Le silence des puces - Leroy Merlin Source

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Le numérique dans l’habitat
Le silence des puces :
une option pour la
maîtrise du chez-soi ?
Enseignant chercheur en sciences de l’information et de la
communication, Caroline Rizza est maître de conférences
à Telecom ParisTech. Elle a rejoint le groupe Habitat, environnement et santé de Leroy Merlin Source en 2015. Cette
même année, elle a mené une recherche sur le concept de
silence des puces : avec le développement exponentiel
de l’internet et des réseaux numériques, et plus encore
demain avec l’internet des objets (IOT), aura-t-on encore
droit au silence ? Pourra-t-on appuyer sur le bouton off,
se déconnecter des réseaux quand on le souhaite ? Est-ce
scientifiquement et commercialement possible ?
Entretien portrait autour de ce concept.
lesentretiens
Caroline Rizza
Comment avez-vous construit votre expertise des outils et des réseaux numériques ?
Au début des années 2000, je travaillais à l’université de la Méditerranée à Marseille, dans
une cellule d’innovation pédagogique : j’accompagnais les personnes au changement. Dans ce
cadre, j’ai soutenu en 2005 une thèse en sciences de l’information et de la communication sur
les nouvelles compétences des acteurs universitaires, étudiants, professeurs et administratifs,
autour de l’introduction massive des technologies de l’information et de la communication (Tic).
Je m’y interrogeais sur l’intérêt de ces nouvelles technologies, les changements qu’elles allaient
impliquer, et aussi sur les résistances des acteurs. Il s’agissait bien d’accompagner ces populations. Mon cadre de recherche dépassait déjà le contexte de l’éducation et de l’enseignement
supérieur : j’ai aussi abordé la fracture numérique lors d’un sommet mondial sur la société de
l’information ; et j’ai collaboré à une étude financée par l’agence de régulation des télécommunications de l’époque sur l’entrée de la domotique dans les foyers français et ses enjeux pour la
société française (2002)1.
1 Étude menée dans le courant de l’année 2002. Le rapport n’a pas été rendu public.
1
C’est dans le cadre de mes travaux de thèse que j’ai commencé à travailler avec Telecom ParisTech qui disposait aussi d’un département d’innovation pédagogique. J’ai fait de la formation à
distance et participé à l’élaboration d’outils pédagogiques tels que des scénarisations de cours,
une plate-forme de formation, etc. Ces approches étaient toujours centrées sur les usagers.
Il ne s’agissait pas de développer des outils techniques a priori, mais d’identifier d’abord des
besoins avant de penser des outils en adéquation avec ces besoins. J’étais en lien surtout avec
des élèves ingénieurs et leurs enseignants.
En 2008, l’OCDE 2 m’a contactée : j’ai alors eu l’opportunité de travailler avec le Ceri (direction
de l’éducation) sur le projet « Les apprenants du nouveau millénaire ». Cette mission avait deux
volets : la formation des enseignants du secondaire aux Tic et les enjeux du numérique pour
l’enseignement supérieur 3. C’est à la suite de cette collaboration qu’il m’a été proposé un poste
de chercheur au Centre commun de recherche de la commission européenne (Crell) en Italie :
j’ai travaillé au Crell 4 pendant un an, toujours sur ces thématiques. Puis une nouvelle unité s’est
créée, la « Digital citizen security unit », centrée sur les enjeux et l’impact des technologies émergentes sur les personnes et sur la société. J’ai travaillé là avec des ingénieurs et des techniciens
capables de bidouiller des outils, de trouver des solutions techniques sur des questions telles
que le vol d’identité, la sécurité des données des citoyens. J’apportais avec d’autres collègues,
le point de vue plus sciences sociales, c’est-à-dire une vision plus centrée sur les questions
juridiques, éthiques, sociales, donc avec des éclairages sociaux.
Là, je me suis occupée du projet « Éthique des réseaux sociaux » et de la question de privacy 5.
En effet, bien que le concept ait émergé dans les années 50-60, l’arrivée de l’internet, la pratique généralisée des réseaux sociaux et d’autres objets connectés, l’ont rendu plus que jamais
d’actualité. J’ai travaillé sur l’usage des réseaux sociaux par les adolescents et aux questions de
relations que cet usage pose : relations avec les parents, avec l’école, avec les pairs notamment
à travers le phénomène de cyber-harcèlement, etc. pour imaginer de la prévention6. C’est ainsi
que je me suis intéressée à internet, aux réseaux sociaux, et par extension maintenant à l’internet des objets.
Quels sont vos intérêts personnels dans ce parcours professionnel ?
J’aime travailler sur les compétences des acteurs et leur accompagnement. Chacun doit pouvoir faire des choix en conscience, en considérant tous les enjeux cachés. Enseigner, c’est pour
moi donner la possibilité aux personnes de faire leurs choix. À l’OCDE puis à la commission européenne, j’ai travaillé à répondre à des besoins sociétaux. Ce n’est pas de la recherche en vase
clos, il y a des objectifs très concrets.
J’aime donc interroger la technologie et l’innovation. À mes yeux, toute technologie ou innovation ne sont pas bonnes en soi : elles nous amènent à faire des choix de société. Il ne s’agit
pas de construire des scénarios futuristes ou catastrophistes, mais d’éclairer des hypothèses,
d’apporter des arguments sur les bénéfices et les inconvénients des innovations. Cette logique
relève pour moi d’un engagement citoyen, d’une dimension militante. Je suis d’ailleurs membre
de l’observatoire pour l’innovation responsable 7.
2 L’Organisation de coopération et de développement économiques regroupe 34 pays membres, aux économies les plus avancées,
en Amérique du nord et Europe en premier lieu.
3 Ce dernier volet était supporté par la caisse des dépôts et consignations.
4 Centre for research on education and lifelong learning.
5 Traduction : respect de la vie privée. Le terme privacy s’applique plus particulièrement à la protection de la vie privée
dans le cadre d’internet et des réseaux numériques.
6 Rizza C., Guimarães Pereira A, Editor (Ed.) (2013). Social networks and Cyber-bullying among teenagers : EU Scientific e political report.
Publications Office of the European Union, p. 1-184, doi: 10.2788/41784
7 Site internet en anglais : debatinginnovation.org
2
Comment en êtes-vous venue à forger le concept de silence des puces, dans quel contexte ?
Attention, je n’ai pas forgé le concept : on le doit à Bernard Benhamou et il date des années
2005 8. Après trois ans et demi formidables à la commission européenne, je reviens à Telecom
Paris Tech. J’intègre la chaire « Valeurs et politiques des données personnelles ». Je me suis
rapprochée d’une collègue qui travaillait sur les puces RFID.
À l’origine, ces puces RFID étaient réservées à la gestion logistique des produits. Elles permettent de suivre le parcours d’un produit manufacturé, de sa production jusqu’à l’utilisateur
final, en intégrant ses caractéristiques techniques. Puis on les a vues apparaître pour le télépaiement, le télépéage, puis dans les cartes bancaires avec paiement sans contact. Une puce
est intégrée dans notre passeport. On a introduit ces puces en masse dans nos activités, et
cette présence (même s’il ne s’agit plus vraiment de puces) devrait se renforcer encore avec
l’internet des objets, de la brosse à dents à la perceuse, au frigidaire, etc.
La question qui se pose aujourd’hui est la suivante : comment la société civile va-t-elle gérer
cette masse d’informations ? Nous avons déposé un projet : le concept du silence des puces,
imaginé au temps de la généralisation de la RFID, est-il encore pertinent dans une société hyper-connectée, c’est-à-dire dans un contexte d’utilisation massive d’objets connectés ? Plus
précisément, la problématique est la suivante : afin de protéger au mieux la vie privée (privacy)
de l’utilisateur final, lui donner la possibilité de déconnecter ces puces, aujourd’hui ces objets,
constitue-t-il une solution souhaitable socialement et réalisable techniquement ? Pour donner
une image, dans une maison, il s’agirait d’une sorte d’interrupteur permettant de fermer les
portes et les fenêtres numériques et de choisir à certains moments de vivre sans connexion.
Si cette solution était possible techniquement, intéresserait-elle le public ? Et finalement, le
silence des puces est-il encore pertinent avec la montée en puissance de l’internet des objets
qui, par vocation, doivent être connectés tout le temps ? Comment la communauté scientifique
s’est-elle emparée de cette question ? Cela a intéressé les industriels partenaires de l’institut
Mines Télécom et le projet a été financé.
« Un interrupteur permettant de fermer les portes et les fenêtres numériques
et de choisir à certains moments de vivre sans connexion. »
Pour quelles raisons des industriels ont-ils financé cette recherche ?
Ils sont aujourd’hui confrontés à la montée en puissance des questions de santé-environnement. Certains considèrent que les controverses méritent d’être traitées, plutôt que de les
éviter, a minima pour désamorcer des inquiétudes. C’est ce qu’ils ont appris de l’une des premières controverses scientifiques qui a marqué le paysage en France : les émissions d’ondes
des antennes relais pour les réseaux mobiles. Cela a suscité une levée de boucliers incroyable
qui n’avait pas été anticipée. La communication auprès de la société civile avait été défaillante
alors qu’une autre gestion du sujet et les mesures finalement prises a posteriori auraient atténué ce conflit.
Dans le cas de la RFID, en termes de santé-environnement, ce n’est pas la puce en soi qui pose
problème, mais le lecteur de puce qui va l’activer quand on va passer devant. Pour des salariés
travaillant dans la logistique ou sur un péage, qui reçoivent ces ondes toute la journée, y a-t-il
un risque sanitaire, sont-il exposés ? Il y a très peu d’études publiées à ce sujet, il est difficilement abordable 9.
8 Voir par exemple : Benhamou, B. (2006). « Politique et architecture de l’internet : les enjeux de la gouvernance mondiale de l’internet »,
Revue Esprit, mai 2006, pp.15
9 À ce sujet, voir le compte rendu des journées d’étude sur la RFID : « La RFID à l’épreuve de l’innovation responsable » organisées par l’observatoire
pour l’innovation responsable, accessible sur : http://www.debatinginnovation.org/?q=node/116
3
Et par ailleurs pour les industriels, la question opérationnelle est la suivante : avons-nous intérêt à investir, faut-il introduire cette fonctionnalité, avec quel surcoût de fabrication ? Quels sont
les enjeux de ce silence des puces ?
Quelle a été la méthode de l’étude ?
Il s’est agi d’un vaste état de la littérature scientifique internationale. On a utilisé de nouveaux
outils de cartographie de la littérature scientifique, notamment une cartographie historique
permettant de montrer l’évolution des concepts dans le temps. Par exemple, quelle est l’évolution du concept d’IOT ? Nous avons aussi mené des entretiens, notamment auprès du centre
national de référence de la RFID 10, de directeurs à la commission européenne et de scientifiques pour comprendre comment s’est construit le concept, par qui il a été porté. Au fond, l’IOT
reste un concept très flou, qui ne se revendique pas d’une seule matière, d’un seul domaine. Et
la prochaine étape de recherche devra être sur le terrain des habitants et du domicile, de leurs
pratiques et de leurs représentations.
Comment les scientifiques traitent-ils de cette thématique ?
Dans les publications sur l’IOT, le silence des puces n’apparaît pas. Le concept est né dans la
sphère politique, à la commission européenne, pour protéger les citoyens et a été notamment
porté en France par Bernard Benhamou11 et aussi par la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés). Les scientifiques quant à eux sont bien plus mobilisés par les questions de sécurité, celle des objets connectés en particulier : si l’objet est techniquement sûr,
si on ne peut pas le hacker, intercepter les données, alors cela semble suffisant pour protéger
la vie privée des habitants, des citoyens. Sur 1500 articles scientifiques publiés depuis 1996
sur l’internet des objets, les smart objects, plus des deux tiers traitent de sécurité des objets,
très peu traitent du respect de la vie privée. C’est en soi révélateur des approches scientifiques
dominantes.
Et quel intérêt du côté des industriels ?
Le conseil national de référence de la RFID va bientôt s’occuper de l’IOT. Les innovateurs, les
start-up françaises qui créent des objets et des applications enregistrent leurs projets auprès
de ce conseil. Il ressort des entretiens que nous avons menés avec des membres de ce conseil
que la privacy n’est pas la préoccupation principale des entreprises. Au fond, très peu d’entreprises s’interrogent sur la possibilité offerte à l’utilisateur de mettre sous silence les puces. Pour
elles, ce serait un coût supplémentaire d’ajouter cette fonctionnalité, mais aussi une perte de
valeur. Car l’actuelle accumulation formidable de données est considérée comme une valeur en
soi, même si elles ne savent pas toujours quoi en faire pour améliorer leurs services. Permettre
à l’utilisateur de se débrancher, c’est interrompre la continuité de cette production de données.
Est-ce alors le grand public qui pourrait se saisir du concept de silence des puces ?
C’est notre grande interrogation. Nous pensons qu’un objet connecté ne va pas automatiquement intéresser davantage les acheteurs qu’un objet ordinaire ; l’usager doit avoir un retour,
y trouver un avantage dans les fonctionnalités de l’objet. Quant au silence des puces, on n’est
pas non plus du tout certain que le consommateur va accepter de payer plus cher pour obtenir la possibilité du silence, cette fonctionnalité supplémentaire consistant à se déconnecter,
à passer sur off. Beaucoup, les plus jeunes notamment, semblent considérer comme une évi10 Site internet : centrenational-rfid.com
11 Actuel délégué aux usages de l’internet au ministère de la Recherche et de l’enseignement supérieur
et secrétaire général de l’institut de la souveraineté numérique
4
dence que leurs données propres circulent, et cela ne leur pose guère de problème car ils en
retirent de grands avantages. Ils ne semblent pas interroger l’innovation. Dans l’IOT, le concept
de silence des puces ne nous semblent finalement pas pertinent, pour une raison simple dans
la logique actuelle des consommateurs : si j’achète un objet connecté, c’est pour qu’il le soit !
Mais ce premier constat nous semble très simpliste… La suite de nos recherches nous permettra de nous positionner.
Ce manque d’intérêt partagé est-il symptomatique d’un déficit de pensée sur le sujet ?
Il n’y a pas de déficit de pensée sur la protection des données personnelles, le monde académique y réfléchit. Dans la société civile, des acteurs militants comme la Quadrature du net 12
sont mobilisés. Mais il manque une intégration de ces problématiques dans les pratiques d’innovation et de produit. On est encore dans une période de foisonnement, de création tous azimuts d’objets connectés, avec des arguments systématiquement centrés sur leurs bénéfices.
Et n’oublions jamais qu’un système sociotechnique peut ne pas prendre, être refusé ou ignoré
par les utilisateurs, ou encore s’effondrer parce qu’on finit par en découvrir les inconvénients et
non plus seulement les bénéfices. Je suis convaincue qu’en tant que citoyen ou consommateur,
nous ne sommes pas bêtes !
« La troisième fracture numérique sera celle de la compréhension et de la maîtrise des données qui circulent. »
Vous l’avez souligné, la question éthique n’est pas dans les puces mais dans la circulation
des données ?
La question qui nous intéresse, ce n’est finalement pas la sûreté de l’objet, car les constructeurs
savent bien qu’il doit être sûr et ils déploient des moyens pour cela. La véritable préoccupation
concerne la collecte et la gestion de la donnée : qui la collecte, qui la traite, où circule-t-elle ?
Quelle est son cycle de vie, qui y a accès et pour en retirer quoi ? Il existe un cadre légal bien sûr :
le consommateur devrait avoir accès aux données collectées, demander des rectifications s’il
les estime erronées, voire leur destruction et donc s’extraire du système s’il le souhaite. Mais
pour l’instant, l’utilisateur n’a pas réellement la main sur les objets connectés. Le problème n’est
pas dans l’application que je vais télécharger dans mon téléphone portable ou dans le capteur
inséré dans mon frigo qui commandera du lait quand il en manquera ou encore dans la carte
de fidélité qui me permet d’accéder à des réductions. Le danger viendra de l’interconnexion de
tous ces systèmes, permettant d’agréger des informations de nature différente : on pourra par
exemple se rendre compte que j’ai des problèmes de cholestérol parce que j’achète des cochonneries au supermarché et que je ne fais pas de sport ! Nous n’avons pas encore de visibilité sur
cela.
Des approches qu’on dénomme privacy by design ou ethic by design commencent à émerger :
comment créer des objets qui intègrent dès leur conception des principes qui permettent de
respecter la vie privée des usagers ? Comment penser des garde-fous ? 13 La question devient
politique. L’Europe s’est dotée d’un cadre en la matière, et tant pis si on passe pour un continent
frileux. Le discours ambiant est le suivant : de nombreuses start-up partent aux États-Unis ou
en Asie car le cadre réglementaire est moins restrictif. Il s’agit de choix de société, éminemment
politiques.
12 Site internet : www.laquadrature.net
13 Rizza C, Draetta L(2014). «The “silence of the chip” concept : towards an ethics(-by-design) »
for IoT. International journal of information ethics, vol.22.
5
Quelles sont les marges de manœuvre du grand public ?
Je fais pour ma part l’hypothèse d’une troisième fracture numérique : la première était un problème d’accès aux technologies, aux outils numériques ; la seconde a été un problème de compétences à acquérir pour bénéficier de tout leur potentiel, et donc un enjeu d’apprentissage.
Demain dans un monde hyper-connecté, la fracture sera celle de la compréhension et de la
maîtrise des données qui circulent, entre une minorité connaissant les circuits de données et
étant capable peu ou prou de garder la main sur cette circulation et tous les autres.
Certains articles scientifiques expliquent bien qu’on arrive à des objets connectés qui dirigent
d’autres objets connectés ! Les start-up californiennes travaillent sur ces méta-couches de
gestion de systèmes complexes, par exemple ceux de la smart city de demain. On parle de ville
intelligente, de quoi s’agira-t-il ? D’un système ultra-complexe d’objets connectés ! On risque
d’être gérés par des systèmes de systèmes d’objets, sans s’en rendre compte. L’usager serait
réduit à l’état de bénéficiaire. Seule une fraction de la population sera capable de s’extraire
de ce monde-là, de faire sans toute cette technologie environnante à des moments choisis.
Ce n’est pas ce que je souhaite pour ma part.
Est-ce pour cela que vous prônez l’innovation responsable ?
Une technologie peut être utilisée pour le meilleur ou pour le pire. J’ai travaillé récemment sur
les drones : ils ont été créés initialement pour faire la guerre. Aujourd’hui, ils sont utilisés aussi
en période de catastrophe naturelle pour améliorer les secours. L’innovation responsable, c’est
penser les conséquences positives comme négatives de la nouveauté qu’on veut introduire, et
s’efforcer de lui donner une orientation.
Quant à l’appropriation des technologies par la société, on sait aujourd’hui que cela passe
toujours par des détournements et des réappropriations parfois éloignés des intentions de
l’innovateur. C’est une co-construction mais surtout une co-responsabilité dans la conception
et dans l’usage.
« Il faudrait considérer l’internet comme un habitat, qu’on peut à tout moment fermer. »
Comment liez-vous cette recherche à l’habitat ?
En partant de l’individu : l’application la plus intime, c’est le quantified self, autrement dit les
données mesurées entre autre sur le corps, sur soi-même, avec des capteurs que l’on porte
sur soi et qui prennent des mesures et nous les affichent. C’est à l’échelle de l’individu. Vient
ensuite l’échelle de la famille, c’est l’échelle de l’habitat. L’internet a rendu le domicile encore
plus poreux. Il faudrait considérer l’internet comme un habitat, qu’on peut à tout moment fermer, qu’on peut rendre clos vis-à-vis du monde extérieur. Mais nous avons des comportements
très paradoxaux en la matière : on ferme ses volets mais on se montre en maillot de bain sur
facebook ! On est capable d’éteindre la télé quand on en a assez, mais avec internet et les
réseaux, on reçoit quoi qu’il arrive des informations. Il est quasi impossible de s’en extraire.
La sollicitation permanente est un souci. Ainsi dans la construction de l’enfant, on sait bien qu’il
a besoin de s’ennuyer : il doit trouver à jouer, à s’occuper. On revient à l’enjeu du silence ! Les
enfants ont presque perdu cette possibilité, car ils sont soumis à de nouvelles stimulations en
permanence. C’est un véritable enjeu de développement de la personne, d’autonomie… Et cela
vaut aussi pour les adultes !
Donc, il faut repenser ce périmètre de sûreté que constitue le domicile, en y intégrant la question de la maîtrise des données et de leur circulation par l’habitant.
6
Caroline Rizza (2005) est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication
au département sciences économiques et sociales de Telecom ParisTech. Elle est membre de l’observatoire pour l’innovation responsable (Mines ParisTech) et de la chaire « valeurs et politiques des données
personnelles » (institut Mines-Telecom). Ces recherches portent sur les questions éthiques, juridiques et
sociales soulevées par les technologies émergentes (ex. réseaux sociaux, drones) dans des situations spécifiques (communication interpersonnelle, crise, design, etc.) et pour des usagers aux besoins particuliers
– par ex. enfants, personnes âgées.
Après avoir passé quatre ans (2010-2014) au centre commun de recherche de la commission européenne
(Ispra, Italie) au sein de la digital citizen security unit où elle a porté un projet sur l’éthique des réseaux
sociaux, Caroline Rizza est revenue à Telecom ParisTech et a conduit une recherche sur la viabilité sociotechnique du « silence des puces » dans le contexte de l’internet des objets. Elle travaille actuellement sur
l’habitat connecté et le design des drones pour la gestion de crise. Ses principaux enseignements couvrent
la communication orale et écrite, les controverses technoscientifiques et les cultures et sociabilités du
numérique.
Page personnelle : http://ses.telecom-paristech.fr/membres/caroline-rizza/
Habitat, environnement et santé
Entretien réalisé par Denis Bernadet et Pascal Dreyer – janvier 2016
leroymerlinsource
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