Flâneries stambouliotes

spécial marathon des mots, à toulouse
Flâneries stambouliotes
du 26
au 29 juin
Rencontres, entre Corne d’Or et Bosphore, avec les écrivains turcs à l’honneur à Toulouse
1|4
Quatre pages
autour de
la Turquie
et des lectures
publiques
catherine simon
Envoyée spéciale en Turquie
a Reportage
à Istanbul, suite
I
ls ne tiennent pas en place. Pourquoi le faudrait-il ? Tous vivent à
Istanbul et ils y ont grandi. Certains, en pointillé. L’un a passé dix
ans à Bruxelles, réfugié politique.
L’autre se partage entre la France
et la Turquie. Un troisième, né à Rhodes,
assure que l’endroit où l’on habite importe peu, « ce sont les gens qui comptent ». Un autre encore, dont la grandmère venait « de Thrace » et lui apprit la
cuisine juive séfarade, a consacré son
premier livre à Jacques Brel. Quant à la
cinquième, la seule à s’afficher comme
une inconditionnelle d’Istanbul, elle
aime à croire que les empreintes des époques byzantine, ottomane et républicaine sont là, il suffit de tendre l’oreille :
« les trois temps d’Istanbul », réunis
en une valse urbaine…
Ecrivains aux aguets, en perpétuel
mouvement, Yigit Bener, Enis Batur, Hakan Günday, Mario Levi et Ayfer Tunç
vont faire le voyage de Toulouse : ils figurent parmi les participants du 10e Marathon des mots, dont leur ville est l’invitée
d’honneur. « Le Monde des livres » leur a
rendu visite. Dans le lieu de leur choix. Le
temps d’une promenade stambouliote
– pour de bon ou sans bouger –, chacun
tentant d’expliquer ce qui l’attache ou le
ravit, dans cette « ville reine, ville roi, ville
déchue, schizoïde, palimpseste, ville des
tumultes et des grands silences », selon les
mots d’Enis Batur dans sa splendide Encyclopédie privée (Actes Sud, 2011).
C’est dans l’Istanbul de L’Homme
désœuvré, de Yusuf Atilgan (1921-1989),
un roman détonant, à rebours des codes,
publié en Turquie en 1959 (et qui vient
d’être traduit chez Actes Sud), qu’Enis Batur a passé la plus grande partie de son
enfance. Né en 1952, sur les plateaux
d’Anatolie, il venait pour les vacances
chez ses grands-parents, dans les faubourgs d’Istanbul, à Bebek, un village sur
le Bosphore. Rendez-vous est pris un peu
plus au sud, sur les quais d’Ortaköy. Loin
du quartier historique (et touristique) de
Sultanahmet, où Enis Batur, conseiller
dans une maison d’édition, a l’un de ses
bureaux.
a Entretien
avec Orhan
Pamuk,
Prix Nobel
de littérature
a Rencontres
avec la
comédienne
Dominique
Blanc,
les écrivains
Agnès Desarthe
et Alaa
El-Aswany
ET AUSSI
6
a Histoire
d’un livre
Le Plus Grand
Philosophe
de France,
de Joann Sfar
Les écrivains Enis Batur et Ayfer Tunc
à Sultanahmet, Istanbul.
FERDI LIMANI/LE JOURNAL POUR « LE MONDE »
a Essais
La mosquée d’Ortaköy est en travaux
– « Elle date du XIXe siècle : l’église orthodoxe et la synagogue sont beaucoup plus
anciennes », relève notre hôte. Mais ce
n’est pas de monuments, de son enfance
ou de son père, ancien général et chef de
l’armée de l’air, que l’auteur du Sarco-
phage des pleureuses (Fata Morgana,
2000) et de Route serpentine (Actes Sud,
2014), a envie de parler.
Poète, essayiste, écrivain prolifique,
éditeur de renom, critique littéraire et
intellectuel respecté, Enis Batur est un
érudit d’exception, de la stature d’un
Umberto Eco, d’un Alberto Manguel. Il
n’est pas sûr, du reste, qu’il ait envie de
parler. Son épouse, la peintre F. Tülin,
est avec lui. On s’assoit devant le
Bosphore.
8
a Le
feuilleton
Eric Chevillard
a lu J. W.
Ironmonger.
Coïncidence ?
Les noces du texte et de la voix
out au long de cette
année, au cours de
notre cycle « Voix
de femmes », coorganisé
par l’Odéon - Théâtre de
l’Europe, France Culture et
« Le Monde des livres »,
nous avons pu expérimenter à quel point un texte littéraire, dès lors qu’il est mis
non pas en scène, mais simplement en voix, se trouve
soudain transfiguré. Si cette
métamorphose est fascinante, c’est qu’elle relève
aussi de la réminiscence :
elle nous fait renouer avec
Romans policiers et culture
de masse sous
le IIIe Reich
lire la suite page 2
prière d’insérer
j ea n b i r n baum
T
7
la longue période de l’histoire humaine, de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle,
où les textes écrits étaient
d’abord les prétextes d’une
cérémonie orale. Le temps
d’une lecture publique,
nous entrevoyons, même
très imparfaitement, ce
monde ancien que le linguiste Walter J. Ong (19122003) fit jadis revivre dans
un ouvrage classique paru
en 1982 et qui vient enfin
d’être traduit en français
(Oralité et écriture, Les Belles
Lettres, 240 p., 27,50 €).
Cahier du « Monde » No 21592 daté Vendredi 20 juin 2014 - Ne peut être vendu séparément
Nous aurons du reste
l’occasion d’y revenir
la semaine prochaine.
Depuis l’origine, ce que le
jésuite Walter J. Ong nommait la « dynamique de
l’oralité » distingue le Marathon des mots des autres
manifestations littéraires.
Chaque année, toute la ville
de Toulouse retentit de
nombreux textes d’écrivains, sur lesquels la création verbale jette ainsi une
autre lumière. La voix du
comédien « éclaire le texte
de l’intérieur, l’effet produit
est celui d’une loupe, très
légère », note ainsi Agnès
Desarthe, dont le nouveau
livre sera lu par le comédien
Gérard Desarthe à la Chapelle des Carmélites (lire
page 4). Et tandis qu’au
Théâtre du Capitole l’actrice
Dominique Blanc portera
l’écriture de Marguerite
Duras, Denis Podalydès fera
vibrer les mots d’Alaa
El-Aswany au Cloître des
Jacobins. C’est le metteur
en scène Patrice Chéreau,
récemment disparu, qui résuma le mieux ces retrou-
vailles de l’écrit et de l’oral,
ces noces de la littérature et
de la voix, lui qui disait, à
propos du Marathon des
mots : « La curiosité est partout dans Toulouse, les textes sont partout, ils sont chez
eux, des lieux les plus petits
aux salles les plus grandes,
l’envie de les entendre, de découvrir les auteurs est là, insatiable. Jamais trop de mots
à entendre, jamais trop de
représentations de toutes les
tailles et de toutes les formes,
une fringale studieuse, tel est
le mot d’ordre. » p
10
a Rencontre
Julian Fellowes,
aristocrate
et demi
2 | Le Marathon des mots
0123
Vendredi 20 juin 2014
Dans cette cité cosmopolite, à chaque auteur sa rive
favorite, son quartier de prédilection, son café préféré
L’Istanbul
des écrivains
suite de la page 1
S’il a choisi cet endroit, c’est
parce que les rougets grillés y
sont bons, que, le lundi midi, il
n’y a jamais foule, et parce que
c’est ici que « le grand-père de [sa]
grand-mère paternelle », arrivé de
Crète aux environs de 1850,
a fondé les Etablissements des
voies maritimes. Dans la Turquie
de sa jeunesse, souligne Enis Batur, « toutes les villes étaient cosmopolites ». Lui, qui a fait traduire
en turc près de deux mille ouvrages et romans étrangers – de
Joyce à Derrida, en passant par
Musil et Barthes – se sent « malade » devant la montée des nationalismes. Agnostique revendiqué, il se considère « comme un
Européen », c’est-à-dire un « héritier des civilisations grecque et latine ». Son nouveau livre, La Mort
de Geronimo (à paraître en septembre chez Galaade) est une
« lecture de toutes les images possibles de la mort de Ben Laden ».
Et Istanbul, dans tout ça ? Mais
il y est. En plein. Promenez-vous
dans ses livres : enfant du cosmopolitisme stambouliote du
XXe siècle, Enis Batur est le plus
amoureux de cette mégapole,
« dont les artères ont poursuivi
leur chemin à travers [son]
corps ». Il lui a consacré un livre,
publié il y a deux ans et quasiment intraduisible, vu l’énormité de la chose : une encyclopédie de quelque 2 000 pages… A
l’image d’Istanbul. En un demisiècle, la ville a explosé, passant,
du début des années 1960 à
aujourd’hui, de 1 million à
16 millions d’habitants.
Qui arrêtera ce flot ? Dans Gratte-ciel, thriller caustique de Tahsin Yücel (Actes Sud, 2012), ils sont
neuf chats qui réussissent à terrifier, par leur seule présence, l’affreux Temel Diker, alias le NewYorkais, promoteur insatiable qui
sème désastre et tours de vingt
étages sur son passage. Formidables matous. Ils sont partout,
dans les rues, les jardins, les livres. Les Stambouliotes les adorent, laissant pour eux des poignées de croquettes sur les trot-
toirs. De ces félins idolâtrés, le
journaliste Gündüz Vassaf vient
de faire les héros d’un livre, richement illustré : « Les Chats d’Istanbul » (non traduit) est un roman politique en vers, ironisant
sur l’affairisme des bourgeois islamistes. Quant à la romancière
Ayfer Tunç, qui reçoit dans son
appartement, perché au-dessus
du quartier de Besiktas, elle s’excuse d’emblée de l’incivilité de sa
chatte, Sirma, partie se cacher.
D’Istanbul, où elle est arrivée
en 1976, à l’âge de 22 ans, l’auteure
de Nuit d’absinthe (Galaade, 2013)
aime tout : les chats, bien sûr, les
manifestants de la place Taksim,
et « même les embouteillages ».
Le quartier où elle aurait voulu
nous emmener – elle n’en a pas le
temps, hélas –, s’appelle Kurtulus.
Elle y a vécu dix ans. « C’est l’un
des coins d’Istanbul encore cosmopolite. On y trouve un cimetière chrétien et, un peu plus loin,
un cimetière juif. » Dans une nouvelle (non traduite) qu’elle a
écrite, on croise quelques-uns de
ses habitants, vieux Arméniens
pour la plupart, ombres discrètes,
d’une « gentillesse exagérée, mais
qui ne gâtait rien », comme il sied
aux « minoritaires ».
Ayfer Tunç n’est « pas fière »
d’être devenue stambouliote,
mais « heureuse ». A cause de
« la liberté » que porte la ville, de
sa diversité têtue, de « l’espoir »
que les manifestations anti-Erdogan ont fait jaillir, enflammant le
pays, d’Izmir à Ankara. « Ce n’est
pas une coïncidence, si [le mouvement de protestation du parc]
Gezi est parti d’Istanbul. Mai 1968
n’aurait pas pu commencer à Bordeaux… », s’amuse imprudemment le romancier Hakan Günday. L’auteur D’un extrême l’autre
et de Ziyan (2013 et 2014, tous les
deux chez Galaade) assure qu’il
pourrait vivre « aussi bien au pôle
Nord qu’au pôle Sud ». Mais il
reconnaît, surpris, que c’est ici, à
Istanbul, qu’il a écrit ses livres.
Hakan Günday a fixé notre rendez-vous à Kadiköy (rive asiatique), « sous la statue du taureau »
– imposante sculpture en bronze,
sur laquelle des kyrielles de bambins se font prendre en photo. Le
jeune écrivain aime ce quartier,
ses bistrots, ses ruelles, la mer de
Marmara à deux pas. C’est à la
pâtisserie Baylan, fondée en 1923,
non loin du débarcadère, que le
gourmand Mario Levi achète
ses kup griye (coupes grillées),
« une folie », jure l’auteur d’Istanbul était un conte (Sabine Wespieser, 2011). Sorbet, miel, noix,
crème fouettée et croquant : la recette n’a jamais varié. Le collège
catholique Saint-Joseph, où chaque promotion d’élèves, depuis
les années 1920 jusqu’à aujourd’hui, a été prise en photo (y compris Enis Batur ou le nouvelliste
Orgun Tünkay) n’a pas changé
d’un pouce, lui non plus. Une
vieille librairie de bouquins d’occasion succède à une boutique de
téléphones portables.
Hakan Günday et son épouse,
photographe, n’habitent pas loin,
à Bostançi. « Istanbul change tout
le temps, elle se soumet aux diktats des nouveaux arrivants, elle
improvise – elle n’a pas de culture
propre », assure le romancier.
Aucun de ses livres ne parle d’Istanbul. La seule ville dont il a fait
le personnage principal d’un de
ses récits, c’est Berlin – « où je n’ai
jamais mis les pieds », précise-t-il.
Mais quand on lui demande
quels sont les gens qui comptent,
« Istanbul change
tout le temps,
elle improvise
– elle n’a pas
de culture propre »
Hakan Günday
écrivain
dans sa vie d’écrivain, il ne cite
que des Turcs – tous stambouliotes. Quant à son roman-fleuve,
Ziyan, il a pour sujet l’histoire de
la Turquie moderne, de Mustafa
Kemal aux Kurdes du PKK, vue
(ou rêvée) par un jeune soldat de
20 ans. Aucun lecteur ne s’en
plaindra : cela se lit d’un trait,
qu’on soit d’Istanbul, de Francfort
ou de Toulouse.
Stambouliote et nomade, Yigit
Bener l’est aussi. En exil, après le
coup d’Etat de 1980, cet ancien militant d’extrême gauche a vécu à
Bruxelles et Paris, avant de revenir
en Turquie, en 1990. Lui aussi s’est
réjoui du mouvement de Gezi, qui
a « mis en faillite les discours du
pouvoir ». Les jeunes contestataires ont su « utiliser l’humour, au
lieu de la langue de bois », jetant
aux orties le vieux plomb du « militarisme révolutionnaire ». Il
pense à voix haute, tout en marchant, comme il le fait dans ses
écrits. Son Istanbul à lui est l’une
des îles des Princes, en mer de
Marmara : Heybeliada, c’est « la
ville lente », dit-il. Un refuge aux
senteurs de pins, figure principale
de « Rose du matin », l’une de ses
nouvelles. Il ouvre la marche : une
heure et demie de promenade,
parmi les sentiers ombragés. Pas
de véhicules à moteur, hormis
deux fourgons de l’armée.
C’est sur cette « île de l’enfance »
Le Marathon des mots pratique
La 10e édition du Marathon des mots
se tient à Toulouse et ses alentours
du 26 au 29 juin 2014.
La Turquie est à l’honneur cette année.
Marguerite Duras, Michel Houellebecq
et Michel Foucault sont eux aussi
au centre de plusieurs manifestations.
Programme complet et tarifs sur
www.lemarathondesmots.com
çaise, lit Istanbul. Souvenirs d’une ville,
d’Orhan Pamuk (Gallimard).
Samedi 28, 14 h 30, Toulouse,
Cloître des Jacobins
Samedi 28, 17 heures,
Toulouse, Centre culturel Bellegarde
Manuel Blanc et Marianne Denicourt
lisent Moderato Cantabile (Minuit).
a Michel Foucault
a Marathon France Culture :
Mercredi 25, 17 heures et 18 h 30,
Toulouse, Librairie Ombres blanches
a Turquie
Banquet littéraire autour de l’écrivain
turc Mario Lévi, animé par la compagnie
Les Semeurs de mots.
Mercredi 25, 20 h 30,
Colomiers, Pavillon blanc
Marie-Christine Barrault lit Neige,
d’Orhan Pamuk (Gallimard), accompagnée à l’oud par Tarek Abdallah.
Samedi 28, 16 heures,
Toulouse, Cloître des Jacobins.
Denis Podalydès, de la Comédie-Fran-
Conférence sur le thème « Turquie, démocratie interdite », avec Ece Temelkuran, Murathan Mungan et Asli Erdogan,
animée par Olivier Poivre d'Arvor.
Dimanche 29, 12 heures,
Toulouse, Centre culturel des chamois
a Centenaire Marguerite Duras
Jeudi 26, 20 heures,
Toulouse, Théâtre du Capitole,
Dominique Blanc et Philippe Calvario
lisent L’Amant (Minuit).
Michel Houellebecq
Samedi 28, 14 heures, Toulouse, auditorium
Saint-Pierre-des-Cuisines
Jacques Bonnaffé lit La Carte et le
Territoire, de Michel Houellebecq
(Flammarion).
15 heures, Toulouse, auditorium
Saint-Pierre des Cuisines
Analyse de l’œuvre de Michel
Houellebecq, par Sylvain Bourmeau :
« Michel Houellebecq,
le roman de la France ».
21 heures, Théâtre national de Toulouse
Performance de Michel Houellebecq
et Jean-Louis Aubert.
Rencontre avec Daniel Defert autour de
son essai Une vie politique (Seuil), puis
conférence de Didier Eribon et Geoffroy
de Lagasnerie sur Michel Foucault.
Jeudi 26, 20 h 30,
Toulouse, Salle du Sénéchal
Dominique Reymond lit La Volonté
de savoir (Gallimard) ; une lecture
présentée par Edouard Louis.
Vendredi 27, 11 heures,
Toulouse, Salle du Sénéchal
Projection de Foucault contre lui-même,
documentaire de François Caillat (2014).
et de la mort – plusieurs de ses
amis chers sont enterrés ici –
qu’Yigit Bener passe la moitié de
son temps, là qu’il écrit. Sa femme
et lui disposent d’un autre point
de chute, un appartement à Bostançi. « J’ai toujours vécu dans
deux langues, dans deux cultures.
Etre dans un seul endroit, ça
m’étouffe », souligne l’auteur
d’Autres cauchemars, un recueil
de nouvelles (Actes Sud, 2010).
Traducteur de Céline et de Koltès,
interprète de haut niveau (au service, entre autres, du premier ministre Erdogan), Yigit Bener a plus
d’une corde à son arc. Son dernier
livre (non traduit), compilation
d’articles du début des années
2000, s’intitule – coïncidence ? –
« La Promenade parfaite ». Quant
à son prochain roman, Le Revenant, à paraître chez Actes Sud, il
raconte son retour d’exil.
Qui a dit que seuls les chats
d’Istanbul avaient neuf vies ?
Les écrivains aussi, aux voix
multiples, qui résonnent d’un
bout à l’autre de la planète, loin
des enclos – oriental ou occidental – où des esprits bornés voudraient les enfermer. p
Catherine Simon
Le Marathon des mots | 3
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Vendredi 20 juin 2014
Orhan Pamuk : « Sur certains sujets, la Turquie
est plus libre aujourd’hui »
Le premier roman du Prix Nobel de littérature paraît en France,
tandis que six lectures de son œuvre se tiennent à Toulouse
entretien
propos recueillis par
guillaume perrier
Correspondant à Istanbul
O
rhan Pamuk ne sera pas présent à Toulouse, mais son
œuvre y fera l’objet de six lectures. Alors que le Prix Nobel
de littérature 2006 fait paraître en France
son premier roman, Cevdet Bey et ses fils,
publié en Turquie en 1982, « Le Monde
des livres » l’a rencontré à Istanbul.
Les écrivains Hakan Günday sur le port de
Kadiköy (ci-contre) et Yigit Bener dans
son bureau, sur l’île d’Heybeliada (ci-dessous).
FERDI LIMANI/LE JOURNAL POUR « LE MONDE »
Pour l’œuvre de jeunesse qu’est
« Cevdet Bey et ses fils », vous avez
puisé dans votre propre histoire…
C’est l’histoire d’une riche famille bourgeoise d’Istanbul, qui coïncide avec l’établissement de la Turquie républicaine et
moderne. Le grand-père, Cevdet, comme
le mien, a gagné énormément d’argent
dans la construction des voies ferrées.
Comme ma famille, la sienne vivait dans
une vieille demeure ottomane puis a décidé, au nom de la modernité, d’habiter
dans un immeuble. C’est l’invention de la
bourgeoisie turque. J’ai vécu la même
chose dans mon enfance.
Cevdet Bey est le prototype du « nouveau riche ». N’y avait-il pas de bourgeoisie musulmane avant 1905 ?
Bourgeois et musulman était un oxymore sous l’Empire ottoman. L’élite musulmane était présente dans l’armée, la
bureaucratie, l’éducation. Les non-musulmans étaient dans les affaires. Il y a
une certaine naïveté dans l’ambition de
Cevdet d’être à la fois bourgeois et musulman, moderne et respectueux des traditions. Comme tous les Turcs, il a conscience de ces contradictions et cherche à
y échapper. A l’intérieur des maisons,
dans les classes supérieures turques, on
trouve toujours des tapis épais et des
buffets dans lesquels tous les objets ottomans sont rangés. J’adore faire attention
à ce genre de détails. De même, ce livre
met l’accent sur les réformes d’Ankara,
qui semblent idéalistes, mais qui sont
occidentalisées et autoritaires. L’atmosphère militaro-nationaliste combinée à
la délicatesse de la vie bourgeoise.
Mille et une maisons d’édition
Peu ou tardivement traduite, la littérature turque reste
« mal connue en Europe », regrette le poète Omer
Erdem. Ce n’est pourtant pas faute de maisons d’édition : la Turquie en compte quelque 3 800, qui publient
à tour de bras, de l’ouvrage religieux à la bande dessinée
underground, faisant du pays « le deuxième producteur
de livres (en quantité) du Moyen-Orient, derrière l’Iran »,
précise Timour Muhidine, qui dirige la collection
« Lettres turques » chez Actes Sud.
Quelques grandes enseignes se signalent par la qualité
de leurs parutions, comme Yapi Kredi, Is Bankasi ou
Can. Mais le « vrai changement », selon Timour Muhidine, réside dans l’apparition, « depuis dix ou quinze
ans », de maisons d’édition musulmanes, telle Dergâh,
qui publient des ouvrages de culture islamique
ou mystique.
Comme partout dans le monde, les romans policiers
(turcs) sont ceux qui se vendent le mieux, indique le
patron de l’agence littéraire Kalem, Mehmet Demirtas.
Eclectique, à l’image du paysage éditorial turc, le
7e Festival du livre d’Istanbul, prévu en mai 2015, aura
pour invité Alberto Manguel et comme thème principal
l’Arménie. L’une des « fiertés » de l’agence Kalem est
d’ailleurs d’avoir fait traduire en arménien Huzur
(« Sérénité »), l’un des romans-cultes d’Ahmet Hamdi
Tanpinar (1901-1962).
Signe des temps : ce n’est plus à l’encontre des écrivains,
aussi novateurs qu’ils soient, que les pressions s’exercent. « La censure frappe là où ça fait du bruit. Hier,
c’était Nazim Hikmet, aujourd’hui ce sont les journalistes », relève le romancier Hakan Günday. C. S.
pression politique ne passe plus par l’assassinat de gens dans les rues. Bien sûr,
certaines vieilles méthodes sont toujours utilisées : quarante journalistes
sont en prison. Mais le contrôle de la liberté d’expression passe d’avantage par
l’achat de journaux, le renvoi de journalistes, les amendes…
Pourriez-vous tenir plus facilement
aujourd’hui vos propos
sur le génocide arménien ?
Oui : sur certains sujets, la Turquie est
plus libre. Même le premier ministre a
adressé des condoléances aux Arméniens de l’Empire ottoman. On peut désormais dire ce que l’on veut sur la question kurde, critiquer l’armée. En revanche, il n’y a pas de liberté lorsqu’il s’agit
de critiquer le gouvernement.
C’est dans ce contexte qu’a éclaté
la révolte de Gezi, au printemps.
Comment avez-vous vécu cette protestation contre le premier ministre ?
Très intensément, tout comme les révélations sur la corruption. Ce sont deux
événements majeurs pour la vie d’une
nation. Dans une telle situation, dire « Je
m’en fiche, ce qui compte, c’est mon roman » est impossible. Chaque jour apporte une révélation incroyable, vous
êtes sous le choc et vous ressentez le besoin de la partager. Ce mouvement m’a
rendu très heureux. Les classes supérieu-
res et moyennes, qui ne sont plus protégées par l’armée, sont descendues dans
la rue pour défendre la laïcité et leur liberté. Mais il faut être clair : cela comportait également une dimension nationaliste. Il n’était pas trop question de liberté
d’expression ou du droit des Kurdes.
Pour quel sujet êtes-vous prêt à vous
battre aujourd’hui en Turquie ?
Je n’ai jamais été un utopiste. Pas besoin de grandes théories pour résister. Je
considère un critère comme essentiel :
celui de la liberté d’expression. N’oubliez
pas cependant que je suis un écrivain. Ma
fonction ne consiste pas à savoir comment lutter mais comment représenter
un fait, le rendre intelligible. Par exemple, mon but dans Neige (Gallimard,
2005) n’est pas de combattre les islamistes. Je cherche à comprendre un comportement. Un écrivain doit écrire, il ne peut
pas faire davantage. Il faut être modeste.
Si un écrivain pense pouvoir changer un
pays, il deviendra très vite un écrivain
frustré. Et n’écrira pas de bons romans.
N’est-il pas plus facile de changer les
choses après un prix Nobel ?
Si. Et il ne faut jamais se plaindre
d’avoir reçu le prix Nobel. Cela rend la vie
plus facile. Cependant, dans un pays
aussi divisé que la Turquie, une trop
grande reconnaissance est aussi un
poids indéniable. Dans le passé, je parlais
spontanément. Désormais, je réfléchis à
deux fois. Est-ce bon ? Est-ce mauvais ? A
cause d’une trop grande responsabilité,
l’enfant joueur que chacun a en soi est
peut-être mort. p
Ce roman, qui raconte une famille
sur trois générations, de 1905 à 1970,
peut-il, aujourd’hui encore, aider
à comprendre la Turquie
contemporaine ?
Oui, parce que la laïcité est un critère
essentiel des fondateurs de la Turquie
moderne et de son élite. Une partie de
moi est en colère contre cette bourgeoisie qui a imposé cruellement ou naïvement ses rêves occidentalistes irréalistes
au reste de la société, essentiellement rurale et traditionnelle. Le livre est la chronique de ma relation d’amour et de
haine à l’égard de cette bourgeoisie dont
je suis issu.
La nouvelle bourgeoisie marche-t-elle
dans les pas de Cevdet ?
Deux élites coexistent aujourd’hui. Il y
a la vieille bourgeoisie, à laquelle appartient Cevdet, toujours prédominante. A
ses côtés, une nouvelle élite émerge, anatolienne, conservatrice. Elle est entretenue par le parti d’Erdogan. Les révélations sur les affaires de corruption [qui
éclaboussent le gouvernement] nous permettent de comprendre cette proximité.
L’élite traditionnelle avait bénéficié des
programmes ferroviaires lancés par
l’Etat dans les années 1930, celle-ci de
l’industrie de la construction soutenue
par le gouvernement.
De nombreux bouleversements politiques se sont produits en Turquie ces
dernières années. Après avoir,
en 2005, évoqué le génocide arménien et le massacre des Kurdes, vous
aviez reçu des menaces de mort en
plus d’être inculpé pour insulte à la
nation. Aujourd’hui, vous sentez-vous
plus en sécurité ?
Absolument. Je n’ai plus qu’un garde
du corps, contre trois auparavant. La ré-
Orhan Pamuk.
DANIEL JOSEFSOHN/FOCUS/COSMOS
L’invention de la bourgeoisie turque
« IL SE SENTAIT serein et invincible, comme s’il portait une armure invisible qui le protégeait
en permanence. Il posa les yeux
sur l’inscription au-dessus du
magasin : Cevdet Bey et fils.
Quincaillerie-Import-Export.
Il n’avait pas encore de fils ni
commencé l’exportation, mais
les deux choses étaient dans
ses projets. » Lorsque s’ouvre
Cevdet Bey et ses fils, nous sommes en 1905, à une époque
où les élites turques contestent
de plus en plus le despotisme
et la manière de gouverner des
dirigeants ottomans – le sultan
Abdülhamid II vient d’ailleurs
d’échapper à un attentat. Cevdet
Bey, un marchand musulman,
s’est installé avec son épouse à
Nisantasi, un quartier occidentalisé d’Istanbul, qui fut aussi celui
où Pamuk a grandi. On va le suivre, lui et sa descendance, sur
trois générations, au fil d’une
saga qui raconte l’ascension des
bourgeois musulmans d’Istanbul, leurs relations avec l’armée, la bureaucratie ou la politique – tout ce qui, plus tard, aura
une influence décisive sur la Turquie moderne. Publié en turc
en 1982, Cevdet Bey et ses fils est
le premier roman d’Orhan
Pamuk. Loin des ouvrages plus
oniriques et modernistes de la
maturité, ce premier livre
– qui contient déjà en germe de
nombreux thèmes de prédilection du Prix Nobel – peut aussi
se lire comme un salut romanesque à l’histoire de sa propre
famille. p florence noiville
cevdet bey et ses fils
(Cevdet Bey ve ogullari),
d’Orhan Pamuk,
traduit du turc par Valérie
Gay-Aksoy, Gallimard, « Du monde
entier », 768 p., 25,90 €.
4 | Le Marathon des mots
0123
Vendredi 20 juin 2014
La comédienne Dominique Blanc
parle de l’auteure de « L’Amant »,
texte qu’elle va lire sur la scène
du Théâtre du Capitole
Alaa El-Aswany
lu par Denis
Podalydès :
« Un bonheur »
Au début d’Automobile Club
d’Egypte, l’auteur, qui vient de
mettre un point final à son roman, reçoit la visite de deux de
ses personnages, révoltés par la
manière dont ils sont traités.
« Il manque au roman nos sentiments et nos idées, plaidentils. Nous avons le droit de parler
de nous-mêmes. » Avant d’être
chassés par l’auteur scandalisé,
les personnages lui laissent un
DVD, qui est la copie, améliorée
par leurs soins, du roman initial. C’est cette version qui est,
bien entendu, donnée à lire. Offrir « une nouvelle vie au texte »,
le laisser s’échapper : la lecture,
par Denis Podalydès, d’un extrait de ce livre lors du Marathon des mots relève du même
« bonheur », souligne Alaa ElAswany, joint par téléphone.
La lecture publique,
« un vrai pari.
Et qui me plaît »
rencontre
raphaëlle leyris
M
arguerite »,
dit-elle. Tant
est grande
l’intimité que
Dominique
Blanc a nouée
avec Duras, elle qui joua pendant
près de quatre ans, seule sur
scène, La Douleur, dans une mise
en scène de Patrice Chéreau et du
chorégraphe Thierry Thieû Niang.
Mais c’est un autre texte de l’écrivaine, L’Amant, que l’actrice a eu
envie de donner à entendre pour
l’ouverture du Marathon des
mots, qui célèbre le centenaire de
sa naissance. Un roman (prix
Goncourt 1984) découvert lors de
sa parution chez Minuit et que
Dominique Blanc aime « énormément » : « Je pense qu’y sont rapprochés tous les thèmes de Marguerite : l’Indochine, bien sûr,
l’éducation amoureuse, le fantôme
de l’inceste qui plane, la solitude
extrême de deux êtres… Cela, dans
une langue en apparence très simple, alors qu’elle est une grande
architecte. » Elle lira, le 26 juin,
avec l’acteur Philippe Calvario
« un montage de passages qui
tournent beaucoup autour de la
volupté, avec des scènes d’une sensualité superbe ».
L’histoire d’amour de Dominique Blanc avec l’œuvre durassienne remonte à l’adolescence
et à la lecture, en classe de première, à Lyon, d’Un barrage contre
le Pacifique (1950), à l’initiative
d’un professeur de français. A
l’époque, Dominique Blanc se
targuait de « ne pas être une littéraire », pour se démarquer de
l’une de ses sœurs aînées (la fratrie compte cinq enfants), « toujours plongée dans ses livres ».
Mais le Barrage l’a emportée :
« C’était formidable d’avoir affaire
à un écrivain vivant, qui parlait de
gens de notre âge. » A 20 ans, la
rencontre de Dominique Blanc
avec le théâtre, tout en mettant
un terme à sa future carrière d’architecte, scelle le début de sa passion pour la littérature. Amusante
coïncidence : la première fois que,
devenue comédienne, au début
des années 1980, elle livre une
lecture en public, c’est un texte de
Madame de Duras (1777-1828),
amoureuse de Chateaubriand qui
se laissa mourir : « Une héroïne de
Duras tout court », dit Dominique
Blanc, avant de raconter en riant
cette soirée, rendue « apocalyptique » par le mistral : « Ça n’a pas
dû être épatant. » Mais le goût des
lectures publiques était pris : « Il
n’y a pas de décor, pas toujours de
lumières, c’est un exercice ingrat,
très peu artificiel… Et ça me plaît »,
résume-t-elle de sa voix claire, qui
détache chaque syllabe. « Il n’y a
que la beauté des mots et l’excellence de votre travail qui font que
les gens vont partir avec vous. C’est
un vrai pari. »
La force du texte à défendre
Que ce soit au théâtre, au cinéma ou à la télévision, la force du
texte à défendre, « son intelligence
et sa justesse », est le premier critère de choix de la comédienne,
qui juge avoir toujours été « chanceuse » de ce point de vue, au fil de
sa carrière. Depuis près de vingt
ans, elle cultive des liens singuliers avec des textes lus ou dits
pendant des années. Ainsi, d’un
montage de poèmes et lettres de
René Char (auteur dont elle dit
qu’il la « réconcilie avec l’existence »), créé pour une lecture à
l’Odéon, en 1995, avec Michel Piccoli et Paul Veyne. De cette soirée
est né un spectacle qui fut joué
jusqu’en 2005, « au moindre creux
compatible dans nos emplois du
temps », se souvient celle qui avait
en charge les poèmes d’amour
– « C’est ce qu’il y a de plus dur à
faire passer ; ce Char-là, il faut
l’éclairer, l’illuminer. C’était ma tâche d’instrumentiste. »
En 2007, Patrice Chéreau, qui l’a
dirigée, entre autres, au cinéma
dans La Reine Margot (1994) et au
théâtre dans Phèdre (2003), lui
propose de se lancer dans des lectures à deux de La Douleur (POL,
1985), qui raconte l’attente de son
Dominique Blanc
lisant « La Douleur ».
ROS RIBA
Photos de Marguerite
Duras chez l’homme qui
a inspiré « L’Amant ».
BÉNARD/ANDIA.FR
mari, Robert Antelme, déporté.
Ce texte, Marguerite Duras disait
qu’elle l’avait écrit sur le moment
et oublié, jusqu’à ce
qu’elle le retrouve dans
« deux cahiers des armoires bleues de
Neauphle-le-Château ».
En 2008, Dominique
Blanc demande à Chéreau la possibilité de
dire le texte seule,
dans une mise en
scène de lui. En plus
de 200 représentations, elle porte La
Douleur des plus petites salles de province
française au Brésil et
au Japon. Après une
soirée à Bruxelles,
en 2012, Patrice Chéreau lui demande
d’arrêter. « Cela ne
m’a pas réjouie,
mais il était hors de
question de jouer
contre sa volonté. Cette décision
avait sans doute à voir avec sa maladie, mais on n’en a jamais reparlé… » Elle ne doute pas qu’un
jour elle repartira sur les routes
avec ce « grand texte humaniste,
universel », qui n’a besoin que
d’elle-même pour le dire et de
« [son] homme », éclairagiste,
pour la mettre en lumière. Elle qui
cherche chez un écrivain une voix
mais aussi « un tempérament »,
« un engagement », se réjouit de
voir que le personnage « trop encombrant » de Duras dans ses dernières années a cessé de masquer
son œuvre. Elle est heureuse
que puissent découvrir ses livres,
sans a priori, « tous ces jeunes
gens qui ne connaissent pas la
dame au col roulé avec ses grosses
lunettes et ses bagues, celle qui
emmerde Bernard Pivot avec ses
silences et ses phrases définitives… » Grâce à Dominique Blanc,
notamment, ils sont en mesure
de rencontrer « Marguerite ». p
Dominique Blanc et Philippe
Calvario lisent « L’Amant »,
de Marguerite Duras, jeudi 26,
20 heures, au Théâtre du Capitole,
A lire sur Lemonde.fr/livres :
« Keskèli ? Dominique Blanc »
Zone neutre
Le romancier cairote n’en est
pas à son coup d’essai. Fidèle
du festival toulousain, l’auteur
de L’Immeuble Yacoubian (Actes Sud, 2006) dit éprouver,
chaque fois que l’un de ses textes est lu en public, un semblable plaisir, doublé d’appréhension : « C’est une expérience
forte et utile, qui m’aide beaucoup dans mon travail d’écriture. » Il se souvient encore,
« avec émotion », de la lecture,
par Omar Sharif, d’extraits de
ses livres. « Quand on lit – j’en
serais moi-même incapable –, il
faut se placer dans une zone
neutre, garder la bonne distance, afin de laisser un espace
pour ceux qui écoutent », remarque Alaa El-Aswany. Quand
des lectures de ses textes sont
faites dans une langue qu’il ne
comprend pas – l’allemand, par
exemple –, Alaa El-Aswany en
fait son miel : « Je suis le texte
sur le visage des spectateurs,
comme une ombre chinoise. »
Automobile Club d’Egypte fait
le portrait de la société cairote
au lendemain de la seconde
guerre mondiale, alors que le
pays est dirigé par le jeune roi
Farouk et que le vieux système
politique se lézarde de toutes
parts. C’est une fresque pleine
d’ironie, tendre et cruelle, couleur sépia. « J’ignore absolument quelle partie du livre Denis Podalydès a choisie. Que ce
soit lui qui lise me rend content
et fier. J’attends ! », se réjouit le
romancier. p c. s.
Denis Podalydès lit
« Automobile Club d’Egypte »,
samedi 28, 20 heures, au Cloître
des Jacobins, à Toulouse.
a Automobile Club d’Egypte (Nâdï
al-sayyâdrât), d’Alaa El-Aswany,
traduit de l’arabe (Egypte) par Gilles
Gauthier, Actes Sud, 542 p., 23,80 €.
« Avec un excellent lecteur, le texte continue de m’appartenir »
Agnès Desarthe publie un recueil de nouvelles, « Ce qui est arrivé aux Kempinski », qu’elle lira à Toulouse avec Gérard Desarthe
florence bouchy
P
our Agnès Desarthe, publier Ce
qui est arrivé aux Kempinski représente à la fois « un aboutissement et une victoire ». Alors
qu’elle écrit des nouvelles « depuis toujours », elle n’avait jamais eu la possibilité d’en proposer un recueil, tant la
forme brève, en littérature française, suscite peu d’enthousiasme chez les éditeurs. Elle en réalisera avec d’autant plus
de plaisir la lecture publique en duo avec
Gérard Desarthe, le 26 juin, à 21 h 30, à la
Chapelle des Carmélites
« Lorsque le livre est publié, il vous
échappe, les lecteurs se l’approprient, et
c’est tout à fait normal. La lecture publi-
que, explique l’écrivaine, est une occasion
unique de montrer le texte dans l’état où il
a été créé, de le faire exister comme il a été
écrit dans ma tête. » Dans cette perspective, on pourrait s’étonner que l’auteure
partage cette lecture avec un acteur, fût-il
son beau-père. « Quand je travaille avec
un excellent l ecteur – ce qui n’est pas le cas
de tous les comédiens –, j’ai l’impression
que le texte continue de m’appartenir. »
« Quand Gérard Desarthe lit mes nouvelles, ajoute-t-elle, j’ai l’impression qu’il
éclaire le texte de l’intérieur. Il en a une
compréhension si fine que l’effet produit
est celui d’une loupe, très légère. »
L’écriture d’Agnès Desarthe se prête
sans doute particulièrement bien à la lecture à haute voix. Qu’il s’agisse d’un monologue intérieur, au style indirect libre,
comme dans « Une leçon de vol libre »,
d’un dialogue entre un écrivain et une
vieille dame, au wagon-bar d’un TGV,
dans « Pseudonyme », ou de récits en-
châssés, toujours explicitement adressés
à un auditeur-lecteur, dans « La Table de
Mendeleïev », les nouvelles travaillent
toute l’oralité, et la mettent en scène.
« Tout ce que j’écris, affirme l’écrivain, est
toujours oral. Je n’ai jamais publié quelque
chose qui ne puisse pas être lu. J’écoute ce
que j’écris : il faut que ça sonne ! »
Incongruité du quotidien
Cette oralité du texte, très travaillée
mais cherchant à susciter le sentiment
du plus grand naturel, permet paradoxalement, dans les nouvelles d’Agnès Desarthe, l’irruption d’une forme de merveilleux ou de surnaturel, qui ne sont
parfois que les autres noms de l’incongruité ou de l’absurdité, délicieuse ou tragique, du quotidien. Au fil du recueil, on
s’entretient régulièrement, et sans s’en
étonner, avec un diable plus ou moins
amoureux de la femme qui lui parle
(« Dans l’oreille du diable »). On part se
promener, puisqu’« Il ne se passe jamais
rien ici », et l’on est accosté par un faisan
prétendant être la réincarnation d’un
« poilu » de 1914. Un couple hésite à se
marier, et voilà que nous est révélée
l’existence d’un « Comité » que chacun
peut consulter pour trancher ses dilemmes. Il est « efficace, mais son activité est
spasmodique, soumise à la météo et aux
caprices des humeurs ». « Nous sommes
davantage une instance consultative, explique l’un de ses membres, un regard
sur le monde. Les gens sentent une sorte
d’aura bienveillante autour d’eux, cela les
rassure et les stimule. »
Quant à savoir « Ce qui est arrivé aux
Kempinski », le mystère reste entier. L’héroïne de la nouvelle est une historienne,
mais ses recherches, exclusivement consacrées à la Shoah, font fuir tous ses prétendants. Elle rencontre enfin un pasteur
berlinois, tout aussi passionné qu’elle par
le sujet. Mais n’en disons pas plus, et lais-
sons Agnès Desarthe nous conter leurs
aventures. Car c’est bien de contes qu’il
s’agit, et du plaisir qu’on trouve à les lire
comme à les écouter. « Je me suis toujours
demandé, dit Agnès Desarthe, pourquoi
certaines choses s’arrêtent dans la vie,
alors qu’elles sont très bien. Quand on est
enfant, on nous lit des histoires. J’aimerais
que cette bonne pratique continue à l’âge
adulte. Voilà pourquoi j’encourage toujours les gens à me demander de lire mes
textes ! » p
Agnès et Gérard Desarthe lisent « Ce qui est
arrivé aux Kempinski » jeudi 26, 21 h 30,
à la Chapelle des Carmélites, à Toulouse.
ce qui est arrivé aux kempinski,
d’Agnès Desarthe,
L’Olivier, 198 p., 17,50 €.
Signalons, du même auteur, la parution
en poche de Comment j’ai appris à lire,
Points, 146 p., 5,70 €.
Littérature | Critiques | 5
0123
Vendredi 20 juin 2014
« La Langue des signes », deuxième recueil de nouvelles du Brésilien
Luiz Schwarcz, est empli d’autodérision, d’humour et d’émotion
Tessons de souvenir
D’
L’insignifiant qui nous fait signe
Attablé au café de Flore, Luiz Schwarcz,
de passage à Paris, raconte comment il a
commencé à écrire. « A 40 ans, j’ai sombré dans une grave dépression, dit-il. Je
me suis mis à prendre des notes pour un
roman. Un roman plus ou moins autobiographique. Le livre n’a pas vu le jour, mais
il en est resté des thèmes. » Des thèmes,
des fragments, des éclats qui ont donné
naissance à des nouvelles. Un petit garçon qui fait l’apprentissage du monde à
travers la fenêtre d’un jardin d’hiver. Ou
un homme qui songe à écrire ses Mémoires tout en se moquant bien de l’homme
en lui qui songe à écrire ses Mémoires…
Autodérision, humour discret, émotion contenue : La Langue des signes, le
deuxième recueil de nouvelles qui nous
arrive aujourd’hui, s’inscrit dans cette
même veine. Polies et repolies, pareilles
à des galets bien ronds, ces onze histoires
sont de forme et de facture parfaites
– « En tant qu’éditeur, je suis très dur avec
moi-même, admet Schwarcz. Je coupe, je
coupe, je coupe… » Ce qu’il reste ?
a Ne me dis pas que tu as peur (Non dirmi che hai paura), de Giuseppe
Catozzella, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, 282 p., 19,50 €.
La quête des origines
PLAINPICTURE/MARIE DOCHER
Des bribes de mémoire. De l’évanescent
qui soudain prend sens. De l’insignifiant
qui nous fait signe. C’est, par exemple, un
adolescent qui, pour soigner sa mycose,
passe de longues heures à prendre des
bains de pieds dans un bidet. Le permanganate de potassium qu’il utilise colore
l’eau en violet, et « dans les variations
mauves du bidet », il lit l’avenir « comme
les chiromanciennes dans les lignes de la
main ». C’est une jeune femme qui devient peu à peu obsédée par le syndic
trop inquisiteur de son immeuble. Ou
encore l’épouse du narrateur,
la langue des signes passionnée par Beethoven
(Linguagem de sinais),
autant que par la langue des
de Luiz Schwarcz,
sourds-muets, et qui, croisant
traduit du portugais
ses deux sujets de prédilec(Brésil) par
tion, finit elle-même par ne
Michel Riaudel,
plus s’exprimer que par siActes Sud,
gnes (« Si, quand je rentrais
112 p., 12,80 €.
chez nous, j’entendais l’andante de la Symphonie pastorale, cela signifiait une atmosphère paisible ; en revanche, les derniers quatuors de
Beethoven annonçaient l’imminence
d’une tempête. »).
De père hongrois et de mère croate,
tous deux émigrés au Brésil avant sa naissance, Schwarcz doit son amour des textes à plusieurs fausses couches. « Ma
mère était une grande lectrice, raconte-t-il.
Après ma naissance, elle a perdu deux enfants. Lorsque j’ai eu 8 ans, elle s’est trouvée de nouveau enceinte. Pour que je reste
tranquille et ne la fatigue pas, elle m’a offert quantité de livres que je dévorais au lit,
à côté d’elle. Je suis devenu lecteur comme
je suis devenu écrivain, par hasard. »
La méthode Schwarcz ? Partir d’une
réalité minuscule et l’étirer en tous sens,
la diffracter de telle sorte qu’elle résonne
avec nos vies à tous. « La mémoire nous
trahit, elle retient des fragments sans importance pour finalement les jeter aux
oubliettes de l’anonymat », écrit-il dans
Eloge de la coïncidence. Tout se passe
comme s’il ramassait un à un ces fragments, ces tessons de souvenirs. Comme
s’il les débarrassait de leur poussière, les
alignait méticuleusement sous nos yeux
et nous invitait à les contempler avec lui.
En silence. Comme on regarderait une
installation d’art contemporain. Sans
chercher à tout comprendre. En acceptant la part de mystère. Ce n’est pas un
hasard si tous ses narrateurs sont des taiseux ou des contemplatifs. Aucun d’eux
ne pourrait renier cette jolie formule du
poète espagnol Rafael Alberti placée en
exergue du livre : « Je n’ajouterai rien à ce
que je n’ai pas dit. » p
Du pouvoir subversif du cricket en Afghanistan
L’Indien Timeri Murani livre un hymne au plus fair-play des sports – et à la démocratie
esther attias
A
u cricket, la violence
n’est pas admise. Le fairplay y est une valeur
gravée dans la roche.
En 2000, quatre ans après avoir
imposé en Afghanistan la charia,
interdisant toute forme de divertissement, les talibans se firent
pourtant les champions de ce
sport. Mais qu’on ne s’y trompe
pas. Ce n’étaient pas les valeurs du
cricket – dont le code vestimentaire satisfait selon eux aux règles
de la loi islamique – qui suscitaient leur intérêt : le jeu leur permettait de prouver à l’Occident
que l’Afghanistan lui aussi pouvait
être une nation sportive. L’équipe
victorieuse irait se perfectionner
Fatal périple
Pour réaliser son rêve d’athlète, la jeune Somalienne Saamiya
Yusuf Omar était prête à tout. Même à tenter le plus dangereux
des voyages : celui des migrants qui traversent la Méditerranée
en direction des côtes italiennes. De l’histoire vraie de cette
sportive africaine, Giuseppe Catozzella a tiré un livre magnifique et bouleversant raconté à la première personne par son
héroïne. Elle y retrace son odyssée, depuis son enfance dans
Mogadiscio en guerre, où elle commence à courir. En 2008,
l’athlète participe aux Jeux olympiques de Pékin ; puis, décidée
à s’entraîner en Europe avant ceux de Londres, elle affronte les
risques d’un long voyage sur les routes de l’immigration clandestine. Ce périple de cinq mois lui sera fatal. Dans les pages
saturées d’émotion de Ne me dis pas que tu as peur, le romancier et journaliste italien évoque avec réalisme et justesse le
destin de Saamiya Yusuf Omar, les souffrances qu’elle a pu
endurer, mais aussi sa force de jeune femme n’ayant jamais
arrêté de rêver. A travers cette histoire tragique, ce sont toutes
les tentatives d’exil, silencieuses et dramatiques, qui ont lieu
chaque jour de l’autre côté de la Méditerranée, qu’il rappelle à
nos consciences. p fabio gambaro
florence noiville
habitude, ce sont les éditeurs qui donnent naissance à des auteurs. C’est,
comme on dit, dans l’ordre
des choses. Mais Luiz Schwarcz est
une exception. A l’origine, il est éditeur
– il est même le fondateur de la prestigieuse maison d’édition brésilienne
Compahia das Letras. Et dans son cas, ce
sont… ses auteurs qui ont fait de lui un
écrivain. Jusque-là, il griffonnait clandestinement. Des textes courts, des nouvelles pleines de grâce, jouant au yo-yo entre les deux infinis. Un jour, ça s’est su.
Ses auteurs l’ont lu et l’ont aimé. Ils
l’ont même menacé : « Si tu ne les publies
pas, c’est moi qui les publierai sans ton accord », lui a dit l’écrivain argentin Tomas
Eloy Martinez. Bref, il a presque fallu arracher ses manuscrits au trop modeste
Luiz Schwarcz pour qu’il consente enfin à
les voir se transformer en livres.
En France, le premier est paru chez Actes Sud sous le titre Eloge de la coïncidence. C’était en 2007. « Il est curieux que
cet Eloge soit le premier livre de Schwarcz,
écrivait alors l’écrivain Alberto Manguel
dans la postface. Il se lit comme un résumé de nombreux livres antérieurs, la
distillation de quantité de pages traitant
de sujets divers et qui, reliées ensemble par
une main devenue expérimentée, composent un petit chef-d’œuvre. »
Sans oublier
au Pakistan. Une occasion que
certains joueurs saisirent immédiatement pour s’enfuir…
De cette anecdote véritable, Timeri N. Murari tire ici son quatorzième roman. Le goût de l’histoire
et de l’exactitude, cet écrivain indien de 73 ans l’a hérité de sa longue carrière de journaliste en
Grande-Bretagne. « Les romans
ont beau être de la fiction, si on se
trompe, les lecteurs nous écrivent
pour nous le faire remarquer »,
confiait-il au « Monde des livres »
lors d’un récent passage à Paris.
A Kaboul, sur le terrain, Timeri
Murari a donc beaucoup enquêté ; ce livre, il y pense depuis
que l’« Emirat islamique d’Afghanistan » a fait une demande d’affiliation à l’International Cricket
Council. C’était il y a quatorze ans.
Dans Le Cricket Club des talibans,
la fiction se déploie comme en
feuilleton. L’intrigue, bien rythmée, est cadrée par des cliff-
hangers, ces fins de chapitre laissées en suspens qui appellent irrésistiblement la lecture du suivant.
D’incroyables subterfuges
En Afghanistan, à l’époque du
roman, personne n’avait entendu
parler de cricket. Personne sauf
Rukshana, la narratrice, une
jeune journaliste qui a fait partie
de l’équipe féminine de son université, en Inde. Mais sous la domination impitoyable des talibans, la place de la femme est
« chez elle ou dans la tombe ». Pas
sur un terrain de cricket ! C’est
donc travestie en garçon, et au
prix d’incroyables subterfuges,
que Rukshana va former son frère
et ses dix cousins à l’art de la balle
et de la batte. Son objectif : constituer une équipe, gagner le tournoi et… disparaître. Un projet risqué au moment où Wahidi, le
chef des talibans, a fait connaître
son désir de l’épouser…
Pour Timeri Murari, le cricket
est une métaphore. « C’est un jeu
qui met en avant l’excellence individuelle et qui dépend des actes et
de la confiance de chaque joueur,
fait-il dire à sa protagoniste. Il y a
un capitaine, mais ce n’est pas un
dictateur qui donne des ordres. »
Jeu démocratique fait d’actions et
de suggestions, le cricket permet
au joueur de s’exprimer, de se dévoiler, de défier les forces du pouvoir. « J’écris sur les formes discrètes de la subversion », dit Murari.
Ce que montre son roman, c’est
comment, dans le cadre étroit
d’une dictature, le jeu peut devenir pour l’opprimé un formidable
outil de résistance. p
le cricket club des talibans
(The Taliban Cricket Club),
de Timeri N. Murari,
traduit de l’anglais (Inde)
par Josette Chicheportiche,
Mercure de France, 480 p., 25,80 €.
Eveline et son mari coulent des jours paisibles à Evergreen,
au cœur des forêts du Minnesota. Mais une lettre arrive : Emil
doit partir pour l’Allemagne, au chevet de son père mourant. La
seconde guerre mondiale éclate, les frontières sont fermées, et
Emil se trouve enrôlé dans l’armée allemande. Restée seule
avec leur fils, sa femme est violée par un inconnu. Naît une
petite fille qu’Eveline abandonne dans un orphelinat tenu par
des religieuses. Des années plus tard, l’enfant, meurtrie et méprisée par son entourage, se résoudra elle aussi à de douloureux sacrifices… Dans ce premier récit traduit en français, la
romancière Rebecca Rasmussen conte l’émouvant destin d’une
famille américaine sur trois générations, de 1938 à 1972. Evergreen condense en échos subtils ces existences
entachées par la honte et le remords. Derrière
la saga familiale se déploie une puissante interrogation sur la faute et la quête des origines.
Un hymne gracieux, d’une belle maîtrise, à ceux
qui, malgré les affronts et les injustices, ont su
se relever pour tracer leur chemin. p
paloma blanchet-hidalgo
a Evergreen, de Rebecca Rasmussen,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josette Chicheportiche,
Mercure de France, 432 p., 25,50 €.
La vie, manuel de l’utilisateur
« Pendant des années, les rouages de la Volkswagen sont restés
un des grands mystères de l’ouest du Massachusetts… »,
peut-on lire dans Comment élever votre Volkswagen. Cet
ouvrage du journaliste américain Christopher Boucher, né en
1978, est un manuel loufoque d’exercice de la vie. Un livre qui,
à travers la métaphore filée de la mécanique automobile,
prétend démonter la mécanique de l’existence. Reprenant
fidèlement le titre et les têtes de chapitre d’un manuel de l’utilisateur de 1969, Christopher Boucher tente de répondre aux
questionnements les plus quotidiens de la vie familiale. Comment prendre soin de ses proches ? Comment
accepter et surmonter la mort d’un père ? Grâce
à une profusion de néologismes, l’auteur nous
embarque dans un monde sensible auquel ses
propres expériences de la souffrance servent de
carburant. Un livre drôle pour tous ceux qui
refusent de désespérer. p amaury giraud
a Comment élever votre Volkswagen (How to Keep
Your Volkswagen Alive), de Christopher Boucher,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Théophile Sersiron,
dessins de Matthias Lehmann, Nouvel Attila, 246 p., 20 €.
Un anti-don Juan
Paul, jeune Berlinois, s’enlise dans ses fantasmes amoureux
et professionnels. Sa vie est terne, tout juste rythmée par des
promenades autour du lac de Grunewald ou, plus rarement,
par d’épisodiques rapports sexuels avec l’amicale Birgit. Un
jour, pourtant, Paul accepte un poste temporaire à Malaga, en
Espagne. Il y fait la connaissance de Maria, 25 ans, mariée et
enceinte, mais irrésistiblement sensuelle. Les mois passent.
De retour en Allemagne, Paul ne cesse de s’interroger. Lors de
leur séparation, il a mal compris les mots d’adieu de Maria.
Quelles paroles, alors inaudibles, sa maîtresse espagnole a-telle bien pu lui crier ? Le Disparu (Hachette, 1999) avait consacré Hans-Ulrich Treichel comme l’un des auteurs allemands
les plus remarquables de sa génération. De portraits en monologues intérieurs, Le Lac de Grunewald séduit avant tout par
son ironie. Le rire n’est jamais loin, non pas sarcastique mais tendre. En réL’IMPÉRISSABLE BIBLIOTHÈQUE
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pêle-mêle, les affres et les
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Treichel, traduit de l’allemand
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6 | Histoire d’un livre
0123
Vendredi 20 juin 2014
Libéré de ses chaînes, le film devint livre
Le dessinateur, cinéaste et écrivain Joann Sfar voulait tourner un film qui, autour de l’esclavage et des
Lumières, aurait moqué les bonnes consciences. Faute de financement, il en a tiré, de bon cœur, un roman
raphaëlle leyris
D’
un film qui ne se
tourne pas, il ne
reste, d’ordinaire,
que des regrets. Mais
si le long-métrage
tombé à l’eau a failli
être signé par le prolixe Joann Sfar, vous
pouvez être sûr que le projet abandonné a
donné naissance à d’autres œuvres. Prenez Le Plus Grand Philosophe de France,
son deuxième roman : ses 550 pages
n’auraient pas été écrites si l’auteur de la
série BD Le Chat du rabbin et du film
Gainsbourg, vie héroïque (2010) avait pu
réaliser Les Lumière de la France. Entre
2011 et 2012, il en avait écrit le scénario et
réuni le casting, « un casting qui [le] rendait fou de joie : il devait compter JeanPaul Rouve, Aure Atika, Maïwenn, Claude
Rich, Gérard Lanvin… ».
Tous avaient dit « oui » à ce « film en
costumes », situé au XVIIIe siècle et voué à
« se moquer des prétentions universalistes
françaises », à travers l’histoire d’un philosophe partagé entre son confort d’individu profitant financièrement du négoce
des esclaves et ses réflexions sur l’émancipation – il en venait à justifier l’esclavage au nom des Lumières. Un film que
son auteur avait conçu pour être « très
provocateur à l’égard de la bonne conscience de gauche » et dont la trame « faisait marrer toute l’équipe ». Afin de donner corps à l’histoire qu’il voulait raconter, Joann Sfar, tout en écrivant son scénario, s’était lancé dans une bande
dessinée : le tome I des Lumières de la
France est ainsi paru chez Dargaud en
août 2011 : « J’avais besoin de voir vraiment mes personnages, se souvient
L’acteur Jean-Paul Rouve, pressenti pour
le rôle principal des « Lumières de la France ».
Dessin de Joann Sfar tiré de « Journal de
merde » (Gallimard, 2013). GALLIMARD
aujourd’hui Sfar. Si vous faites attention,
ces planches étaient quasiment des recherches d’ambiance pour un film. » On y rencontrait le comte philosophe et son am-
Un grand éclat de rire et d’effroi
IL Y A Pietr Cohen, bonimenteur hollandais
qui se pique de
spinozisme sans
avoir lu L’Ethique. Devenu
pirate, il se révolte quand il apprend qu’il ne
peut pas participer au commerce
d’esclaves – le Code noir l’interdit
aux juifs comme aux protestants ; après un passage sur une
île où hommes et femmes se
font la guerre, il va se lancer
dans la politique. Il y a le comte
Alarmé de l’Implication, aristocrate de Bordeleau, qui rêve de
C’est d’actualité
« Le Docteur
Jivago »
au cœur
de la guerre
froide
devenir le plus grand philosophe
de France, néglige son épouse et
réfléchit à l’émancipation tout en
tirant profit de l’esclavage. Il y a le
petit Pinoquillo, enfant obèse d’un
roi africain, persuadé que la France
est la patrie du sucre, et qui, pour
gagner cette terre promise, s’embarque à bord d’une galère sur laquelle s’entassent les hommes
vendus par son père. Il y a aussi un
Dieu à grande barbe qui jette un
œil distrait à ses créatures entre
deux parties de badminton. A
force d’ignominie, le commerce
triangulaire inspire un grand éclat
de rire et d’effroi à Joann Sfar, qui
prend la forme de ce roman
d’aventures ne reculant devant
aucune loufoquerie ou réplique
grinçante. Son auteur revendique en riant l’influence d’Angélique et le sultan. Mais, avec ses
scènes de baston, ce conte philosophique fait aussi penser à un Astérix au siècle des Lumières. p r. l.
le plus grand philosophe
de france,
de Joann Sfar,
Albin Michel, 560 p., 23 €.
Signalons, du même auteur,
la parution d’A bicyclette. Un tour
en France, Gallimard/France inter,
320 p., 26,50 €, et de Normal,
Dargaud, 104 p., 10 €.
C’EST UNE INCROYABLE HISTOIRE d’espionnage qu’ont dévoilée Peter Finn,
journaliste au Washington Post, et l’universitaire Petra Couvée dans leur essai sorti aux Etats-Unis le 17 juin, The
Zhivago Affair. The Kremlin, the CIA, and
the Battle Over a Forbidden Book (« L’affaire Jivago. Le Kremlin, la CIA et la bataille autour d’un livre interdit », Pantheon), à paraître en France chez Michel
Lafon en 2015. Peter Finn explique au
Monde des livres quel important enjeu
représenta Le Docteur Jivago, de Boris
Pasternak (Gallimard, 1958), dans la
guerre idéologique que se livraient l’Est
et l’Ouest.
Comment a débuté « l’affaire Jivago » ?
Au début du mois de septembre 1958,
un millier d’exemplaires d’une édition
en langue russe du Docteur Jivago a fait
son apparition à l’Exposition universelle, qui se tenait à Bruxelles. C’était
une très belle édition reliée. Mais il n’y
avait, à cette date, aucun éditeur connu
de Docteur Jivago en langue russe. Le roman était, en effet, interdit en URSS et
l’éditeur italien qui en possédait les
droits, Giangiacomo Feltrinelli, n’avait
conclu aucun accord pour une publication en langue originale. L’Exposition
universelle était l’endroit idéal pour
bition de voir sa compagnie « pratiquer
un esclavage à visage humain », son
épouse délaissée, la comtesse Eponyme,
la petite chienne de celle-ci… Pour écrire
le scénario et la BD, Joann Sfar a fait des
recherches sur l’histoire du commerce
triangulaire. « Ce qui m’a glacé a été de découvrir qu’au fond, aucune lutte politique
n’avait mis un terme à l’esclavage : celui-ci
ne s’est arrêté que lorsqu’il a cessé d’être
rentable. »
En mai 2012, Joann Sfar apprend qu’il
n’obtiendrait pas le budget qu’il demandait, et, corollaire, que son film ne se fera
pas. « En gros, on m’a expliqué que le public ne serait pas capable de comprendre. Il
y avait quelque chose de politique dans le
fait de ne pas tourner ce film », peste-t-il
encore. Il aurait pu reprendre la BD Les Lumières de la France – le tome I appelait
une suite. « Mais il aurait fallu vingt-cinq
tomes pour raconter ce qui m’intéressait ! » A l’époque, il vient à peine de terminer son premier roman, L’Eternel (Albin Michel, 2013). Alors, il décide de se lancer dans un deuxième, basé sur son scénario, et de lui donner « beaucoup plus
distribuer cette édition pirate car
16 000 Soviétiques avaient obtenu des
visas pour s’y rendre. Le roman a donc
été remis en main propre par des prêtres
et des laïques bénévoles aux visiteurs du
pavillon du Vatican. Comprenant qu’il
s’agissait d’un livre illicite, ceux-ci en
arrachèrent la couverture de toile bleue
pour le glisser plus facilement dans leur
poche et échapper ainsi aux contrôles
du KGB. La CIA, en collaboration avec les
services secrets néerlandais, était derrière cette publication, imprimée par
Mouton, une maison d’édition distinguée de La Haye. A ce jour, la CIA n’a
jamais reconnu sa participation à cette
opération ni à l’impression de
9 000 exemplaires au format de poche,
à Washington, en 1959. Cette édition a
été attribuée à un éditeur français fictif
et, pendant des décennies, on a cru
qu’elle était l’œuvre d’émigrés russes.
Des spéculations, parfois tout à fait fantaisistes, ont couru pendant des années.
L’hypothèse a été émise que la CIA avait
publié le roman en russe pour satisfaire
à une règle de l’Académie suédoise selon
laquelle une œuvre doit être publiée
dans sa langue originale afin que
l’auteur puisse concourir pour le prix
Nobel de littérature. Mais l’Académie a
assuré qu’une telle règle n’existait pas et
d’ampleur » que n’aurait pu en avoir le
film.
« Je ne suis pas venu au roman parce que
ce serait un art noble, souligne-t-il, mais
pour l’espace de liberté qu’il représente. »
« On peut écrire un roman sans qu’à chaque page quelqu’un vous demande si vous
êtes de droite ou de gauche, ou si telle réplique va sembler méchante, être perçue
comme raciste… Ni combien va coûter telle
péripétie. » Il ajoute : « Un roman d’aventures philosophique, ça amuse tout le
monde. Mais si vous proposez ça au cinéma, on vous trouve arrogant ! »
A ses yeux, la philosophie n’a guère à
voir avec la prétention : il l’a étudiée, à
l’université de Nice, jusqu’en maîtrise
(son mémoire, sur le « complexe du Golem », « interrogeait les rapports des peintres juifs à la représentation de la figure
humaine »). Il en a gardé un profond respect pour ses professeurs de l’époque
(Clément Rosset, Jean-François Mattéi…)
et une méfiance à l ’égard « des philosophes qui prétendent apporter des réponses
en une poignée de minutes sur un plateau
de télé ». La BD et le scénario ne comptaient qu’un philosophe – le comte ; dans
le roman, il en a ajouté un deuxième,
Pietr Cohen, qui n’a pas lu Spinoza mais
fait commerce d’un vague digest de sa
pensée, et qui se scandalise, au nom de
l’égalité, que le Code noir lui interdise de
pratiquer l’esclavage (juifs et protestants
en étaient exclus).
Dans le livre, ce n’est pas la philosophie
qui triomphe, mais le roman, à travers la
figure de la comtesse Eponyme, qui consigne ses aventures sexuelles avec talent.
De manière générale, Le Plus Grand Philosophe de France consacre, selon son
auteur, « la supériorité du genre romanesque » sur le cinéma ou la BD – en certaines circonstances : « Moi qui professe
qu’il n’y a que des histoires qui attendent
d’être racontées, peu importe le moyen de
le faire, j’ai bien dû me rendre compte ici
que j’avais tort… » Joann Sfar a beau se dé-
« Je ne suis pas venu
au roman parce que ce
serait un art noble,
souligne Joann Sfar,
mais pour l’espace de
liberté qu’il représente »
qu’elle ne possédait aucun exemplaire
– le fait est vérifié – de l’édition de la CIA
dans sa bibliothèque ou ses archives.
D’autres ont fait valoir que le rôle de
l’Agence avait été minime et qu’il se
borna à financer le travail d’organisations d’émigrés.
A quels documents avez-vous eu accès ?
L’histoire de ce roman, de sa génèse à
la controverse du prix Nobel de littérature à Pasternak, méritait d’être racontée, d’autant que de nombreux documents avaient fait surface à la fin de la
guerre froide. Mais nous avons pensé
que le livre devait apporter des éléments
nouveaux. Le point clé était le rôle de la
CIA dans cette affaire. En 2009, le Bureau des affaires publiques m’a répondu
que celle-ci ne souhaitait pas coopérer
au livre. Il était clair que je n’obtiendrais aucune information par ce canal. J’ai donc pris contact avec un certain
nombre d’officiers retraités de la CIA qui
ont alerté le Service des documents historiques (Historical Records Division).
Intéressés par le sujet, les historiens de
l’Agence ont exploré leurs archives et
mis en place les procédures nécessaires
à la déclassification. Tout cela a pris environ trois ans. Les documents auxquels
nous avons eu accès ont été expurgés,
fendre d’avoir emprunté au Candide de
Voltaire (il se réclame, en revanche, d’Angélique et le sultan, de Bernard Borderie,
avec Michèle Mercier, 1968), l’échec du
film qu’il voulait tant réaliser et la transformation du projet en roman viennent à
nouveau confirmer le bon Pangloss : tout
est pour le mieux dans le meilleur des
mondes possibles. p
mais nous avons été en mesure d’identifier les noms manquants.
Etait-ce une opération marginale
de la CIA ?
Les chercheurs et anciens agents de la
CIA estiment à 10 millions le nombre de
livres et de revues diffusés clandestinement en URSS et en Europe de l’Est par
la CIA au cours de la guerre froide. Evidemment, tous ne sont pas parvenus à
destination, mais cette activité représente une part importante de la bataille
culturelle qui a également, de façon toujours controversée, vu l’Agence soutenir
secrètement en Europe occidentale des
revues, des expositions d’art, des tournées musicales ou des conférences universitaires. La CIA a payé la traduction et
la publication non seulement d’œuvres
de fiction – signées James Joyce, Albert
Camus, Ernest Hemingway ou Vladimir
Nabokov – mais aussi de livres sur l’histoire de l’art, l’économie, la psychologie,
la sociologie et l’histoire. La France est
peut-être partie prenante dans l’« affaire
Jivago ». L’un des documents rendus
publics par la CIA précise que sa copie
du livre de Pasternak provient de
l’exemplaire ayant servi à la version
française. p
propos recueillis par macha séry
Essais | Critiques | 7
0123
Vendredi 20 juin 2014
Une belle étude et une anthologie de Vincent Platini rappellent l’existence d’une
littérature policière foisonnante sous le IIIe Reich – et pas toujours aux ordres
Le roman noir pendant la peste brune
julie clarini
C
onviction, persévérance, et le criminel
sera
démasqué.
Dans l’Allemagne
nazie, l’auteur de roman policier qui
veut complaire au régime met en
scène la toute-puissance des
agents de l’Etat, comme le fit
l’auteur autrichien à succès Edmond Finke dans sa nouvelle de
1941, « Dix alibis irréprochables »,
à découvrir dans l’anthologie proposée par le spécialiste de littérature comparée Vincent Platini :
son héros, un commissaire, le
Dr Schillerwein, y privilégie les interrogatoires plutôt que la recherche d’indices ; il cherche, et arrache, l’aveu. S’il y avait, du reste, un
policier type des Krimi (pour Kriminalromane) produits sous le
IIIe Reich, ce serait cet homme
d’instincts, moins déductif qu’intuitif (« L’esprit allemand répugne
aux ratiocinations », explique un
critique de l’époque), capable de
flairer le criminel, le marginal, le
déviant.
L’ordre contre l’obscurité : on
pourrait croire que l’imaginaire
de la littérature policière a fait de
celle-ci un instrument privilégié
de la propagande nazie. La réalité
fut bien plus complexe. Vincent
Platini, en livrant son anthologie
du récit policier et une étude de la
culture populaire sous le
IIIe Reich, Lire, s’évader, résister,
éclaire finement les rapports entretenus par le régime avec ce
genre littéraire. Car, en somme,
jusqu’au déclenchement de la
guerre, le roman policier ne fut ni
une arme ni une cible. Aucun
Krimi n’a brûlé dans les autodafés
de 1933.
Apolitisme apparent
Une indifférence liée d’abord au
mépris du régime pour la littérature de quat’ sous. Profitant de
cette pauvre considération, le
genre policier eut loisir de fleurir dans toute sa diversité, et ce
d’autant plus que, pour des questions idéologiques autant qu’économiques, l’offre de traductions
baisse constamment. A tourner
les pages de cette passionnante
anthologie, on se figure la richesse de la production, ignorée
de l’histoire littéraire comme des
amateurs. Et, surprise : nulle part,
Une image du « Testament du
docteur Mabuse », de Fritz Lang (1933).
NERO/THE KOBAL COLLECTION
ni dans les descriptions des basfonds berlinois où se trament les
délits ni dans les aventures très
appréciées de John Kling et de son
fidèle compagnon Jones Burthe
n’apparaît la réalité d’une société
enserrée par le pouvoir nazi :
« Cette littérature semble en
marge d’une Allemagne où la
sphère privée, du loisir intime, était
pourtant investie par le régime »,
L’échec des sportifs nazis
La culture de masse sous le IIIe Reich, c’est aussi le
sport. Les Jeux olympiques de 1936 à Berlin furent
un moment-clé de la propagande nazie. Le journaliste Benoît Heimermann, grand reporter à L’Equipe
Magazine, a eu l’ingénieuse idée de s’intéresser aux
hommes alors investis par le pouvoir du soin de représenter le Reich et d’en démontrer la supériorité.
Le responsable du sport, d’abord, le Reichssportführer Hans von Tschammer und Osten, et les
sportifs eux-mêmes : l’équipe de foot, le coureur
Lutz Long – celui-là même qui fut battu par l’Américain Jesse Owens –, ou encore le joueur de tennis
Gottfried von Cramm. Dans Les Champions d’Hitler,
l’auteur brosse une série de portraits d’hommes
dépassés par la mission qu’on leur a assignée.
Ayant tous été défaits par leurs adversaires dans les
compétitions stratégiques, ces perdants, souvent
touchants, connurent des fins tragiques. J. Cl.
Les Champions d’Hitler, de Benoît Heinermann,
Stock, 208 p., 18,50 €.
souligne l’auteur dans l’introduction. Non pas que les romans policiers aient pour auteurs de farouches opposants au régime. La diversité règne : si l’œuvre d’Adam
Kuckhoff est indissociable de son
engagement dans le mouvement
résistant de la Rose blanche, Edmond Finke devra, après-guerre
et non sans mal, prouver son innocence devant les autorités chargées de la dénazification. Mais le
régime, qui répugne à se voir
représenté dans ces romans faciles, enjoint au genre de se maintenir dans cet apolitisme apparent.
Il donne ainsi la possibilité à certains auteurs de tisser des narrations à double sens, des visions du
monde implicitement critiques.
A la fin des années 1930, cette
parenthèse se referme et le Krimi
subit beaucoup plus fermement
le joug des autorités nazies. Il n’en
reste pas moins que, sans être le
foyer d’une vaste contestation
populaire, les romans, comme les
films, policiers, auront pu produire des écarts, « froisser la surface plane du texte nazi ». Certes le divertissement a bien servi
l’idéologie au pouvoir, mais « il ne
lui a jamais été totalement docile », soutient Vincent Platini,
dans Lire, s’évader, résister. Le régime a dans l’ensemble joué une
partie délicate avec la culture populaire. Outre les difficultés matérielles à contrôler son immense
production, bien mises en lumière dans l’ouvrage, certains dignitaires, Goebbels le premier,
étaient conscients que, plutôt que
de brider le divertissement, ils
avaient tout intérêt à le promouvoir. Leur conversion plutôt tardive fut d’ampleur : l’entrée en
guerre provoqua un nouvel essor
de l’industrie éditoriale et cinématographique. C’est ainsi, au
milieu de ces multiples paradoxes et ambiguïtés, que chemine l’ouvrage de Vincent Platini,
rappelant la volonté de contrôle
de l’imaginaire, mais pointant
aussi les lacunes de l’appareil
coercitif et les marges de liberté
parfois exploitées par les auteurs
et aussi, l’ouvrage ne les oublie
pas, par les lecteurs. p
lire, s’évader, résister.
essai sur la culture de masse
sous le iiie reich,
de Vincent Platini,
La Découverte, 220 p., 22 €.
krimi. une anthologie
du récit policier
sous le iiie reich,
édité par Vincent Platini,
Anacharsis, 448 p., 23 €.
Prix Pétrarque
de l’essai
France Culture«Le Monde»
Thomas Piketty
(photo) s’est vu
décerné le prix
Pétrarque de l’essai France Culture
- Le Monde, le
mercredi 11 juin,
pour son livre
Le Capital du
XXIe siècle paru au
Seuil. Après Luc
Boltanski pour
Enigmes et complots (Gallimard, 2012) et Gilles Kepel
pour Passion arabe (Gallimard, 2013),
le jury (composé de Caroline Broué,
Brice Couturier, Emmanuel Laurentin et Sandrine Treiner pour France
Culture et d’Anne Chemin, Julie Clarini, Nicolas Weill et Jean Birnbaum
pour Le Monde) a distingué ce
brillant essai d’économie. Offrant
une analyse historique de la constitution des inégalités, l’ouvrage,
accessible à un public non spécialiste,
permet à chacun de se figurer les
nouvelles lignes de fracture qui parcourent les sociétés française et américaine. Thomas Piketty est directeur
d’études à l’Ecole des hautes études
en sciences sociales (EHESS) et professeur à l’Ecole d’économie de Paris.
Il sera l’invité des Rencontres de
Pétrarque, à Montpellier, qui se dérouleront cette année du lundi 14 au
vendredi 18 juillet, sur le thème
« De beaux lendemains ? Ensemble
repensons le progrès ». p
Auteurs
du « Monde »
Les 100 histoires
de la Coupe du monde
de football
de Mustapha Kessous,
PUF/RTL, « Que sais-je ? », 128 p., 9 €.
« Et 1 et 2 et 3.0 » Mustapha Kessous,
journaliste au service Télé, clôt une
trilogie inaugurée par Les 100 histoires des Jeux olympiques, et poursuivie avec Les 100 histoires du Tour de
France. Le principe est le même :
retracer l’histoire du Mondial par
une série d’anecdotes éloquentes,
mêler portraits
– Just Fontaine,
Eusébio, Pelé, Franz
Beckenbauer, Maradona, Michael
Owen, Zidane – et
exploits sportifs
et coulisses des
matchs. Un petit
livre aussi informé
que réjouissant. p
a Signalons également la parution,
sous la direction de Roger-Pol Droit,
de Figures de l’altérité, PUF, 242 p., 21 €.
La vie secrète des objets
L’historien et ethnologue Thierry Bonnot livre une réflexion personnelle et radicale sur « L’Attachement aux choses »
frédéric keck
P
eut-on faire un musée de soimême ? Peut-on totaliser une vie
dans les objets auxquels on s’est
attaché ? Faites le test vousmême. Prenez une photographie des
objets qui composent votre intérieur, et
demandez-vous si cela ferait une exposition. L’ethnologue Thierry Bonnot propose cette expérience de façon provocatrice, au milieu d’un livre où il fait retour
sur son parcours de chercheur. « Dans
ma cuisine, au mois de juin 2010 » : le cliché montre un buffet et une étagère sur
lesquels sont posés des pots en cérami-
que, un bouquet de fleurs séchées, une
ministation météo, deux boîtes en métal
et quelques fruits ; au mur figure un
masque africain. Pour chaque objet, il
tente de retracer les circonstances de son
acquisition, mais le caractère affectif de la
mémoire fait échouer un tel projet
d’inventaire.
La radicalité des questions posées par
Thierry Bonnot vient de son enquête,
humble et ordinaire, à l’Eco-Musée du
Creusot-Monceau (La Vie des objets,
Maison des sciences de l’homme, 2002).
Historien de formation, il a d’abord voulu
faire une synthèse sur l’industrie céramique. Mais il ne pouvait faire cette histoire
sans recueillir les témoignages de ceux
qui ont produit, échangé et collectionné
ces poteries, bouteilles, vases ou cruchons. Un tableau historique de la valeur
économique de ces objets industriels
était ainsi complété par une étude des
valeurs affectives que leur conféraient
ceux entre les mains desquels ils étaient
passés. Avec en toile de fond cette question : comment des objets destinés à la
déchetterie connaissent-ils une seconde
vie lorsqu’ils sont valorisés comme un
patrimoine ?
Culture matérielle
Douze ans après cette belle enquête,
l’historien-ethnologue publie, sous le
titre L’Attachement aux choses, une réflexion sur l’anthropologie des objets,
domaine en pleine expansion. Au cours
du XIXe siècle, l’anthropologie s’est en
effet définie par un rapport intense aux
objets : elle collectionnait alors crânes,
masques, parures ou ustensiles de la vie
quotidienne pour les rassembler en un
lieu où l’étude comparative de l’huma-
nité était possible. Mais la remise en
cause du système colonial, qui rendait
possible une telle accumulation, a
conduit dès les années 1920 à privilégier
les relations sociales et leurs significations sur les objets ethnographiques et
leur matérialité. Depuis vingt ans, au
contraire, du fait du renouveau des musées consacrés aux arts et à l’archéologie
extra-européens, la matérialité des objets est revenue au centre de l’interrogation anthropologique sous le titre de
« culture matérielle » – un terme anglais
passé par le Québec.
Tout en reconnaissant ces avancées,
Thierry Bonnot souligne ses insatisfactions et ses perplexités. Comment sortir
du face-à-face entre des objets inertes et
des sujets qui leur confèrent une signification ? L’historien-ethnologue propose,
à la suite de l’anthropologue américain
Igor Kopytoff, de suivre les trajectoires de
vie au cours desquelles les objets changent de valeur, sans jamais se totaliser en
une signification ultime, comme pourrait l’être la mémoire d’un individu ou le
patrimoine d’une nation. Si le devenir
d’un objet est contingent, puisqu’il peut
finir comme déchet ou comme
chef-d’œuvre, l’enquête ethnologique
peut découvrir la raison de cette contingence. « Les objets ne sont jamais là par
hasard. C’est le rôle des sciences sociales de
travailler à ce qui les a amenés ici, à leur
parcours, tributaire d’intentions et d’actions humaines. » Un bibelot jamais
n’abolit le hasard, à moins d’être mis en
musée. p
l’attachement aux choses,
de Thierry Bonnot,
CNRS Editions, 240 p., 25 €.
8 | Chroniques
0123
Vendredi 20 juin 2014
Le feuilleton
D’ÉRIC CHEVILLARD
Passé présent
Destins pipés
SI J’ÉCRIS innocemment
ici le mot « phacochère », 99 % au moins
des lecteurs de ce feuilleton se demanderont une
fois de plus où je veux en
venir et attendront la suite avec perplexité. Mais il s’en trouvera un pourcentage infime pour réagir tout autrement.
Ceux-là ont senti leur cœur se serrer ;
leur chemise se mouiller de sueur froide.
Car ils lisent pour la deuxième ou la troisième fois peut-être de la journée le mot
« phacochère » alors qu’il leur arrive de
rester de longues semaines, des mois,
des années, sans le rencontrer. Mais là !
Pour la troisième ou la quatrième fois
peut-être depuis ce matin, le mot « phacochère » leur saute aux yeux ! Ils prendront à témoin leur entourage qui se
montrera modérément troublé. La coïncidence est une affaire intime, elle nous
ébranle au-delà du raisonnable et nous
semble toucher au mystère de la vie.
La répétition stupéfiante de certains
faits, la synchronicité incroyable de certains événements pourraient en effet
nous amener à croire que tout obéit à un
plan, que nous sommes les acteurs d’une
pièce, jouets impuissants du déterminisme ou de la fatalité, dépourvus de
tout libre arbitre. C’est la théorie dite de
« la boule de billard » qui « suggère que,
un millième de seconde après le Big Bang,
tout ce qui s’est passé était essentiellement prévisible, comme l’est la trajectoire
des boules sur une table de billard ». Cette
leçon nous est donnée par Thomas Post,
maître de conférences en philosophie
appliquée ou plutôt, « maître ès coïncidences », selon ses collègues, et, accessoirement, personnage central du roman de
l’écrivain britannique J. W. Ironmonger,
Le Génie des coïncidences.
Ce roman très habilement construit se
mesure non sans paradoxe à l’énigme
contenue dans son titre. Non sans paradoxe, dis-je, car le genre romanesque est
lui-même par principe l’art de la coïncidence orchestrée – donc fausse –, une
manipulation consciente des destins et,
pour cette raison, il pourrait sembler impropre à l’étude impartiale du phénomène, surtout si celui-ci est purement
fortuit. Et telle est bien la conviction de
Thomas Post, selon lequel nous sommes
sensibles aux coïncidences du seul fait
de notre capacité « à déceler des motifs
dans des formes aléatoires. Nous regardons la Lune et nous voyons un visage
d’homme ». De même, « nous excellons
dans l’art de sélectionner des événements
aléatoires survenus dans notre vie, et
d’échafauder ensuite des schémas
autour ». Cela revient, explique-t-il, à cribler de balles une porte, puis à tracer ensuite un cercle autour de la zone où se
trouve le plus grand nombre d’impacts
nicolas offenstadt
historien
d’été, dans la troisième année d’une décennie, 1962, 1982, 1992, 2002. « Rien n’arrive jamais sans raison », pense Azalea,
convaincue que le 21 juin 2012 sera le jour
de sa propre mort.
Or non, pas du tout, nous ne sommes
pas dans la fumeuse philosophie policière d’un Dan Brown. J. W. Ironmonger
emboîte avec brio ses récits gigognes qui
nous font voyager dans le temps et l’espace, de l’Irlande des années 1980 à
l’Ouganda de 1992. L’auteur est lui-même
natif d’Afrique de l’Est, il connaît bien la
région et les pages qu’il consacre aux
massacres de Joseph Kony, le chef sanguinaire de l’Armée de résistance du seigneur (LRA), toujours actif et recherché,
forment un roman dans le roman, beaucoup plus tragique, traversé par une co-
La coïncidence est
une affaire intime,
elle nous ébranle
au-delà du
raisonnable et
nous semble
toucher au
mystère de la vie
JEAN-FRANÇOIS MARTIN
et à prétendre qu’il s’agissait de la cible.
Les travaux de ce professeur un peu
embarrassé de son grand corps font autorité en la matière mais, un beau jour, il
rencontre – hasard ou prédestination ? –
une jeune femme, Azalea Lewis, qui lui
demande de l’aider à comprendre son
destin tissé de coïncidences. A moins
qu’il ne s’agisse d’une malédiction ourdie par un dieu cruel, sinon par les Parques moqueuses. N’est-il pas illusoire de
vouloir gouverner sa vie quand tous vos
parents et aïeux, comme damnés, périssent irrémédiablement le jour du solstice
le génie
des coïncidences
(The Coincidence
Authority),
de J. W. Ironmonger,
Stock, « La cosmopolite »,
360 p., 21,50 €.
lère communicative. Des dizaines de milliers d’enfants furent arrachés à leurs familles, enrôlés de force dans cette armée
ou mutilés férocement « pendant que
l’Occident vaquait à ses petites affaires
– pendant qu’il assiégeait la Terre de satellites (ou qu’il déroulait ses tuyaux pour
acheminer sa musique dans le monde).
Pendant que nous faisions la queue pour
acheter des téléphones portables à écran
tactile, on alignait des enfants en rang
d’oignons pour leur trancher les mains ».
Soudain, il ne s’agit plus de coïncidences mais de la non moins invraisemblable synchronicité des contraires. Le grand
désordre du monde semble régi plutôt
par la folie que par un esprit raisonnable.
On y observe sans doute parfois des convergences qui nous paraissent tenir du
prodige, un rythme se dégage qui ne saurait être aléatoire. Mais l’alexandrin qui
se forme dans un poème en vers libres
n’est-il pas aussi un vers libre ? Comme
nous le prouve ce beau roman, dans le
jeu de l’amour et du hasard, toutes les
combinaisons sont possibles. Le Génie
des coïncidences est un casse-tête ingénieux où s’imbriquent sans s’émousser
la philosophie, les mathématiques,
l’émotion et l’histoire. A l’intention du
lecteur encore tremblant qui hésiterait à
en faire l’acquisition, précisons qu’il n’y
rencontrera aucun phacochère. p
Obélix chez Freud, Aristote en Suisse
SERAIT-CE
un
nouveau conformisme ? Déplacer les lignes, sortir du cadre, inventer de l’insolite semble presque devenir une
obligation. Parmi les manifestations de cette nouvelle contrainte, l’intersection bandes dessinées-sciences humaines a déjà
suscité nombre d’expérimentations. Comme il est prévisible,
elles sont plus ou moins réussies
– souvent plutôt moins… – et suivent des chemins divergents. Première possibilité : aller des images aux concepts, s’emparer d’un
personnage célèbre et y découvrir
mille subtilités masquées que le
lecteur naïf ne pouvait soupçonner. Voilà ce qui vient d’arriver à
Obélix. Il s’est fait enlever avec
son menhir par un enseignantchercheur et se retrouve ligoté
sur le divan de Freud, ou ce qui en
tient lieu.
Les candides croient que ce gros
Gaulois – pardon, pas gros, « juste
un peu enveloppé » – est un benêt
candide, égocentré, sympathique,
fragile et fidèle. Ils en seront pour
leurs frais. Nicolas Rouvière s’efforce de faire de notre balourd
national, tombé dans la potion
magique quand il était petit, une
figure complexe, psychanalytiquement riche, structurellement originale. Ce
chercheur est un
le complexe d’obélix,
récidiviste notoire,
de Nicolas Rouvière,
auteur
notampréface d’Anne Goscinny,
ment d’Astérix ou
PUF, 256 p., 19 €.
la parodie des identités
(Champs,
aristote chez les
2008) et d’Astérix
helvètes. douze essais
ou les lumières de la
de métaphysique
civilisation (PUF,
helvétique,
2006, prix Le
sous la direction d’Olivier
Monde de la reMassin et Anne Meylan,
cherche universiIthaque, 100 p., 13,50 €.
taire). Pourtant,
malgré son ingéniosité, ou à
cause d’elle, le résultat laisse un
sentiment de grand artifice. Le
menhir, objet transitionnel, la
marmite maternelle, le druide
castrateur et autres variations
imaginaires ou symboliques sur
les baffes et le village gaulois ne
convaincront que ceux qui le sont
déjà. Les autres trouveront peutêtre ces analyses tirées par les nattes, et risquent de mal digérer leur
sanglier en criant : « Ils sont fous,
ces freudiens ! »
Sous l’apparente loufoquerie
Mieux vaut emprunter un chemin inverse, partir de recherches
ardues et méconnues et s’efforcer
de les rendre accessibles en les
transposant dans un univers familier. C’est le cas du recueil Aristote chez les Helvètes. Sous ce titre
de bande dessinée, une douzaine
de chercheurs chevronnés relèvent un défi : faire comprendre
par l’exemple comment travaillent les métaphysiciens contemporains. Leurs textes sont à la
fois simples et rigoureux. Du
coup, sous l’apparente loufoquerie, les lecteurs apprendront pas
mal de choses nouvelles. Les
questions semblent étrangement
parodiques : comment délimiter
Figures libres
roger-pol droit
exactement une montagne ?
Quelle est la nature paradoxale
de la fondue, le statut du trou
dans l’emmental ? De quelle manière définir précisément le plaisir de manger du chocolat ? Au
bout du compte, à la fin de l’album, chacun aura des idées plus
nettes sur ce que font, de par le
monde, les métaphysiciens
aujourd’hui.
Reste à savoir s’il faut vraiment, à toute force, mélanger
ainsi les genres. Le but est évident : aider à comprendre, élargir le cercle. Le risque est toutefois de décevoir les experts sans
vraiment séduire les profanes. Et
de lasser l’attention, qui finira
par s’émousser. Quand on en
aura fini avec Spinoza contre
Zorro, Hegel au Congo, Ainsi parlait Spiderman, quand on se sera
attelé à Descartes à Moulinsart,
Kant et la Mafia, Bergson chez les
Simpson, sans oublier Heidegger
agent du KGB et Simone Weil à
South Park, on pourra se remettre au travail. p
Rites de guerre,
guerre de rites
LES GRANDS RITUELS
de commémoration,
comme celui du 6 juin
2014 sur les plages du
Débarquement, ne se
laissent pas saisir aussi
aisément que les commentaires à chaud
le font penser. Bien sûr, il y a le sentiment d’un temps d’exception et même,
sur le moment, de fortes émotions.
Vient ensuite le temps de l’analyse.
Il faut alors reprendre chaque séquence,
chaque geste, chaque mot, chaque objet,
chaque décor ; comprendre comment
ils s’agencent, par qui ils sont portés, et
pourquoi. Afin d’avoir une vue d’ensemble d’un tel événement, il faut aussi
mesurer ce qui lui est propre, ce qu’il
reprend à des rituels antérieurs et ce qui
relève de l’innovation. Il faut encore
confronter les différents récits, voir ce
que certains valorisent et ce que d’autres
oublient, comparer, enfin, les descriptions préparatoires – que livreront les
archives –, le déroulé du rite en luimême et tel qu’il est raconté après-coup.
Autant dire que le recul du temps
apporte de nouvelles interprétations,
des relectures. La démarche n’est pas de
pure érudition ethnologique car les
rituels ont souvent vocation à souligner
des valeurs, à produire de la cohésion ;
ils disent quelque chose sur les communautés qui les façonnent. Dans le cas du
6 juin, la perspective fut assurément
internationale, autant sur le plan diplomatique que dans les discours prononcés par chaque chef d’Etat à destination
de son pays. Certains ont rappelé à cette
occasion qu’il ne fallait pas oublier le
front Est, si décisif dans ce qui se joua
en Normandie.
Dans cette Europe orientale, les rituels
et les enjeux de mémoires n’ont pas non
plus manqué. Le lecteur curieux de ces
questions dispose d’un volume récent,
fort intéressant, sur les commémorations des insurrections antinazies en Europe centrale (1943-1945), gratuitement
téléchargeable (« Les communistes et les
soulèvements », forumhistoriae.sk/
documents/10180/115199/ksinan.pdf).
L’ouvrage permet d’avoir accès, par le
biais des traductions en anglais et une
consistante conclusion, en français, de
Françoise Mayer, à des recherches d’historiens tchèque, slovaque et polonais qui
écrivent ici dans leur langue, le tout
accompagné de clichés d’époque.
Le prisme des luttes sociales
Les chercheurs racontent et analysent
la manière dont les pouvoirs communistes ont commémoré les insurrections
slovaques (1944), tchèque (1945) et polonaises, celle des juifs du ghetto de Varsovie (1943), puis de la ville elle-même
(1944), en mettant en scène certains de
ces hauts faits (par le truchement de monuments, de célébrations…) et en les insérant dans une grande épopée antifasciste. Ils étaient alors assimilés aux
exploits de l’Armée rouge et lus à travers
le prisme des luttes sociales. Quitte
éventuellement à trahir quelque peu la
réalité et présenter, par exemple, le soulèvement slovaque comme une « rébellion communiste ». Cas de figure plus
subtil : les rituels de commémoration
du soulèvement de Varsovie, qui fut
dénoncé par Staline ou Gomulka
comme réactionnaire, durent parfois
céder à la ferveur populaire et aux initiatives locales. Aucun rituel ne se développe, montrent les auteurs, d’un bloc
ou sans tensions. Françoise Mayer conclut : « Force est de constater a minima,
qu’ils [les rituels] ont permis d’imposer
en quelques années dans l’espace public
des pays concernés une représentation de
la Libération dont tous les mérites
revenaient aux communistes et à
l’Armée rouge. » Avec la disparition du
bloc de l’Est, les rites de commémoration des guerres mondiales s’inscrivent
souvent dans les renouveaux nationalistes des différents pays qui en sont issus,
non sans de nouveaux dangers. p
Mélange des genres | 9
0123
Vendredi 20 juin 2014
Un roman de l’Américain Charles Neider dépouille le fameux horsla-loi de sa légende pour en donner un portrait sincère et charnel
western
macha séry
E
Rapines et insouciance
Unique survivant parmi les acolytes du
Kid, Doc Baker se propose de rétablir la
vérité. Le Kid et lui, c’était d’abord une
histoire de camaraderie faite de rapines
et d’insouciance. « On allait voir des combats, d’ours et de chiens, dans les collines.
On buvait, on pariait, on courait la
a Napoléon raconté par ceux qui l’ont connu, édité par Arthur
Chevallier, Grasset, « Les cahiers rouges », inédit, 352 p., 10,80 €.
Edith Wharton sensuelle
Une image de « La Vengeance
aux deux visages »,
de Marlon Brando (1960).
PARAMOUNT/THE KOBAL COLLECTION
gueuse, on vivait comme des coqs en pâte.
Quand c’était calme, on pouvait toujours
aller semer la terreur en ville ou provoquer
un type dont on voulait la peau, ou mettre
le feu, ou commencer une guéguerre. »
Hormis ces rares résurgences du passé,
son récit se borne à décrire au présent et
dans leur quotidienneté les dernières
semaines d’existence du hors-la-loi. Repas et cavalcade, vols de bétail et parties
de carte.
Emprisonné à Monterey (Californie),
où il est entravé par des fers aux pieds et
aux mains, le Kid parvient à s’en échapper la veille de sa pendaison. Il retrouve
ses amis, avec lesquels il part pour le
Mexique. Mais le jeune chef de bande ne
tient pas en place et souhaite revenir aux
Etats-Unis, pour les beaux yeux d’une
femme. Pas d’épopée, ici, ou de senti-
bande dessinée
mentalité. L’héroïsme cède la place au fatalisme le plus désinvolte. Tuer, être tué,
c’est comme pile ou face. Telle cette
scène où les compadres jouent
au stud poker, sans prêter plus
la véritable
d’attention à l’un de leur camahistoire
rade agonisant.
de la mort
Charles Neider a bivouaqué
d’hendry jones
plusieurs mois au Nouveau(The Authentic Death
Mexique. Il a chevauché dans
of Hendry Jones),
les collines et s’est entraîné au
de Charles Neider,
tir jusqu’à sang, un colt.45 le
traduit de l’anglais
long de sa cuisse droite. Pour(Etats-Unis) par
quoi ? Pour rendre au soleil son
Marguerite Capelle
éclat, aux lieux leur géographie
et Morgane Saysana,
de broussaille, et observer l’effet
Passage du Nordque la nature exerce sur
Ouest, 222 p., 20 €.
l’homme. Il a signé un roman
charnel, exemplaire par sa sincérité, expurgé de toute mythologie. p
L’Univers dévalisé
Des casseurs intergalactiques projettent le
braquage des braquages. Léo Henry, crépitant
science-fiction
françois angelier
Une branquignolade
PARALLÈLEMENT aux tribulations d’Hubert, épicier ambulant
et détective à ses heures, offrant une chronique à la Simenon
de la campagne française du temps d’avant la télé (Un privé à
la cambrousse, neuf épisodes repris en trois volumes chez
Gallimard), Bruno Heitz a inventé Jean-Paul, un grand dadais
sympathique et naïf qu’il immerge dans la France de « Tante
Yvonne » pour le mêler à de rocambolesques aventures (J’ai
pas tué de Gaulle mais ça a bien failli…, 2010 ; C’est pas du Van
Gogh mais ça aurait pu…, 2011). Rien d’étonnant alors à voir
aujourd’hui ce héros impliqué, à son corps défendant comme
toujours – mais sa curiosité est sans remède –, dans un vaudeville farfelu qui prend des allures de branquignolade morbide.
Celle-ci a effaré la France pompidolienne en février 1973. Imaginez une équipe de Pieds nickelés violant la sépulture du
maréchal Pétain, sur l’île d’Yeu, pour rapatrier sa dépouille à
Douaumont, nécropole des poilus de Verdun. Le cercueil en
cavale dans une fourgonnette échouera dans un box en
région parisienne, et les coupables, arrêtés, ne seront finalement jamais jugés. Respectant scrupuleusement l’anecdote
– jusqu’au nom du chef du commando, révélé à Jean-Paul sur
son lit d’hôpital, car naturellement le pauvre bougre ne sortira pas indemne de ce « lamentable fait divers », Bruno Heitz
plonge avec gouaille et malice dans le nauséeux milieu des
nostalgiques de Vichy et fait mouche une fois encore. Pas si
anodin. p philippe-jean catinchi
a J’ai pas volé Pétain mais presque…,
de Bruno Heitz, Gallimard, « Bayou », 96 p., 17 €.
Contemporains de Napoléon
C’est une passionnante anthologie, consacrée à Napoléon (17691821), qui paraît aux « Cahiers rouges », chez Grasset. Ce recueil
inédit, dont les pièces ont été assemblées par le critique littéraire
Arthur Chevallier, constitue une documentation capitale pour
qui veut connaître le jugement que portaient ses contemporains
sur l’auguste personnage. La grande diversité des témoins convoqués aiguise, ici, le propos descriptif : s’y croisent tout aussi
bien Roustan, le mamelouk de Bonaparte, que Mme de Staël, Chateaubriand que Constant, le valet de l’empereur. On découvre, au
fil des pages, un Bonaparte colérique, impérieux et égotique,
mais aussi sensible, malheureux et irrémédiablement jaloux.
Il apparaît comme un personnage paradoxal et complexe, très
éloigné du tyran vulgaire que la légende a toujours privilégié.
Nationaliste corse durant sa jeunesse, partisan de la Révolution
française en 1789, puis autocrate dix ans plus tard, Napoléon Bonaparte aura, au cours de son existence, donné à voir presque
tous les visages possibles. Certains avis rapportés dans ce recueil
sont de sévères jugements : ainsi Mme de Rémusat estimait-elle
que l’empereur s’était « toujours fait trop de bruit à lui-même
pour être arrêté par un sentiment affectueux », et le ministre
Chaptal le considérait-il comme un « destructeur par habitude et
par caractère ». A l’inverse, le révolutionnaire sétois Pons de l’Hérault voyait en lui un être auquel « on aurait fait faire beaucoup
de choses en le prenant par la sensibilité ». Ce long portrait laisse
au lecteur des sentiments mêlés à l’égard d’un homme qui lui
reste, toutefois, très largement énigmatique. p amaury giraud
Billy the Kid sans pathos
minent spécialiste de Mark
Twain, dont il a établi une
« Autobiographie » (1959) à partir de textes épars, explorateur de
l’Antarctique, Charles Neider (1915-2001),
fut l’homme d’un unique western paru
en 1956. Porté à l’écran par Marlon
Brando sous le titre La Vengeance aux
deux visages (1961), La Véritable Histoire
de la mort d’Hendry Jones se présente
comme un contrepoint à La Véritable
Histoire de Billy the Kid, de Pat Garrett,
tissu de fariboles écrit par le tueur du fameux hors-la-loi qui défraya la chronique de l’Ouest américain à la fin du
XIXe siècle.
Le Kid se nomme ici Hendry Jones, un
état civil fictif pour dépoussiérer le folklore. Petit, fluet, le jeune homme de
25 ans n’a rien d’imposant. C’est un gamin prématurément vieilli par les épreuves, rieur et sûr de lui, sans cruauté ni pitié non plus envers ceux qui lui barrent la
route. Son aplomb, et surtout son génie
de la gâchette qu’aucun pistolero n’égale
en rapidité et en précision, lui ont taillé
des habits de légende. Le récit débute
quelques années après sa mort. Sa dépouille, à la pointe du Diable, face au
Pacifique, est devenue une attraction
touristique. Les pèlerins colportent d’innombrables rumeurs : il manquerait son
crâne dans sa tombe. Il ne serait pas
mort. Certains mêmes prétendent être le
célèbre bandido.
Dans les poches
E
n trente-cinq ans d’existence, il n’y a guère, chez
Léo Henry, que la forme
des lunettes qui soit restée stable et tourne vraiment
rond. D’amples verres qui ont fini
par devenir l’icône de ce virtuose,
crépitant scénariste de bandes
dessinées, conteur fantastique et
romancier de science-fiction.
Pour le reste – écrits, amis, lieux
de vie (France, Brésil) –, tout n’a eu
de cesse de zigzaguer, de muer et
d’évoluer. Le vif d’une trajectoire
que nous permet d’apprécier le
dossier spécial que lui consacre la
revue Bifrost, riche d’un long entretien, d’une pointilleuse bibliographie, d’une nouvelle inédite et
d’un hommage confraternel de
l’écrivain Alain Damasio.
Fils d’un bouquiniste et d’une
institutrice, Léo Henry fut à
bonne école. Chez lui, dans la banlieue strasbourgeoise, on pratiquait la lecture à haute voix, mais
moins de la Bible que d’Ambrose
Bierce, de Borges, de Sa Majesté
des mouches ou des Révoltés du
Bounty. Fanzineux précoce, Léo
Henry s’adonna férocement,
comme toute sa génération, aux
jeux de rôle puis, avec la série « Sequana » (Emmanuel Proust Editions, 2008-2010) aux scénarios
de bandes dessinées. Auteur, depuis 2003, seul ou à quatre mains
avec le regretté Jacques Mucchielli, de plus de cent nouvelles et
de quatre romans (notamment
Rouge gueule de bois, La Volte,
2011), roman fantastique mettant
en scène Roger Vadim et Fredric
Brown, Léo Henry représente à lui
seul, par son effervescence
formelle et la truculence de ses
personnages,
un
véritable
« ounapo », « ouvroir de narration
potentielle », selon Alain Damasio.
Impression que renforce encore
Le Casse du continuum, son nouveau roman. Un « pur exercice littéraire », revendiqué comme tel,
où, sur le modèle des films de la
trilogie Ocean’s, de Steven Soderbergh (2001-2007), se fomente ni
plus ni moins que le « casse de
Dieu », un braquage cosmique
visant le « Noun », le cœur informatique de l’Univers, mitonné par
un septuor d’élite, la crème des
casseurs intergalactiques. Porté
par une limaille de phrases brèves
que magnétise une inflexible
énergie narrative, ce roman témoigne d’une frénésie de jeu,
d’une fringale d’action pure qui
fait mouche à tout coup. p
le casse du continuum.
fric-frac cosmique,
de Léo Henry,
Folio, « SF », inédit, 304 p., 7,40 €.
« léo henry »,
Bifrost no 74, printemps 2014,
192 p., 11 €.
Au cœur de ce recueil, il y a un fragment, texte étonnant, impossible à dater précisément dans la vie et l’œuvre d’Edith Wharton
(1862-1937). La romancière américaine, dont les romans et les
nouvelles nous parlent des soupirs nostalgiques de l’amour, des
affres étouffés du renoncement, a écrit ces pages érotiques,
audacieuses, d’une traite, dans un élan sensuel que ses biographes relient à sa rencontre, à 46 ans, en 1907, avec le beau
William Morton Fullerton. Elles sont restées cachées pendant
des décennies dans les archives d’une bibliothèque universitaire
et devaient s’insérer dans une nouvelle dont on n’a que l’intrigue, « Beatrice Palmato ». Retrouvées en 2001, leur lecture offre
de découvrir une autre Edith Wharton, celle qui chante le trouble de la chair dans des textes inédits en français : « L’Ermite et
la sauvageonne » (1907) et « Le Prétexte » (1908). p julie clarini
a Beatrice Palmato. Fragment érotique et autres textes, d’Edith
Wharton, traduit de l’anglais (Etats-Unis) et présenté par Maxime Rovere,
Rivages Poche, « Petite bibliothèque », 140 p., 6,10 €.
Pour un Juste arabe
De Jérusalem au Québec, de Bobigny à Casablanca, c’est une
enquête passionnante, écrite à la première personne, que livre
Mohammed Aïssaoui, journaliste au « Figaro littéraire », sur le
rôle de la Grande Mosquée de Paris sous l’Occupation. A l’instigation du recteur de l’époque, l’ambivalent et complexe Kaddour Benghrabit, celle-ci aurait abrité des juifs en transit entre
1940 et 1944. Exhumant des archives, interrogeant de nombreuses personnes, parmi lesquelles Elie Wiesel et Serge Klarsfeld,
l’écrivain a recueilli, au final, plus de témoignages corroborant
cet épisode méconnu que de traces tangibles. Il ne perd cependant pas espoir qu’un Arabe soit un jour consacré Juste par le
mémorial de Yad Vashem. Peut-être sera-ce Kaddour Benghrabit, le roi du Maroc Mohammed VI, ou Moncef Bey qui, à Tunis,
a sauvé la famille de Serge Moati. p m. s.
a L’Etoile jaune et le Croissant, de Mohammed Aïssaoui,
Folio, 208 p., 6, 20 €.
Agenda
a Du 23 au 29 juin : Festival international du livre
d’art et du film à Perpignan
Dix ouvrages présentés par leurs auteurs sont en compétition
cette année. Les quatre invités d’honneur sont les artistes
Daniel Buren et Roman Signer, le critique de cinéma André
Labarthe et le cuisinier Joan Roca.
www.filaf.com
a Du 26 au 29 juin 2014 :
festival Téciverdi à Niort (Deux-Sèvres)
Pour sa 3e édition, sous le parrainage du romancier et traducteur Mathias Enard, le festival Téciverdi explore le thème des
« Migrations » : animales, humaines, mais aussi celles des
idées, des mots, des musiques ou des mets… La programmation
associe spectacles, conférences, concerts, tables rondes, expositions, et réunit écrivains, chanteurs (Rachid Taha), musiciens
(Bernard Lubat), conteurs (Yannick Jaulin) et scientifiques…
www.vivre-a-niort.com/teciverdi
a Du 26 au 29 juin : « Les Pontons Flingueurs »
à Annecy
(Haute-Savoie)
La 3e édition de ce festival
du polar français promet
de belles réjouissances :
rencontres avec des
auteurs, spectacles et projections de films, croisières
littéraires sur le lac
d’Annecy. A noter, le débat
« Sous-vêtements et
polar » le dimanche, à
15 heures, à l’Abbaye
de Talloires.
www.lespontonsflingueurs.com
Les Editions Persée
recherchent
de nouveaux auteurs
Envoyez vos manuscrits
Editions Persée
29 rue de Bassano -75008 Paris
Tél. 01 47 23 52 88
www.editions-persee.fr
10 | Rencontre
0123
Vendredi 20 juin 2014
Julian Fellowes
Le romancier et scénariste, créateur de la série
« Downton Abbey », s’est voué à l’étude des
mœurs de la noblesse anglaise, dont il est issu.
« Passé imparfait » en témoigne à nouveau
Aristocrate
et demi
EFFIGIE/LEEMAGE
macha séry
I
maginez un intermittent
du spectacle qui habiterait
un manoir du XVIIe siècle
et porterait un titre de noblesse ; un saltimbanque
qui s’occuperait de ses
bonnes œuvres entre deux visites sur un plateau de tournage.
Telle est la situation du scénariste
et romancier Julian Fellowes. Le
baron de West Stafford, 64 ans,
portant bretelles et souliers impeccablement vernis, est propriétaire d’un domaine de vingt hectares dans le Dorset, en Angleterre. Il a été fait pair du Royaume
en janvier 2011 et siège désormais
à la Chambre des lords sur les
bancs du parti conservateur. Sans
surprise, le parlementaire aux
saillies d’humour so British ironise sur l’immaturité des dirigeants socialistes européens,
mais il n’a rien du méchant snob,
imbu de ses privilèges, qu’une
frange de la presse britannique se
complaît à dépeindre. Comme si
ses œuvres – ses romans, ainsi
que la magnifique série télévisée
« Downton Abbey », dont il est le
créateur et producteur exécutif –
n’étaient qu’une défense et illustration de l’aristocratie et traitaient exclusivement d’impairs et
de fautes de goût.
C’est là lui faire un mauvais procès. Peintre du crépuscule de la
noblesse anglaise au XXe siècle, il
en montre, certes, la discrétion
anti-tape-à-l’œil ainsi que l’hu-
manité, mais aussi toute l’hypocrisie, la férocité de jugement et
l’obsession endogame. Il n’omet
rien des bouleversements socioéconomiques plus ou moins bien
négociés par cette caste fermée
et, toujours, met en scène le combat des femmes qui, plus
qu’ailleurs, se sont émancipées
de haute lutte. « Ma génération
fut la dernière où il était excentrique d’éduquer les filles. Les gens
pouvaient dépenser leur dernier
penny pour offrir une bonne éducation à leur fils, quand bien
même celui-ci était un idiot, mais
ils envoyaient leurs filles, plus in-
Le conseil de son père :
si tu as le malheur
de devoir gagner ta vie,
alors amuse-toi !
telligentes, dans des pensionnats
où elles apprenaient les bonnes
manières… » C’est d’ailleurs l’un
des thèmes de Passé imparfait,
nouvellement paru, roman du
désastre, inspiré en partie de sa
propre jeunesse.
Fils de diplomate, Julian Fellowes a fait partie de la troupe de
théâtre amateur de Cambridge, le
célèbre Footlight Club, où sont
passés avant lui Peter Cook et,
après lui, Stephen Fry et Emma
Thompson. Il s’y est lié d’amitié
avec John Cleese, futur Monty Python, l’année même, 1968, où il
Sous les plafonds lambrissés
EN PHASE TERMINALE d’un
cancer, un milliardaire écrit
à une connaissance de Cambridge perdue de vue depuis
1968, après une rupture fracassante. Quarante ans ont
passé. Quoiqu’il lui garde
une rancune féroce, son exami consent à exécuter l’ultime volonté du mourant :
découvrir, parmi les femmes
fréquentées lors de la Saison
des débutantes – cette suite
de réceptions marquant l’entrée dans la haute société
britannique –, laquelle
lui envoya jadis une lettre
lui annonçant l’existence
d’un fils, afin de léguer à
celui-ci sa fortune colossale.
Des salons lambrissés
de Londres aux châteaux
du Sussex, l’enquête du
narrateur sera ponctuée de
participait à la Saison des débutantes, cette suite de mondanités
visant à souder les relations entre
les rejetons des familles aristocratiques. Quand les étudiants européens jetaient des pavés ou manifestaient contre la guerre du Vietnam, Julian, lui, rajustait sa
cravate et endossait son smoking
des grands jours. Cinéphile – il
voyait à l’époque huit films par
semaine dans la multitude de
ciné-clubs qui prospéraient sur le
campus –, il opta pour une carrière d’acteur, suivant le conseil
de son père : si tu as le malheur
de devoir gagner ta vie, alors
amuse-toi ! Au diable
donc la City, où se
ruèrent nombre de
ses condisciples.
Disons-le, la filmographie de Julian
Fellowes en qualité
de comédien n’est
qu’une succession de
petits rôles, auxquels il faut ajouter une apparition comme ministre de la défense dans le « James
Bond » Demain ne meurt jamais
(1997). Il finit par se résoudre à
tenter sa chance aux Etats-Unis.
Sans la confiance que lui accorda
le cinéaste Robert Altman et le
succès de Gosford Park (2001), qui
lui valut l’Oscar du meilleur scénario, jamais il n’aurait publié son
premier roman, Snobs (JC Lattès,
2007), satire réjouissante des
mœurs de l’aristocratie anglaise,
publiée dans 44 pays. Les éditeurs
qui l’avaient auparavant rejeté se
sont subitement ravisés. « Un type
m’avait même dit : “Mon conseil ?
Jetez-le, mettez-le au compost.” Il y
a vingt ans, personne ne croyait
que ce milieu où je suis né pouvait
encore intéresser quiconque. »
Le point commun entre Snobs
et Passé imparfait ? Un narrateur
artiste dont on ignore le nom.
« Je voulais imiter Proust, que j’admire beaucoup. A 30 ans, j’ai subi
une lourde opération de la colonne vertébrale, et suis resté alité
pendant neuf mois. J’ai tiré profit
de cette épreuve pour lire toute la
Recherche. Cette œuvre émouvante et magnifiquement écrite
m’a montré l’intérêt de retourner
dans le passé, pour percer les arcanes d’un groupe social et restituer
une époque avec un luxe de détails. » Sir Fellowes partage avec
Proust un autre point commun,
l’appartenance au monde qu’il
décrit comme observateur, non
en qualité d’acteur de premier
plan. « En vieillissant, je me suis
souvent demandé pourquoi je me
suis mis dans cette position
révélations qui nuanceront
son jugement sévère à l’égard
de son ancien condisciple.
A cheval entre passé et présent, son récit permet de mesurer l’écart entre les illusions
de la jeunesse et leur ruine à
l’âge mûr. Il décrit l’évolution
des mentalités parallèlement
au mode de vie aristocratique.
Dans les sixties, la noblesse
vivait encore en vase clos et la
lignée primait sur tout autre
prestige. Par ses vies gâchées,
ses mariages ratés, Passé
imparfait est un roman
infiniment caustique et
mélancolique. p m. s.
passé imparfait
(Past Imperfect),
de Julian Fellowes,
traduit de l’anglais par Jean
Szlamowicz, Sonatine, 512 p., 22 €.
d’insider-outsider. Mes parents
formaient un couple mixte du
point de vue social. Bien sûr, enfant, je ne m’en rendais absolument pas compte. C’est lorsque j’ai
grandi que j’ai pris conscience que
la famille de mon père désapprouvait celle de ma mère, d’un rang
inférieur. Mes grands-tantes, qui
m’ont appris l’étiquette, ne la détestaient pas mais elles pensaient
que mon père s’était fait piéger. »
Sa mère, au tempérament romantique et un peu anarchiste, a
coulé des jours heureux ; l’histoire n’est donc pas triste. « Elle a
adoré vivre en Afrique avec mon
diplomate de père, non seulement
parce que c’était un continent intéressant et très beau mais aussi
parce qu’ainsi elle était loin de
l’Angleterre. Cette sorte de schizophrénie au sein de la famille
nous a tous affectés. » Des quatre
garçons de sa fratrie, seul Julian
est demeuré en Grande-Bretagne. Noblesse oblige. p