La polyglobulie, maladie standardisée ?

court-circuit
C. Wang-Buholzer
J.-F. Lambert
Dr Carine Wang-Buholzer
FMH médecine interne générale
Place du Marché 6
1350 Orbe
Dr Jean-François Lambert
FMH en médecine interne générale
et hématologie
Groupement hospitalier de l’Ouest
lémanique (GHOL)
1260 Nyon
[email protected]
Coordination rédactionnelle
Dr Pierre-Alain Plan
La polyglobulie, maladie
standardisée ?
physiothérapie respiratoire. Le patient pré­
sente aussi un syndrome d’apnées obstruc­
tives du sommeil (SAOS) de degré moyen,
avec un index d’apnées/hypopnées de 26,
nécessitant le port d’une CPAP nocturne.
Actuellement, le patient est toujours dys­
pnéique et requiert une oxygénothérapie
au long cours. L’élévation de l’hématocrite
reflétait donc très probablement l’installa­
tion de l’hypoxémie d’origine pulmonaire. Par
conséquent, les saignées ont été interrom­
pues.
cas n° 2
Rev Med Suisse 2014 ; 10 : 2168-9
cas n° 1
Un patient de 59 ans, gros tabagique
à 80 UPA, présente un syndrome mé­
tabolique (obésité, hypertension artérielle
et hypercholestérolémie) avec d’impor­tantes
répercussions vasculaires. Il a notamment
subi la mise à plat d’un anévrisme de l’aorte
abdominale infrarénale en 2012, une en­
dartériectomie de l’artère iliaque commune
droite en raison d’une insuffisance artériel­
le des membres inférieurs la même année.
Il présente également une calcification ex­
tensive de l’aorte thoracique, avec thrombus
subocclusif et sténose à 80%.
Une élévation de l’hémoglobine à 184 g/l
et de l’hématocrite à 0,52 l/l, parlant en fa­
veur d’une polyglobulie, a été mise en évi­
dence chez ce patient par ailleurs asympto­
matique, sans leucocytose ni thrombocy­
tose associées. L’aspirine cardio (100 mg/j)
faisant déjà partie du traitement vasculaire,
un traitement par saignées est alors débuté.
Courant 2013, le patient devient dys­
pnéique et développe une insuffisance car­
diaque sur dysfonction diastolique. Il est hos­
pitalisé trois fois en raison d’une décom­
pensation cardiaque globale à prédominance
gauche. Une bronchopneumopathie chroni­
que obstructive (BPCO) de stade III (VEMS
à 76% du prédit) sur emphysème centrolo­
bulaire bilatéral est alors diagnostiquée, ac­
compagnée d’une hypoxémie avec trouble
de la ventilation-perfusion sur obésité. Un trai­
tement par aérosols est débuté, ainsi qu’une
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Une patiente de 78 ans, connue de lon­
gue date pour une hypothyroïdie substituée
et un status post-tumorectomie pour une
papillomatose intraductale du sein droit, a
régulièrement fait des dons de sang, jus­
qu’en 2007, lorsqu’elle est récusée par le
centre de transfusion en raison d’une poly­
globulie.
Au cabinet, la patiente est asymptoma­
tique mais présente effectivement une hé­
moglobine à 168 g/l et un hématocrite à
0,50 l/l, des thrombocytes à 664 G/l mais
pas de leucocytose, parlant en faveur d’un
syndrome myéloprolifératif. La ferritine est
dans la norme, à 140 mg/l. La patiente, non
tabagique, n’a jamais présenté de symp­
tômes évoquant une pathologie pulmonaire.
Une polyglobulie primaire est suspectée.
La recherche d’une mutation du gène de
la tyrosine kinase JAK2 a mis en évidence
la mutation V617F, posant le diagnostic de
maladie de Vaquez. Une ponction de moelle
ne s’est ainsi pas avérée nécessaire. Un
­ultrason de l’abdomen a montré une dis­
crète splénomégalie.
Une fois le diagnostic de maladie de
­Vaquez posé, un traitement antiagrégant pla­
quettaire (aspirine 100 mg/j) a été introduit.
Des saignées, au cours desquelles le sang
coagulait spontanément et prématurément
dans la tubulure, ont aussi contribué à ré­
duire l’hyperviscosité sanguine. L’hémoglo­
bine et l’hématocrite ont pu être normalisés,
au détriment de la ferritine toutefois, dont le
dosage a montré des valeurs inférieures à
la norme, parfois jusqu’à 16 mg/l (norme :
30-400 mg/l). Enfin, un traitement cytoré­
ducteur d’hydroxyurée a été mis en place,
suite à un second avis de l’hématologue.
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questions au spécialiste
A quel moment faut-il se soucier d’une
polyglobulie (élévation de l’Hb/Ht) ?
En présence d’une valeur d’hémoglobine
L 185 g/l (hommes) ou 165 g/l (femmes),
ceci de manière répétée, on peut se poser
la question d’une érythrocytose. La présen­
ce d’une élévation concomitante des leuco­
cytes ou des plaquettes peut faire suspecter
un syndrome myéloprolifératif sous-jacent.
Même sans élévation de l’hématocrite,
toute thrombose de localisation inhabituelle,
surtout au niveau du système porte, doit
faire rechercher une polyglobulie primaire
débutante.
Les méthodes historiques de mesure de
la masse globulaire par marquage radioactif
sont de moins en moins utilisées en raison
de la facilité technique des analyses géné­
tiques.
Le tableau clinique avec AVC ou AIT et
hématocrite supérieur à 55% représente
une urgence hématologique nécessitant
une hos­pitalisation, la mise sous aspirine et
l’instauration de saignées suivies d’une hé­
modilution immédiate.
Quelles sont les démarches à entreprendre en présence d’une polyglobulie ? Comment exclure les polyglobulies secondaires ?
L’érythrocytose primaire étant plutôt rare,
il faut d’abord rechercher des causes se­
condaires à la polyglobulie : une hypoxie
chronique, notamment dans un contexte de
pathologie respiratoire ou un SAOS, est une
cause fréquente de polyglobulie.
Afin de compléter ce bilan, un dosage
d’érythropoïétine (EPO) est recommandé
afin d’exclure une pathologie rénale (poly­kys­
tose ou carcinome rénal), de même qu’une
gazométrie à l’air ambiant et éventuellement,
la mesure d’une oxymétrie nocturne.
Une fois les polyglobulies secondai­
res exclues, que faire de la polyglobu­
lie primaire ? Quels sont les examens
complémentaires à effectuer et dans
quel ordre ?
La découverte de la mutation V617F de
la kinase JAK2 en 2005, entre autres par le
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bâlois Radek Skoda, qui est présente dans
près de 98% des polycythémies primaires,
a permis l’élaboration de tests permettant
de confirmer ou d’infirmer notre suspicion
diagnostique.
Une ponction-biopsie médullaire n’est pas
nécessaire au diagnostic, mais peut s’avé­
rer utile pour éclaircir l’apparition d’une leu­
cocytose, d’une splénomégalie, d’une ané­
mie nouvelle non ferriprive, de symptômes B
ou d’une pancytopénie, pouvant faire sus­
pecter une progression du syndrome myé­
loprolifératif.
De rares cas de polyglobulies primaires,
avec mutation JAK2 V617F absente, sont
décrits. Une fois que tous les éléments pour
une polyglobulie secondaire ont été exclus,
la recherche d’une mutation alterne au ni­
veau de l’exon 12 de JAK2 peut être discu­
tée avec l’hématologue.
Quel est le traitement de choix de la
maladie de Vaquez ? A quelle fréquence/intervalle faut-il contrôler les
paramètres sanguins ? Quelles sont
les valeurs cibles à atteindre ? Quelle
est la place des médicaments cytoréducteurs ?
Pour rappel, le suivi de la polyglobulie
primaire doit toujours être effectué en coor­
dination avec un hématologue.
La thérapeutique de l’érythrocytose pri­
maire repose sur quatre piliers : 1) contrôle
des facteurs de risque cardiovasculaires
avec forte incitation à l’arrêt du tabac ; 2) anti­
agrégation plaquettaire par aspirine 100 mg/j
en l’absence de saignement ou d’intolérance
digestive ; 3) contrôle strict de l’hématocrite
pour viser une valeur inférieure à 45% par
saignées itératives chez les patients de
moins de 60 ans et 4) chez les patients à
haut risque thrombotique, avec leucocytose
(L 20 G/l) ou thrombocytose (L 1500 G/l)
ou de plus de 60 ans, un traitement cytoré­
ducteur par hydroxyurée (Litalir 1000 à
1500 mg/j, à adapter selon l’hématocrite).
La formule sanguine devrait être contrô­
lée avant chaque saignée. De même, la fer­
ritine doit être suivie tous les trois mois, ce
qui permet lorsqu’on atteint un état légère­
ment ferriprive, d’espacer le rythme des
saignées.
Bien que peu carcinogénique, l’hydroxyu­
rée n’est généralement pas utilisée chez les
patients plus jeunes afin de limiter le risque
0
de transformation de la maladie de Vaquez.
Enfin, il faut considérer la chirurgie com­me
à très haut risque thrombotique ou hémor­
ragique. Avant une intervention chirurgicale
majeure, même chez les patients stables
sous phlébotomie, il est justifié de normali­
ser les valeurs de la formule sanguine à
l’aide d’hydroxyurée durant quel­ques se­
maines et de recommander une prophy­
laxie antithrombotique stricte peropératoire.
Faut-il arrêter les saignées lorsque la
ferritine chute ? Si oui, à partir de
quelle valeur ?
Dans un premier temps, la baisse de la
ferritine permet d’espacer les saignées.
Malheureusement, l’état ferriprive entraîne
une asthénie et, très souvent une thrombo­
cytose. Si les thrombocytes sont L 1000
G/l, le traitement de saignées doit être in­
terrompu avec l’introduction d’un traitement
cytoréducteur d’hydroxyurée.
Il n’est généralement pas recommandé
de supplémenter ces patients en fer, car il
en résulterait une augmentation immédiate
et non contrôlée de l’hématocrite.
Une étude récente a montré qu’un héma­
tocrite cible l 45% était valable tant pour
les hommes que pour les femmes, avec
moins d’événements cardiovasculaires ou
thromboemboliques que dans le groupe
­visant une valeur cible, située entre 45 et
50%.
Pour le premier cas, aurait-on pu éviter la péjoration des symptômes sur
le plan respiratoire ?
La polyglobulie secondaire fait partie d’une
réponse physiologique à l’hypoxie chronique.
Avant de se lancer dans un programme de
saignées itératives, il faut toujours confirmer
le diagnostic. La recherche de la mutation
JAK2 est hautement sensible et spécifique.
En cas de négativité de JAK et de cause se­
Existe-t-il une association entre polyglobulie et SAOS ?
Les phases d’hypoxie répétées, même
tran­sitoires, liées au SAOS entraînent une
augmen­tation réflexe de la production d’EPO.
Celle-ci va stimuler la production de glo­
bules rou­ges jusqu’à trouver un équilibre
autour de 50 à 55% d’hématocrite. Au-delà
de 55%, l’hyperviscosité est néanmoins
délétère pour la fonction cardiovasculaire.
La seule exception concerne les malforma­
tions cardia­ques cyanosantes avec shunt
droit-gauche, pour lesquelles on doit laisser
monter l’hématocrite jusqu’à des valeurs
supérieures à 60% sans faire de saignées.
Bibliographie
• Kralovics R, Passamonti F, Buser AS, et al. A gainof-function mutation of JAK2 in myeloproliferative dis­
orders. N Engl J Med 2005;352:1779-90.
•Lambert JF, Duchosal MA. Hématologie : syndro­
mes myéloprolifératifs – une kinase après l’autre. Forum Med Suisse 2007;7:11-3.
• Passamonti F. How I treat polycythemia vera. Blood
2012;120:275-84.
• Marchioli R, Finazzi G, Specchia G, et al. Cardiovascular events and intensity of treatment in polycythemia
vera. N Engl J Med 2013;368:22-33.
Comité de lecture :
Dr Gilbert Abetel, Orbe ; Dr Patrick Bovier,
Lausanne ; Dr Vincent Guggi, Payerne ;
Dr Philippe Hungerbühler, Yverdon-lesBains ; Dr Ivan Nemitz, Estavayer-le-Lac ;
Dr Pierre-Alain Plan, Grandson
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condaire possible, l’aspirine n’est pas indis­
pensable sauf autre indication. Il arrive né­
anmoins qu’on doive réaliser des saignées
chez ces patients si l’hématocrite dépasse
55%.
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