Cahiers d' information politique de Monsieur Paul Entretien entre Robert Serrou et Tony Anatrella En 1997 Nous payons cher la mort de Dieu 1 Mise en Page Paul THUNISSEN Avril 2015 2 Avant Propos Nos sociétés occidentales sombrent dans la dépression. La raison en est la perte de l'idéal hérité des générations qui nous ont précédées. Pire encore, nos sociétés occidentales se suicident. Selon Monseigneur Tony Anatrella1, ce fait est dû à suppression des lieux de réflexion que sont la politique, le religieux et la morale. L'entretien de Tony Anatrella par Robert Serrou2 (Paris Match) en 1977 est d'une percutante réalité en 2015. Je l'ai conservé soigneusement pendant dix-sept ans. Il m'a semblé intéressant de la joindre à mes autres cahiers d'information politique car, contrairement à ce qu'on voudrait le faire croire, la religion n'est pas une affaire privée, mais au contraire un facteur d'intégration sociale. Cet entretien est reproduit intégralement et fidèlement. Toutefois, du fait des contraintes de mise en page, l'article est parfois difficile à comprendre dès la première lecture. J'ai donc ajouté des titres, je l'ai aéré et annoté en bas de page pour en faciliter la compréhension. Paul THUNISSEN 1 2 Prêtre catholique romain, prélat, enseignant et psychanalyste français. Reporter et conseiller de la rédaction de Paris Match né en 1924. 3 Avant propos (de 1997) Le psychanalyste Tony Anatrella explique pourquoi notre société devient dépressive. Nous sommes moroses. La société est en mal d'espérance. Les maux que recensent les médias, récession, chômage, dépolitisation, insécurité, ne suffisent plus à expliquer cette baisse générale du moral. De même que la crise économique a souvent pour cause la perte de confiance, la dépression de la société contemporaine a des origines spirituelles très profondes. C'est la thèse que défend le psychanalyste Tony Anatrella dans son livre « Non à la société dépressive », qui paraît aux éditions Flammarion. Pour lui, une société où l'avortement, le divorce, l'homosexualité, la promiscuité sexuelle, la toxicomanie, le suicide des jeunes sont acceptés comme des phénomènes inéluctables est une société malade, au bord de l'implosion. Et si l'absence de Dieu était la principale cause de ce désastre ? Tony Anatrella en discute avec « Paris Match ». un entretien avec Robert Serrou 4 I. Sans idéal, notre société sombre dans la dépression est en panne de projets d'avenir. Paris Match. Dans votre livre « Non à la société dépressive », vous faites un bilan très noir de la société française d'aujourd'hui. Vous dites que les hommes et les femmes font la grève de l'idéal. Bref, un désastre. Tony Anatrella. Oui, un désastre. Nous avons assisté ces dernières années à une grave dégradation du sens de l'idéal commun à tous. Nos sociétés et les individus se sont pris pour l'idéal au nom du progrès au point de vouloir rééduquer ou éliminer ceux qui ne suivaient pas. Mais en refusant de rechercher un idéal autre que nous-même, nous nous enfermons dans une impasse. L'utilisation de la formule adolescente du poète, « changer la vie » préfigure bien le refus de la réalité qui conduit à l'impuissance. En voulant se libérer de Dieu, nos sociétés ont souvent produit des idéologies aliénantes et désespérantes pour l'homme au point qu'elles implosent les unes après les autres. C'est pourquoi la dépression est une maladie du sens de l'idéal, car on ne sait plus comment rejoindre les réalités de la vie. L'ennui existentiel se développe. Les gens sont actuellement en état de deuil de la perte de l'idéal à partir duquel la vie devient possible. Les dépressifs ont l'impression d'être dépossédés de leur vie et incapables d'anticiper l'avenir. 5 P.M. Iriez-vous jusqu'à affirmer que nous sommes en train de nous suicider collectivement et qu'il s'agit là d'un problème de santé publique ? T.A. Nous risquons de nous détruire progressivement en vivant sur l'héritage. C'est le « Destroy » de Duras3. L'instinct de mort prend de plus en plus de place dans nos sociétés. L'individu se retrouve seul face à lui-même sans le soutien d'une société qui se vit sans avenir. L'éphémère est roi. Il faut réaliser sur le champs ses désirs, d'autant plus que les conditions de vie moderne favorisent le raccourcissement du temps. Comment vivre à présent si l'avenir n'a pas de sens, sinon en l'organisant en espace de mort ? Ne dit-on pas dans un mouvement dépressif : « il faut tuer le temps ? D'ailleurs, certains chanteurs et comédiens sont le reflet de la société, et c'est ce qui explique d'abord leur succès. Gainsbourg jouait de façon suicidaire avec la mort. Coluche avec la dérision. Et Jim Morrison s'est risqué dans l'autodestruction. Leur existence était tournée vers la recherche fascinante de la mort, et non vers l'amour de la vie. Et beaucoup de jeunes ont voulu s'identifier à ces « modèles » en adoptant leur type de pensée. Ils se sont laissés entraîner dans l'attente de la mort, propre de la psychologie dépressive qu'on observe dans nombre de chansons et de sketches qui expriment la souffrance de la perte de ses illusions auxquelles l'individu ne parvient pas à renoncer. Le besoin de vivre dans l'instant et de ne pas penser à l'avenir, 3 Marguerite Duras (1914-1996), de son vrai nom Marguerite Donnadieu est une écrivaine et réalisatrice française. T.A. fait référence ici au roman et film paru en 1969 « Destroy, she said »(détruire, dit-elle). 6 c'est une attitude courante de l'adolescence, mais que l'on retrouve encore, qui vivent sans avoir conscience de l'Histoire. Le drame de la société, aujourd'hui, c'est de vouloir se priver de références, et non pas d'en manquer puisqu'elles existent. Regardez les présentateurs de la météo à la télévision, ils annoncent toujours le prénom qui sera fêté le lendemain, sans le faire précéder du titre de saint, abolissant ainsi , et de leur propre chef, la référence initiale. Ou encore un jeune animateur de radio à casquette nous a raconté sur le Mardi gras une histoire loufoque d'hommes des cavernes, alors qu'il est simplement un jour qui précède l'ouverture du Carême. Nous sommes en train de fabriquer des décalés culturels. P.M. Autrement dit, nous vivons actuellement comme si nous n'avions plus de racines et, sans référence, la société serait condamnée à mourir. T.A. Sans idéal, une société n'a pas d'avenir. Dans la société dépressive, nous vivons sur un mensonge social, comme si nous n'avions plus de racines. Ainsi, que nous soyons croyant ou non, avons-nous honte de procéder du christianisme, honte de nos pères, bref de nos origines. Une société incapable d'assumer son passé dans son présent est condamnée à mourir. Il n'y a pas d'avenir pour qui ne prend pas en charge son passé. Même les penseurs du XVIIIè siècle n'ont pas songer à nier leurs racines, à savoir le christianisme. Si un peu moins d'enfants fréquentent le catéchisme aujourd'hui, ce n'est pas uniquement pour des raisons religieuses, mais parce que les adultes ne savent plus quelle espérance transmettre, et qu'ils ne croient plus à leur rôle 7 éducatif et à la formation de l'intelligence, de l'intériorité. P.M. Vous dites qu'autrefois on bâtissait pour l'avenir. T.A. Aujourd'hui, on plante, on cultive, on construit pour l'instant. On ne fait plus pour les générations à venir, mais avec des matériaux qui vieillissent mal et qui sont sans intériorité, comme le verre. P.M. Comment en est-on arrivé là ? T.A. La société dépressive n'est pas une fatalité. Nous l'avons engendrée nous-mêmes. En devenant de plus en plus individualistes, en dévalorisant les lieux symboliques où se réfléchissent le sens de l'existence comme la morale et la religion, en croyant que chacun peut se suffire à lui-même et en fabriquant sa propre loi et ses valeurs, nous avons régressé. Nous vivons comme si des vérités et des valeurs universelles n'existaient pas. A partir de là, il n'y a plus de communication possible en société. Nous nous atomisons et nous perdons progressivement la maîtrise des réalités. Il n'est pas étonnant que la fraude et le mensonge se portent bien, signe de la mauvaise santé des psychologies. P.M. Vous employez le mot « morale ». Voilà un mot bien galvaudé » aujourd'hui. T.A. On a cru naïvement que l'on pouvait vivre sans faire appel à une dimension morale. Si nous en parlons davantage actuellement, c'est bien parce que nous cherchons à rétablir un lien brisé qui risquait de nous déshumaniser. 8 La morale, c'est l'art de choisir des attitudes ou des comportements en acceptant d'être éclairé par des références qui nous dépassent et qui ne dépendent pas de nous. Confronter notre expérience à des réalités morales favorise l'approfondissement de notre intériorité et développe en nous l'art de choisir le comportement qui convient le mieux. La morale, c'est ce qui rend la vie possible, alors qui n'ont pas résolu leur complexe de castration la vivent injustement comme un empêchement, une limite. C'est pourquoi certains ont du mal à accepter les institutions quand elles représentent une dimension morale de l'existence. Longtemps les idées du XVIIIè et du XIXè siècle ont encadré la vie des individus, parfois avec des effets négatifs. Le XXè siècle nous a libérés, mais en voulant aussi rejeter les institutions comme le feraient des adolescents envahis par un sentiment de toute puissance propre à leur âge. P.M. Comment expliquez-vous l'asthénie, la fatigue dont tout le monde se plaint, les enfants comme les adultes ? T.A. Si nos sociétés sont dépressives, c'est qu'elles ont perdu confiance en elles-même ; elles ne savent plus, au-delà du quotidien de l'individu, pourquoi ce dernier doit vivre, aimer, travailler, procréer et mourir. Nous sommes dans l'impasse de ne plus avoir le sens d'une destinée commune autre que celui de veiller à son épanouissement personnel. Certains, qui ne parviennent pas à s'inscrire dans des choix de vie, s'installent dans la tristesse de ne pas trouver des objets d'intérêt ni de sens à investir au-delà de soi-même. Le problème du déprimé se résume dans le sentiment de ne pouvoir exister ni par les 9 autres, ni à travers un idéal. Nous manquons de spiritualité pour faire face à la vie. On fait croire que celle-ci est facile, alors que nous devons faire face à des contraintes permanentes. Les enfants ne sont pas initiés à réfléchir sur le sens de l'existence. C'est le règne d'une fausse spontanéité où les pulsions s'expriment à l'état premier. C'est aussi le règne de la médiocrité. Voyez les tags, les graffitis, qui expriment un défaut de communication, d'intériorité. Nous sommes bien dans une crise de l'idéal. II. La Révolution sexuelle : passage d'un excès dans un autre P.M. Vous parlez d'ennui, de morosité ; vous dites aussi qu'on n'a jamais autant majoré la sexualité qu'aujourd'hui, que le seul lieu où les gens ont l'impression d'agir, c'est précisément la sexualité, l'affectivité, qui leur donne l'impression d'exister. T.A. C'est vrai, on est passé d'un excès à l'autre. Au XIXè siècle, sous l'influence de Rousseau, on se méfiait de la sexualité qui était alors hyper contrôlée. L'interdit prenait la place du désir, favorisait ce dernier. Le théâtre de boulevard 4, les pièces de Feydeau5 en sont l'exemple. Le XXè siècle a libéré de ces habitudes hypocrites. Vous avez raison, on est passé d'un excès à l'autre. Comment, alors, s'étonner du développement des conduites perverses, 4 5 Le théâtre de boulevard repris à partir du XVIIIè siècle les pièces de théâtres, purement divertissantes , jouées au début sur les boulevards de Paris. Georges Feydeau (1862-1921) est un auteur dramaturge français connu pour ses comédies fondées sur le comique des situations. 10 incestueuses notamment, et des abus sur les enfants qui ne cessent d'augmenter ? On a également favorisé la sexualité des enfants et des adolescents en l'érotisant. La révolution sexuelle, si tant est qu'elle ait eu lieu, a surtout contribué à libérer la sexualité infantile, alors qu'on attendait qu'elle favorise une plus grande qualité de communication entre les hommes et les femmes. Dans une telle confusion, où l'enfant devient la mesure de l'adulte, nous nous acheminons vers une société infantile qui dénie la maturité et se déprime en croyant que la pulsion a sa fin en elle-même. Demeurer prisonnier de la sexualité de son enfance, au lieu de s'en inspirer pour construire quelque chose de plus élaboré, conduit à la misère sexuelle et au prolétariat affectif. P.M. Vous êtes très critique à propos de l'éducation sexuelle, l'accusant même d'érotiser. T.A. Elle est nécessaire, cette éducation sexuelle. Mais elle doit informer, éduquer les enfants en fournissant les réponses à leurs questions sans les devancer. Elle commence d'ailleurs avec la qualité de l'amour conjugal qui réunit les parents. Mais quand on voit la série d'émission « le bonheur de la vie »6, diffusée sur France 3, on s’inquiète de voir qu'y ont été rassemblés tous les poncifs et toutes les erreurs psychologiques que l'on peut commettre en la matière. L'éducation sexuelle, qui s'est imposée depuis quelques années, 6 Série télévisée d'animation française en vingt épisodes de cinq minutes qui fut diffudée à partir du 7 avril 1991 sur France 3. L'objet : une grand-mère répond aux questions, parfois embarrassantes, de ses petitsenfants sur la sexualité. 11 est en train de manipuler la sexualité juvénile. Car, à travers une surinformation, les adultes exhibent leur propre sexualité et cherchent à en jouir avec les enfants dans une conduite toute pédérastique. Tout exposer est aussi néfaste que de tout faire. Comment demeurer insensible devant ce qui se passe actuellement avec, par exemple, la profusion d'ouvrages à caractère pornographique à l'usage des enfants ? Il s'agit plus d'une provocation et d'une incitation que d'une réelle éducation. Cette démarche ne favorise pas l'intériorisation de la sexualité et encore moins le développement d'un imaginaire érotique. Nous devrons subir les conséquences de cette pratique, qui n'est même pas fondée théoriquement. III. L'avortement inscrit la mort dans l'acte de donner la vie P.M. Selon vous, la libéralisation de l'avortement, en posant de graves problèmes psychologiques, contribue à déprimer la société. T.A. Je n'ai jamais vu une femme avorter avec plaisir. L'avortement est la plupart du temps vécu comme un geste grave. Il inscrit la mort dans l'acte de donner la vie et ce n'est pas parce que, techniquement, c'est parfaitement réalisable qu'il ne pose pas de problèmes psychologiques et moraux. On se refuse à réfléchir sur les conséquences de l'avortement et ses répercussions sur le moral de la société. Certes, la régulation des naissances a toujours existé, tout le monde en convient, même l’Église. Mais c'est l'intervention directe sur l'embryon qui pose problème. D'ici à quelques 12 siècles, nous apparaîtrons sans doute aux générations futures comme des barbares, à l'image des anciens qui abandonnaient leurs nourrissons sur les places publiques ou dans les bois sans que cela soit considéré à l'époque comme un comportement inhumain, jusqu'au moment où, sous l'influence de l’Église, nous avons accepté de penser l'enfant comme une personne. Il suffit de se souvenir de l'action de saint Vincent de Paul. Plus une société respecte l'enfant et plus elle respecte la vie humaine. Notre société vit avec un sentiment de culpabilité vis-à-vis de la procréation, d'où cette survalorisation affective de l'enfant, comme pour se faire pardonner. Nous avons, en effet, un rapport déprimant à la fécondité. L'enfant n'est pas un droit, comme on veut le faire croire, mais un devoir à assumer , vis-àvis duquel plusieurs partenaires, depuis les parents jusqu'à la société, sont engagés. La plupart des religions, en tout cas juive, la chrétienne et la musulmane, refusent l'avortement au nom du respect de la vie. Même si toutes ne reconnaissent pas dans l'embryon un être humain à part entière, toutes reconnaissent qu'il l'est en puissance. Seule la Fédération protestante de France a une position plus ambivalente lorsqu'elle déclare : « Ne peut-on pas être en même temps contre l''avortement et militer pour une loi du moindre mal ? ». La loi Veil7 de 1975 rappelle, dans son préambule, le caractère exceptionnel de l'avortement, qui ne peut être ni banalisé ni utilisé comme moyen contraceptif. Cela reste un vœu au 7 Parlementaire française, Simone Veil fut la première présidente du Parlement Européen.(1979-1982) 13 regard des pratiques. En fait, cette loi voulait protéger la santé des femmes dont la vie était parfois en péril. Aujourd'hui, les avortements paraissent se stabiliser autour du chiffre annuel de deux cent mille. Le débat est loin d'être clos ! P.M. Quels sont ces problèmes l'avortement serait responsable ? psychologiques dont T.A. L'enfant est vraiment le signe du sens de l'autre et, en même temps, il est chargé dans nos représentations collectives d'un sentiment de méfiance. L'insécurité qui se développe dans notre société provient, pour une part, de l'incertitude qui préside à la naissance des enfants. Mais aussi d'un sentiment de culpabilité dont on ne parvient pas à se libérer. De façon plus générale, trois problèmes peuvent se présenter. 1. L'eugénisme : l'eugénisme qui consiste à sélectionner dans un mouvement narcissique les caractéristiques et les attributs d'un enfant à l'image de son idéal, donc de soi-même. 2. l'infanticide : Ensuite l'infanticide ou le fait d'empêcher que les générations se prolongent les unes grâce aux autres. 3. le pouvoir de démiurge8 : Enfin le pouvoir de démiurge du parent ou le fait d'avoir droit de vie ou de mort sur sa progéniture. Chacun à sa façon exprime l'incapacité d'accueillir en l'enfant un être différent de soi. On se souvient d' « E.T. », le film à 8 créateur 14 succès de Steven Spielberg (1982). E.T. n'est-il pas le symbole de l'enfant à venir, cet étranger venant de notre sexualité que nos sociétés ne peuvent plus accueillir sans qu'il soit programmé ou sélectionné ? Une société qui inscrit la mort dans l'idéal des naissances a venir est une société en doute d'espérance. IV. A propos du préservatif P.M. Et le sida, ce drame de notre société moderne ? Il y a aujourd'hui un débat autour des préservatifs. Récemment, le Pr Schwartzenberg s'en est pris à Jean-Paul II, l'accusant, parce qu'il stigmatise en Afrique les préservatifs et prône la chasteté ou la fidélité, de non-assistance à personne en danger. T.A. C'est effectivement un drame et nous devons tout mettre en œuvre pour être solidaires des malades. Reste le problème de la prévention. C'est un mauvais procès qui est fait à JeanPaul II. Il n'a pas « stigmatisé en Afrique les préservatifs », mais il a parlé du sens de l'amour humain. Il est dans son rôle en abordant la question sur un plan moral. Il est tout de même ridicule de condamner le pape qui en appelle à l'amour, à un « plus »dans la conscience. Nous sommes en plein pathos : une personnalité religieuse ne peut plus s'exprimer sans qu'on la somme de parler du préservatif. Cette attitude est révélatrice du refus de réfléchir vraiment sur la sexualité en se maintenant dans des propos techniques ou sanitaires, en prenant le moyen pour la fin. La sexualité répond à diverses 15 motivations dans la personnalité : faire taire une angoisse, compenser une attitude dépressive, exprimer une tendance partielle ou son attachement à la personne aimée. La prévention n'en parle jamais. Certes, le sida n'est pas une fatalité. On peut l'éviter en prenant tous les moyens pour ne pas être contaminé. Mais l'installation, par exemple, de distributeurs de préservatifs dans les lycées est le signe de la démission des adultes qui n'ont rien à dire aux adolescents sur le sens de l'amour humain. Sans exclure d'autres aspects, il est important de réfléchir avec des jeunes sur ce que chacun recherche à travers la sexualité. P.M. Et pourtant, les jeunes auraient des rapports sexuels de plus en plus précoces… T.A. L'adolescence a toujours été la période de l'éveil des sentiments et des émois sexuels . Si l'environnement incite beaucoup les adolescents à vivre des expériences sentimentales, cela ne veut pas dire que les 15-19 ans sont sexuellement actifs dans leur propre majorité. Il est important de savoir ce qui se joue dans leur psychologie juvénile et qui ne réunit pas toujours les conditions psychologiques de l'amour humain. L'adolescent a tendance à se chercher, à se ressentir et se valoriser à travers l'autre, mais sans pouvoir le reconnaître pour lui-même. L'attachement à quelqu'un est une étape, mais il n'est pas encore l'amour. C'est pourquoi ces relations ne tiennent pas, et les adultes, au lieu de garder leurs distances, valorisent ces couples éphémères. L'ambiance actuelle ne valorise pas la maturité affective. 16 V. Le divorce : échec affectif P.M. Le divorce est en augmentation fulgurante. Participe-t-il de la société dépressive ? T.A. D'abord, il faut dire qu'il n'y a pas de divorce réussi. Le divorce est un échec affectif à partir duquel chacun tente de faire le deuil d'une confiance trompée., d'un projet inachevé ou d'une erreur de choix. Ce n'est plus une affaire privée, mais un problème de société qui a un coût humain, social, économique, moral et spirituel, sans parler de la souffrance psychique qu'il provoque. Motivations incertaines, problèmes d'identité, évolutions divergentes, difficultés à franchir certaines étapes, carence d'une conception morale et philosophique qui permet d'orienter des projets de vie et de résoudre des conflits existentiels, voila quelques raisons de divorce. Depuis quelques années, il en en augmentation sens que, pour autant, l'institution du mariage soit remise en question. Pour les enfants, le divorce est une cassure qui risque de mettre en péril l'unité et la construction de leur personnalité, même si certains parviennent à se récupérer. C'est alors que prennent naissance toutes les angoisses et les incertitudes futures de la vie. 17 VI. L'homosexualité, traduction de notre société dépressive P.M. L'homosexualité n'est-elle pas devenue le reflet d'une société permissive ? T.A. C'est une traduction de notre société dépressive. Quand l'impératif de la reproduction de l'espèce fléchit dans l'idéal social, l'homosexualité s'en trouve fortifiée. Mais c'est une minorité. Chaque fois que la société est en crise, l'homosexualité se trouve valorisée. On voudrait en faire un droit et l'inscrire dans la loi. Or l'homosexualité n'a pas la même valeur que l'hétérosexualité. Ce serait un non-sens qu'un contrat liant deux homosexuels donne le même droit que le mariage. La société dépressive met tout sur le même plan. P.M. L'homosexualité est-elle une anomalie ou une maladie ? Et gagne-t-elle du terrain ? T.A. Les causes de l'homosexualité sont à chercher surtout dans le développement psychique de l'individu. Elles sont nombreuses et peuvent se résumer au relatif échec de la mise en place de la bisexualité psychique. Cette dernière ne signifie pas que nous avons les deux sexe à la fois (l'androgynie), mais que nous avons acquis la possibilité de communiquer avec l'autre sexe dans notre vie psychologique. Dans les années '70, l'homosexualité était utilisée pour s'affranchir d'un conformisme social, développer une sensibilité, exprimer sa liberté. Elle jouait un rôle symptomatique, la sexualité comme la religion étant les seuls espaces disponibles pour exprimer sa liberté sur le plan privé (sexe) et social (convivialité religieuse). Il m’apparaît aujourd'hui que les relations 18 homosexuelles sont plus redoutées que recherchées, car elles évoquent la castration, c'est-à-dire l'incapacité d'accéder à l'autre sexe. Le déclin, que nous allons connaître avec les nouvelles générations, est celui de l'homosexualité qui n’apparaîtra pas comme une façon originale de s'affirmer. Et ce n'est pas seulement à cause du sida. Le modèle unisexe et le modèle multi-partenariat sont en train de vaciller, car, pour les nouvelles générations, il n'a pas d'avenir. Ce constat ressort de nombreuses études et échanges que j'ai eus avec des milliers d'adolescents et de jeunes adultes. Sida ou pas, la mutation eût été identique. Il y a ainsi des images déformées qui circulent à ce sujet. P.M. Il est intéressant de noter que ce sont les pays de tradition protestante qui sont passés du rigorisme sexuel à une conception laxiste. T.A. Depuis 1989,au Danemark, une loi a été promulguée permettant aux homosexuels de se marier civilement ou de bénéficier des mêmes droits que les couples hétérosexuels vivant en concubinage. En France, des propositions ont été faites pour donner un support légal à l'homosexualité. En 1980, on a supprimé le groupe policier de contrôle des homosexuels. En 1981, le ministre de la Santé à rayé l'homosexualité des maladies mentales. En mars 1982, on a décidé que la majorité sexuelle des adolescents était de 15 ans. En 1991, l'Assemblée Nationale a supprimé du Code pénal le délit d'atteinte homosexuelle sur un mineur de 15 ans. Ce qui veut dire que les parents ne peuvent pas porter plainte. En 1992, des groupes de pression homosexuels tentent de faire voter un projet de loi permettant à deux personnes de s'associer civilement en ayant les mêmes droits que les couples mariés Il ne serait pas sain 19 que la société intègre , fut-ce au nom du sida ou des brimades du passé, l'homosexualité dans sa législation. La société n'a pas à la reconnaître car elle relève du comportement individuel. VII. La toxicomanie naît d'un état dépressif P.M. Et la toxicomanie ? Vous la mettez elle aussi au compte de la société dépressive ? T.A. Oui, c'est une maladie qui naît d'un état dépressif ou de la curiosité et entraîne des inhibitions et une neutralisation progressive des fonctions essentielles de la vie psychique. Le toxicomane doute de lui-même et des autres, et, dans cette absence de confiance, se méfie de ceux qui lui conseillent de se faire soigner. Il faut traiter la toxicomanie en tenant compte de la profonde angoisse qu'elle révèle. C'est le toxicomane qui crée la toxicomanie, et non la société, sans quoi nous serions tous drogués. Ce qui ne veut pas dire que la société n'ait pas la responsabilité de combattre ce fléau. La toxicomanie est aussi la conséquence du déficit que vivent des adolescents lorsqu'ils refusent de faire face aux tâches psychiques de leur âge. Le silence, la permissivité et la passivité des parents favorisent la pratique de la toxicomanie, tout autant que l'absentéisme scolaire, le vol de l'argent familial et la désocialisation progressive. Une démoralisation pathogène a servi de terrain de prédilection au développement de la toxicomanie. Les jeunes se comportent très tôt comme s'ils ne pouvaient pas trop compter sur leurs parents. On se croise plus qu'on ne vit ensemble, au gré des activités de chacun, et rares 20 sont les moments de partage. Bref la toxicomanie est une modalité de fuite à l'intérieur de soi, comme l'était, il y a encore quelques années ; l'engagement dans la politique. C'est la maladie de l'adolescent intimiste qui a du mal à démêler ce qui se passe vraiment en lui. P.M. L'usage de la drogue n'a-t-il pas perdu beaucoup de sa motivation « mystique » des années '60, où elle se voulait religion de « l'ailleurs » et voyage initiatique dans les « lointains intérieurs » ? T.A. Aujourd'hui l'usage de la drogue repose plus sur la curiosité et la transgression. Quand on interdit d'interdire9 et qu'on nie l'esprit des lois, on livre l'adolescent à sa solitude sans lui donner les moyens de rejoindre la réalité. Le joint, le pétard n'a jamais été l'école de la liberté, mais son assouvissement. N'oublions pas que l'adolescence est une période de maturation des nouvelles compétences de l'individu, des recherches de ses possibilités et de ses limites. P.M. Vous dites que la prévention est un faux problème. T.A. Les vraies causes de la toxicomanies sont le désarroi de l'adolescent face à ses mutations psychiques, les échecs scolaires, etc. L'objet de débat ne devrait pas être la drogue, mais l'apprentissage de la vie, de la qualité de l'existence conjugale des parents, le réel souci d'une formation, la transmission d'une morale et d'une foi. Nous perdons notre temps à parler de la drogue ; elle n'est 9 « Il est interdit d'interdire ». C'était le slogan du mouvement de mai '68. 21 qu'un cache-misère qui nous évite de penser à un projet pédagogique cohérent. Il serait absurde de légaliser la drogue alors que le drogué est, avant tout, un malade. Nous n'avons pas à donner du plaisir - et quel plaisir ! - à un toxicomane en tolérant qu'il s'injecte l'héroïne qui va le conduire progressivement à la mort. La drogue stigmatise une société dépressive qui accepte de laisser des individus se retrancher en eux-mêmes et se cacher pour mourir dans le plaisir de la souffrance. VIII. Un suicidé désire avant tout casser une ambiance insupportable, de s'endormir et de se réveiller autrement. P.M. Comment expliquez-vous la montée du suicide ? T.A. Le taux de suicide est le révélateur de la santé mentale d'une société. C'est la première cause de mortalité en Europe. La France vient en deuxième position après le Danemark. Entre 1960 et 1986, on enregistre une progression de 44 % en France. Tous âges confondus, en 1990, 11.403 suicides pour 10.071 accidents de la circulation et 2.785 morts dues au sida. Le suicide est devenu ces dernières années un problème de santé publique. L'environnement actuel favorise un développement de personnalités à caractère psychotique , sadique irrationnel, dépressif et narcissique qui, lorsqu'elles viennent se heurter aux réalités, ne peuvent qu'imploser dans des mouvements dépressifs ou suicidaires. On a fort insisté sur la forte hausse des suicides de jeunes, en oubliant que 55 % des suicidés ont plus de 55 ans. Ce sont la 22 Hongrie et la France qui enregistrent le plus grand nombre de personnes âgées qui se suicident. Entre 1950 et 1976, en France, le suicide con cernait 15 habitants pour 100.000. Il en touche aujourd'hui 21 pour 100.000. Le taux de suicide chez les 15-24 ans a triplé depuis 1960. D'autres conduites suicidaires prennent le relais ; c'est le cas de l'anorexie, des dépressions, des conduites d'échec et de certains d accidents. En matière de tentatives de suicide, on les estime à 40.000 par an chez les 15-24 ans, à environ 135.000 tous âges confondus. P.M. Comment expliquez-vous ce phénomène ? T.A. Il n'est pas rare qu'un suicide ait été « préparé » de longue date, et qu'à l'instar d'un événement il devienne réalisable. Un complexe de déception, de frustration, d'angoisse peuvent être le déclic. En se suicidant, l'individu n'a pas forcément le désir de se donner la mort, mais celui de casser une ambiance insupportable, de s'endormir et de se réveiller autrement. Le suicide peut se résumer à partir de plusieurs tendances. 1. La fuite : La fuite pour échapper à une situation ressentie comme intolérable. Une façon de rompre avec le monde qui l'entoure. 2. Le deuil : Dans sa mélancolie, le sujet se culpabilise de tout, et montre par son attitude que le sentiment d'estime de soi est gravement atteint. La personne éprouve le monde comme vide. Elle s'identifie à son enfance, et la perdre revient en même temps à perdre la vie. 23 3. Le châtiment : pour expier une faute réelle ou imaginaire. L'individu estime ne pas avoir de valeur, être déconsidéré visà-vis de lui-même et des autres. 4. Le crime : C'est le fait d'attenter à sa vie en entraînant l'autre dans sa mort. Selon le lieu où le sujet dirige sa haine, l'acte peut prendre trois formes. Ou bien le sujet tue, puis se tue. Ou bien il tue pour être tué.Ou bien il se fait sauter avec les autres. 5. La vengeance : Le sujet veut simplement infliger une blessure, la plus profonde possible, chez ceux qui se sont trouvés impliqués dans des événements appartenant au passé, afin de créer chez eux des remords. 6. Le chantage : Il y a aussi le chantage, façon de faire pression sur autrui pour obtenir un bien en le menaçant de le priver, par exemple, de la vie de l'être aimé. 7. Le sacrifice : IL y a le suicide-sacrifice, fuite déguisée pour éviter une situation intolérable en « glorifiant » cette fuite, en la faisant passer pour un sacrifice afin de rehausser l'image de soi qu'on souhaite laisser. 8. L'ordalie : Enfin, il y a l'ordalie , le jeu. Par exemple, la roulette russe, ou remonter l'autoroute à contre sens, de nuit, tous feux éteints, où brûler un stop. C'est la mort-défi. Comme la preuve donnée à soi-même et aux autres que l'on porte en soi le pouvoir de triompher de la mort. C'est pour ces raisons que les héros sont condamnés à mourir jeunes, tels Coluche sur sa moto, Balavoine et Sabine dans le Paris-Dakar. Leur idéal ne s’accommode pas du vieillissement, de la maturité, de la fatigue. Voulant être immortels, car, s'ils demeuraient en vie, ils 24 risqueraient de tomber dans l'oubli. Ils sont plus présents morts que vivants. IX L'issue : redécouvrir le sens de l'idéal redécouvrir Dieu, symbole du sens de l'autre. P.M. Comment voyez-vous l'avenir ? Sommes-nous condamnés ? N'y a-t-il aucune issue pour sortir de cette société dépressive ? T.A. Ce que nous vivons n'est pas inédit dans l'histoire. Le drame de la société dépressive s'est préparé au fil des siècles. Il consiste à avoir voulu se désolidariser du passé en imaginant « changer la vie » là où il fallait l'assumer. La conception moderne du sens de la vie aura été marquée par la séduction du désespoir, mais l'attitude dépressive remonte au XVIIIè siècle. Faut-il s'étonner que ces idées aient trouvé écho dans nos mentalités modernes ? La crise actuelle est morale. Se libérer du masochisme moral est l'enjeu de la société dépressive. Pour s'en sortir, une seule solution : redécouvrir le sens d'un idéal.Certains voudraient faire croire que nous sommes dégagés aujourd'hui d'une morale du devoir, et qu'au nom du triomphe des droits individuels nous entrons dans la société post-moraliste. On nous prédit la fin de la religion, plus précisément du christianisme. Comme si les valeurs qui sont nées grâce à lui et sont à la source de notre civilisation pouvaient en être détachées. Notre laïcité repose sur une contradiction. La religion chrétienne a développé une réflexion sur l'homme à partir d'une 25 image de Dieu. C'est au regard de la transcendance que l'homme a pu prendre conscience de lui-même. Tout se passe à présent comme si nous voulions oublier cette dimension. Mais sans ce Dieu qui est symbole du sens de l'autre, est-il encore possible de penser l'être et la morale ? C'est loin d'être évident ! P.M. Précisément, cette dimension de Dieu dont vous parlez est de plus en plus absente. Il y a des années qu'est annoncée la mort de Dieu. De plus, on a supprimé dans l'enseignement toute référence religieuse. Les enfants n'ont plus de repère dans ce domaine, y compris sur le plan culturel. N'est ce pas grave ? T.A. D'un point de vue anthropologique, on constate que la dimension religieuse fait partie de la structure de l'homme. Un courant de pensée nous a annoncé dans les années '60 la mort de Dieu. Les hommes et les sociétés, surtout en Europe occidentale, car ce n'est pas le cas ailleurs, se sont habitués à vivre sans Dieu tout en célébrant les fêtes religieuses et en s'appuyant sur un système de valeurs issues du christianisme. Devant ce déni, nous avons assisté à la résurgence de l'ésotérisme, de la voyance, de la sorcellerie, de l'envoûtement et à l’apparition de guérisseurs et de chefs de secte qui fondent leur pouvoir sur autrui à partir d'une emprise financière, sexuelle et magique, comme une actualité récente le montre aux États-Unis avec un dissident d'une église adventiste qui se prend pour le Christ ! Les para-sciences (transmission de pensée, prédictions, horoscope) et les croyances les plus irrationnelles ont pris le 26 relais d'une vie religieuse laissée en friche. Des parents ont aussi délaissé ce type d'éducation de leurs enfants en ne les inscrivant plus au catéchisme. Actuellement on assiste à un mouvement inverse. Ainsi voit-on des enfants reprocher à leurs parents de ne pas les avoir fait baptiser, de ne pas les avoir initiés à Dieu. Des jeunes n'ayant pas reçu de formation religieuse et n'étant pas structurés dans leur croyance sont prêts à croire n’importe quoi. Plus une réalité sera bizarre, étrange et insolite, et plus elle sera crédible. C'est le retour au paganisme. Faute d'avoir une conception cohérente du monde, des jeunes, mais aussi des adultes, seront perméables à la première croyance venue, surtout quand elle flatte l'imaginaire. C'est pourquoi la formation religieuse est indispensable à l'enfant pour lui permettre d'exercer sa raison sur des objets de croyance et, en particulier, sur la façon dont les hommes ont découvert le Dieu dont nous parle la Bible, et comment, à partir de cette expérience, ils ont réalisé des vérités en construisant un patrimoine spirituel. X. La religion n'est pas une affaire privée, mais un facteur d'intégration sociale P.M. Ne craignez-vous pas que certains vous accusent de cléricalisme ? Reproches que l'on fait de plus en plus souvent à Jean-Paul II… T.A. La religion, le christianisme en particulier, a une 27 dimension sociale, et pas uniquement privée – c'est un fait me semble-t-il - , à laquelle la culture, pas plus que la politique, ne peut se substituer. Le judéo-christianisme ne fait pas partie du patrimoine culturel de notre société ; on ne peut le faire visiter aux enfants comme on le fait avec les ruines de certains sites de nos ancêtres gaulois pour mieux faire comprendre notre histoire, l'art et la symbolique dans lesquels nous sommes! Il est le fondement de nos sociétés. Toutes nos valeurs en sont issues, même si la majorité d'entre elles ont pris leur autonomie. Oublier cet enracinement risque de les dévitaliser et de les rendre folles. Comment continuer de les justifier et de les valoriser sans savoir d'où elles viennent. ? Dans la plupart des sociétés , et en particulier dans la nôtre, la religion a toujours été un facteur d'intégration sociale. Il est tout aussi absurde d'en faire une question privée que de vouloir obliger des individus à se reconnaître dans une dimension religieuse. Si les Églises revendiquent avec raison le caractère intrinsèquement social de leur mission, elles n'ont pas la prétention de contraindre les libertés. Il faut au moins admettre cette évidence sans faire d'amalgame avec les sectes et les tendances intégristes, qui ont plus une tradition d'aliénation morbide que d'humanisation et de progrès, comme c'est le cas des traditions juive et chrétienne. Cette réduction de parler de la « revanche de Dieu » ou des « politiques de Dieu » qui viendraient s'abattre sur le monde sans avoir discerné que l'enjeu est celui de la place de la religion dans notre société et de la sauvegarde de « l'esprit », et non pas une régression , résultat d'une élucubration sociologique qui ne sait pas prendre en compte la dimension religieuse dans son travail. 28 XI La laïcité tourne en dérision les convictions religieuses P.M. Au fond, la laïcité, par son rejet du religieux, a sa part de responsabilité dans la déprime actuelle. T.A. La laïcité s'est développée en grande partie dans le déni du christianisme ; on fait comme si l’Église ne devait pas exister, comme si on n'avait nullement à en tenir compte. Il y a une agressivité malsaine à l'égard de l’Église, qui est, faut-il le rappeler, constituée de plusieurs millions de personnes en France. On veut la faire parler sur tous les sujets et, en même temps, on fait tout pour ridiculiser son discours. Elle a été la première à dénoncer les risques d'eugénisme avec l'utilisation de toutes les techniques qui touchent à la fécondité. Les médias ont négligé ou déformé ses propos. Il suffit que des scientifiques tiennent par la suite le même discours pour qu'ils aient, eux, largement droit à la parole. Cette injustice flagrante ne donne pas envie aux évêques et à des prêtres de s'exprimer dans les médias, car ils savent que leur discours sera piégé par des conformismes intellectuels à la mode. La plupart des fêtes religieuses sont aussi passées sous silence. C'est très bien d'informer le public du début du ramadan et d'expliquer à quoi il correspond pour les musulmans. Mais alors pourquoi ce silence presque total pour le mercredi des Cendres, qui ouvre la période du Carême pour les chrétiens ? Bref, alors que ces derniers existent, les médias accréditent l'idée que leur existence sociale n'a pas à être soulignée. 29 P.M. Il y aurait non seulement rejet du religieux, mais aussi dérision des convictions religieuses ? T.A. Dérision qui est l'expression d'une déception, d'une peur et d'une agressivité. Les chrétiens voient non seulement leurs convictions tournées en dérision, mais ils sont également niés, surtout au moment des fêtes religieuses, qui sont de plus des jours chômés. La Toussaint n'est pas la fête des chrysanthèmes, Noël n'est pas la fête des jouets, Mardi gras n'est pas la fête des crêpes, pas plus que Pâques n'est celle des autoroutes et de Bison futé ! Ce détournement de sens est un mensonge culturel. Comment voulez-vous que les enseignants ne se plaignent pas d'ensuite être en présence d'enfants qui ne savent pas se repérer culturellement et religieusement. ? En maniant la dérision contre Dieu, l’Église, ses valeurs et ses rites, c'est de lui-même que l'homme contemporain parle, sans estime, et il se dévalorise. Dénier les références chrétiennes et la dimension sociale du religieux qui ont présidé à la fondation de notre culture est suicidaire. La société court à sa perte quand elle néglige les trois lieux symboliques où se réfléchit la vie : le politique, le moral et le religieux. Interview de Robert Serrou 30 31 32
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