mais pourquoi ce nom de « Penicillium » ?
Tout simplement parce que les organes
producteurs de spores — le terme scientifique est « conidiophore », c’est-à-dire
« porteur de conidies » ou spores — présentent l’aspect de filaments ramifiés qui
évoquent la forme d’une main aux multiples doigts ou encore d’un « pinceau » —
en latin penicillum.
Mais le Penicillium est surtout connu pour
sécréter une substance miraculeuse, la
pénicilline, qui est capable de détruire
certaines bactéries porteuses de maladies
ou d’empêcher leur développement. Sa
découverte, effectuée par hasard en 1928
par le biologiste britannique Sir Alexander
Fleming, allait quelques années plus tard
révolutionner le monde de la médecine et
sauver des millions de vies humaines. La
pénicilline est un antibiotique, du grec anti,
« contre », et bios, « vie », c’est-à-dire une
substance susceptible de détruire la vie…
de certains microbes. Expérimentée durant
la Seconde Guerre mondiale et produite à
l’échelle industrielle à partir de la fin des
années 1940, elle est obtenue aujourd’hui
en laboratoire principalement à partir de la
variété Penicillium chrysogenum.
74
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Jean-Paul Delahaye
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Éditions Belin-Pour la Science 2014
192 pages - 25 € - ISBN 978-2-8424-5128-8
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HISTOIRE DES SCIENCES
Des Mille et une nuits
aux oiseaux géants malgaches
L’oiseau Roc rencontré par Sinbad le Marin a-t-il existé ? Probablement pas,
mais il a pu être inspiré par les œufs géants d’une espèce récemment éteinte,
signalée à Madagascar au XVIIe siècle.
Eric Buffetaut
L
es plus anciennes traces d’occupation humaine à Madagascar
ne remontent guère qu’à environ
deux millénaires avant notre ère.
Auparavant, toute une faune très particulière y avait évolué dans l’isolement. Elle
comprenait des lémuriens géants, des
hippopotames nains et aussi des oiseaux
gigantesques, les Aepyornithidés. Des datations récentes au carbone 14 montrent
que ces étranges animaux se sont éteints
assez récemment, victimes probablement
des activités humaines. Il semble bien que
les Aepyornithidés aient survécu assez longtemps pour laisser une trace dans les contes
et légendes de l’Orient, ainsi que dans les
récits des premiers explorateurs européens.
De Sinbad à Marco Polo
À en croire les Mille et une nuits, Sinbad le
marin rencontra plusieurs fois l’oiseau Roc.
Lors de son deuxième voyage, abandonné
par ses compagnons sur une île déserte, il
y trouva une énorme sphère blanche qui se
révéla être un œuf gigantesque lorsqu’un
oiseau immense vint se poser sur lui pour
le couver. Sinbad reconnut immédiatement
l’oiseau Roc, célèbre en Orient. Le rusé marin
décida, pour quitter l’île, de s’attacher à une
des pattes de l’oiseau avec le tissu de son
turban. Quand le Roc s’envola le lendemain
matin, il emporta donc Sinbad. L’île où il se
posa était peuplée de serpents géants (dont
70] Histoire des sciences
le Roc se nourrissait) et d’aigles. Elle était
aussi riche en diamants, dont les visiteurs
devaient disputer la récolte aux serpents.
Ce que fit Sinbad avant de rentrer à Bassora,
fortune faite, avec quelques marchands
rencontrés sur l’île.
Lors de son cinquième voyage, entrepris
avec plusieurs marchands, Sinbad rencontra de nouveau l’oiseau Roc. Au terme d’une
longue traversée, les navigateurs atteignirent
une île, sur laquelle ils découvrirent un œuf
de Roc prêt à éclore. En dépit des mises en
garde de Sinbad, ses compagnons ouvrirent
l’œuf avec des haches, découpèrent l’oisillon
et le rôtirent. À peine avaient-ils fini leur repas
que les parents arrivèrent. Le capitaine mit
à la voile le plus vite possible, en vain : les
oiseaux, ayant compris ce qu’il était arrivé à
leur progéniture, saisirent dans leurs serres
d’énormes rochers et les laissèrent tomber
sur le navire, qui coula rapidement. Le seul
survivant fut Sinbad, qui flotta agrippé à un
morceau de l’épave jusqu’à une île voisine,
où il subit maintes tribulations aux mains
du Vieil Homme de la Mer avant de pouvoir
rentrer à Bassora.
L’oiseau Roc n’est pas un simple produit
de l’imagination fertile de Schéhérazade. Au
Moyen Âge, des récits au sujet d’un énorme
oiseau vivant sur des îles de l’océan Indien,
capable d’emporter des éléphants dans ses
serres, étaient courants en Orient. Marco
Polo s’en fit l’écho au XIIIe siècle, notant
qu’un tel oiseau habitait des îles au sud de
LES COMPAGNONS DE SINBAD, lors de
son cinquième voyage, découvrent un œuf
de l’oiseau Roc, qu’ils brisent pour rôtir
l’oisillon, s’attirant la colère des parents.
Dans le récit des Mille et une nuits comme
sur cette gravure de Gustave Doré, réalisée
vers 1880, l’oiseau ressemble à un rapace
géant. Un tel oiseau a-t-il existé ?
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Rendez-vous
« Madeigascar ». L’animal ressemblait à un
aigle, mais ses dimensions étaient colossales. Son envergure était de 30 pas, et ses
plumes longues de 12 pas. Il se nourrissait
d’éléphants qu’il emportait dans ses serres
avant de les laisser tomber d’une grande
hauteur pour se repaître de leur cadavre.
Marco Polo ajouta avoir vu à la cour de Kubilai
Khan, en Chine, des plumes de Roc d’une
longueur immense (il a été suggéré qu’il
s’agissait en fait de feuilles de palmier).
Trois siècles après Marco Polo, la rumeur
d’un oiseau géant à Madagascar prit un tour
différent. C’est un marin bien réel qui en fit
état. Étienne de Flacourt avait été envoyé à
Madagascar en 1648 par ordre de Richelieu
pour ramener le calme parmi les habitants
français installés depuis peu sur l’île, devenue,
au moins sur le papier, une colonie du royaume
de France. Le petit comptoir en question, sur la
côte sud-est, avait vite sombré dans l’anarchie
et les Malgaches s’étaient révoltés. Ayant
rétabli l’ordre et maté la rébellion, l’amiral Flacourt fut le premier Européen à rédiger une
description détaillée de Madagascar (du moins
d’une partie de l’île), publiée en 1658 sous le
titre Histoire de la grande isle Madagascar. Il
y décrivait la géographie et les événements
récents qui l’avaient amené sur place, mais
aussi les indigènes, leurs mœurs, leur langage,
leurs us et coutumes et leurs croyances, ainsi
que la flore et la faune locales.
Un passage en particulier, consacré aux
« oyseaux qui hantent les bois », a beaucoup attiré l’attention des paléontologues.
Flacourt y décrit le Vouron patra : « C’est un
grand oyseau qui hante les Ampatres [une
région du Sud-Est de Madagascar] et y fait
des œufs comme l’Autruche, c’est une espèce
d’Autruche, ceux desdits lieux ne le peuvent
prendre, il cherche les lieux les plus déserts. »
Flacourt fut tué lors d’un combat naval
contre des pirates barbaresques au retour
d’un second voyage à Madagascar en 1660, et
sa description d’une autruche malgache sombra dans l’oubli. La petite colonie française
de Madagascar fut abandonnée. L’intérêt de
la France pour Madagascar se manifesta de
nouveau au XIXe siècle et culmina en 1897
avec une importante expédition militaire qui
conduisit à la colonisation complète de l’île.
Mais dès les premières décennies du siècle,
les naturalistes français s’étaient intéressés
de près à Madagascar, entre autres parce
que des preuves tangibles de l’existence
d’un oiseau géant y avaient été découvertes.
Des os
d’autruches géantes ?
Cette fois encore, des marins ont joué un
grand rôle dans ces découvertes. Vers 1830,
un capitaine français nommé Victor Sganzin
envoya à l’ornithologue Jules Verreaux des
notes et des dessins au sujet d’œufs de
très grande taille trouvés à Madagascar.
En 1834, un autre voyageur français, Jules
Goudot, apporta à Paris des fragments de
coquilles d’œufs. Le zoologue Paul Gervais
tenta d’estimer les dimensions des œufs
complets. La suite montra qu’il les avait
notablement sous-estimées. Il s’agissait
en effet de très gros œufs : en 1848, un
certain Dumarèle signala avoir vu sur la côte
nord-est de Madagascar un œuf entier qui
contenait l’équivalent de 13 bouteilles !
En 1850, enfin, le capitaine Abadie,
qui commandait un navire de commerce,
apporta au Muséum de Paris trois œufs
complets et quelques os, provenant de la
côte sud-ouest. Le zoologue Isidore Geoffroy Saint-Hilaire en fit l’étude. Les calculs
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Histoire des sciences
[71
Rendez-vous
Source : Walter Schoenichen, Tierriesen der Vorzeit, 1912
montrèrent que l’un d’eux avait un volume
recherches seraient bienvenues pour préd’un peu plus de huit litres, soit l’équivalent
ciser le nombre réel d’espèces ayant existé.
de 6 œufs d’autruche, 148 œufs de poule,
Quoi qu’il en soit, de nombreux restes de ces
ou 50 000 œufs d’oiseau-mouche ! Geoffroy
oiseaux ont été trouvés dans diverses régions
Saint-Hilaire nomma l’oiseau qui avait pondu
de Madagascar, souvent dans des tourbières
ces œufs Aepyornis maximus (oiseau élevé
et des marais, avec les restes d’autres ani■■ L’AUTEUR
le plus grand). Il y voyait à juste titre un
maux récemment éteints, parfois au cours
Eric BUFFETAUT
ratite – un oiseau apparenté à l’autruche –,
du dernier millénaire, parmi lesquels des
est paléontologue
mais tous les experts ne partagèrent pas
hippopotames nains et des lémuriens géants.
au Laboratoire
ce point de vue. Achille Valenciennes vouDe très grands oiseaux avaient donc
de géologie
lait y voir un gigantesque manchot. Quant
existé à Madagascar à une date relativede l’École normale
supérieure,
au naturaliste italien Giuseppe Bianconi, il
ment récente. Une fois ce fait acquis, on ne
à Paris (CNRS, UMR 8538).
croyait non seulement que le récit de Marco
tarda pas à exhumer le texte de Flacourt au
Polo avait pour point de départ l’Aepyorsujet du Vouron patra. En effet, les écrits
nis, mais aussi que sa description du Roc
de l’amiral semblaient indiquer que des
comme un oiseau géant volant était correcte
Aepyornithidés vivaient encore sur l’île au
pour l’essentiel. Dans de nombreux articles
XVIIe siècle (sans qu’il soit d’ailleurs possible
publiés dans les années 1860 et 1870, il
de dire s’il s’agissait d’Aepyornis ou de Mulinterpréta donc Aepyornis comme un oiseau
lerornis). On pouvait dès lors se demander
de proie ressemblant au condor – qui devait
s’ils étaient éteints. Peut-être l’exploration
vraiment avoir été gigantesque pour pondre
poussée des régions les plus reculées de
de tels œufs.
Madagascar permettrait-elle de découvrir
La question fut réglée lorsque des
des Aepyornis vivants – d’autant plus que
restes squelettiques plus complets furent
jusque dans les années 1890, des rumeurs
découverts à Madagascar par divers voyalocales circulaient encore au sujet de l’exisgeurs européens, au premier rang desquels
tence d’oiseaux géants. Mais à mesure que
l’explorateur français Alfred Grandidier.
progressait l’exploration de l’île par les
Leur étude confirma que les oiseaux
Européens, et surtout à la suite de
géants de Madagascar étaient bel et
l’occupation par les Français, il devint
bien apparentés à l’autruche, comme
clair que le Vouron patra avait bel et
l’avait compris Isidore Geoffroy Saintbien disparu. Les notes de Flacourt
Hilaire. Les os et les œufs énormes
suggéraient néanmoins que cette
d’Aepyornis furent très convoités
disparition n’était pas très ancienne.
par les naturalistes dès le milieu du
Les datations au carbone 14 praXIXe siècle, et on peut en voir dans de
tiquées sur des restes d’Aepyornis
nombreux musées européens.
ont permis de préciser vers quelle
Les oiseaux géants malgaches
époque les oiseaux géants ont disont été classés en une famille, les
paru. Certains spécimens ont fourni
Aepyornithidés, où l’on a distingué
des âges de moins de 1 000 ans,
deux genres, chacun comprenant
et il est donc fort possible que les
plusieurs espèces. Particulièrement
oiseaux géants existaient encore
grand et robuste, Aepyornis atteignait
dans certaines régions de l’île quand
2,50 mètres de hauteur et pesait peutFlacourt en entendit parler au milieu
être jusqu’à plus de 400 kilogrammes,
du XVIIe siècle. Les traces de présence
ce qui en fait un des plus gros oiseaux
humaine à Madagascar remontant à
connus. En revanche, Mullerornis, plus
environ deux millénaires avant notre
petit et plus gracile, n’était pas plus
ère, l’homme et les Aepyornithidés
LES ŒUFS D’AEPYORNIS équivalaient à six œufs
grand qu’une autruche. Notons que
auraient coexisté assez longtemps.
d’autruche et 148 œufs de poule – une comparaison
les dernières études détaillées sur
Les causes de l’extinction demeurent
immortalisée sur cette photo de l’ornithologue allemand
Georg Krause, au début du XXe siècle (il tient un œuf
l’anatomie et la classification des
mal connues, mais on peut pend’Aepyornis dans chaque main, un œuf de poule dans sa
Aepyornithidés remontent au début
ser que les activités humaines y
main droite et un d’autruche dans sa main gauche).
du XXe siècle et que de nouvelles
sont pour quelque chose, avec la
72] Histoire des sciences
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Aepyornis,
inspirateur de mythes ?
À vrai dire, il y aurait parmi les animaux malgaches récemment éteints un candidat plus
plausible : Stephanoaetus mahery, un grand
aigle atteignant deux mètres d’envergure,
qui avait sans doute pour proies les grands
lémuriens (mais n’aurait pu s’attaquer à un
éléphant !). Mais ce sont surtout les énormes
œufs d’Aepyornis qui ont suggéré un lien
avec l’oiseau Roc. Henry Yule, auteur d’une
traduction en anglais des œuvres de Marco
Polo, en était si convaincu qu’en 1871, il utilisa comme frontispice pour cet ouvrage une
lithographie représentant « L’œuf du Roc :
grandeur nature. Mesuré et dessiné d’après
l’œuf de l’Aepyornis au British Museum ».
De fait, dès le Moyen Âge, des marchands
arabes ont atteint Madagascar et les œufs
énormes de l’Aepyornis ont pu servir de
preuves tangibles à des histoires d’oiseaux
géants. De tels êtres figurent dans les mythes
et légendes de nombreuses contrées où l’on
n’a d’ailleurs jamais découvert d’œufs gigantesques. Les grands œufs malgaches ont
pu confirmer des récits préexistants plutôt
qu’en être l’origine. Selon certains auteurs,
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
L’OISEAU MALGACHE ÉTEINT AEPYORNIS,
ici reconstitué en 1894 d’après une description du zoologue Émile Oustalet, ressemblait
à une autruche géante. En arrière-plan, on distingue d’autres éléments de la faune récemment éteinte de Madagascar, notamment un
hippopotame nain et des tortues géantes.
l’oiseau Roc serait en fait la personnification
des typhons destructeurs de navires qui
sévissent dans l’océan Indien. C’est ce que
peut suggérer la description du Roc par le
voyageur arabe Ibn Battûta au XIVe siècle, qui
évoque un tel phénomène météorologique.
Quoi qu’il en soit, l’Aepyornis, oiseau
gigantesque aux œufs énormes, peut faire
rêver tout autant que le mythique oiseau
Roc. En témoigne une nouvelle publiée par
H. G. Wells en 1894, L’île de l’Aepyornis, qui
connut un certain succès et est régulièrement
rééditée. Le narrateur anonyme y rencontre
un homme balafré du nom de Butcher, qui vit
de la collecte et de la vente d’objets d’histoire
naturelle, comme cela se faisait beaucoup
au XIXe siècle avant les mesures modernes
de protection de la nature.
Butcher a une curieuse histoire à raconter.
Dans un marais de la côte orientale de Madagascar, il a découvert des œufs d’Aepyornis
« aussi frais que s’ils venaient d’être pondus »,
bien que datant probablement de plusieurs
siècles. Il emporte les œufs dans son embarcation, mais les choses tournent mal lorsque
ses aides indigènes se rebellent contre lui et
qu’il doit les abattre. Il se retrouve à la dérive
sur l’océan dans un petit canot, ne devant
sa survie qu’aux œufs d’Aepyornis, qui se
Source : Charles Lamberton, Mémoires de l’Académie Malgache, 1934
prédation (et la consommation des œufs)
et la transformation du milieu naturel, via
le développement de l’élevage de bovins
et la destruction de la végétation originelle
par des incendies.
Mais y a-t-il vraiment un lien entre les
Aepyornis malgaches et la légende de l’oiseau
Roc, comme beaucoup l’ont supposé ? Les
oiseaux géants de Madagascar n’avaient pas
grand chose en commun avec l’énorme oiseau
de proie décrit dans les Mille et une nuits et
par Marco Polo. Ils auraient été bien incapables
d’enlever dans leurs serres des éléphants
(qui d’ailleurs n’ont jamais vécu à Madagascar), pour la bonne raison que, tout comme
celles des autruches, leurs ailes atrophiées
ne leur permettaient pas de voler. Le texte
de Flacourt suggère bien qu’Aepyornis (ou
Mullerornis) existait encore à l’époque où
Marco Polo entendit parler du Roc, mais on
voit mal comment un oiseau ressemblant à
une autruche aurait pu donner naissance à
des récits portant sur un gigantesque rapace.
Source : La Nature, 1894
Rendez-vous
LA TAILLE DES OISEAUX GÉANTS MALGACHES variait selon les espèces, comme le montre
cette collection de squelettes du Musée de Tananarive au début des années 1930. De gauche
à droite : Mullerornis agilis, Aepyornis maximus, Aepyornis hildebrandti et une autruche actuelle (Struthio camelus) pour comparaison.
Histoire des sciences
[73
Rendez-vous
■■
BIBLIOGRAPHIE
E. Buffetaut, From Sinbad the
Sailor to H.G. Wells : Aepyornis
and the Rûkh bird, in L. TalairachVielmas et M. Bouchet (coord.),
Lost and found : in search of
extinct species, pp. 159-166,
Muséum d’histoire naturelle
de Toulouse, 2013.
S. Goodman et W. L. Jungers,
Extinct Madagascar, University
of Chicago Press, 2014.
D. Gommery et al., Madagascar.
Premiers habitants
et biodiversité passée,
Archeologia, vol. 494,
pp. 40-49, 2011.
74] Histoire des sciences
révèlent comestibles. Quand il aborde enfin
sur un atoll désert, il ne reste qu’un seul œuf,
qui finit par éclore, donnant naissance à un
poussin d’Aepyornis. Le jeune oiseau fournit
d’abord une agréable compagnie au naufragé,
qui le nourrit de poisson et prend soin de
lui. Au bout de deux ans, l’Aepyornis ayant
atteint une hauteur de plus de quatre mètres,
la nourriture vient à manquer et l’oiseau se
tourne contre son protecteur. Devenu agressif, il lui taillade le visage avec son bec et le
pourchasse, l’obligeant à se réfugier dans
le lagon ou dans des arbres.
Face à ce danger, Butcher finit par tuer
l’Aepyornis en le faisant tomber à l’aide
d’une corde et en l’égorgeant. Il est enfin
recueilli par un yacht de passage et retourne
en Angleterre, où il vend les énormes os de
son ex-protégé à un naturaliste. Ceux-ci sont
décrits comme une nouvelle espèce, Aepyor-
nis vastus – Wells se moquant ainsi gentiment de la propension des paléontologues
à utiliser des superlatifs, tels maximus ou
titan, pour désigner les espèces d’Aepyornis.
Avec la nouvelle de Wells, nous voici
presque revenus à notre point de départ. Tout
comme Sinbad le marin rencontre l’oiseau
Roc et ses œufs sur des îles mythiques,
c’est sur un atoll imaginaire que Butcher
doit se défendre contre un Aepyornis sorti
d’un œuf énorme. Il n’est pas certain que
l’Aepyornis soit réellement à l’origine de
la légende du Roc, comme beaucoup l’ont
cru, et il sera sans nul doute difficile de
démontrer ou d’infirmer cette hypothèse.
Il reste que ces oiseaux géants exercent
une sorte de fascination sur l’esprit humain,
qui s’est exprimée sous forme de mythes,
légendes, contes ou récits de science-fiction
suivant le lieu et l’époque.
n
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
2
ème
édition
UNIVERS CONVERGENTS
SCIENCES - FICTIONS - SOCIÉTÉ
Le Ciné Club de l’Institut Henri Poincaré
Au Cinéma Grand Action,
5 rue des Écoles, Paris 5.
TOUS LES DERNIERS
MARDIS DU MOIS - 19H30
En présence de Cédric Villani et de nombreux intervenants.
› 27 JANVIER - Rencontres du 3ème type
Saura-t-on communiquer avec des extraterrestres ?
› 24 FÉVRIER - L’Homme au complet blanc
Un progrès scientifique peut-il mettre en danger notre modèle économique ?
› 31 MARS - Out of the present
Quelle géopolitique pour l’espace ?
› 28 AVRIL - Contagion
Comment la société s’organise-t-elle pour gérer une pandémie ?
› 26 MAI - Her
La frontière entre l’humain et l’ordinateur va-t-elle disparaître ?
› 30 JUIN - Planète interdite
La science-fiction doit-elle se soucier de la science ?
› Entrée libre sur réservation
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RENDEZ-VOUS
LOGIQUE & CALCUL
Le problème du sudoku
La donnée de 16 chiffres dans une grille de sudoku est insuffisante
pour que la solution du problème soit unique. Pour le prouver, il a fallu énumérer
toutes les grilles, en usant d’astuces afin de raccourcir les calculs.
Jean-Paul DELAHAYE
C
76] Logique & calcul
partielle ne constitue pas un problème
correct (c’est évident si on ne retient qu’une
case), car plusieurs solutions seront possibles. Dans les journaux, les grilles proposées comportent environ 25 cases
remplies. On sait cependant qu’il existe des
grilles correctes de sudoku ne comportant
que 17 données (voir l’encadré ci-contre).
Le problème des données minimales
est : Quel est le plus petit nombre de données d’un problème de sudoku correct ?
L’exemple à 17 données montre que
ce minimum est 17 ou moins. On a longtemps cherché, sans succès, des problèmes
corrects à 16 données ; on a donc conjecturé que 17 est la réponse.
Au moins 16 ou 17 cases ?
J. F. Colonna
’est une illusion de croire que
la puissance des machines nous
dispense de réfléchir. À propos
du problème des données minimales au sudoku, nous allons voir que la
limite du faisable est vite atteinte, et que
pour la repousser, il faut de l’ingéniosité,
des mathématiques et quand même beaucoup de patience.
Rappelons les règles du sudoku et fixons
quelques termes. Une « grille de sudoku
complète » est un tableau carré de
9 3 9 = 81 cases contenant chacune un
chiffre de 1 à 9 et tel que :
(a) chaque ligne et chaque colonne
contiennent chaque chiffre une fois exactement ;
(b) chaque sous-tableau 3 3 3 (résultat du
découpage de la grille en neuf carrés de
neuf cases) contient chaque chiffre une
fois exactement.
Une grille partielle est un « problème de
sudoku correct » s’il existe une façon unique
de compléter la grille en une grille de sudoku complète, ce qui est le but du jeu.
Précisons qu’au sudoku, l’ordinateur
est gagnant sur l’humain : il existe un grand
nombre de programmes permettant à
l’ordinateur de battre de vitesse le meilleur
humain. Les bons programmes trouvent
la solution d’un problème, aussi difficile
soit-il, en moins d’un millième de seconde.
On joue donc pour le plaisir de l’exercice.
Quand on cherche à formuler un énoncé, si l’on spécifie trop peu de cases, la grille
VISUALISATION D’UN SUDOKU
par Jean-François Colonna. Chaque couleur
est associée à un chiffre.
Le problème est resté ouvert jusqu’à ce
que, en décembre 2011, la réponse soit
fournie par Gary McGuire, de l’Université
de Dublin, et son équipe. À la suite d’un
calcul étalé sur une année et correspondant
à 800 années de calcul d’un processeur
unique, la conclusion fut qu’il n’existe aucune
grille correcte de sudoku à 16 données et
donc que le nombre minimal de données
d’un problème correct de sudoku est 17.
Il s’agit d’un théorème mathématique,
et puisque c’est la question mathématique
concernant le sudoku qui a demandé le plus
d’effort, on l’appellera « Le théorème du
sudoku ». Le travail qui a conduit à l’énoncer est une démonstration. Comme cela se
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Rendez-vous
produit maintenant de plus en plus souvent,
il s’agit d’une démonstration avec un ordinateur (voir l’encadré page 78 pour d’autres
exemples). Le détail des étapes du calcul
n’a pas été publié, car cela donnerait un
document d’une longueur colossale. L’article
rendant compte de la preuve n’est donc que
la description de la méthode utilisée, comportant, entre autres, les énoncés et démonstrations des propositions purement mathématiques utiles, mais pas assez d’éléments
pour que l’on puisse vérifier le théorème
sans tout reprogrammer et recalculer.
Des versions préliminaires de l’article
étaient disponibles depuis un moment, mais
il n’a été publié dans sa forme définitive
que le 12 juin 2014, dans la revue Experimental Mathematics. Malgré cette publication officielle, essentielle pour qu’un
résultat soit considéré comme sérieux, et
une vérification du calcul menée par une
autre équipe (en septembre 2013), certains
chercheurs, dont Joshua Cooper de l’Université de Caroline du Sud, doutent du statut de ce théorème dont la « démonstration »,
d’un type particulier, exclut difficilement
le risque d’erreur. Nous y reviendrons.
Dans un premier temps, présentons
la méthode de preuve utilisée par G. McGuire
et les autres équipes qui ont abordé le
problème. Nous insisterons sur l’utilité
d’une analyse mathématique préliminaire,
la collaboration d’autres équipes (ayant
mené d’autres calculs volumineux et transmis des programmes à G. McGuire et son
équipe), la rigueur méthodologique indispensable, le délicat savoir-faire nécessaire
à la programmation et à la réalisation des
calculs et, enfin, l’incroyable quantité de
calculs effectués.
Existe-t-il une grille complète G dont
on peut extraire 16 données qui, quand
on les complète (en respectant les règles
du sudoku), donnent nécessairement la
grille G ?
Des grilles intéressantes
L
les colonnes (1, 4, 7), et (7, 1, 4) en
jaune en haut. Il en résulte que
parmi les neuf cases jaunes en
haut, deux doivent être données
dans tout problème ayant cette
grille comme solution unique.
C’est aussi vrai pour les autres
paquets de neuf cases (en bleu,
en rouge) de la zone du haut, de
la zone du milieu et de la zone du
bas. Cela fait en tout neuf paquets
de neuf cases, et pour chacun
deux données au moins à retenir.
Tout problème conduisant à c
doit donc comporter au moins
18 données. Il n’y aura donc, dans
ce cas particulier, aucun énoncé
correct à 17 données.
Pour toute grille, un raisonnement montre qu’un problème
a grille a comporte 17 données et n’a qu’une seule
solution, b. Ce type de grille a posé la question : peut-on
faire plus économique et ne fixer que 16 données dans une
grille tout en préservant l’unicité de la solution ?
Le calcul de Gary McGuire et
de son équipe montre que pour
avoir une solution unique, il faut
toujours spécifier au moins
17 cases. Mais parfois,
17 données ne suffisent pas. La
grille c fournit un exemple où
18 données sont nécessaires
(aucune sous-grille à 17 données
n’est correcte). Cette grille
permet aussi d’illustrer la puissance de la méthode des sousensembles inévitables au cœur
des programmes de G. McGuire.
a
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Considérons les deux
colonnes verticales de trois
chiffres en jaune en haut à
gauche (1, 4, 7) et au centre
(4, 7, 1). Si on les échange, on
obtient une nouvelle grille
complète de sudoku. Cela
prouve que tout problème
conduisant à cette grille doit
comporter une donnée parmi les
six cases concernées. Il en va de
même pour les deux colonnes
jaunes en haut au centre (4, 7, 1)
et à droite (7, 1, 4), ainsi que pour
b
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c
correct comporte au moins huit
données. S’il ne comporte que
sept données ou moins et doit
conduire à une grille G fixée, ces
données ne mentionnent pas
deux chiffres, par exemple le 8
et le 9, et donc les sept données
ne peuvent pas distinguer la
grille complète visée G et la
même grille G’ où l’on a interverti les 8 et les 9. Les sept
données ne constituent donc
pas un problème correct.
De tels raisonnements
mathématiques ne permettent
pas aujourd’hui d’aller plus loin :
on ne sait même pas prouver
sans machine que huit données
ne suffisent jamais à composer
un problème correct.
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Logique & calcul
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Rendez-vous
Les démonstrations par ordinateur
L
e recours à l’ordinateur pour démontrer des résultats
mathématiques est de plus en plus fréquent. Souvent,
l’ordinateur n’intervient qu’associé à des résultats purement
mathématiques démontrés à la main et qui posent les bases des
algorithmes confiés à la machine. C’est le cas pour le théorème
des 17 données du sudoku.
Les démonstrations de théorèmes dépendant de calculs
informatiques ont souvent été
jugées insatisfaisantes, car
d’une part, aucun humain seul
ne peut les contrôler, d’autre
part, les programmes et leurs
calculs sont susceptibles d’erreurs de toutes sortes. Pour
limiter ce risque d’erreurs, on a
développé une méthode de
« preuve formelle » par ordinateur, qui diminue considérablement ce risque et qui permet
même une meilleure garantie
de justesse que les preuves
humaines dans certains cas.
(voir cette rubrique de juin 2011,
Du rêve à la réalité des preuves).
On met en œuvre des « assis-
tants de preuves », des logiciels
spécialisés que les mathématiciens utilisent pour écrire pas à
pas toutes les étapes d’une
démonstration, sans en oublier
aucune (oubli qui est possible
quand la preuve est menée par
un humain en utilisant de
nombreux raccourcis).
La preuve complète mise au
point est vérifiée par une procédure indépendante et très poin-
a
La méthode de résolution se décompose
en trois étapes : (A) énumérer toutes les
grilles complètes de sudoku ; (B) pour chacune, considérer toutes les façons d’en
extraire 16 données ; et (C) pour chaque jeu
de 16 données ainsi extrait, faire fonctionner une méthode de résolution de manière
à trouver au moins deux solutions différentes.
Si toutes les grilles complètes passent
ce test, alors on aura démontré que 16 données ne sont jamais suffisantes et que 17
est donc la bonne réponse. Le faire brutalement comme je viens de le décrire demanderait des siècles de calcul.
Trois remarques économisent du temps
de calcul et, bien employées, donnent une
durée de calcul raisonnable.
Point (A) : limiter l’énumération des grilles
complètes qu’on fait dérouler.
Point (B) : trouver des méthodes évitant
78] Logique & calcul
tilleuse ; éventuellement, cette
vérification est confiée à
plusieurs autres logiciels de
contrôle. Les logiciels de
contrôle peuvent eux-mêmes
avoir été soumis à des contrôles
très stricts « prouvant » leur
bon fonctionnement. On
parvient ainsi à une certitude
quasi parfaite qu’une preuve est
correcte.
Parmi les théorèmes soumis à
cette vérification par la méthode
des assistants de preuves, deux
ont retenu particulièrement l’attention. L’un est le théorème des
quatre couleurs, qui indique que
« toute carte peut être coloriée
avec quatre couleurs sans que
deux pays voisins soient colorés
de la même façon » (a) ; il a été
démontré en 1976 et vérifié
formellement en 2005 par une
équipe de l’Inria.
L’autre est le théorème de
Thomas Hales qui résout la
conjecture de Kepler sur l’empilement le plus dense des
d’énumérer tous les sous-ensembles de
16 éléments d’un ensemble de 81 éléments,
car il y en a trop !
Point (C) : disposer d’un algorithme de test
le plus efficace possible pour tester si une
grille partielle est un problème correct.
Un catalogue intelligent
et complet des grilles
Remarquons qu’on aurait pu procéder
autrement : (A’) énumérer toutes les grilles
partielles possibles de 16 données, puis
(B’) montrer que chacune a plusieurs solutions. Toutefois, la théorie des « ensembles
inévitables », qui permet de réduire considérablement les calculs de (B) (expliquée
plus loin), rend la méthode en trois étapes
(A-B-C) plus efficace que la méthode en
deux étapes (A’-B’).
b
sphères (b), démontré en 1998
et formellement vérifié par
T. Hales et son équipe en 2014.
Malheureusement, dans le
cas du résultat de Gary
McGuire sur le sudoku, la
méthode des assistants de
preuve ne pourra sans doute
pas s’appliquer avant longtemps : le calcul effectué est
énorme et, à moins d’avancées
mathématiques nouvelles, une
preuve formelle ne pourra que
refaire le calcul dans un cadre
plus rigoureux pour éviter les
erreurs, ce qui demande encore
plus de calculs, chose impossible à envisager aujourd’hui.
Le nombre de grilles complètes différentes semble avoir été connu par Mark
Brader dès 2003, mais c’est en 2006 qu’un
document de Bertram Felgenhauer et Frazer Jarvis l’a justifié. Ce nombre est énorme
et égal à 9 ! 3 213 3 34 3 27 704 267 971 =
6 670 903 752 021 072 936 960 =
6,6... 3 1021.
C’est, en ordre de grandeur, la mémoire
cumulée numérique de tous les dispositifs
informatiques (téléphones compris), et ces
dispositifs opèrent tous ensemble environ
1021 instructions par seconde. Ces chiffres
sont imprécis, en particulier parce qu’on ne
peut pas savoir quelles machines ont cessé
de fonctionner, mais à un facteur 10 près,
ils indiquent où nous en sommes.
Traiter une grille de sudoku pour savoir
si elle possède des sous-grilles correctes
à 16 données est un gros travail. Procéder
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Rendez-vous
naïvement, même en mettant tous les dispositifs de calcul terrestres à la tâche,
n’aurait même pas permis de résoudre le
problème. Réduire le nombre de grilles à
étudier est le premier point où les mathématiques ont aidé l’équipe de G. McGuire.
Si, dans une grille complète de sudoku, on change tous les 1 en 9 et tous les 9
en 1, on obtient une autre grille complète
de sudoku. Si la première admet des problèmes corrects à 16 données, c’est aussi
le cas de la seconde : partant d’un problème
correct pour la première, on change les 1
en 9 et les 9 en 1, et on obtient un problème correct pour la seconde. Il suffit
donc d’étudier l’une des deux. L’échange
des 1 et des 9 n’est pas la seule transformation qui conduit à trouver des grilles
équivalentes. En fait, toute permutation
des neuf chiffres 1, 2,..., 9 permet, à partir d’une grille complète, d’en construire
une autre équivalente pour notre problème.
Pour chaque grille, ce procédé donne
9 ! = 9 3 8 3 7 3 6 3 5 3 4 3 3 3 2 =
362 880 grilles équivalentes. Voilà déjà une
belle réduction du calcul à entreprendre.
Cependant, la permutation des chiffres
n’est pas la seule façon d’obtenir des grilles
équivalentes. Voici la liste de quelques
autres opérations qui, appliquées à une
grille complète, donnent des grilles équivalentes.
– Choisir deux bandes horizontales et les
échanger. Une bande horizontale est une
série de trois carrés 3 3 3 placés les uns à
côtés des autres (il y en a trois : une en
haut, une au milieu, une en bas).
– Échanger deux bandes verticales. Une
bande verticale est une série de trois carrés 3 3 3 placés les uns au-dessus des
autres (il y en a trois : une à droite, une au
centre, une à gauche).
– Échanger deux colonnes d’une même
bande verticale.
– Échanger deux lignes d’une même bande
horizontale.
– Transposer la grille (la ligne 1 devient la
colonne 1, la ligne 2 devient la colonne 2, etc.).
Finalement, une grille est équivalente
à un très grand nombre d’autres. Les grilles
se regroupent en classes et il suffit de
traiter une grille de chacune des classes.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
L’utilisation d’outils de la théorie des
groupes, dont le lemme de Burnside (voir
Le miraculeux « lemme de Burnside » dans
la rubrique de décembre 2006), a permis
de connaître le nombre exact de grilles
complètes non équivalentes : il y en a
5 472 730 538  5,5 3 109.
Glenn Fowler, chercheur aux Laboratoires AT&T, a constitué un catalogue complet des grilles en ne retenant qu’une seule
grille par classe d’équivalence. Un algorithme
de compression spécialement conçu pour
les grilles de sudoku a permis de stocker
tout le catalogue de G. Fowler sur six gigaoctets, ce qui est assez remarquable puisque
cet algorithme permet de n’utiliser qu’un
octet (8 bits) environ par grille.
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DEUX « ENSEMBLES INÉVITABLES » sont
indiqués (en bleu et en orange) dans cette
grille. Chacun nécessite une donnée au moins
pour que la solution au sudoku soit unique.
Chercher les « ensembles
inévitables »
Si l’on s’y prend sans finesse, pour chacune
des grilles retenues, il faut envisager toutes
les façons d’extraire 16 données. Or il y a
33 594 090 947 249 085  3,4 3 1016 façons de choisir 16 cases parmi 81. Cela
conduirait à résoudre un grand nombre de
problèmes de sudoku pour découvrir à
chaque fois qu’il y a deux solutions ou plus.
Ce nombre serait énorme, car égal à :
5 472 730 538 3 33 594 090 947 249 085
= 183 851 407 423 359 414 572 057 730
 1,8 3 1026.
Nous savons que ce nombre est bien
au-delà de ce qui est envisageable, même
en utilisant toute la puissance de calcul
disponible sur la planète. Les mathématiques
à nouveau ont dû proposer une idée intéressante qui s’applique à d’autres problèmes,
la « méthode des ensembles inévitables ».
Expliquons cette idée sur l’exemple de la
grille complète G ci-contre.
Pour construire un problème correct
ayant pour solution cette grille G, il faut
que l’une des données du problème soit
l’une des quatre cases en bleu, en haut
de la grille. En effet, il existe une autre
grille complète G’ très proche de G obtenue
en échangeant seulement, dans les quatre
cases en bleu, les 9 et les 5. Si les données
de la grille partielle n’indiquent rien concernant ces quatre cases, il sera impossible
Logique & calcul
[79
Rendez-vous
L’histoire de la conjecture
L
’étude du problème du sudoku minimal par Gary
McGuire et son équipe a commencé en 2005, par
la mise au point d’un premier programme
recherchant, pour une grille complète fixée, toutes les
sous-grilles partielles correctes.
Cependant, c’est seulement en 2009, voyant que
la solution du problème
était peut-être atteignable,
que G. McGuire et ses
collègues ont entrepris des
travaux systématiques. En
effet, Gordon Royle avait à
cette époque réuni une
collection importante de
problèmes corrects différents à 17 données. Il
recherchait en même
temps, mais en vain, un
problème ne demandant
que 16 données. Cette
situation rendait plausible
la conjecture que
16 données ne suffisent
jamais. Une étonnante
grille ayant 29 sous-grilles
correctes à 17 données
attira l’attention
(ci-dessous). On ne connaît
aujourd’hui encore aucune
grille complète ayant
30 sous-grilles correctes à
17 données. Encouragé par
ce grand nombre de sousgrilles correctes à
17 données, on espéra un
moment en extraire une
sous-grille correcte à
16 données. En vain, ce qui
fut considéré comme un
indice de plus en faveur de
la conjecture.
Avant d’en arriver au
résultat que 16 données sont
insuffisantes, un calcul mené
par une équipe de l’Université de Graz en Autriche
montra, en 2008, que 11 ne
suffisent pas. Le calcul entrepris par cette équipe pour
montrer que 12 ne suffisent
pas fut abandonné sans
aboutir. On était donc loin
du but. Rappelons toutefois
que le raisonnement mathématique pur ne réussit pas
mieux que 7 (voir l’encadré
page 77) ; la démonstration
par ordinateur était donc
déjà en avance.
En 2008, une jeune fille
de 17 ans proposa une
preuve mathématique que
16 données sont insuffisantes, mais on découvrit
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80] Logique & calcul
rapidement une erreur
dans son raisonnement,
que personne n’a su
corriger.
En 2010, une équipe de
l’Université Chiao Tung à
Taïwan entreprit de s’attaquer au problème des
16 données en utilisant une
méthode de calcul distribué. Elle évalua alors
qu’avec les outils dont elle
disposait, le problème serait
résolu en menant un calcul
de 2 400 années-processeurs, par exemple, en
faisant calculer 2 400 ordinateurs de table chacun
pendant un an. Le calcul a
abouti en septembre 2013
(après celui de G. McGuire).
C’est la seule vérification à
ce jour du théorème des
16 données.
Le calcul de G. McGuire
et de son équipe se déroula
sur toute l’année 2011,
opérant l’équivalent de
800 années-processeurs de
calculs. Pour chaque grille
de sudoku complète, le
temps de traitement a été
enregistré. Il a fallu en
moyenne 3,6 secondes par
grille. L’article rendant
compte du résultat a été
publié en 2014.
LE MATHÉMATICIEN GARY MCGUIRE
(ci-dessus) et un sudoku ayant 29 sousgrilles correctes à 17 données (ci-contre).
de savoir si la solution est G ou G’, et donc
le problème sera incorrect. Il en va de
même avec les six cases en orangé : permuter les deux rectangles de trois données
(7, 2, 1) et (1, 7, 2) donne une grille G’’
qui n’est exclue que si l’on spécifie au
moins une des six cases.
De tels ensembles se dénomment des
ensembles inévitables. Si, pour une grille
complète G, on en trouve k, et qu’ils sont
disjoints, alors on est certain que toute
grille partielle conduisant à G comportera
au moins une donnée dans chaque ensemble
inévitable et donc en comportera au moins k.
Lorsque certains ensembles inévitables
ont une intersection commune, la situation,
un peu plus difficile, impose tout de même
un nombre minimum de données à toute
grille partielle conduisant à G.
La lutte finale
Le travail pour traiter une grille complète G
et montrer qu’il faut toujours au moins
17 données se ramène alors à la recherche
et à l’exploitation d’ensembles inévitables
aussi nombreux que possible. Après divers
essais, les chercheurs ont adopté la stratégie suivante, qui a été appliquée à chacune
des 5,5 milliards de grilles complètes du
catalogue de G. Fowler.
(a) Déterminer (en mettant au point
les algorithmes nécessaires) tous les
ensembles inévitables de moins de 13 cases.
Trouver tous les ensembles inévitables
sans limitation de taille, ce qui a priori semble
meilleur, conduit à plus de calculs au total.
(b) En déduire (toujours en mettant
soigneusement au point les algorithmes
nécessaires) toutes les sous-grilles de
16 données convenables pour cette famille
d’ensembles inévitables, c’est-à-dire ayant
au moins un élément dans chaque ensemble
inévitable. Cette partie retient considérablement moins de grilles partielles à 16 éléments que les 3,4 3 1016 grilles partielles
a priori envisageables. En moyenne, une
grille complète de sudoku a 360 ensembles
inévitables de moins de 13 cases.
(c) Pour les grilles partielles retenues,
utiliser un programme de test qui indique
si oui ou non il y a une solution unique.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Rendez-vous
Pour mettre tout cela en place et le
programmer aussi efficacement que possible, il a fallu développer quelques résultats mathématiques sur les ensembles
inévitables, et surtout être soigneux dans
la programmation des algorithmes.
Cette qualité des programmes de l’équipe
de G. McGuire a permis de gagner la compétition engagée avec une équipe chinoise
(parvenue au même résultat, mais plus d’un
an après). Le calcul des Chinois n’a cependant pas été vain, puisqu’en aboutissant au
même résultat, il appuie l’affirmation que
17 est bien le nombre minimum de données
d’une grille partielle correcte de sudoku.
La partie finale de la méthode exige
l’utilisation d’un programme pour résoudre
les sudokus, programme qui doit être capable
d’indiquer qu’une grille partielle est incorrecte car elle autorise plusieurs solutions.
Là encore, le partage gratuit de programmes entre chercheurs a été utile.
Plutôt que de développer leur propre programme de résolution de sudokus, l’équipe
a préféré rechercher le meilleur de ceux déjà
développés. Leur choix s’est porté sur un
programme open-source (donc libre d’utilisation, contrôlable et modifiable) dû à Brian
Turner, un ingénieur de Google qui développe
des logiciels de jeux pour son plaisir. Ce
programme rapide a cependant été encore
accéléré et peut tester en une seconde
50 000 problèmes à 16 données.
Une fois tous les éléments en place et
vérifiés, l’exploration du catalogue à la
recherche d’une grille partielle à 16 données
a été engagée. Après un an de calcul, la
réponse est arrivée : il n’en existe pas !
Définitivement résolu ?
Ce formidable travail collectif et informatique
pour réussir à démontrer « Le théorème
du sudoku » pose cependant un problème :
peut-on faire confiance à ce calcul fondé
sur une série de programmes délicats fonctionnant une année entière sur des centaines
de processeurs différents, et qui n’a été
vérifié qu’une fois depuis par une méthode
assez proche ?
Le point qui rend difficile une certitude
absolue est dû à la nature du calcul, qui n’est
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
que la recherche infructueuse d’une grille
correcte à 16 données. Lorsqu’un ordinateur
trouve une solution à un problème et que
cette solution est contrôlable par une autre
méthode plus rapide que la phase de recherche (comme dans la chasse aux grands
nombres premiers), on a peu de raisons de
douter de l’exactitude de la solution trouvée.
Le premier programme peut comporter des
erreurs ou dysfonctionner à cause d’un bug
interne ou dans le système d’exploitation,
il se peut aussi que le programme oublie
une partie du calcul que les programmeurs
prévoyaient, etc. Rien de tout cela n’est
grave si, à l’issue du calcul, on propose
quelque chose de rapidement et indépendamment contrôlable par d’autres programmes ; on se moquera de la phase
préliminaire éventuellement très longue et
qui n’a plus d’importance pour l’affirmation
mathématique.
Ici, la situation est opposée : le programme
a recherché quelque chose pendant un an
et n’a rien trouvé, et il faut être certain que
rien n’a été oublié. Il faut donc être certain
que les idées mathématiques sont chacune
parfaitement maîtrisées et mises en place,
que les programmes ont été écrits sans la
moindre erreur, qu’il n’y a pas de bug dans
le système d’exploitation de la machine (qui
aurait pu faire sauter l’exécution d’une partie des instructions) et qu’à chaque instant
le calcul a bien été mené comme il devait
l’être sans être perturbé par une panne de
disque dur ou par un rayon cosmique. Les
craintes sont compréhensibles.
Seule la poursuite du travail sur le sujet,
la mise au point de nouvelles méthodes,
mathématiques ou techniques, conduisant
à d’autres confirmations (si possible plus
rapides et avec des programmes indépendants) fournira la certitude attendue. Un
assistant de preuve (voir l’encadré page 78)
ne serait guère utile, car il est à parier qu’il
serait beaucoup trop lent (valider les calculs
oblige ici à les refaire, même pour l’assistant de preuve). L’ordinateur est utile,
mais restons conscients des erreurs possibles dans les preuves informatiques de
non-existence, qui ne doivent pas être
considérées avec le même œil que les
preuves d’existence. n
■■
L’AUTEUR
J.-P. DELAHAYE
est professeur
émérite
à l’Université
de Lille
et chercheur
au Laboratoire d’informatique
fondamentale de Lille (LIFL).
■■
BIBLIOGRAPHIE
G. McGuire et al., There is
no 16-clue sudoku : Solving
the sudoku minimum number
of clues problem via hitting set
enumeration, Experimental
Mathematics, vol. 23(2),
pp. 190-217, 2014.
J. Cooper et A. Kirkpatrick,
Critical sets for sudoku
and general graph colorings,
Discrete Mathematics,
vol. 315, pp. 112-119, 2014.
J. Rosenhouse et L. Taalman,
Taking Sudoku Seriously :
The Math Behind the World’s
Most Popular Pencil Puzzle,
Oxford University Press, 2012.
H.-H. Lin et I-C. Wu, An efficient
approach to solving
the minimum sudoku problem,
ICGA Journal, vol. 3,
pp. 191-208, 2011.
Références supplémentaires
sur le site www.pourlascience.fr
Retrouvez la rubrique
Logique & calcul sur
www.pourlascience.fr
Logique & calcul
[81
RENDEZ-VOUS
SCIENCE & FICTION
Respirer... comme un poisson dans l’eau
Les humains et leurs ancêtres ont perdu depuis longtemps la capacité de respirer
dans l’eau. Mais pourrions-nous retourner vivre un jour en milieu aquatique ?
Jean-Sébastien STEYER et Roland LEHOUCQ
82] Science & fiction
Abe Sapien © & ™ 2014 Mike Mignola - Tous droits réservés. © 2014 Éditions Delcourt pour la version française
Q
uel lien existe-t-il entre Mark
Harris dans la série L’homme
de l’Atlantide, le monstre du film
L’étrange créature du lac noir
(un des premiers films en 3D, de 1954)
et les habitants natifs de la planète Aquablue de la bande dessinée éponyme ? Tous
sont des humanoïdes imaginaires dotés
de branchies ! Ces personnages incarnent
le fantasme de pouvoir vivre et respirer
librement dans l’eau, sorte de retour freudien dans le ventre de la mère. Mais si ces
héros subaquatiques font rêver, que nous
apprend la science sur les possibilités de
respirer dans l’eau ?
Dans la nature, les branchies sont
apparues plusieurs fois au cours de l’évolution et prennent différentes formes. On
les retrouve chez les vertébrés (certains
« poissons », les amphibiens à l’état larvaire)
ou les invertébrés (vers, crustacés, échinodermes...). Elles dérivent de tissus divers
(parois du pharynx, replis de la trachée,
etc.) et sont surtout utilisées comme organes respiratoires en milieu aquatique
mais peuvent aussi servir, comme chez la
moule, à piéger la nourriture.
Quelle que soit leur origine, les branchies
prennent la forme de replis, de lamelles
et autres filaments tapissés de membranes
très vascularisées. Grâce à leur importante
surface de contact avec le milieu externe,
ces formes optimisent les échanges gazeux :
le dioxygène dissous dans l’eau passe dans
le sang et le dioxyde de carbone est évacué.
ABE SAPIEN RESPIRE SOUS L’EAU grâce à
des branchies externes. Ce personnage fictif
est tiré de l’univers du comics Hellboy.
Les branchies se comportent donc dans
l’eau un peu comme les poumons dans
l’air, à la différence notable que l’eau est
un fluide 60 fois plus visqueux et 800 fois
plus dense que l’air, avec une concentration en dioxygène bien inférieure ! Ainsi,
pour absorber un litre de dioxygène, les
branchies doivent brasser un volume 12 à
20 fois plus important dans l’eau que les
poumons dans l’air.
En outre, les poumons, ces sacs qui
doivent être dégonflés pour être réactivés,
sont inadaptés dans l’eau. Il faudrait trop
de travail pour brasser des volumes suffisants d’eau. Mais ce n’est pas vrai pour tous
les liquides.
Dans le film Abyss (James Cameron, 1989), Lindsey Bringman doit plonger
à plusieurs milliers de mètres de profondeur.
Pour ce faire, elle remplit son scaphandre
d’un fluide respiratoire qui existe vraiment :
le perfluorocarbure, un liquide capable de
dissoudre 15 fois plus de dioxygène que
l’eau. Ce composé est actuellement à l’étude
pour traiter les défaillances respiratoires
aiguës – on parle de ventilation liquidienne
partielle ou totale. D’ailleurs, la scène où
l’héroïne du film teste ce fluide sur un rat
a été réalisée sans trucage – ce qui a
déclenché l’ire des associations de protection des animaux et a conduit à censurer la scène au Royaume-Uni, le rongeur
paniquant à l’idée de se noyer.
Mais plutôt que de forcer notre corps
à respirer des liquides riches en dioxygène,
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
© 2015 Marc Boulay, marcboulay.fr, cossima-productions.com
COMMENT RESPIRER SOUS L’EAU ? Grâce à des branchies
situées à la base du cou. Cette « sirène » rappelle l’axolotl,
salamandre cavernicole qui conserve des traits larvaires,
dont des branchies externes.
ne pourrions-nous pas, comme d’autres
personnages de science-fiction, respirer
dans l’eau à l’aide de branchies ? L’idée
n’est pas totalement absurde : l’embryon
humain présente, à la quatrième et à la
cinquième semaine, des arcs branchiaux
qui donneraient des poches et des fentes
branchiales. Ces fentes avaient déjà été
observées par les embryologistes du
xixe siècle, qui y voyaient une trace d’un
ancien stade « poisson ». Hélas, ces arcs
branchiaux se résorbent au cours de l’embryogenèse.
Suffirait-il alors d’inhiber le gène à l’origine de cette régression pour conserver
les branchies ? C’est loin d’être aussi simple.
Une cascade complexe de gènes, et non
un gène unique, intervient dans le processus : modifier un élément chamboulerait
l’ensemble de la chaîne... Si certains états
de caractères morphologiques sont réversibles au cours de l’évolution, ce n’est pas
le cas de complexes anatomiques entiers.
Pour disposer de branchies, il nous
faudrait plutôt retarder une partie de notre
développement, ce qui nous permettrait
peut-être de conserver nos fentes branchiales embryonnaires tout en atteignant
la maturité. Ce phénomène nommé néoténie est fréquent chez les amphibiens :
l’exemple le plus connu est l’axolotl, une
salamandre cavernicole et aquatique qui
ne se métamorphose pas et conserve de
belles branchies externes présentes dès
son stade larvaire.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Cependant, le port de branchies n’est
pas sans inconvénient non plus : lorsqu’il
n’est pas dans son bassin, Abe Sapien,
l’homme-poisson bleu dans la série de
comics Hellboy de Mike Mignola, doit se
promener à l’air libre avec une imposante
combinaison munie de capsules d’eau au
niveau du cou pour ne pas mourir asphyxié.
Mark Harris, lui, commence à suffoquer
après seulement quelques heures passées
à l’air libre...
Une solution serait alors d’être muni à
la fois de branchies et de poumons, comme
cela s’est déjà produit au cours de l’évolution : si beaucoup d’amphibiens, au cours
de leur développement, respirent par des
branchies puis par des poumons, les polyptères et les dipneustes sont deux groupes
de « poissons » qui jouissent des deux
systèmes à la fois !
Une symbiose
avec une algue
Comment pourrions-nous alors respirer un
jour sous l’eau ? Regardons du côté du héros
de Harry Potter et la coupe de feu (roman
de J. K. Rowling adapté à l’écran en 2005)
qui, en avalant simplement une algue
magique, se voit pousser des branchies,
mais aussi des pieds et des mains palmés.
Certes, la magie défie ici toute logique,
mais il semble que chez certaines espèces,
l’interaction avec certaines algues aide
réellement à respirer sous l’eau : Ryan
Kerney, du Gettysburg College aux ÉtatsUnis, et ses collègues ont montré que des
algues vertes (Oophila amblystomatis)
vivent en symbiose dans des œufs et des
embryons de salamandres maculées
(Ambystoma ma­culatum) en cours de
développement. On parle ici d’endosymbiose, la première observée entre des
algues et des vertébrés ! Ces algues, qui
colonisent les tissus et cellules des amphibiens avant que leur système immunitaire
ne se forme et ne les rejette, se transmettraient même sous forme de kystes de
génération en génération. Elles aident
l’embryon à fixer l’oxygène (ce qu’il effectue déjà par la peau) et, en retour, se nourrissent de ses déchets riches en azote.
Vivre en symbiose avec des algues seraitil donc la solution ?
Le fantasme de l’homme ou de la
femme-poisson ne date pas d’hier. Dans
l’Antiquité, le grand voyageur et géographe
Pausanias imaginait le dieu Triton de la
mythologie grecque comme un monstre
subaquatique : « À la place de ses oreilles,
il a des branchies et le nez d’un homme,
mais la bouche est plus large et les dents
sont celles d’une bête. » Ne désespérons
pas. Un jour peut-être, nous écrirons ces
lignes et vous les lirez... comme un poisson dans l’eau !
n
J.-S. STEYER est paléontologue au CNRS-MNHN,
à Paris. R. LEHOUCQ est astrophysicien
au CEA, à Saclay.
Science & fiction
[83
RENDEZ-VOUS
ART & SCIENCE
Claude à la plage
Des astronomes détectives ont reconstitué les faits et gestes
de Claude Monet l’après-midi du 5 février 1883 :
il était sur la plage d’Étretat et peignait Coucher de soleil à Étretat.
Loïc MANGIN
Q
ue faisait Claude Monet le 13 novembre 1872, vers 7 h 35 du
matin ? Il peignait Impression,
soleil levant, la toile qui allait
donner son nom au mouvement impressionniste. L’artiste était installé au Havre, à la
fenêtre de sa chambre à l’Hôtel de l’Amirauté,
face au port. Il a par ailleurs beaucoup visité la
Normandie et notamment la région d’Étretat
où il a séjourné au moins à sept reprises
de 1864 à 1886 : au total, on lui connaît près
de 80 œuvres exécutées dans les environs
de la station balnéaire.
En janvier 1883, Monet y passe trois
semaines durant lesquelles il peint 19 toiles
où, bien sûr, figurent en bonne place les
célèbres falaises sculptées en une arche
et une aiguille. Coucher de soleil à Étretat
(voir la représentation page ci-contre) est
l’une de ses œuvres les plus connues. Elle
est aujourd’hui conservée au Musée d’art
de Caroline du Nord, à Raleigh, aux ÉtatsUnis. De quel endroit a-t-elle été peinte ?
À quel moment ?
Donald Olson de la Texas State University, à San Marcos, aux États-Unis, et ses
collègues ont répondu. Ils se sont d’ailleurs
fait une spécialité de ce genre d’interrogations, puisque c’est à eux que l’on doit
de savoir précisément quand et où a été
peinte Impression, soleil levant. Ils se sont
également intéressés à d’autres œuvres de
Monet, mais aussi de Vincent van Gogh et
d’Edvard Munch.
Porte d’Amont
Google Earth © 2014 Digital Globe
Plage
Jambourg
Aiguille
Porte
d’Aval
84] Art & science
Claude Monet
s’est installé
sur la plage
d’Étretat,
à l’endroit
du point jaune,
pour peindre
Coucher de Soleil
à Étretat,
en février 1883.
Coucher de soleil à Étretat montre un
soleil un peu au-dessus de la mer, près de la
porte d’Aval (l’arche en calcaire) et l’Aiguille
(voir la carte ci-dessous). La ligne d’horizon
est visible à travers la porte tandis que les
deux formations rocheuses se superposent.
Selon l’historien d’art Robert Herbert, Monet
s’était installé à l’extrémité Nord de la plage
d’Étretat, tout près d’une autre arche, plus
petite, nommée porte d’Amont.
Pour le vérifier, D. Olson et son équipe
se sont rendus sur place en août 2012. Très
vite, à mesure qu’ils arpentaient la plage
avec des reproductions sur carte postale des
peintures de Monet, les « détectives » ont
compris que l’historien s’était trompé : de
l’endroit qu’il proposait, l’Aiguille se détache
de la porte d’Aval, à l’inverse de ce que l’on
observe sur la toile. En parcourant la plage
d’une extrémité à l’autre, ils ont localisé
un point plus vraisemblable au regard de
l’œuvre (le point jaune sur la carte). Ses
coordonnées sont 49,7112 degrés Nord et
0,2044 degré Est. Lors de votre prochain
séjour à Étretat, avec un GPS, vous pourrez
vous mettre à la place du peintre.
La question de l’endroit étant réglée,
restait à déterminer la date et l’heure. Pour
ce faire, les Américains ont utilisé plusieurs
séries de photographies, dont certaines ont
été prises par Jean Langlois, un membre
de la Société astronomique du Havre. Il est
venu plusieurs fois en février et a multiplié
les points de vue sur la plage d’Étretat
pour prendre ses clichés. L’analyse de ces
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
NCMA
Rendez-vous
images a révélé que, pour correspondre
à celui représenté, le soleil devait avoir
une déclinaison de –16°. La déclinaison
d’un astre est l’équivalent de la latitude
terrestre projetée sur la sphère céleste. Un
programme informatique en a déduit que
Coucher de soleil à Étretat a été peint le
5 février 1883, avec une incertitude d’environ deux jours. Cinq jours restaient donc
en lice, du 3 au 7.
Affiner la datation a nécessité de reconstituer les marées de cette époque et
de les faire coïncider avec le niveau de la
mer peint par Monet. Des relevés météorologiques ont aussi été précieux, ainsi que
la correspondance de l’artiste.
Une lettre nous apprend que le 3 février,
il arpentait la plage de Jambourg, de l’autre
côté de la porte d’Aval. Une autre missive
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
indique qu’il passa la journée du 4 février
avec son frère. Il se promet d’ailleurs une
dure journée de travail le lendemain. Les
6 et 7 février peuvent aussi être écartés
en raison de la météo et des marées. Le
5 février s’impose donc.
L’heure exacte fut déterminée grâce à
la mesure de la hauteur de l’aiguille (quasi
inchangée depuis un siècle), qui permet de
rendre compte de la hauteur du Soleil dans
le ciel. Partant, quelques calculs donnent
enfin la réponse : Monet a peint Coucher de
soleil à Étretat le 5 février 1883, à 16 h 53.
Le mois prochain, n'hésitez pas à aller vérifier sur place, avec une reproduction du
tableau dans la main.
n
La position du Soleil dans le ciel et
la hauteur de la marée dans Coucher
de soleil à Étretat, de Claude Monet,
ont aidé à dater l’œuvre : elle a été peinte
le 5 février 1883, peu avant 17 heures.
D. W. Olson et al., Dating an impressionist’s
sunset, Sky and Telescope, pp. 34-41,
février 2014.
Art & science
[85
RENDEZ-VOUS
IDÉES DE PHYSIQUE
L’œuf dur et la toupie-bascule
Un œuf dur que l’on fait tourner rapidement se redresse
spontanément. Un phénomène étonnant, où le frottement
se conjugue à des effets gyroscopiques.
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK
C
omment distinguer un œuf dur
d’un œuf cru ? Facile ! Posez
votre œuf sur la table et faites-le
tourner à grande vitesse autour
de lui-même. Vous constaterez que l’œuf
cru poursuivra sa rotation « à plat », tandis
que l’œuf dur se dressera spontanément sur
l’une de ses extrémités. Ce comportement
est apparenté à celui de la toupie tippe-top,
popularisée au début des années 1950 et
constituée d’une tige emmanchée sur une
calotte sphérique : une fois lancée, cette
toupie finit par se renverser et par tourner sur
son manche ! Le redressement est contreintuitif, car le centre de gravité de la toupie
s’élève. Comment l’expliquer ?
■■
LES AUTEURS
Jean-Michel COURTY
et Édouard KIERLIK
sont professeurs de physique
à l’Université Pierre
et Marie Curie, à Paris.
Leur blog : http://blog.idphys.fr
une rotation rapide autour de son axe de symétrie (voir la figure ci-dessous). La toupie se
retourne et son centre de masse se retrouve
au plus haut, la rotation s’effectuant à nouveau
autour de l’axe de symétrie. Puisque le centre
de masse s’est élevé, l’énergie potentielle
de la toupie a augmenté ; et comme aucune
énergie n’a été fournie, la hausse de l’énergie
potentielle ne peut se faire qu’au détriment
de l’énergie cinétique de rotation.
La vitesse de rotation de la toupie a ainsi
diminué, ce qui a nécessité l’action d’un
couple. Lequel ? Ce couple ne peut provenir du
poids, qui est vertical, donc perpendiculaire à
la direction de rotation ; le coupable est donc
Immobile, reposant sur son ventre sphérique
et sa petite tige pointant vers le haut, la toupie tippe-top paraît banale. À l’époque de sa
diffusion, elle a pourtant attiré l’attention
des physiciens, et non des moindres : une
photographie célèbre montre ainsi Wolfgang
Pauli et Niels Bohr, des lauréats du Nobel, penchés sur la toupie et en pleine interrogation.
Pour comprendre le retournement inattendu et l’élévation du centre de masse, les
physiciens se sont rapidement mis d’accord
sur le rôle essentiel des frottements entre
la toupie et le sol. Un bilan d’énergie va nous
en convaincre.
Initialement, la tippe-top repose à l’équilibre sur sa base, le centre de masse étant au
plus bas. Dans cette position, on lui imprime
86] Idées de physique
Centre de masse
Forces de frottement
(perpendiculaires à la figure)
UNE TOUPIE TIPPE-TOP EN ROTATION RAPIDE s’incline peu à peu et finit par se renverser
pour tourner sur sa tige. Au cours de ce processus, la hauteur du centre de masse de la toupie
augmente. Dans la phase intermédiaire, l’objet donne l’impression de flotter au-dessus
du support, car le volume commun aux positions successives de la toupie au cours
de son mouvement est légèrement surélevé par rapport au support.
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Dessins de Bruno Vacaro
Frottements redresseurs
Rendez-vous
la composante horizontale de la réaction du
support, qui comprend la force de frottement.
Cette dernière à la fois ralentit la rotation et
crée un « couplage », une dépendance, entre
la rotation propre de la toupie et la rotation
à l’origine du redressement.
Pour comprendre ce couplage, observons
une tippe-top en fin de redressement, quand
elle tourne sur sa tige. Elle se comporte alors
comme une toupie ordinaire qui, initialement
inclinée, se redresse peu à peu vers la verticale.
Pourquoi se redresse-t-elle ? Le mouvement
d’une toupie inclinée est la combinaison d’une
rotation rapide autour de l’axe de symétrie
(la rotation propre de la toupie), et d’un lent
mouvement de rotation de cet axe autour de
l’axe vertical, la précession (voir la figure cicontre). On montre que ce dernier engendre
un couple dit gyroscopique, qui compense
le couple dû au poids et empêche la toupie
de tomber (voir Batailles de toupies, Pour la
Science de décembre 2014).
Or lorsque la pointe de la toupie est sphérique ou cylindrique, son point de contact avec
le support est animé d’une certaine vitesse en
raison de la rotation propre de la toupie. Il en
résulte une force de frottement qui ralentit la
rotation propre et, ce qui est beaucoup moins
évident, accélère la précession. À cause du
couple gyroscopique, on montre que l’effet
de cette force est un redressement de l’axe
de la toupie vers la verticale.
propre est converti en précession autour
de la verticale. De plus, à cause de la faible
courbure au point de contact et de la rotation
autour du centre de masse, ce couplage
induit une précession en sens inverse de
ce qui se passe avec la toupie classique ;
il a donc un effet déstabilisant : l’axe de
rotation s’incline de plus en plus.
Ensuite, pendant que la toupie s’incline,
la rotation propre décroît, s’annule lorsque
la toupie est horizontale et repart en sens
inverse lors du redressement : le sens de
la rotation propre par rapport à l’axe de
symétrie de la toupie s’est inversé.
Malgré le caractère dissipatif du frottement, certaines grandeurs se conservent
dans cette évolution. Ainsi, dans le cas général
d’un solide en rotation rapide et présentant
un axe de symétrie, le Britannique Keith Moffatt et le Japonais Yutaka Shimomura ont
montré en 2002 que le produit de la vitesse
angulaire de rotation du solide (par rapport
à la verticale) par la hauteur du centre de
gravité est une constante, dite de Jellet. Il
s’ensuit que, comme le frottement freine la
rotation, le centre de masse doit nécessairement s’élever.
Il faut enfin ajouter que, pour la tippetop, il arrive un moment où, lorsqu’elle est
suffisamment inclinée, la tige elle-même
vient toucher le sol. On a alors non plus
Rotation
propre
Précession
LA PRÉCESSION est la rotation
de l’axe de symétrie de la toupie autour
de la verticale. Ce mouvement
engendre un couple dit gyroscopique,
qui conduit au redressement de la toupie
tippe-top dans la seconde phase
de son basculement.
Couplage entre rotation
propre et précession
Que peut-on en déduire pour la tippe-top ?
Comme avec la toupie ordinaire, le frottement de la tippe-top avec le support crée
un couplage entre la rotation propre et le
mouvement de précession, et le couple
gyroscopique associé à cet effet entraîne
un basculement de l’axe vers la verticale.
Cependant, la tippe-top ne se comporte
comme une toupie ordinaire qu’après s’être
redressée. Détaillons les conséquences du
frottement durant la phase précédente,
lorsque la tippe-top repose encore sur
sa partie sphérique. L’observation et des
simulations numériques indiquent que le
couplage entre rotation propre et précession est si fort que l’essentiel de la rotation
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
LE REDRESSEMENT D’UN ŒUF DUR en rotation rapide, très similaire à celui d’une toupie
tippe-top, peut s’expliquer par un calcul montrant que le produit de la vitesse angulaire
de rotation autour de la verticale par la hauteur du centre de masse est approximativement
une constante. Comme le frottement freine la rotation, le centre de masse doit alors
s’élever pour que le produit reste inchangé.
Idées de physique
[87
Rendez-vous
■■
BIBLIOGRAPHIE
H. K. Moffatt et Y. Shimomura,
Spinning eggs – a paradox
resolved, Nature, vol. 416,
pp. 385-386, 2002.
R. J. Cohen, The tippe top
revisited, American Journal
of Physics, vol. 45(1),
pp. 12-17, 1977.
W. A. Pliskin, The tippe top
(topsy-turvy top), American
Journal of Physics, vol. 22,
pp. 28-32, 1954.
Retrouvez la rubrique
Idées de physique sur
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une, mais deux forces de frottement, de
même sens, qui tendent donc à incliner la
toupie encore plus. En raison du caractère
brutal de cet ajout, il est fréquent que la
tippe-top bondisse sur sa tige.
Qu’en est-il pour l’œuf ? Comme pour
la tippe-top, le détail des forces et des
couples est très délicat à analyser, mais
l’existence de la constante de Jellet permet
de comprendre en partie le redressement.
Il y a toutefois des différences avec la
toupie. D’abord, l’œuf part à plat. Par conséquent, au cours de son redressement, son
moment d’inertie par rapport à la verticale
(qui mesure la répartition des masses par
rapport à l’axe de rotation) varie beaucoup.
Malgré le frottement, surtout s’il est faible,
sa rotation propre peut accélérer dans
certaines phases, comme un patineur qui
ramènerait ses bras le long de son corps.
Toutes les
■
■
Par ailleurs, lorsque la rotation initiale est
très rapide (1 600 tours par minute dans
les expériences de Y. Shimomura !), les
petites asymétries de l’œuf suffisent pour
qu’il effectue des petits bonds, de l’ordre
d’un dixième de millimètre.
Enfin, on peut s’interroger : pourquoi
l’œuf cru ne se redresse-t-il pas ? La rotation de la coquille ne se communique que
progressivement au liquide interne, comme
lorsqu’on fait tourner une cuillère dans une
casserole d’eau. Cependant, la viscosité
du liquide est si élevée que la résistance
à l’écoulement dissipe vite l’énergie de
rotation, laquelle devient insuffisante
pour faire monter l’œuf. En revanche, si
on arrête brusquement l’œuf, l’œuf cru
redémarrera un peu après avoir été relâché (au contraire de l’œuf dur), car son
intérieur est, lui, resté en rotation.
n
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Pour la Science
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Pour la Science
1996
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88] Idées de physique
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
RENDEZ-VOUS
QUESTION AUX EXPERTS
© Levent Konuk/shutterstock.com
Pourquoi l’IRM
est-elle si bruyante ?
Le bruit résulte des vibrations des bobines conductrices
servant à localiser l’origine des signaux IRM émis.
Cyril POUPON
S
i vous avez déjà passé un examen
par IRM, vous avez entendu, quand
vous étiez allongé dans l’appareil,
unesériedeclaquements.Cessons
sontgravespouruneIRM anatomique,destinée
à visualiser une partie du corps, et aigus pour
une IRM fonctionnelle, qui visualise l’activité
du cerveau. D’où provient ce bruit ?
L’IRM (imagerie par résonance magnétique) exploite les propriétés magnétiques
des noyaux d’hydrogène de l’eau contenue
dans les tissus biologiques. Au cours d’un
examen, l’organe à explorer est plongé
dans un champ magnétique intense (1,5 à
3 teslas, soit plus de 100 000 fois celui de
la Terre). Ce champ magnétique statique
(constant dans le temps) est créé à l’aide
d’un électro-aimant, constitué d’une bobine
de conducteur électrique plongée dans de
l’hélium liquide. Ce bain, à une température
de 4,2 kelvins (4,2 degrés au-dessus du zéro
absolu), rend le matériau supraconducteur,
c’est-à-dire annule sa résistance électrique
(ce qui permet au courant, très intense, de
circuler sans perte).
Les tissus mous contiennent une quantité importante d’eau (jusqu’à 80 % dans le
cerveau), dont les molécules se comportent
comme de petits aimants, nommés spins.
Ceux-ci s’orientent dans la direction du
champ magnétique statique lorsqu’ils sont
placés au centre de l’électro-aimant. À leur
état d’équilibre, les spins tournent autour
de l’axe du champ (mouvement dit de précession) à une fréquence proportionnelle à
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
l’amplitude de ce dernier. Grâce à une antenne
placée autour de l’organe exploré, on émet
alors une onde radio de même fréquence,
qui agit sur les spins. Ceux-ci entrent en
résonance avec l’onde radio (d’où le nom de
cette modalité d’imagerie), ce qui se traduit
par un basculement du spin par rapport au
plan perpendiculaire au champ magnétique ;
quand le spin revient à sa position initiale, il
émet une onde électromagnétique, captée
par une antenne réceptrice.
Les propriétés magnétiques des tissus
contenant l’eau perturbent les spins et influent
sur l’amplitude du signal recueilli, ce qui crée
le contraste dans les images d’IRM. Dans le
cas de l’IRM fonctionnelle classique, les propriétés magnétiques du sang varient quand il
apporte de l’oxygène aux aires cérébrales qui
s’activent, d’où une modification du signal.
Des bobines secouées
Pour localiser le point d’émission du signal,
on utilise trois bobines dites de gradient de
champ magnétique, alignées le long d’axes
différents. Ces bobines font varier localement le champ magnétique, de sorte que
la fréquence de précession et l’orientation
des spins deviennent spécifiques de leur
position. La fréquence de l’onde émise par
un spin est alors caractéristique de la localisation de ce dernier. En pratique, l’antenne
reçoit un mélange des signaux émis par tous
les points. Par un traitement informatique
reposant sur une analyse dite de Fourier,
on décompose le signal en ses éléments
de différentes fréquences, ce qui permet de
reconstituer une image de l’organe exploré.
Les bobines de gradient sont alimentées par des courants électriques alternatifs
de plusieurs centaines d’ampères, qui ne
durent que quelques millisecondes. Le champ
magnétique statique agit sur ces courants
et engendre des forces mécaniques radiales
(dites forces de Laplace), faisant vibrer les
bobines. Ainsi, à chaque fois qu’une image
est prise, il se produit un train de vibrations
qui émet un claquement sonore, dont la fréquence est égale à celle des vibrations. Le
bruit est plus aigu pour une IRM fonctionnelle car il faut faire varier les courants plus
vite pour acquérir de nombreuses images
et suivre l’évolution de l’activité cérébrale,
d’où des vibrations de plus haute fréquence.
C’est donc le processus de lecture tridimensionnelle du signal qui crée du bruit. À
trois teslas, ce bruit peut atteindre 125 décibels, équivalant à l’intensité perçue lors d’un
concert de rock. Des protections acoustiques,
tels des bouchons d’oreille ou des casques,
s’imposentalors.Cesprotectionssontconçues
pour ramener le niveau de bruit en deçà de
99 décibels, maximum autorisé par l’administration sanitaire américaine (la Food &
Drug Administration, ou FDA).
n
Cyril POUPON est directeur de l’Unité
d’imagerie par résonance magnétique
nucléaire et de spectroscopie (UNIRS)
du centre NeuroSpin du CEA à Gif-sur-Yvette.
Question aux experts
[89
mathieu la tête au carré
vidard 14:05 - 15:00
RCS Radio France : 326-094-471 00017 - Crédit photo : Christophe Abramowitz / RF
Dans l’
êt de
la science
RENDEZ-VOUS
SCIENCE & GASTRONOMIE
Le sel et sa perception
© Jean-Michel Thiriet
Des mets ayant la même quantité de sel
procurent des sensations de salé différentes,
selon leur structure.
Hervé THIS
S
aler ? Le sel est devenu si commun
que l’État ne juge plus nécessaire
de percevoir la gabelle et d’envoyer
les contrebandiers aux galères.
Cuisinières et cuisiniers essayent seulement
de doser le sel de telle façon que le plat ait
du goût, mais sans excès de saveur salée.
Un mets non salé est en effet fade, et
l’ajout de sel augmente le goût. La dissolution du chlorure de sodium dans un liquide
conduit à l’hydratation des ions chlorure et
des ions sodium, ce qui chasse de l’aliment
les solutés les moins solubles dans la solution aqueuse ; or les composés odorants
sont souvent de ce type. C’est ainsi que
le sel fait ressortir le goût d’un potage de
légumes, par exemple.
Toutefois les autorités sanitaires préconisent de réduire la quantité de sel que
nous consommons (entre 8 et 12 grammes
par jour) : se dresse devant nous le spectre
de l’hypertension et de toutes les maladies
associées. Et comme 80 % du sel que nous
absorbons provient de nos aliments, les
agences de santé prônent des efforts de
recherche pour identifier des techniques
culinaires qui réduiraient l’ajout de sel.
Si les particuliers sont démunis, les industriels ont cherché des méthodes et ils ont
compris, par exemple, que des systèmes
gélifiés à plusieurs couches peuvent conserver une saveur sucrée alors que certaines
couches sont sans sucre. Cette découverte
a été transposée au sel dans le pain : dans
certains systèmes, une répartition intelligente
du sel compense une réduction qui atteint
presque 30 % ! À l’Inra de Dijon, en 2013,
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
Marion Emorine, Chantal Septier, Thierry
Thomas-Danguin et Christian Salles ont
mesuré un effet analogue pour des biscuits
à deux couches, montrant de surcroît qu’une
forte différence de concentration dans les
deux couches augmente la perception du sel.
Le même type d’effet s’observe dans des
potages où sont dispersés des morceaux
de poulet, mais les scientifiques qui avaient
fait l’étude avaient omis de considérer l’effet
de la taille des morceaux. Mes collègues
dijonnais ont récemment montré que, pour
des flans, la taille des morceaux de jambon
dispersés dans le gel influe sur la perception
du salé, à quantité de sel constante.
En réalité, les récentes analyses sensorielles donnent lieu à deux résultats. Le
premier concerne l’ajout de morceaux de
jambon : la perception du salé augmente
avec l’ajout de jambon, même quand il est
peu salé. On soupçonne que cet effet résulte
notamment de l’association mentale du goût
de jambon avec la saveur salée, par des
consommateurs français habitués à cette
association. Par ailleurs, la comparaison de
flans contenant du jambon broyé, ou des
particules de jambon de 0,6 gramme, ou
des particules de 2,5 grammes, a montré
que l’intensité salée augmente dans cet
ordre : pas de jambon, grosses particules,
petites particules, jambon broyé – que la
quantité totale de sel soit globalement
faible (1,8 gramme par kilogramme) ou
forte (3 grammes par kilogramme).
Un tel effet corrobore des études sur
des fromages effectuées en 2001 par Erwan
Engel et ses collègues, de l’Inra de Dijon. Ils
avaient alors comparé des fromages entiers,
du fromage râpé et du fromage reconstitué
à partir de matière grasse de fromage, d’un
extrait de fromage dans l’eau et de protéines
de fromage obtenues après broyage dans
l’eau et centrifugation. La perception du sel
était augmentée par la division. Pourquoi ?
Dans le cas du fromage, la libération facilitée
des ions minéraux semble être la cause,
et cette explication pourrait être reprise
pour le jambon.
Si l’on comprend mieux que l’on peut réduire la quantité de sel, il reste que le cuisinier
doit fixer la quantité totale à utiliser, face à
des convives ayant des préférences différentes. Comment faire ce choix ? Interrogé,
le cuisinier français Pierre Gagnaire répond
que le bon est le beau à manger et que la
question est artistique et non technique. Il
ne viendrait à l’idée de personne de demander à Mozart d’ajouter des violons dans une
pièce d’orchestre ; de même, le mets doit
être une composition, et le sel n’est pas un
curseur, comme le croient ceux qui s’arrêtent
à l’aspect technique de la cuisine. n
Hervé THIS, physico-chimiste,
est directeur du Centre
international de gastronomie
moléculaire AgroParisTechInra et directeur scientifique
de la Fondation
Science& culture alimentaire
(Académie des sciences).
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Science & gastronomie
[91
À LIRE
■■
mathématiques
Le mystère
des nombres
Marcus du Sautoy
Héloïse d’Ormesson, 2014
(363 pages, 23 euros).
L
’auteur, un mathématicien
britannique connu pour son
œuvre de vulgarisation,
« rentre en lui-même » pour déterminer comment il comprend les
faits mathématiques. Les domaines
qu’il expose sont compréhensibles
sans grand bagage mathématique,
car Marcus du Sautoy les présente
de manière conviviale, « benoîtement » pourrions-nous dire :
l’exemple numérique précède le
cas général qui en découle presque
naturellement.
Cette méthode d’exposition
montre la genèse du théorème et
permet d’en saisir la portée. Ainsi
l’exemple du petit théorème de
Fermat est un chef-d’œuvre de
clarté, alors que dans les livres
habituels le théorème est parachuté, un « don de Dieu » où toute
explication originelle est absente :
après une formulation concise et
absconse, le lecteur est immédiatement confronté à l’utilisation.
Cette initiation est ardue et peu
didactique.
Parenthèse : ce mot « didactique » est aujourd’hui presque une
insulte dans la bouche des petits
marquis de la pensée pédagogique
dogmatique. Ils proclament que la
transmission de la connaissance
ne les intéresse pas en regard de
la nécessaire « autonomie » de la
pensée qu’il faut inculquer aux
lecteurs. Comme si la réflexion
et l’invention ne se fondaient pas
sur le savoir… Bref une ânerie,
qui s’est souvent propagée par
le passé et se perpétue malheureusement aujourd’hui. Fin de
la parenthèse.
Les exposés de Marcus du
Sautoy allient avec bonheur
réflexions arithmétiques et visualisations géométriques, ce qui fortifie la compréhension. La lecture
de ce livre est un voyage initiatique dans le grenier cérébral de
l’auteur où les faits anciens sont
observés d’un œil nouveau. J’ai
été étonné et ravi par le procédé
inventé par Watts pour faire des
billes métalliques, où on lâche
une goutte de métal en fusion du
haut d’une tour pour que sa chute
la rende sphérique. On aimerait
en savoir plus, car les gouttes de
pluie ne sont pas sphériques, mais
Marcus du Sautoy n’a ici que la
possibilité de nous donner le goût
des choses, et doit nous laisser
approfondir les sujets qui nous
intéressent.
Ainsi, Marcus du Sautoy maîtrise l’échange philosophiquement
mystérieux entre les qualités intrinsèques des nombres et leurs associations extrinsèques, improbables
et étonnamment fertiles. Les Mayas
associaient un Dieu à la position
des nombres, les Pythagoriciens
leur associaient des propriétés
secrètes, saint Augustin contraignait Dieu à se plier aux caractéristiques des nombres, Marcus du
Sautoy en dévoile les prodigieux
usages. Pas de magie, une vibrante
excitation des neurones.
Philippe Boulanger
92] À lire
■■
histoire des sciences
Sur la nature du feu
aux siècles classiques
Robert Locqueneux
L’Harmattan, 2014
(262 pages, 27 euros).
L
e « phlogistique » est un cas
classique de l’histoire des
sciences. Ce terme fait référence à une substance imaginée
par les chimistes du XVIIe siècle
pour expliquer la combustion,
et dont l’existence a été remise
en cause par le grand Antoine
Lavoisier à la fin du XVIIIe siècle.
L’idée était que tous les matériaux inflammables contiendraient
du phlogistique qui se dégagerait
en brûlant ; plus ils en contiendraient, plus ils brûleraient. Le
phlogistique était ainsi la matière
du feu fixée dans un corps et s’en
dégageant lors de la combustion.
Mais, en montrant que la combustion nécessite la présence d’oxygène, le savant français aurait
réfuté cette théorie et fondé la
chimie moderne.
Dans ses grandes lignes, cette
vision n’est pas fausse. Dans le
détail, la situation est plus complexe, comme on peut le découvrir dans ce livre de l’historien
des sciences Robert Locqueneux,
qui effectue un tour d’horizon des
théories sur le feu, du XVIIe siècle
jusqu’au début du XIXe siècle.
La notion de masse se trouve
au cœur de cette histoire de changement de théorie. Si du phlogistique se dégage lors d’une
combustion, le corps brûlé devrait
être plus léger. Or ce n’est pas
ce que Lavoisier constate. Après
analyse, il arrive à la conclusion
qu’un corps brûlé augmente sa
masse « exactement dans la proportion de la quantité d’air détruit
ou décomposé ».
Cela conduit Lavoisier à rejeter la théorie du phlogistique. Il
n’en maintient pas moins que,
lors d’une combustion, il y a
dégagement d’une matière du
feu, qu’il désigne par le terme de
calorique. Mais cette dernière est,
cette fois, un « fluide très subtil,
très élastique, qui environne de
toutes parts la planète que nous
habitons, [et] qui pénètre avec
plus ou moins de facilité les corps
qui la composent ».
Lavoisier réfute donc bien
la théorie du phlogistique, mais
il continue à donner du crédit à
l’idée qu’il existe une substance
à la base des phénomènes de
combustion. Il faudra attendre
la seconde moitié du XIXe siècle
pour qu’une interprétation cinématique de la chaleur finisse par
s’imposer. Si la « révolution » de
Lavoisier marque ainsi une rupture avec les conceptions qui la
précèdent, elle se caractérise aussi
par de fortes continuités.
En tout cas, en présentant de
très nombreux extraits de sources
historiques, cet ouvrage permet de
mieux comprendre comment on est
passé, pour ce qui concerne le feu,
des conceptions du XVIIe siècle,
héritées de l’Antiquité, à la théorie
du phlogistique, puis aux idées
de Lavoisier.
Thomas Lepeltier
Philosophe des sciences, Oxford
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
À lire
■■
éthologie
Lunes de miel
Jacques Loset
La Salamandre, 2014
(196 pages, 45 euros).
S
i vous recherchez un ouvrage
sur la biologie de l’ours, vous
serez déçus. En revanche, si
la relation sensible à l’animal et
à son milieu vous intéresse, cet
ouvrage vous interpellera. Un
texte court mais dense replace
dans son contexte une série de
photographies d’ours dans les
Balkans. Elles ont été prises par le
naturaliste suisse Jacques Ioset qui,
au fil d’une vingtaine d’années, a
immortalisé des moments fugaces
et des ambiances.
C’est aussi une histoire
humaine qui est contée. Impliquant sa famille, l’auteur s’est
fait adopter par une région aux
océans forestiers où vivent ours et
chasseurs. Du reste, l’amitié avec
Janez le chasseur joue un rôle essentiel, puisqu’il l’aide à monter ses
affûts, à obtenir les autorisations, à
bricoler ses installations. Car avec
Jacques Ioset, la patience, les angles
au début, les jeux sur la baisse de
luminosité font peu à peu oublier le
livre et nous transportent dans les
ambiances fraîches et sauvages des
forêts balkaniques. Nous sommes
dans l’intimité de l’ours.
Les amateurs de gravures
animalières penseront à Robert
Hainard, qui savait mettre son
œil de naturaliste au service
d’une esquisse d’un animal passant fugacement au crépuscule.
L’hommage à cet autre Suisse à
la fin de l’ouvrage est donc une
évidence. Il faut saluer ici le travail d’édition de La Salamandre.
L’ouvrage est luxueux et on
sent le respect pour l’animal et le
travail de l’auteur. La dimension
artistique est donc au service d’une
volonté de cohabitation : « En fin de
compte, si le débat sur les grands
prédateurs suscite autant de passions, c’est qu’il pose une question
bien plus fondamentale : ne pouvons-nous pas partager la Terre
avec les autres êtres vivants plutôt
que de nous acharner à en faire
notre seule niche écologique ? ».
La modestie de l’auteur visà-vis des sociétés locales et de la
nature se vérifie dans l’affectation
des droits. L’intégralité sera versée
pour planter des arbres fruitiers et
améliorer le milieu pour les ours.
Farid Benhammou
Biogéographe de l’environnement
■■
géographie
Des catastrophes
...« naturelles » ?
de vue précis, aidés parfois par un
Virginie Duvat
éclairage ingénieux, permettent
et Alexandre Magnan
de faire ressortir le côté théâtral
Le Pommier, 2014
d’une nature méfiante et difficile
(311 pages, 23 euros).
à observer. Ici, l’œil du naturaliste
est mis au service d’un vrai travail
irginie Duvat (spécialiste
artistique. On suit les ours au gré
des milieux tropicaux) et
des saisons et des heures de la jourAlexandre Magnan (spécianée dans des milieux forestiers et liste des questions de vulnérabilité
rocheux. De facture assez classique et d’adaptation au changement
V
© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
climatique) nous entraînent dans
un passionnant ouvrage sur les
conséquences humaines des catastrophes naturelles.
Molécules
Théodore Gray
Place des Victoires, 2014
(240 pages, 19,95 euros).
À l’aide de photographies bien prises et
mises en pages d’objets naturels ou artificiels,
ce livre sous-titré un peu pompeusement
« L’architecture du quotidien et de l’infini »
nous fait réaliser avec étonnement où sont
les molécules dont on entend souvent
les noms mais qu’on ne relie pas toujours
à des pans de réalité. Ainsi, la kératine est
dans les plumes et les poils, le nylon dans
les bas et l’acrylique, les sucres partout dans
ce que nous mangeons, la laine de roche
dans nos murs, etc. Le tout en 14 sections
aux sujets congruents.
Mécanique quantique
Ce livre résulte de sept études
détaillées : les submersions au Bangladesh, la tempête Xynthia en
Vendée, le cyclone Katrina sur la
Nouvelle Orléans, le cyclone Luis
sur Saint-Martin dans les Caraïbes,
le tremblement de terre suivi du
tsunami au Japon en 2011, le tsunami aux Maldives en 2004, et
pour finir une analyse plus large
sur le risque de submersion dans
les îles du Pacifique.
Ces exemples permettent de
mieux comprendre l’incroyable
complexité des causes expliquant
les destructions et les pertes
humaines : celles-ci ne sont pas
simplement proportionnelles à
la gravité de l’événement, mais
s’expliquent surtout par les choix
politiques et économiques. Ainsi,
les auteurs décrivent l’entrelacement des causes expliquant le
lourd bilan du cyclone Katrina
comme les conséquences de
l’orientation donnée à l’action
publique suite au 11 septembre
2001 par l’administration Bush
(lutte contre le terrorisme plutôt
que gestion des risques naturels),
du poids de la pauvreté et ses
conséquences inattendues (les plus
Michel et Alexandre Gondran
Matériologiques, 2014
(334 pages, 25 euros).
Ce livre OVNI surprend. Deux
mathématiciens et informaticiens,
défenseurs de la théorie de l’onde-pilote
de de Broglie et Bohm, y échafaudent une
interprétation commune aux descriptions
classique, relativiste et quantique de la
réalité physique. Pour la construire, ils
introduisent le concept de « particule
indiscernée », qui n’est ni une particule ni
une onde, mais « une réalité augmentée par
rapport à la mécanique classique ». Fondés
sur des simulations numériques à base
d’intégrales de chemin, leurs raisonnements
sont difficiles à croire sans refaire des calculs.
À la recherche de Spartacus
Aldo Schiavone
Belin, 2014
(158 pages, 19 euros).
Rendre la vie à un personnage historique
en ne s’appuyant que sur les faits rapportés
dans les textes : voilà la prouesse réussie ici
par un grand historien de l’Antiquité.
En 70 avant notre ère, les gens étaient
comme nous, mais pensaient autrement.
« Une fois esclave, toujours esclave ! »,
pensaient les Romains ; « Un jour libre,
toujours libre ! », leur imposa Spartacus
en mourant au combat. Lisez et vous saurez
que l’ordre romain a failli être changé,
car les révoltes serviles étaient
de véritables guerres civiles.
À lire
[93
À lire
Le beau livre de la Terre
Patrick de Wever et
Jean-François Buoncristiani
Dunod, 2014
(413 pages, 25,90 euros).
La Terre, une histoire fascinante ! Dans
cette collection de beaux livres, chaque
double page évoque par le texte et
l’image un événement, un phénomène,
un lieu lié à l’histoire de notre planète. Les
auteurs nous embarquent ainsi dans une
aventure géologique qui commence avec
la formation de la Terre, où l’on croise les
premiers êtres vivants, la dérive de l’Inde,
Homo sapiens, le septième continent et
la disparition de la planète au bout de dix
milliards d’années.
Sur les doigts,
jusqu’à 9 999
J. Gavin et A. Schärlig
PPUR, 2014
(164 pages, 44 euros).
Avec les doigts, on compte jusqu’à 10, non ?
Nous oui, mais les anciens Grecs, Romains
et Arabes utilisaient une technique qui
permet de compter jusqu’à 99 sur une
main et jusqu’à 9 999 sur deux. Les auteurs
présentent cette méthode rarement évoquée
en histoire des mathématiques et pourtant
utilisée pendant près de 2 000 ans, jusqu’à
sa disparition au début du XVIIe siècle. Ils
s’appuient sur des textes qui confirment
sa pratique et les techniques de calcul
associées. Ils montrent aussi sa portée
symbolique et l’usage qui en était fait par les
sculpteurs et les peintres.
Flora Gallica. Flore de France
Jean-Marc Tison
et Bruno de Foucault (dir.)
Biotope, 2014
(1 196 pages, 89 euros).
Ce guide d’identification de la flore des
plantes vasculaires de France était très
attendu et est appelé à devenir la « Bible »
des botanistes, amateurs ou professionnels,
de cette région. Fruit d’un projet de la
Société botanique de France ayant duré
13 ans et impliqué 75 collaborateurs, il
rassemble des clefs détaillées permettant
d’identifier plus de 6 000 taxons, dont environ 5 000 espèces poussant spontanément
en France continentale et en Corse. Avec une
taxonomie et une phylogénie à jour !
94] À lire
pauvres sans automobiles n’ont
pu évacuer la ville), du rôle des
réseaux sociaux (les populations
défavorisées n’avaient pas forcément de liens dans d’autres villes
ou d’autres États, alors pourquoi
fuir quand on ne sait pas où aller ?),
de la complexité de la gestion des
ouvrages publics (une digue est
dangereuse lorsqu’elle n’est pas
entretenue, or la multiplication
des intervenants rend cet entretien presque impossible), de la
confiance attribuée à la gestion
du risque (la construction d’une
digue donne la fallacieuse impression de supprimer le danger alors
qu’elle ne fait que le diminuer), des
errements de la politique d’aménagement du territoire (urbaniser
des territoires inondables au nom
du développement économique
revient à exposer de nouvelles
populations au risque d’inondation), etc.
Ce sont donc des causes
sociales qui expliquent l’ampleur
des drames provoqués par les catastrophes naturelles, souvent jugées à
tort comme exceptionnelles, ce qui
revient à minimiser les responsabilités individuelles ou collectives. Les
auteurs terminent par un plaidoyer
en faveur de l’acceptation et de la
compréhension des risques naturels : par exemple, en consentant
que certains bords de mer soient
rendus aux écosystèmes d’origine
(mangroves ou récifs de coraux
sous les tropiques, marais dans les
pays tempérés), car ceux-ci ont la
capacité d’amortir les submersions.
Il faut souligner la grande
clarté du texte, l’utilité des cartes
et la capacité des deux auteurs à
rendre intelligibles des questions
complexes mais essentielles pour
l’avenir, le réchauffement climatique risquant de multiplier les
événements climatiques extrêmes.
Valérie Chansigaud
SPHERE,Université Paris 7
■■
nutrition
Savez-vous goûter...
Les légumes secs ?
Bruno Couder, Gilles Daveau,
Danièle Mischlich, Caroline Rio
Presses de l’École des hautes
études en santé publique, 2014
(125 pages, 22 euros).
T
rop onéreux, trop longs à
préparer, sans grande valeur
nutritive malgré leur côté
roboratif, les légumes ont progressivement perdu de leur aura
auprès des consommateurs, d’autant plus que les chefs cuisiniers
et restaurateurs les ont relégués,
durant les dernières décennies, au
rôle mineur d’accompagnement ou
de décoration. Quant aux fruits,
apparaître sur une carte digne de
ce nom relevait jusqu’à présent
d’une parfaite incongruité. Au
sein de la famille très hétéroclite
des légumes, une catégorie a
particulièrement souffert d’un
ostracisme de longue date : les
légumes secs. Les légumineuses en
particulier, dont la consommation
sous forme sèche était de 3,2 kg
par an en 1960, contre seulement
1,2 kg par an aujourd’hui (selon
l’étude PNNS/INCa 2), ne représentent plus que 12 grammes par
jour chez les hommes et 8 chez
les femmes (étude SU.VI.MAX).
Mais les temps changent.
Sous l’impulsion d’une prise de
conscience récente de leurs bénéfices pour la santé, notamment
grâce au succès du régime méditerranéen, fruits et légumes et tout
particulièrement les légumes secs
ont redoré leur image de marque et
font dorénavant consensus auprès
de l’ensemble des acteurs de la
santé, de l’agroalimentaire et de
la restauration. Pour autant, la
bonne volonté ne suffit pas : audelà de la prise de conscience par
les consommateurs de leurs vertus
nutritionnelles, il faut se donner
les moyens de les rendre attractifs.
Un modèle alimentaire aussi
vertueux soit-il ne peut être bon
pour la santé que si on l’associe
au plaisir (du goût, de l’odorat,
des yeux), au désir onirique, à la
satisfaction et au bien-être. C’est
tout l’enjeu de ce livre que l’on
parcourt avec gourmandise, où les
coauteurs (deux chefs cuisiniers,
un médecin de santé publique et
une diététicienne) marient leurs
compétences pour nous offrir un
festival de recettes plus alléchantes
les unes que les autres. Celles-ci
sont classées en fonction du type
de repas envisagé : « sur le pouce »,
en entrée, en plat de résistance,
en version exotique, en sauces et
assaisonnement …
D’excellentes photos illustrent
le propos qui se termine par des
conseils pratiques et des références
bibliographiques utiles. Encore un
livre de cuisine ? Plus que cela :
un livre à mettre entre toutes les
mains et à déguster lentement et
avec bonheur au fil des pages.
Bernard Schmitt
CERNh, Lorient
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© Pour la Science - n° 447 - Janvier 2015
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BLOC-NOTES
de Didier Nordon
INCONCEVABLE RIEN
D
ans sa conférence Why does the universe exist ? (visible sur ted.com), le
philosophe américain Jim Holt raconte
que, quand il était étudiant, il a posé à son
professeur la question qui le tourmentait :
« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que
rien ? ». Le professeur répondit : « S’il n’y avait
rien, vous ne seriez pas satisfait non plus ».
C’est pourtant vrai ! Nous sommes cernés par l’inconcevable. Que la matière ait
été là de toute éternité est inconcevable,
qu’elle ait surgi l’est également. Mais l’hypothèse « Il n’y a rien » n’est pas plus concevable. Imaginer l’absence de matière dans
l’absence d’espace, au sein de l’absence
de temps, n’est pas à notre portée.
Il y a quelque chose. Suite à quoi, nous
sommes là – et sommes interloqués. S’il n’y
avait rien, nous ne serions pas là – et il y
aurait quand même de quoi être interloqué.
NATURELLEMENT ARTIFICIEL
É
laboré par des gens qui connaissent la
solution, un sudoku est un problème
artificiel. À l’inverse, l’escalade d’une
paroi rocheuse apparaît comme un problème
posé par la nature.
En fait, une escalade est aussi peu
naturelle qu’un sudoku. La nature a dressé
la paroi, mais n’invite à aucune escalade.
Nombre de sociétés ont vécu sans pratiquer
d’alpinisme. Escalader la paroi ne devient
un problème qu’à partir du moment où
quelqu’un se met en tête de le faire.
Les seuls problèmes naturels sont ceux
que l’humanité affronte depuis toujours et
partout : se déplacer, se nourrir, se soigner,
etc. Bien qu’ils portent l’empreinte de la diversité des cultures et des techniques, les
gestes par lesquels elle y répond (marcher,
manger, etc.) sont, eux aussi, naturels.
Il arrive qu’un chercheur déclare dans
un exposé : « Une question naturelle qui se
pose alors est... ». Mais si la question était
vraiment naturelle, c’est-à-dire imposée à
l’homme par la nature, cela fait longtemps
que l’humanité s’y serait confrontée. Tout
au plus peut-on soutenir qu’il est dans la
nature de l’homme d’aller le plus loin possible
dans les directions qu’il explore. En ce cas,
la démarche du chercheur est naturelle. Et
elle le mène à une question qui ne l’est pas.
CONTRÔLE, CRÉATIVITÉ, VÉRITÉ
D
ans sa postface à Mes blagues, ma
philosophie de SlavojˇZiz
ˇek (PUF, 2014),
l’artiste britannique Momus écrit :
« Parce que nous vivons dans une société
qui préfère massivement le contrôle à la créativité, le fait de dire la vérité est terriblement
surestimé. »
Les prémisses de Momus sont discutables. Notre société préfère le contrôle à la
créativité ? Oui et non. Certes, la bureaucratie
imposesesnormes,maisl’inventivitéartistique
foisonne autant qu’autrefois, et il s’y adjoint
une inventivité technologique débridée. On
surestime le fait de dire la vérité ? Oui et non.
Certes, on idolâtre la transparence, mais bien
des bonimenteurs font de brillantes carrières.
Le lien entre goût pour le contrôle et
goût pour la vérité est discutable aussi.
L’omniprésence des évaluations incite les
évalués à trafiquer leurs rapports d’activité.
La recherche de vérités, en sciences, est
plus erratique que maîtrisée.
Pourtant, Momus met bien le doigt sur
quelque chose. Rapprocher contrôle, créativité, vérité, est fondé. Ces trois aspirations
structurent notre société, et nous avons à
nous déterminer par rapport à elles. Non
sans tiraillements. Nous voulons et ne voulons pas le contrôle, qui favorise la sécurité,
mais menace les libertés. Nous voulons et
ne voulons pas la créativité, qui multiplie
les nouveautés appréciables, mais finit par
nous submerger. Nous voulons et ne voulons
pas la vérité, ce but élevé qui est parfois
dérangeant. Ainsi, l’incertitude affectant
les prémisses de Momus est à l’image de
la nôtre, donc renforce leur pertinence ! En
signalant que contrôle, créativité, vérité, sont
corrélés et suscitent des tensions, Momus
ouvre une belle piste de réflexion.
INTELLECTUELS MALHONNÊTES
L
e métier d’intellectuel est le seul à être
doté d’un type spécifique d’honnêteté
– l’honnêteté intellectuelle, justement.
On ne parle pas d’honnêteté boulangère,
ingénieure, menuisière – ou financière.
L’expression honnêteté intellectuelle
n’aurait pas lieu d’être si elle désignait l’application aux choses de l’esprit de la notion
générale d’honnêteté. On se contenterait
de dire que tel intellectuel est honnête, ou
pas. De fait, l’honnêteté intellectuelle est
d’une nature autre que l’honnêteté (un peu
comme l’eau écarlate est d’une nature autre
que l’eau : un adjectif réussit parfois à transmuter une substance !). Un intellectuel peut
user d’arguments spécieux, ne pas faire
les expériences sur lesquelles il s’appuie,
et être honnête : jamais il ne songerait à
s’approprier le bien matériel d’autrui.
Un boulanger malhonnête dans son
métier, on a tôt fait de le soupçonner d’être
malhonnête en toutes circonstances. Un
intellectuel malhonnête dans son métier, on
l’accuse de malhonnêteté intellectuelle. Du
coup, on est moins prompt à le soupçonner
de malhonnêteté en général, et on le juge
moins sévèrement. Ainsi, disposer d’une
notion de malhonnêteté qui leur est propre
est un privilège des intellectuels...
n
Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – Janvier 2015 – N° d’édition M077447-01 – Commission paritaire n° 0917 K 82079 –
Distribution : Presstalis – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/194 461 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.
ENCEINTE ACOUSTIQUE: Ondes de pression émises par
un haut-parleur. Ce modèle couple l’électromagnétisme dans
la bobine, la mécanique des structures dans la membrane
ainsi que l’acoustique à l’intérieur et autour de l’enceinte.
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