Marcel Proust Le Temps retrouvé Un texte du domaine public. Une édition libre. lakemont www.lakemont.co Partie 1 q Chapitre 1 Tansonville T oute la journée, dans cette demeure de Tansonville un peu trop campagne, qui n’avait l’air que d’un lieu de sieste entre deux promenades ou pendant l’averse, une de ces demeures où chaque salon a l’air d’un cabinet de verdure, et où sur la tenture des chambres, les roses du jardin dans l’une, les oiseaux des arbres dans l’autre, vous ont rejoints et vous tiennent compagnie – isolés du moins – car c’étaient de vieilles tentures où chaque rose était assez séparée pour qu’on eût pu, si elle avait été vivante, la cueillir, chaque oiseau le mettre en cage et l’apprivoiser, sans rien de ces grandes décorations des chambres d’aujourd’hui où, sur un fond d’argent, tous les pommiers de Normandie sont venus se profiler en style japonais, pour halluciner les heures que vous passez au lit, toute la journée je la passais dans ma chambre qui donnait sur les belles verdures du parc et les lilas de l’entrée, sur les feuilles vertes des grands arbres au bord de l’eau, étincelants de soleil, et sur la forêt de Méséglise. Je ne regardais, en somme, tout cela avec plaisir que parce que je me disais : c’est joli d’avoir tant de verdure dans la fenêtre de ma chambre, jusqu’au moment où dans le vaste tableau verdoyant je reconnus, peint lui au contraire en bleu sombre, simplement parce qu’il était plus loin, le clocher de l’église de Combray, non pas une figuration de ce clocher, ce clocher lui-même qui, mettant ainsi sous mes yeux la distance des lieues et des années, était venu, au milieu de la lumineuse verdure et d’un tout autre ton, si sombre qu’il paraissait presque seulement dessiné, s’inscrire dans le carreau de ma fenêtre. Et si je sortais un moment de ma chambre, au bout du couloir j’apercevais, parce qu’il était orienté autrement, comme une bande d’écarlate, la tenture d’un petit salon qui n’était qu’une simple mousseline mais rouge, et prête à s’incendier si un rayon de soleil y donnait. Pendant nos promenades, Gilberte me parlait de Robert comme se détournant d’elle, mais pour aller auprès d’autres femmes. Et il est vrai que beaucoup encombraient sa vie, et, comme certaines camaraderies masculines pour les hommes qui aiment les femmes, avec ce caractère de défense inutilement faite et de place vainement usurpée qu’ont dans la plupart des maisons les objets qui ne peuvent servir à rien. Une fois, que j’avais quitté Gilberte assez tôt, je m’éveillai au milieu de la nuit dans la chambre de Tansonville, et encore à demi endormi j’appelai : « Albertine ». Ce n’était pas que j’eusse pensé à elle, ni rêvé d’elle, ni que je la prisse pour Gilberte. Ma mémoire avait perdu l’amour d’Albertine, mais il semble qu’il y ait une mémoire involontaire des membres, pâle et stérile imitation de l’autre, qui vive plus longtemps comme certains animaux ou végétaux inintelligents vivent plus longtemps que l’homme. Les jambes, les bras sont pleins de souvenirs engourdis. Une réminiscence éclose en mon bras m’avait fait chercher derrière mon dos la sonnette, comme dans ma chambre de Paris. Et ne la trouvant pas, j’avais appelé : « Albertine », croyant que mon amie défunte était couchée auprès de moi, comme elle faisait souvent le soir, et que nous nous endormions ensemble, comptant, au réveil, sur le temps qu’il faudrait à Françoise avant d’arriver, pour qu’Albertine pût sans imprudence tirer la sonnette que je ne trouvais pas. Robert vint plusieurs fois à Tansonville pendant que j’y étais. Il était bien différent de ce que je l’avais connu. Sa vie ne l’avait pas épaissi, comme M. de Charlus, tout au contraire, mais, opérant en lui un changement inverse, lui avait donné l’aspect désinvolte d’un officier de cavalerie – et bien qu’il eût donné sa démission au moment de son mariage – à un point qu’il n’avait jamais eu. Au fur et à mesure que M. de Charlus s’était alourdi, Robert (et sans doute il était infiniment plus jeune, mais on sentait qu’il ne ferait que se rapprocher davantage de cet idéal avec l’âge), comme certaines femmes qui sacrifient résolument leur visage à leur taille et à partir d’un certain moment ne quittent plus Marienbad (pensant que, ne pouvant espérer garder à la fois plusieurs jeunesses, c’est encore celle de la tournure qui sera la plus capable de représenter les autres), était devenu plus élancé, plus rapide, effet contraire d’un même vice. Cette vélocité avait d’ailleurs diverses raisons psychologiques, la crainte d’être vu, le désir de ne pas sembler avoir cette crainte, la fébrilité qui naît du mécontentement de soi et de l’ennui. Il avait l’habitude d’aller dans certains mauvais lieux, et, comme il aimait qu’on ne le vît ni y entrer, ni en sortir, il s’engouffrait pour offrir aux regards malveillants des passants hypothétiques le moins de surface possible, comme on monte à l’assaut. Et cette allure de coup de vent lui était restée. Peut-être aussi schématisait-elle l’intrépidité apparente de quelqu’un qui veut montrer qu’il n’a pas peur et ne veut pas se donner le temps de penser. Pour être complet il faudrait faire entrer en ligne de compte le désir, plus il vieillissait, de paraître jeune, et même l’impatience de ces hommes, toujours ennuyés, toujours blasés, que sont les gens trop intelligents pour la vie relativement oisive qu’ils mènent et où leurs facultés ne se réalisent pas. Sans doute l’oisiveté même de ceux-là peut se traduire par de la nonchalance. Mais, surtout depuis la faveur dont jouissent les exercices physiques, l’oisiveté a pris une forme sportive, même en dehors des heures de sport et qui se traduit par une vivacité fébrile qui croit ne pas laisser à l’ennui le temps ni la place de se développer. Devenant beaucoup plus sec, il ne faisait presque plus preuve vis-à-vis de ses amis, par exemple vis-à-vis de moi, d’aucune sensibilité. Et en revanche il avait avec Gilberte des affectations de sensibleries poussées jusqu’à la comédie, qui déplaisaient. Ce n’est pas qu’en réalité Gilberte lui fût indifférente. Non, Robert l’aimait. Mais il lui mentait tout le temps, et son esprit de duplicité, sinon le fond même de ses mensonges, était perpétuellement découvert. Et alors il ne croyait pouvoir s’en tirer qu’en exagérant dans des proportions ridicules la tristesse réelle qu’il avait de peiner Gilberte. Il arrivait à Tansonville obligé, disait-il, de repartir le lendemain matin pour une affaire avec un certain Monsieur du pays qui était censé l’attendre à Paris et qui, précisément rencontré dans la soirée près de Combray, dévoilait involontairement le mensonge au courant duquel Robert avait négligé de le mettre, en disant qu’il était venu dans le pays se reposer pour un mois et ne retournerait pas à Paris d’ici là. Robert rougissait, voyait le sourire mélancolique et fin de Gilberte, se dépêtrait – en l’insultant – du gaffeur, rentrait avant sa femme, lui faisait remettre un mot désespéré où il lui disait qu’il avait fait un mensonge pour ne pas lui faire de peine, pour qu’en le voyant repartir pour une raison qu’il ne pouvait pas lui dire elle ne crût pas qu’il ne l’aimait pas (et tout cela, bien qu’il l’écrivît comme un mensonge, était en somme vrai), puis faisait demander s’il pouvait entrer chez elle et là, moitié tristesse réelle, moitié énervement de cette vie, moitié simulation chaque jour plus audacieuse, sanglotait, s’inondait d’eau froide, parlait de sa mort prochaine, quelquefois s’abattait sur le parquet comme s’il se fût trouvé mal. Gilberte ne savait pas dans quelle mesure elle devait le croire, le supposait menteur à chaque cas particulier, et s’inquiétait de ce pressentiment d’une mort prochaine, mais pensait que d’une façon générale elle était aimée, qu’il avait peut-être une maladie qu’elle ne savait pas, et n’osait pas à cause de cela le contrarier et lui demander de renoncer à ses voyages. Je comprenais, du reste, d’autant moins pourquoi il se faisait que Morel fût reçu comme l’enfant de la maison partout où étaient les Saint-Loup, à Paris, à Tansonville. Françoise, qui avait déjà vu tout ce que M. de Charlus avait fait pour Jupien et tout ce que Robert de Saint-Loup faisait pour Morel, n’en concluait pas que c’était un trait qui reparaissait à certaines générations chez les Guermantes, mais plutôt – comme Legrandin aidait beaucoup Théodore – elle avait fini, elle personne si morale et si pleine de préjugés, par croire que c’était une coutume que son universalité rendait respectable. Elle disait toujours d’un jeune homme, que ce fût Morel ou Théodore : « Il a trouvé un Monsieur qui s’est toujours intéressé à lui et qui lui a bien aidé. » Et comme en pareil cas les protecteurs sont ceux qui aiment, qui souffrent, qui pardonnent, Françoise, entre eux et les mineurs qu’ils détournaient, n’hésitait pas à leur donner le beau rôle, à leur trouver « bien du cœur ». Elle blâmait sans hésiter Théodore qui avait joué bien des tours à Legrandin, et semblait pourtant ne pouvoir guère avoir de doutes sur la nature de leurs relations, car elle ajoutait : « Alors le petit a compris qu’il fallait y mettre du sien et y a dit : « Prenez-moi avec vous, je vous aimerai bien, je vous cajolerai bien », et ma foi ce Monsieur a tant de cœur que bien sûr que Théodore est sûr de trouver près de lui peut-être bien plus qu’il ne mérite, car c’est une tête brûlée, mais ce Monsieur est si bon que j’ai souvent dit à Jeannette (la fiancée de Théodore) : Petite, si jamais vous êtes dans la peine, allez vers ce Monsieur. Il coucherait plutôt par terre et vous donnerait son lit. Il a trop aimé le petit Théodore pour le mettre dehors, bien sûr qu’il ne l’abandonnera jamais. » De même estimait-elle plus SaintLoup que Morel et jugeait-elle que, malgré tous les coups que Morel avait faits, le marquis ne le laisserait jamais dans la peine, car c’est un homme qui avait trop de cœur, ou alors il faudrait qu’il lui soit arrivé à lui-même de grands revers. C’est au cours d’un de ces entretiens, qu’ayant demandé le nom de famille de Théodore, qui vivait maintenant dans le Midi, je compris brusquement que c’était lui qui m’avait écrit pour mon article du Figaro cette lettre, d’une écriture populaire et d’un langage charmant, dont le nom du signataire m’était alors inconnu. Saint-Loup insistait pour que je restasse à Tansonville et laissa échapper une fois, bien qu’il ne cherchât visiblement plus à me faire plaisir, que ma venue avait été pour sa femme une joie telle qu’elle en était restée, à ce qu’elle lui avait dit, transportée de joie tout un soir, un soir où elle se sentait si triste que je l’avais, en arrivant à l’improviste, miraculeusement sauvée du désespoir, « peut-être du pire », ajouta-t-il. Il me demandait de tâcher de la persuader qu’il l’aimait, me disant que la femme qu’il aimait aussi, il l’aimait moins qu’elle et romprait bientôt. « Et pourtant », ajouta-t-il, avec une telle félinité et un tel besoin de confidence que je croyais par moments que le nom de Charlie allait, malgré Robert, « sortir » comme le numéro d’une loterie, « j’avais de quoi être fier. Cette femme qui me donna tant de preuves de sa tendresse et que je vais sacrifier à Gilberte, jamais elle n’avait fait attention à un homme, elle se croyait elle-même incapable d’être amoureuse. Je suis le premier. Je savais qu’elle s’était refusée à tout le monde tellement que, quand j’ai reçu la lettre adorable où elle me disait qu’il ne pouvait y avoir de bonheur pour elle qu’avec moi, je n’en revenais pas. Evidemment, il y aurait de quoi me griser, si la pensée de voir cette pauvre petite Gilberte en larmes ne m’était pas intolérable. Ne trouves-tu pas qu’elle a quelque chose de Rachel ? », me disait-il. Et en effet j’avais été frappé d’une vague ressemblance qu’on pouvait à la rigueur trouver maintenant entre elles. Peut-être tenait-elle à une similitude réelle de quelques traits (dus par exemple à l’origine hébraïque pourtant si peu marquée chez Gilberte) à cause de laquelle Robert, quand sa famille avait voulu qu’il se mariât, s’était senti attiré vers Gilberte. Elle tenait aussi à ce que Gilberte, ayant surpris des photographies de Rachel, cherchait pour plaire à Robert à imiter certaines habitudes chères à l’actrice, comme d’avoir toujours des nœuds rouges dans les cheveux, un ruban de velours noir au bras, et se teignait les cheveux pour paraître brune. Puis sentant que ses chagrins lui donnaient mauvaise mine, elle essayait d’y remédier. Elle le faisait parfois sans mesure. Un jour où Robert devait venir le soir pour vingt-quatre heures à Tansonville, je fus stupéfait de la voir venir se mettre à table si étrangement différente de ce qu’elle était, non seulement autrefois, mais même les jours habituels, que je restai stupéfait comme si j’avais eu devant moi une actrice, une espèce de Théodora. Je sentais que malgré moi je la regardais trop fixement dans ma curiosité de savoir ce qu’elle avait de changé. Cette curiosité fut d’ailleurs bientôt satisfaite quand elle se moucha, car, malgré toutes les précautions qu’elle y mit, par toutes les couleurs qui restèrent sur le mouchoir, en faisant une riche palette, je vis qu’elle était complètement peinte. C’était cela qui lui faisait cette bouche sanglante et qu’elle s’efforçait de rendre rieuse en croyant que cela lui allait bien, tandis que l’heure du train qui s’approchait sans que Gilberte sût si son mari arrivait vraiment ou s’il n’enverrait pas une de ces dépêches dont M. de Guermantes avait spirituellement fixé le modèle : « Impossible venir, mensonge suit », pâlissait ses joues et cernait ses yeux. « Ah ! vois-tu, me disait Saint-Loup – avec un accent volontairement tendre qui contrastait tant avec sa tendresse spontanée d’autrefois, avec une voix d’alcoolique et des modulations d’acteur – Gilberte heureuse, il n’y a rien que je ne donnerais pour cela. Elle a tant fait pour moi. Tu ne peux pas savoir. » Et ce qui était le plus déplaisant dans tout cela était encore l’amourpropre, car Saint-Loup était flatté d’être aimé par Gilberte, et, sans oser dire que c’était Morel qu’il aimait, donnait pourtant sur l’amour que le violoniste était censé avoir pour lui des détails qu’il savait bien exagérés sinon inventés de toute pièce, lui à qui Morel demandait chaque jour plus d’argent. Et c’était en me confiant Gilberte qu’il repartait pour Paris. J’eus, du reste, l’occasion, pour anticiper un peu, puisque je suis encore à Tansonville, de l’y apercevoir une fois dans le monde, et de loin, où sa parole, malgré tout vivante et charmante, me permettait de retrouver le passé. Je fus frappé de voir combien il changeait. Il ressemblait de plus en plus à sa mère. Mais la manière de sveltesse hautaine qu’il avait héritée d’elle et qu’elle avait parfaite, chez lui, grâce à l’éducation la plus accomplie, s’exagérait, se figeait ; la pénétration du regard propre aux Guermantes lui donnait l’air d’inspecter tous les lieux au milieu desquels il passait, mais d’une façon quasi inconsciente, par une sorte d’habitude et de particularité animale ; même immobile, la couleur qui était la sienne plus que de tous les Guermantes, d’être seulement de l’ensoleillement d’une journée d’or devenue solide, lui donnait comme un plumage si étrange, faisait de lui une espèce si rare, si précieuse, qu’on aurait voulu la posséder pour une collection ornithologique ; mais quand, de plus, cette lumière changée en oiseau se mettait en mouvement, en action, quand par exemple je voyais Robert de Saint-Loup entrer dans une soirée où j’étais, il avait des redressements de sa tête si joyeusement et si fièrement huppée sous l’aigrette d’or de ses cheveux un peu déplumés, des mouvements de cou tellement plus souples, plus fiers et plus coquets que n’en ont les humains, que devant la curiosité et l’admiration moitié mondaine, moitié zoologique qu’il vous inspirait, on se demandait si c’était dans le faubourg Saint-Germain qu’on se trouvait ou au Jardin des Plantes et si on regardait un grand seigneur traverser un salon, ou se promener dans sa cage un merveilleux oiseau. Pour peu qu’on y mît un peu d’imagination, le ramage ne se prêtait pas moins à cette interprétation que le plumage. Il disait ce qu’il croyait grand siècle et par là imitait les manières des Guermantes. Mais un rien d’indéfinissable faisait qu’elles devenaient les manières de M. de Charlus. « Je te quitte un instant, me dit-il, dans cette soirée où Mme de Marsantes était un peu plus loin. Je vais faire un doigt de cour à ma nièce. » Quant à cet amour dont il me parlait sans cesse, il n’était pas d’ailleurs que celui pour Charlie, bien que ce fût le seul qui comptât pour lui. Quel que soit le genre d’amours d’un homme, on se trompe toujours sur le nombre des personnes avec qui il a des liaisons, parce qu’on interprète faussement des amitiés comme des liaisons, ce qui est une erreur par addition, mais aussi parce qu’on croit qu’une liaison prouvée en exclut une autre, ce qui est un autre genre d’erreur. Deux personnes peuvent dire : « la maîtresse de X… , je la connais », prononcer deux noms différents et ne se tromper ni l’une ni l’autre. Une femme qu’on aime suffit rarement à tous nos besoins et on la trompe avec une femme qu’on n’aime pas. Quant au genre d’amours que SaintLoup avait hérité de M. de Charlus, un mari qui y est enclin fait habituellement le bonheur de sa femme. C’est une loi générale à laquelle les Guermantes trouvaient le moyen de faire exception parce que ceux qui avaient ce goût voulaient faire croire qu’ils avaient, au contraire, celui des femmes. Ils s’affichaient avec l’une ou l’autre et désespéraient la leur. Les Courvoisier en usaient plus sagement. Le jeune vicomte de Courvoisier se croyait seul sur la terre, et depuis l’origine du monde, à être tenté par quelqu’un de son sexe. Supposant que ce penchant lui venait du diable, il lutta contre lui, épousa une femme ravissante, lui fit des enfants… Puis un de ses cousins lui enseigna que ce penchant est assez répandu, poussa la bonté jusqu’à le mener dans des lieux où il pouvait le satisfaire. M. de Courvoisier n’en aima que plus sa femme, redoubla de zèle prolifique et elle et lui étaient cités comme le meilleur ménage de Paris. On n’en disait point autant de celui de Saint-Loup parce que Robert au lieu de se contenter de l’inversion, faisait mourir sa femme de jalousie en cherchant sans plaisir des maîtresses ! Il est possible que Morel, étant excessivement noir, fût nécessaire à Saint-Loup comme l’ombre l’est au rayon de soleil. On imagine très bien dans cette famille si ancienne un grand seigneur blond, doré, intelligent, doué de tous les prestiges et recelant à fond de cale un goût secret, ignoré de tous, pour les nègres. Robert, d’ailleurs, ne laissait jamais la conversation toucher à ce genre d’amours qui était le sien. Si je disais un mot : « Oh ! je ne sais pas, répondait-il avec un détachement si profond qu’il en laissait tomber son monocle, je n’ai pas soupçon de ces choses-là. Si tu désires des renseignements là-dessus, mon cher, je te conseille de t’adresser ailleurs. Moi, je suis un soldat, un point c’est tout. Autant ces choses-là m’indiffèrent, autant je suis avec passion la guerre balkanique. Autrefois cela t’intéressait, l’histoire des batailles. Je te disais alors qu’on reverrait, même dans les conditions les plus différentes, les batailles typiques, par exemple le grand essai d’enveloppement par l’aile de la bataille d’Ulm. Eh bien ! si spéciales que soient ces guerres balkaniques, Lullé-Burgas c’est encore Ulm, l’enveloppement par l’aile. Voilà les sujets dont tu peux me parler. Mais pour le genre de choses auxquelles tu fais allusion, je m’y connais autant qu’en sanscrit. » Ces sujets que Robert dédaignait ainsi, Gilberte, au contraire, quand il était reparti, les abordait volontiers en causant avec moi. Non, certes, relativement à son mari car elle ignorait, ou feignait d’ignorer tout. Mais elle s’étendait volontiers sur eux en tant qu’ils concernaient les autres, soit qu’elle y vît une sorte d’excuse indirecte pour Robert, soit que celui-ci, partagé comme son oncle entre un silence sévère à l’égard de ces sujets et un besoin de s’épancher et de médire, l’eût instruite pour beaucoup. Entre tous, M. de Charlus n’était pas épargné ; c’était sans doute que Robert, sans parler de Morel à Gilberte, ne pouvait s’empêcher, avec elle, de lui répéter, sous une forme ou sous une autre, ce que le violoniste lui avait appris. Et il poursuivait son ancien bienfaiteur de sa haine. Ces conversations, que Gilberte affectionnait, me permirent de lui demander si, dans un genre parallèle, Albertine, dont c’est par elle que j’avais entendu la première fois le nom, quand jadis elles étaient amies de cours, avait de ces goûts. Gilberte refusa de me donner ce renseignement. Au reste, il y avait longtemps qu’il eût cessé d’offrir quelque intérêt pour moi. Mais je continuais à m’en enquérir machinalement, comme un vieillard qui, ayant perdu la mémoire, demande de temps à autre des nouvelles du fils qu’il a perdu. Un autre jour je revins à la charge et demandai encore à Gilberte si Albertine aimait les femmes. « Oh ! pas du tout. – Mais vous disiez autrefois qu’elle avait mauvais genre. – J’ai dit cela, moi ? vous devez vous tromper. En tout cas si je l’ai dit – mais vous faites erreur – je parlais au contraire d’amourettes avec des jeunes gens. A cet âge-là, du reste, cela n’allait probablement pas bien loin. » Gilberte disait-elle cela pour me cacher qu’elle-même, selon ce qu’Albertine m’avait dit, aimait les femmes et avait fait à Albertine des propositions ? Ou bien (car les autres sont souvent plus renseignés sur notre vie que nous ne croyons) savait-elle que j’avais aimé, que j’avais été jaloux d’Albertine et (les autres pouvant savoir plus de vérité que nous ne croyons, mais l’étendre aussi trop loin et être dans l’erreur par des suppositions excessives, alors que nous les avions espérés dans l’erreur par l’absence de toute supposition) s’imaginait-elle que je l’étais encore et me mettait-elle sur les yeux, par bonté, ce bandeau qu’on a toujours tout prêt pour les jaloux ? En tout cas, les paroles de Gilberte, depuis « le mauvais genre » d’autrefois jusqu’au certificat de bonne vie et mœurs d’aujourd’hui, suivaient une marche inverse des affirmations d’Albertine qui avait fini presque par avouer des demirapports avec Gilberte. Albertine m’avait étonné en cela comme sur ce que m’avait dit Andrée, car pour toute cette petite bande, si j’avais d’abord cru, avant de la connaître, à sa perversité, je m’étais rendu compte de mes fausses suppositions, comme il arrive si souvent quand on trouve une honnête fille et presque ignorante des réalités de l’amour dans le milieu qu’on avait cru à tort le plus dépravé. Puis j’avais refait le chemin en sens contraire, reprenant pour vraies mes suppositions du début. Mais peut-être Albertine avait-elle voulu me dire cela pour avoir l’air plus expérimentée qu’elle n’était et pour m’éblouir, à Paris, du prestige de sa perversité comme la première fois, à Balbec, par celui de sa vertu. Et tout simplement, quand je lui avais parlé des femmes qui aimaient les femmes, pour ne pas avoir l’air de ne pas savoir ce que c’était, comme dans une conversation on prend un air entendu si on parle de Fourier ou de Tobolsk encore qu’on ne sache pas ce que c’est. Elle avait peut-être vécu près de l’amie de Mlle Vinteuil et d’Andrée, séparée par une cloison étanche d’elles qui croyaient qu’elle n’en était pas, ne s’était renseignée ensuite – comme une femme qui épouse un homme de lettres cherche à se cultiver – qu’afin de me complaire en se faisant capable de répondre à mes questions, jusqu’au jour où elle avait compris qu’elles étaient inspirées par la jalousie et où elle avait fait machine en arrière, à moins que ce ne fût Gilberte qui me mentît. L’idée me vint que c’était pour avoir appris d’elle, au cours d’un flirt qu’il aurait conduit dans le sens qui l’intéressait, qu’elle ne détestait pas les femmes, que Robert l’avait épousée, espérant des plaisirs qu’il n’avait pas dû trouver chez lui puisqu’il les prenait ailleurs. Aucune de ces hypothèses n’était absurde, car chez des femmes comme la fille d’Odette ou les jeunes filles de la petite bande il y a une telle diversité, un tel cumul de goûts alternants, si même ils ne sont pas simultanés, qu’elles passent aisément d’une liaison avec une femme à un grand amour pour un homme, si bien que définir le goût réel et dominant reste difficile. C’est ainsi qu’Albertine avait cherché à me plaire pour me décider à l’épouser, mais elle y avait renoncé elle-même à cause de mon caractère indécis et tracassier. C’était, en effet, sous cette forme trop simple que je jugeais mon aventure avec Albertine, maintenant que je ne voyais plus cette aventure que du dehors. Ce qui est curieux et ce sur quoi je ne puis m’étendre, c’est à quel point, vers cette époque-là, toutes les personnes qu’avait aimées Albertine, toutes celles qui auraient pu lui faire faire ce qu’elles auraient voulu, demandèrent, implorèrent, j’oserai dire mendièrent, à défaut de mon amitié, quelques relations avec moi. Il n’y aurait plus eu besoin d’offrir de l’argent à Mme Bontemps pour qu’elle me renvoyât Albertine. Ce retour de la vie, se produisant quand il ne servait plus à rien, m’attristait profondément, non à cause d’Albertine, que j’eusse reçue sans plaisir si elle m’eût été ramenée, non plus de Touraine mais de l’autre monde, mais à cause d’une jeune femme que j’aimais et que je ne pouvais arriver à voir. Je me disais que si elle mourait, ou si je ne l’aimais plus, tous ceux qui eussent pu me rapprocher d’elle tomberaient à mes pieds. En attendant, j’essayais en vain d’agir sur eux, n’étant pas guéri par l’expérience, qui aurait dû m’apprendre – si elle apprenait jamais rien – qu’aimer est un mauvais sort comme ceux qu’il y a dans les contes contre quoi on ne peut rien jusqu’à ce que l’enchantement ait cessé. – Justement, reprit Gilberte, le livre que je tiens parle de ces choses. C’est un vieux Balzac que je pioche pour me mettre à la hauteur de mes oncles, la Fille aux yeux d’Or. Mais c’est absurde, invraisemblable, un beau cauchemar. D’ailleurs, une femme peut, peut-être, être surveillée ainsi par une autre femme, jamais par un homme. – Vous vous trompez, j’ai connu une femme qu’un homme qui l’aimait était arrivé véritablement à séquestrer ; elle ne pouvait jamais voir personne et sortait seulement avec des serviteurs dévoués. – Hé bien, cela devrait vous faire horreur à vous qui êtes si bon. Justement nous disions avec Robert que vous devriez vous marier. Votre femme vous guérirait et vous feriez son bonheur. – Non, parce que j’ai trop mauvais caractère. – Quelle idée ! – Je vous assure ! J’ai, du reste, été fiancé, mais je n’ai pas pu. Je ne voulus pas emprunter à Gilberte la Fille aux yeux d’Or puisqu’elle le lisait. Mais elle me prêta, le dernier soir que je passai chez elle, un livre qui me produisit une impression assez vive et mêlée. C’était un volume du journal inédit des Goncourt. J’étais triste, ce dernier soir, en remontant dans ma chambre, de penser que je n’avais pas été une seule fois revoir l’église de Combray qui semblait m’attendre au milieu des verdures dans une fenêtre toute violacée. Je me disais : « Tant pis, ce sera pour une autre année si je ne meurs pas d’ici là », ne voyant pas d’autre obstacle que ma mort et n’imaginant pas celle de l’église qui me semblait devoir durer longtemps après ma mort comme elle avait duré longtemps avant ma naissance. Quand, avant d’éteindre ma bougie, je lus le passage que je transcris plus bas, mon absence de disposition pour les lettres, pressentie jadis du côté de Guermantes, confirmée durant ce séjour dont c’était le dernier soir – ce soir des veilles de départ où, l’engourdissement des habitudes qui vont finir cessant, on essaie de se juger – me parut quelque chose de moins regrettable, comme si la littérature ne révélait pas de vérité profonde, et en même temps il me semblait triste que la littérature ne fût pas ce que j’avais cru. D’autre part, moins regrettable me semblait l’état maladif qui allait me confiner dans une maison de santé, si les belles choses dont parlent les livres n’étaient pas plus belles que ce que j’avais vu. Mais par une contradiction bizarre, maintenant que ce livre en parlait, j’avais envie de les voir. Voici les pages que je lus jusqu’à ce que la fatigue me fermât les yeux : « Avant-hier tombe ici, pour m’emmener dîner chez lui, Verdurin, l’ancien critique de la Revue, l’auteur de ce livre sur Whistler où vraiment le faire, le coloriage artiste de l’original Américain est souvent rendu avec une grande délicatesse par l’amoureux de tous les raffinements, de toutes les joliesses de la chose peinte qu’est Verdurin. Et tandis que je m’habille pour le suivre, c’est, de sa part, tout un récit où il y a, par moments, comme l’épellement apeuré d’une confession sur le renoncement à écrire aussitôt après son mariage avec la « Madeleine » de Fromentin, renoncement qui serait dû à l’habitude de la morphine et aurait eu cet effet, au dire de Verdurin, que la plupart des habitués du salon de sa femme, ne sachant même pas que le mari eût jamais écrit, lui parlaient de Charles Blanc, de Saint-Victor, de Sainte-Beuve, de Burty, comme d’individus auxquels ils le croyaient, lui, tout à fait inférieur. « Voyons, vous Goncourt, vous savez bien, et Gautier le savait aussi, que mes salons étaient autre chose que ces piteux Maîtres d’autrefois crus un chef-d’œuvre dans la famille de ma femme. » Puis, par un crépuscule où il y a près des tours du Trocadéro comme le dernier allumement d’une lueur qui en fait des tours absolument pareilles aux tours enduites de gelée de groseille des anciens pâtissiers, la causerie continue dans la voiture qui doit nous conduire quai Conti où est leur hôtel, que son possesseur prétend être l’ancien hôtel des Ambassadeurs de Venise et où il y aurait un fumoir dont Verdurin me parle comme d’une salle transportée telle quelle, à la façon des Mille et une Nuits, d’un célèbre palazzo, dont j’oublie le nom, palazzo à la margelle du puits représentant un couronnement de la Vierge que Verdurin soutient être absolument du plus beau Sansovino et qui servirait, pour leurs invités, à jeter la cendre de leurs cigares. Et ma foi, quand nous arrivons, dans le glauque et le diffus d’un clair de lune vraiment semblable à ceux dont la peinture classique abrite Venise, et sur lequel la coupole silhouettée de l’Institut fait penser à la Salute dans les tableaux de Guardi, j’ai un peu l’illusion d’être au bord du Grand Canal. L’illusion est entretenue par la construction de l’hôtel où du premier étage on ne voit pas le quai et par le dire évocateur du maître de maison affirmant que le nom de la rue du Bac – du diable si j’y avais jamais pensé – viendrait du bac sur lequel des religieuses d’autrefois, les Miramiones, se rendaient aux offices de Notre-Dame. Tout un quartier où a flâné mon enfance quand ma tante de Courmont l’habitait, et que je me prends à « raimer » en retrouvant, presque contiguë à l’hôtel des Verdurin, l’enseigne du « Petit Dunkerque », une des rares boutiques survivant ailleurs que vignettées dans le crayonnage et les frottis de Gabriel de Saint-Aubin, où le XVIIIe siècle curieux venait asseoir ses moments d’oisiveté pour le marchandage des jolités françaises et étrangères et « tout ce que les arts produisent de plus nouveau », comme dit une facture de ce Petit Dunkerque, facture dont nous sommes seuls, je crois, Verdurin et moi, à posséder une épreuve et qui est bien un des volants chefsd’œuvre de papier ornementé sur lequel le règne de Louis XV faisait ses comptes, avec son en-tête représentant une mer toute vagueuse, chargée de vaisseaux, une mer aux vagues ayant l’air d’une illustration de l’Edition des Fermiers Généraux de l’Huître et des Plaideurs. La maîtresse de la maison, qui va me placer à côté d’elle, me dit aimablement avoir fleuri sa table rien qu’avec des chrysanthèmes japonais, mais des chrysanthèmes disposés en des vases qui seraient de rarissimes chefs-d’œuvre, l’un entre autres, fait de bronze, sur lequel des pétales en cuivre rougeâtre sembleraient être la vivante effeuillaison de la fleur. Il y a là Cottard, le docteur et sa femme, le sculpteur polonais Viradobetski, Swann le collectionneur, une grande dame russe, une princesse au nom en or qui m’échappe, et Cottard me souffle à l’oreille que c’est elle qui aurait tiré à bout portant sur l’archiduc Rodolphe et d’après qui j’aurais en Galicie et dans tout le nord de la Pologne une situation absolument exceptionnelle, une jeune fille ne consentant jamais à promettre sa main sans savoir si son fiancé est un admirateur de la Faustin. « Vous ne pouvez pas comprendre cela, vous autres Occidentaux – jette en manière de conclusion la princesse, qui me fait l’effet, ma foi, d’une intelligence tout à fait supérieure – cette pénétration par un écrivain de l’intimité de la femme. » Un homme au menton et aux lèvres rasés, aux favoris de maître d’hôtel, débitant sur un ton de condescendance des plaisanteries de professeur de seconde qui fraye avec les premiers de sa classe pour la Saint-Charlemagne, et c’est Brichot, l’universitaire. A mon nom prononcé par Verdurin, il n’a pas une parole qui marque qu’il connaisse nos livres, et c’est en moi un découragement colère éveillé par cette conspiration qu’organise contre nous la Sorbonne, apportant, jusque dans l’aimable logis où je suis fêté, la contradiction, l’hostilité d’un silence voulu. Nous passons à table et c’est alors un extraordinaire défilé d’assiettes qui sont tout bonnement des chefs-d’œuvre de l’art du porcelainier, celui dont, pendant un repas délicat, l’attention chatouillée d’un amateur écoute le plus complaisamment le bavardage artiste – des assiettes de Yung-Tsching à la couleur capucine de leurs rebords, au bleuâtre, à l’effeuillé turgide de leurs iris d’eau, à la traversée, vraiment décoratoire, par l’aurore d’un vol de martins-pêcheurs et de grues, aurore ayant tout à fait ces tons matutinaux qu’entre-regarde quotidiennement, boulevard Montmorency, mon réveil – des assiettes de Saxe plus mièvres dans le gracieux de leur faire, à l’endormement, à l’anémie de leurs roses tournées au violet, au déchiquetage lie-de-vin d’une tulipe, au rococo d’un œillet ou d’un myosotis – des assiettes de Sèvres engrillagées par le fin guillochis de leurs cannelures blanches, verticillées d’or, ou que noue, sur l’àplat crémeux de la pâte, le galant relief d’un ruban d’or – enfin toute une argenterie où courent ces myrtes de Luciennes que reconnaîtrait la Dubarry. Et ce qui est peut-être aussi rare, c’est la qualité vraiment tout à fait remarquable des choses qui sont servies là dedans, un manger finement mijoté, tout un fricoté comme les Parisiens, il faut le dire bien haut, n’en ont jamais dans les plus grands dîners, et qui me rappelle certains cordons bleus de Jean d’Heurs. Même le foie gras n’a aucun rapport avec la fade mousse qu’on sert habituellement sous ce nom, et je ne sais pas beaucoup d’endroits où la simple salade de pommes de terre est faite ainsi de pommes de terre ayant la fermeté de boutons d’ivoire japonais, le patiné de ces petites cuillers d’ivoire avec lesquelles les Chinoises versent l’eau sur le poisson qu’elles viennent de pêcher. Dans le verre de Venise que j’ai devant moi, une riche bijouterie de rouges est mise par un extraordinaire Léoville acheté à la vente de M. Montalivet et c’est un amusement pour l’imagination de l’œil et aussi, je ne crains pas de le dire, pour l’imagination de ce qu’on appelait autrefois la gueule, de voir apporter une barbue qui n’a rien des barbues pas fraîches qu’on sert sur les tables les plus luxueuses et qui ont pris dans les retards du voyage le modelage sur leur dos de leurs arêtes ; une barbue qu’on sert non avec la colle à pâte que préparent, sous le nom de sauce blanche, tant de chefs de grande maison, mais avec de la véritable sauce blanche, faite avec du beurre à cinq francs la livre ; de voir apporter cette barbue dans un merveilleux plat Tching-Hon traversé par les pourpres rayages d’un coucher de soleil sur une mer où passe la navigation drolatique d’une bande de langoustes, au pointillis grumeleux si extraordinairement rendu qu’elles semblent avoir été moulées sur des carapaces vivantes, plat dont le marli est fait de la pêche à la ligne par un petit Chinois d’un poisson qui est un enchantement de nacreuse couleur par l’argentement azuré de son ventre. Comme je dis à Verdurin le délicat plaisir que ce doit être pour lui que cette raffinée mangeaille dans cette collection comme aucun prince n’en possède à l’heure actuelle derrière ses vitrines : « On voit bien que vous ne le connaissez pas », me jette mélancoliquement la maîtresse de maison, et elle me parle de son mari comme d’un original maniaque, indifférent à toutes ces jolités, « un maniaque, répète-t-elle, oui, absolument cela, un maniaque qui aurait plutôt l’appétit d’une bouteille de cidre, bue dans la fraîcheur un peu encanaillée d’une ferme normande ». Et la charmante femme à la parole vraiment amoureuse des colorations d’une contrée nous parle avec un enthousiasme débordant de cette Normandie qu’ils ont habitée, une Normandie qui serait un immense parc anglais, à la fragrance de ses hautes futaies à la Lawrence, au velours cryptomeria, dans leur bordure porcelainée d’hortensias roses, de ses pelouses naturelles, au chiffonnage de roses soufre dont la retombée sur une porte de paysans, où l’incrustation de deux poiriers enlacés simule une enseigne tout à fait ornementale, fait penser à la libre retombée d’une branche fleurie dans le bronze d’une applique de Gouthière, une Normandie qui serait absolument insoupçonnée des Parisiens en vacances et que protège la barrière de chacun de ses clos, barrières que les Verdurin me confessent ne pas s’être fait faute de lever toutes. A la fin du jour, dans un éteignement sommeilleux de toutes les couleurs où la lumière ne serait plus donnée que par une mer presque caillée ayant le bleuâtre du petit lait – mais non, rien de la mer que vous connaissez, proteste ma voisine frénétiquement, en réponse à mon dire que Flaubert nous avait menés, mon frère et moi, à Trouville, rien, absolument rien, il faudra venir avec moi, sans cela vous ne saurez jamais – ils rentraient, à travers les vraies forêts en fleurs de tulle rose que faisaient les rhododendrons, tout à fait grisés par l’odeur des jardineries qui donnaient au mari d’abominables crises d’asthme – oui, insista-t-elle, c’est cela, de vraies crises d’asthme. » « Là-dessus, l’été suivant, ils revenaient, logeant toute une colonie d’artistes dans une admirable habitation moyenâgeuse que leur faisait un cloître ancien loué par eux, pour rien. Et, ma foi, en entendant cette femme qui, en passant par tant de milieux vraiment distingués, a gardé pourtant dans sa parole un peu de la verdeur de la parole d’une femme du peuple, une parole qui vous montre les choses avec la couleur que votre imagination y voit, l’eau me vient à la bouche de la vie qu’elle me confesse avoir menée làbas, chacun travaillant dans sa cellule, et où, dans le salon, si vaste qu’il possédait deux cheminées, tout le monde venait avant le déjeuner pour des causeries tout à fait supérieures, mêlées de petits jeux, me refaisant penser à celles qu’évoque ce chef-d’œuvre de Diderot, les lettres à Mademoiselle Volland. Puis, après le déjeuner, tout le monde sortait, même les jours de grains dans le coup de soleil, le rayonnement d’une ondée lignant de son filtrage lumineux les nodosités d’un magnifique départ de hêtres centenaires qui mettaient devant la grille le beau végétal affectionné par le XVIIIe siècle, et d’arbustes ayant pour boutons fleurissants dans la suspension de leurs rameaux des gouttes de pluie. On s’arrêtait pour écouter le délicat barbotis, énamouré de fraîcheur, d’un bouvreuil se baignant dans la mignonne baignoire minuscule de nymphembourg qu’est la corolle d’une rose blanche. Et comme je parle à Mme Verdurin des paysages et des fleurs de là-bas délicatement pastellisés par Elstir : « Mais c’est moi qui lui ai fait connaître tout cela, jette-t-elle avec un redressement colère de la tête, tout vous entendez bien, tout, les coins curieux, tous les motifs, je le lui ai jeté à la face quand il nous a quittés, n’est-ce pas, Auguste ? tous les motifs qu’il a peints. Les objets, il les a toujours connus, cela il faut être juste, il faut le reconnaître. Mais les fleurs, il n’en avait jamais vu, il ne savait pas distinguer un althéa d’une passerose. C’est moi qui lui ai appris à reconnaître, vous n’allez pas me croire, à reconnaître le jasmin. » Et il faut avouer qu’il y a quelque chose de curieux à penser que le peintre des fleurs que les amateurs d’art nous citent aujourd’hui comme le premier, comme supérieur même à FantinLatour, n’aurait peut-être jamais, sans la femme qui est là, su peindre un jasmin. « Oui, ma parole, le jasmin ; toutes les roses qu’il a faites, c’est chez moi ou bien c’est moi qui les lui apportais. On ne l’appelait chez nous que Monsieur Tiche. Demandez à Cottard, à Brichot, à tous les autres, si on le traitait ici en grand homme. Luimême en aurait ri. Je lui apprenais à disposer ses fleurs ; au commencement il ne pouvait pas en venir à bout. Il n’a jamais su faire un bouquet. Il n’avait pas de goût naturel pour choisir, il fallait que je lui dise : « Non, ne peignez pas cela, cela n’en vaut pas la peine, peignez ceci. » Ah ! s’il nous avait écoutés aussi pour l’arrangement de sa vie comme pour l’arrangement de ses fleurs et s’il n’avait pas fait ce sale mariage ! » Et brusquement, les yeux enfiévrés par l’absorption d’une rêverie tournée vers le passé, avec le nerveux taquinage, dans l’allongement maniaque de ses phalanges, du floche des manches de son corsage, c’est, dans le contournement de sa pose endolorie, comme un admirable tableau qui n’a, je crois, jamais été peint, et où se liraient toute la révolte contenue, toutes les susceptibilités rageuses d’une amie outragée dans les délicatesses, dans la pudeur de la femme. Là-dessus elle nous parle de l’admirable portrait qu’Elstir a fait pour elle, le portrait de la famille Collard, portrait donné par elle au Luxembourg au moment de sa brouille avec le peintre, confessant que c’est elle qui a donné au peintre l’idée de faire l’homme en habit pour obtenir tout ce beau bouillonnement du linge et qui a choisi la robe de velours de la femme, robe faisant un appui au milieu de tout le papillotage des nuances claires des tapis, des fleurs, des fruits, des robes de gaze des fillettes pareilles à des tutus de danseuses. Ce serait elle aussi qui aurait donné l’idée de ce coiffage, idée dont on a fait ensuite honneur à l’artiste, idée qui consistait, en somme, à peindre la femme, non pas en représentation mais surprise dans l’intime de sa vie de tous les jours. « Je lui disais : Mais dans la femme qui se coiffe, qui s’essuie la figure, qui se chauffe les pieds, quand elle ne croit pas être vue, il y a un tas de mouvements intéressants, des mouvements d’une grâce tout à fait léonardesque ! » Mais sur un signe de Verdurin indiquant le réveil de ces indignations comme malsain pour la grande nerveuse que serait au fond sa femme, Swann me fait admirer le collier de perles noires porté par la maîtresse de la maison et achetées par elle, toutes blanches, à la vente d’un descendant de Mme de La Fayette à qui elles auraient été données par Henriette d’Angleterre, perles devenues noires à la suite d’un incendie qui détruisit une partie de la maison que les Verdurin habitaient dans une rue dont je ne me rappelle plus le nom, incendie après lequel fut retrouvé le coffret où étaient ces perles, mais devenues entièrement noires. « Et je connais le portrait de ces perles, aux épaules mêmes de Mme de La Fayette, oui, parfaitement, leur portrait, insista Swann devant les exclamations des convives un brin ébahis, leur portrait authentique, dans la collection du duc de Guermantes. » Une collection qui n’a pas son égale au monde, proclame-t-il, et que je devrais aller voir, une collection héritée par le célèbre duc, qui était son neveu préféré, de Mme de Beausergent sa tante, de Mme de Beausergent depuis Mme d’Hayfeld, la sœur de la marquise de Villeparisis et de la princesse de Hanovre. Mon frère et moi nous l’avons tant aimé autrefois sous les traits du charmant bambin appelé Basin, qui est bien en effet le prénom du duc. Là-dessus, le docteur Cottard, avec une finesse qui décèle chez lui l’homme tout à fait distingué, ressaute à l’histoire des perles et nous apprend que des catastrophes de ce genre produisent dans le cerveau des gens des altérations tout à fait pareilles à celles qu’on remarque dans la matière inanimée et cite d’une façon vraiment plus philosophique que ne feraient bien des médecins le propre valet de chambre de Mme Verdurin qui, dans l’épouvante de cet incendie où il avait failli périr, était devenu un autre homme, ayant une écriture tellement changée qu’à la première lettre que ses maîtres, alors en Normandie, reçurent de lui leur annonçant l’événement, ils crurent à la mystification d’un farceur. Et pas seulement une autre écriture, selon Cottard, qui prétend que de sobre cet homme était devenu si abominablement pochard que Mme Verdurin avait été obligée de le renvoyer. Et la suggestive dissertation passa, sur un signe gracieux de la maîtresse de maison, de la salle à manger au fumoir vénitien dans lequel Cottard me dit avoir assisté à de véritables dédoublements de la personnalité, nous citant le cas d’un de ses malades, qu’il s’offre aimablement à m’amener chez moi et à qui il suffisait qu’il touchât les tempes pour l’éveiller à une seconde vie, vie pendant laquelle il ne se rappelait rien de la première, si bien que, très honnête homme dans celle-là, il y aurait été plusieurs fois arrêté pour des vols commis dans l’autre où il serait tout simplement un abominable gredin. Sur quoi Mme Verdurin remarque finement que la médecine pourrait fournir des sujets plus vrais à un théâtre où la cocasserie de l’imbroglio reposerait sur des méprises pathologiques, ce qui, de fil en aiguille, amène Mme Cottard à narrer qu’une donnée toute semblable a été mise en œuvre par un amateur qui est le favori des soirées de ses enfants, l’Ecossais Stevenson, un nom qui met dans la bouche de Swann cette affirmation péremptoire : « Mais c’est tout à fait un grand écrivain, Stevenson, je vous assure, M. de Goncourt, un très grand, l’égal des plus grands. » Et comme, sur mon émerveillement des plafonds à caissons écussonnés provenant de l’ancien palazzo Barberini, de la salle où nous fumons, je laisse percer mon regret du noircissement progressif d’une certaine vasque par la cendre de nos « londrès », Swann, ayant raconté que des taches pareilles attestent sur les livres ayant appartenu à Napoléon Ier, livres possédés, malgré ses opinions antibonapartistes, par le duc de Guermantes, que l’empereur chiquait, Cottard, qui se révèle un curieux vraiment pénétrant en toutes choses, déclare que ces taches ne viennent pas du tout de cela – mais là, pas du tout, insiste-t-il avec autorité – mais de l’habitude qu’il avait d’avoir toujours dans la main, même sur les champs de bataille, des pastilles de réglisse, pour calmer ses douleurs de foie. « Car il avait une maladie de foie et c’est de cela qu’il est mort, conclut le docteur. » Je m’arrêtai là, car je partais le lendemain et, d’ailleurs, c’était l’heure où me réclamait l’autre maître au service de qui nous sommes chaque jour, pour une moitié de notre temps. La tâche à laquelle il nous astreint, nous l’accomplissons les yeux fermés. Tous les matins il nous rend à notre autre maître, sachant que sans cela nous nous livrerions mal à la sienne. Curieux, quand notre esprit a rouvert ses yeux, de savoir ce que nous avons bien pu faire chez le maître qui étend ses esclaves avant de les mettre à une besogne précipitée, les plus malins, à peine la tâche finie, tâchent de subrepticement regarder. Mais le sommeil lutte avec eux de vitesse pour faire disparaître les traces de ce qu’ils voudraient voir. Et depuis tant de siècles, nous ne savons pas grand’chose là-dessus. – Je fermai donc le journal des Goncourt. Prestige de la littérature ! J’aurais voulu revoir les Cottard, leur demander tant de détails sur Elstir, aller voir la boutique du Petit Dunkerque si elle existait encore, demander la permission de visiter cet hôtel des Verdurin où j’avais dîné. Mais j’éprouvais un vague trouble. Certes, je ne m’étais jamais dissimulé que je ne savais pas écouter ni, dès que je n’étais plus seul, regarder ; une vieille femme ne montrait à mes yeux aucune espèce de collier de perles et ce qu’on en disait n’entrait pas dans mes oreilles. Tout de même, ces êtres-là, je les avais connus dans la vie quotidienne, j’avais souvent dîné avec eux, c’étaient les Verdurin, c’était le duc de Guermantes, c’étaient les Cottard, chacun d’eux m’avait paru aussi commun qu’à ma grand’mère ce Basin dont elle ne se doutait guère qu’il était le neveu chéri, le jeune héros délicieux, de Mme de Beausergent, chacun d’eux m’avait semblé insipide ; je me rappelais les vulgarités sans nombre dont chacun était composé… « Et que tout cela fît un astre dans la nuit ! ! ! » Je résolus de laisser provisoirement de côté les objections qu’avaient pu faire naître en moi contre la littérature ces pages des Goncourt. Même en mettant de côté l’indice individuel de naïveté qui est frappant chez le mémorialiste, je pouvais d’ailleurs me rassurer à divers points de vue. D’abord, en ce qui me concernait personnellement, mon incapacité de regarder et d’écouter, que le journal cité avait si péniblement illustrée pour moi, n’était pourtant pas totale. Il y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais c’était un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui faisait sa nourriture et sa joie. Alors le personnage regardait et écoutait, mais à une certaine profondeur seulement, de sorte que l’observation n’en profitait pas. Comme un géomètre qui, dépouillant les choses de leurs qualités sensibles, ne voit que leur substratum linéaire, ce que racontaient les gens m’échappait, car ce qui m’intéressait, c’était non ce qu’ils voulaient dire, mais la manière dont ils le disaient, en tant qu’elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules ; ou plutôt c’était un objet qui avait toujours été plus particulièrement le but de ma recherche parce qu’il me donnait un plaisir spécifique, le point qui était commun à un être et à un autre. Ce n’était que quand je l’apercevais que mon esprit – jusque-là sommeillant, même derrière l’activité apparente de ma conversation, dont l’animation masquait pour les autres un total engourdissement spirituel – se mettait tout à coup joyeusement en chasse, mais ce qu’il poursuivait alors – par exemple l’identité du salon Verdurin dans divers lieux et divers temps – était situé à miprofondeur, au delà de l’apparence elle-même, dans une zone un peu plus en retrait. Aussi le charme apparent, copiable, des êtres m’échappait parce que je n’avais plus la faculté de m’arrêter à lui, comme le chirurgien qui, sous le poli d’un ventre de femme, verrait le mal interne qui le ronge. J’avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que quand je croyais les regarder je les radiographiais. Il en résultait qu’en réunissant toutes les remarques que j’avais pu faire dans un dîner sur les convives, le dessin des lignes tracées par moi figurait un ensemble de lois psychologiques où l’intérêt propre qu’avait eu dans ses discours le convive ne tenait presque aucune place. Mais cela enlevait-il tout mérite à mes portraits puisque je ne les donnais pas pour tels ? Si l’un de ces portraits, dans le domaine de la peinture, met en évidence certaines vérités relatives au volume, à la lumière, au mouvement, cela fait-il qu’il soit nécessairement inférieur à tel portrait ne lui ressemblant aucunement de la même personne, dans lequel mille détails qui sont omis dans le premier seront minutieusement relatés, deuxième portrait d’où l’on pourra conclure que le modèle était ravissant tandis qu’on l’eût cru laid dans le premier, ce qui peut avoir une importance documentaire et même historique, mais n’est pas nécessairement une vérité d’art. Puis ma frivolité, dès que je n’étais pas seul, me faisait désirer de plaire, plus désireux d’amuser en bavardant que de m’instruire en écoutant, à moins que je ne fusse allé dans le monde pour interroger sur quelque point d’art, ou quelque soupçon jaloux qui m’avait occupé l’esprit avant ! Mais j’étais incapable de voir ce dont le désir n’avait pas été éveillé en moi par quelque lecture, ce dont je n’avais pas d’avance désiré moi-même le croquis que je désirais ensuite confronter avec la réalité. Que de fois, je le savais bien, même si cette page de Goncourt ne me l’eût pas appris, je suis resté incapable d’accorder mon attention à des choses ou à des gens qu’ensuite, une fois que leur image m’avait été présentée dans la solitude par un artiste, j’aurais fait des lieues, risqué la mort pour retrouver. Alors mon imagination était partie, avait commencé à peindre. Et ce devant quoi j’avais bâillé l’année d’avant, je me disais avec angoisse, le contemplant d’avance, le désirant : « Sera-t-il vraiment impossible de le voir ? Que ne donnerais-je pas pour cela ! » Quand on lit des articles sur des gens, même simplement des gens du monde, qualifiés de « derniers représentants d’une société dont il n’existe plus aucun témoin », sans doute on peut s’écrier : « Dire que c’est d’un être si insignifiant qu’on parle avec tant d’abondance et d’éloges ! c’est cela que j’aurais déploré de ne pas avoir connu si je n’avais fait que lire les journaux et les revues, et si je n’avais pas vu « l’homme », mais j’étais plutôt tenté en lisant de telles pages dans les journaux de penser : « Quel malheur – alors que j’étais seulement préoccupé de retrouver Gilberte ou Albertine – que je n’aie pas fait plus attention à ce monsieur, je l’avais pris pour un raseur du monde, pour un simple figurant, c’était une figure ! » Cette disposition-là, les pages de Goncourt que je lus me la firent regretter. Car peut-être j’aurais pu conclure d’elles que la vie apprend à rabaisser le prix de la lecture, et nous montre que ce que l’écrivain nous vante ne valait pas grand’chose ; mais je pouvais tout aussi bien en conclure que la lecture, au contraire, nous apprend à relever la valeur de la vie, valeur que nous n’avons pas su apprécier et dont nous nous rendons compte seulement par le livre combien elle était grande. A la rigueur, nous pouvons nous consoler de nous être peu plu dans la société d’un Vinteuil, d’un Bergotte, puisque le bourgeoisisme pudibond de l’un, les défauts insupportables de l’autre ne prouvent rien contre eux, puisque leur génie est manifesté par leurs œuvres ; de même la prétentieuse vulgarité d’un Elstir à ses débuts. Ainsi le journal des Goncourt m’avait fait découvrir qu’Elstir n’était autre que le « Monsieur Tiche » qui avait tenu jadis de si exaspérants discours à Swann, chez les Verdurin. Mais quel est l’homme de génie qui n’a pas adopté les irritantes façons de parler des artistes de sa bande, avant d’arriver (comme c’était venu pour Elstir et comme cela arrive rarement) à un bon goût supérieur. Les lettres de Balzac, par exemple, ne sont-elles pas semées de termes vulgaires que Swann eût souffert mille morts d’employer ? Et cependant il est probable que Swann, si fin, si purgé de tout ridicule haïssable, eût été incapable d’écrire la Cousine Bette et le Curé de Tours. Que ce soit donc les Mémoires qui aient tort de donner du charme à leur société alors qu’elle nous a déplu est un problème de peu d’importance, puisque, même si c’est l’écrivain de Mémoires qui se trompe, cela ne prouve rien contre la valeur de la vie qui produit de tels génies et qui n’existait pas moins dans les œuvres de Vinteuil, d’Elstir et de Bergotte. Tout à l’autre extrémité de l’expérience, quand je voyais que les plus curieuses anecdotes, qui font la matière inépuisable, divertissement des soirées solitaires pour le lecteur, du journal des Goncourt, lui avaient été contées par ces convives que nous eussions à travers ces pages envié de connaître et qui ne m’avaient pas laissé à moi trace d’un souvenir intéressant, cela n’était pas trop inexplicable encore. Malgré la naïveté de Goncourt, qui concluait de l’intérêt de ces anecdotes à la distinction probable de l’homme qui les contait, il pouvait très bien se faire que des hommes médiocres eussent eu dans leur vie, ou entendu raconter, des choses curieuses et les contassent à leur tour. Goncourt savait écouter, comme il savait voir ; je ne le savais pas. D’ailleurs, tous ces faits auraient eu besoin d’être jugés un à un M. de Guermantes ne m’avait certes pas donné l’impression de cet adorable modèle des grâces juvéniles que ma grand’mère eût tant voulu connaître et me proposait comme modèle inimitable d’après les Mémoires de Mme de Beausergent. Mais il faut songer que Basin avait alors sept ans, que l’écrivain était sa tante, et que même les maris qui doivent divorcer quelques mois après vous font un grand éloge de leur femme. Une des plus jolies poésies de SainteBeuve est consacrée à l’apparition devant une fontaine d’une jeune enfant couronnée de tous les dons et de toutes les grâces, la jeune Mlle de Champlâtreux, qui ne devait pas avoir alors dix ans. Malgré toute la tendre vénération que le poète de génie qu’est la comtesse de Noailles portait à sa belle-mère, la duchesse de Noailles, née Champlâtreux, il est possible, si elle avait eu à en faire le portrait, que celui-ci eût contrasté assez vivement avec celui que SainteBeuve en traçait cinquante ans plus tôt. Ce qui eût peut-être été plus troublant, c’était l’entre-deux, c’étaient ces gens desquels ce qu’on dit implique, chez eux, plus que la mémoire qui a su retenir une anecdote curieuse, sans que pourtant on ait, comme pour les Vinteuil, les Bergotte, le recours de les juger sur leur œuvre ; ils n’en ont pas créé, ils en ont seulement – à notre grand étonnement à nous qui les trouvions si médiocres – inspiré. Passe encore que le salon qui, dans les musées, donnera la plus grande impression d’élégance, depuis les grandes peintures de la Renaissance, soit celui de la petite bourgeoise ridicule que j’eusse, si je ne l’avais pas connue, rêvé devant le tableau de pouvoir approcher dans la réalité, espérant apprendre d’elle les secrets les plus précieux que l’art du peintre, que sa toile ne me donnaient pas et de qui la pompeuse traîne de velours et de dentelles est un morceau de peinture comparable aux plus beaux du Titien. Si j’avais compris jadis que ce n’est pas le plus spirituel, le plus instruit, le mieux relationné des hommes, mais celui qui sait devenir miroir et peut refléter ainsi sa vie, fût-elle médiocre, qui devient un Bergotte (les contemporains le tinssent-ils pour moins homme d’esprit que Swann et moins savant que Brichot), on peut souvent à plus forte raison en dire autant des modèles de l’artiste. Dans l’éveil de l’amour de la beauté, chez l’artiste, qui peut tout peindre, de l’élégance où il pourra trouver de si beaux motifs, le modèle lui sera fourni par des gens un peu plus riches que lui, chez qui il trouvera ce qu’il n’a pas d’habitude dans son atelier d’homme de génie méconnu qui vend ses toiles cinquante francs, un salon avec des meubles recouverts de vieille soie, beaucoup de lampes, de belles fleurs, de beaux fruits, de belles robes – gens modestes relativement, ou qui le paraîtraient à des gens vraiment brillants (qui ne connaissent même pas leur existence), mais qui, à cause de cela, sont plus à portée de connaître l’artiste obscur, de l’apprécier, de l’inviter, de lui acheter ses toiles, que les gens de l’aristocratie qui se font peindre, comme le Pape et les chefs d’Etat, par les peintres académiciens. La poésie d’un élégant foyer et des belles toilettes de notre temps ne se trouvera-t-elle pas plutôt, pour la postérité, dans le salon de l’éditeur Charpentier par Renoir que dans le portrait de la princesse de Sagan ou de la comtesse de la Rochefoucauld par Cotte ou Chaplin ? Les artistes qui nous ont donné les plus grandes visions d’élégance en ont recueilli les éléments chez des gens qui étaient rarement les grands élégants de leur époque, lesquels se font rarement peindre par l’inconnu porteur d’une beauté qu’ils ne peuvent pas distinguer sur ses toiles, dissimulée qu’elle est par l’interposition d’un poncif de grâce surannée qui flotte dans l’œil du public comme ces visions subjectives que le malade croit effectivement posées devant lui. Mais que ces modèles médiocres que j’avais connus eussent en outre inspiré, conseillé certains arrangements qui m’avaient enchanté, que la présence de tel d’entre eux dans les tableaux fût plus que celle d’un modèle, mais d’un ami qu’on veut faire figurer dans ses toiles, c’était à se demander si tous les gens que nous regrettons de ne pas avoir connus parce que Balzac les peignait dans ses livres ou les leur dédiait en hommage d’admiration, sur lesquels SainteBeuve ou Baudelaire firent leurs plus jolis vers, si, à plus forte raison, toutes les Récamier, toutes les Pompadour ne m’eussent pas paru d’insignifiantes personnes, soit par une infirmité de ma nature, ce qui me faisait alors enrager d’être malade et de ne pouvoir retourner voir tous les gens que j’avais méconnus, soit qu’elles ne dussent leur prestige qu’à une magie illusoire de la littérature, ce qui forçait à changer de dictionnaire pour lire et me consolait de devoir d’un jour à l’autre, à cause des progrès que faisait mon état maladif, rompre avec la société, renoncer au voyage, aux musées, pour aller me soigner dans une maison de santé. Peut-être, pourtant, ce côté mensonger, ce faux-jour n’existe-t-il dans les Mémoires que quand ils sont trop récents, trop près des réputations, qui plus tard s’anéantiront si vite, aussi bien intellectuelles que mondaines. (Et si l’érudition essaye alors de réagir contre cet ensevelissement, parvient- elle à détruire un sur mille de ces oublis qui vont s’entassant ?) Ces idées, tendant, les unes à diminuer, les autres à accroître mon regret de ne pas avoir de dons pour la littérature, ne se présentèrent plus à ma pensée pendant les longues années que je passai à me soigner, loin de Paris, dans une maison de santé où, d’ailleurs, j’avais tout à fait renoncé au projet d’écrire, jusqu’à ce que celle-ci ne pût plus trouver de personnel médical, au commencement de 1916. Je rentrai alors dans un Paris bien différent de celui où j’étais déjà revenu une première fois, comme on le verra tout à l’heure, en août 1914, pour subir une visite médicale, après quoi j’avais rejoint ma maison de santé. q Chapitre 2 M. de Charlus pendant la guerre ; ses opinions, ses plaisirs U n des premiers soirs dès mon nouveau retour à Paris en 1916, ayant envie d’entendre parler de la seule chose qui m’intéressait alors, la guerre, je sortis, après le dîner, pour aller voir Mme Verdurin, car elle était, avec Mme Bontemps, une des reines de ce Paris de la guerre qui faisait penser au Directoire. Comme par l’ensemencement d’une petite quantité de levure, en apparence de génération spontanée, des jeunes femmes allaient tout le jour coiffées de hauts turbans cylindriques comme aurait pu l’être une contemporaine de Mme Tallien. Par civisme, ayant des tuniques égyptiennes droites, sombres, très « guerre », sur des jupes très courtes, elles chaussaient des lanières rappelant le cothurne selon Talma, ou de hautes guêtres rappelant celles de nos chers combattants ; c’est, disaient-elles, parce qu’elles n’oubliaient pas qu’elles devaient réjouir les yeux de ces combattants qu’elles se paraient encore, non seulement de toilettes « floues », mais encore de bijoux évoquant les armées par leur thème décoratif, si même leur matière ne venait pas des armées, n’avait pas été travaillée aux armées ; au lieu d’ornements égyptiens rappelant la campagne d’Egypte, c’étaient des bagues ou des bracelets faits avec des fragments d’obus ou des ceintures de 75, des allumecigarettes composés de deux sous anglais, auxquels un militaire était arrivé à donner, dans sa cagna, une patine si belle que le profil de la reine Victoria y avait l’air tracé par Pisanello ; c’est encore parce qu’elles y pensaient sans cesse, disaient-elles, qu’elles portaient à peine le deuil quand l’un des leurs tombait, sous le prétexte qu’il était « mêlé de fierté », ce qui permettait un bonnet de crêpe anglais blanc (du plus gracieux effet et autorisant tous les espoirs), dans l’invincible certitude du triomphe définitif, et permettait ainsi de remplacer le cachemire d’autrefois par le satin et la mousseline de soie, et même de garder ses perles, « tout en observant le tact et la correction qu’il est inutile de rappeler à des Françaises ». Le Louvre, tous les musées étaient fermés, et quand on lisait en tête d’un article de journal : « Une exposition sensationnelle », on pouvait être sûr qu’il s’agissait d’une exposition non de tableaux, mais de robes, de robes destinées, d’ailleurs, à éveiller « ces délicates joies d’art dont les Parisiennes étaient depuis trop longtemps sevrées ». C’est ainsi que l’élégance et le plaisir avaient repris ; l’élégance, à défaut des arts, cherchait à s’excuser comme ceux-ci en 1793, année où les artistes exposant au Salon révolutionnaire proclamaient que ce serait à tort qu’il paraîtrait « étrange à d’austères républicains que nous nous occupions des arts quand l’Europe coalisée assiège le territoire de la liberté ». Ainsi faisaient en 1916 les couturiers qui, d’ailleurs, avec une orgueilleuse conscience d’artistes, avouaient que « chercher du nouveau, s’écarter de la banalité, préparer la victoire, dégager pour les générations d’après la guerre une formule nouvelle du beau, telle était l’ambition qui les tourmentait, la chimère qu’ils poursuivaient, ainsi qu’on pouvait s’en rendre compte en venant visiter leurs salons délicieusement installés rue de la… , où effacer par une note lumineuse et gaie les lourdes tristesses de l’heure semble être le mot d’ordre, avec la discrétion toutefois qu’imposent les circonstances. Les tristesses de l’heure, il est vrai, pourraient avoir raison des énergies féminines si nous n’avions tant de hauts exemples de courage et d’endurance à méditer. Aussi en pensant à nos combattants qui au fond de leur tranchée rêvent de plus de confort et de coquetterie pour la chère absente laissée au foyer, ne cesserons-nous pas d’apporter toujours plus de recherche dans la création de robes répondant aux nécessités du moment. La vogue, cela se conçoit, est surtout aux maisons anglaises, donc alliées, et on raffole cette année de la robe-tonneau dont le joli abandon nous donne à toutes un amusant petit cachet de rare distinction. Ce sera même une des plus heureuses conséquences de cette triste guerre, ajoutait le charmant chroniqueur (en attendant la reprise des provinces perdues, le réveil du sentiment national), ce sera même une des plus heureuses conséquences de cette guerre que d’avoir obtenu de jolis résultats en fait de toilette, sans luxe inconsidéré et de mauvais aloi, avec très peu de chose, d’avoir créé de la coquetterie avec des riens. A la robe du grand couturier éditée à plusieurs exemplaires on préfère en ce moment les robes faites chez soi, parce qu’affirmant l’esprit, le goût et les tendances indiscutables de chacun. » Quant à la charité, en pensant à toutes les misères nées de l’invasion, à tant de mutilés, il était bien naturel qu’elle fût obligée de se faire « plus ingénieuse encore », ce qui obligeait les dames à hauts turbans à passer la fin de l’aprèsmidi dans les thés autour d’une table de bridge, en commentant les nouvelles du « front », tandis qu’à la porte les attendaient leurs automobiles ayant sur le siège un beau militaire qui bavardait avec le chasseur. Ce n’était pas, du reste, seulement les coiffures surmontant les visages de leur étrange cylindre qui étaient nouvelles. Les visages l’étaient aussi. Les dames à nouveaux chapeaux étaient des jeunes femmes venues on ne savait trop d’où et qui étaient la fleur de l’élégance, les unes depuis six mois, les autres depuis deux ans, les autres depuis quatre. Ces différences avaient, d’ailleurs, pour elles autant d’importance qu’au temps où j’avais débuté dans le monde en avaient entre deux familles comme les Guermantes et les La Rochefoucauld trois ou quatre siècles d’ancienneté prouvée. La dame qui connaissait les Guermantes depuis 1914 regardait comme une parvenue celle qu’on présentait chez eux en 1916, lui faisait un bonjour de douairière, la dévisageait de son face-à-main et avouait dans une moue qu’on ne savait même pas au juste si cette dame était ou non mariée. « Tout cela est assez nauséabond », concluait la dame de 1914, qui eût voulu que le cycle des nouvelles admissions s’arrêtât après elle. Ces personnes nouvelles, que les jeunes gens trouvaient fort anciennes, et que d’ailleurs certains vieillards qui n’avaient pas été que dans le grand monde croyaient bien reconnaître pour ne pas être si nouvelles que cela, n’offraient pas seulement à la société les divertissements de conversation politique et de musique dans l’intimité qui lui convenaient ; il fallait encore que ce fussent elles qui les offrissent, car pour que les choses paraissent nouvelles, même si elles sont anciennes, et même si elles sont nouvelles, il faut en art, comme en médecine, comme en mondanité, des noms nouveaux (ils étaient d’ailleurs nouveaux en certaines choses). Ainsi Mme Verdurin était allée à Venise pendant la guerre, mais comme ces gens qui veulent éviter de parler chagrin et sentiment, quand elle disait que c’était épatant, ce qu’elle admirait ce n’était ni Venise, ni Saint-Marc, ni les palais, tout ce qui m’avait tant plu et dont elle faisait bon marché, mais l’effet des projecteurs dans le ciel, des projecteurs sur lesquels elle donnait des renseignements appuyés de chiffres. (Ainsi d’âge en âge renaît un certain réalisme en réaction contre l’art admiré jusque-là.) Le salon Sainte-Euverte était une étiquette défraîchie, sous laquelle la présence des plus grands artistes, des ministres les plus influents, n’eût attiré personne. On courait, au contraire, pour écouter un mot prononcé par le secrétaire des uns ou le sous-chef de cabinet des autres, chez les nouvelles dames à turban, dont l’invasion ailée et jacassante emplissait Paris. Les dames du Premier Directoire avaient une reine qui était jeune et belle et s’appelait Madame Tallien. Celles du second en avaient deux qui étaient vieilles et laides et qui s’appelaient Mme Verdurin et Mme Bontemps. Qui eût pu tenir rigueur à Mme Bontemps que son mari eût joué un rôle, âprement critiqué par l’Echo de Paris, dans l’affaire Dreyfus ? Toute la Chambre étant à un certain moment devenue révisionniste, c’était forcément parmi d’anciens révisionnistes, comme parmi d’anciens socialistes, qu’on avait été obligé de recruter le parti de l’Ordre social, de la Tolérance religieuse, de la Préparation militaire. On aurait détesté autrefois M. Bontemps parce que les antipatriotes avaient alors le nom de dreyfusards. Mais bientôt ce nom avait été oublié et remplacé par celui d’adversaire de la loi de trois ans. M. Bontemps était, au contraire, un des auteurs de cette loi, c’était donc un patriote. Dans le monde (et ce phénomène social n’est, d’ailleurs, qu’une application d’une loi psychologique bien plus générale), les nouveautés coupables ou non n’excitent l’horreur que tant qu’elles ne sont pas assimilées et entourées d’éléments rassurants. Il en était du dreyfusisme comme du mariage de Saint-Loup avec la fille d’Odette, mariage qui avait d’abord fait crier. Maintenant qu’on voyait chez les Saint-Loup tous les gens « qu’on connaissait », Gilberte aurait pu avoir les mœurs d’Odette elle-même que, malgré cela, on y serait « allé » et qu’on eût approuvé Gilberte de blâmer comme une douairière des nouveautés morales non assimilées. Le dreyfusisme était maintenant intégré dans une série de choses respectables et habituelles. Quant à se demander ce qu’il valait en soi, personne n’y songeait, pas plus pour l’admettre maintenant qu’autrefois pour le condamner. Il n’était plus « shocking ». C’était tout ce qu’il fallait. A peine se rappelait-on qu’il l’avait été, comme on ne sait plus au bout de quelque temps si le père d’une jeune fille fut un voleur ou non. Au besoin, on peut dire : « Non, c’est du beau-frère, ou d’un homonyme que vous parlez, mais contre celui-là il n’y a jamais eu rien à dire. » De même il y avait certainement eu dreyfusisme et dreyfusisme, et celui qui allait chez la duchesse de Montmorency et faisait passer la loi de trois ans ne pouvait être mauvais. En tout cas, à tout péché miséricorde. Cet oubli qui était octroyé au dreyfusisme l’était a fortiori aux dreyfusards. Il n’y avait plus qu’eux, du reste, dans la politique, puisque tous à un moment l’avaient été s’il voulaient être du Gouvernement, même ceux qui représentaient le contraire de ce que le dreyfusisme, dans sa choquante nouveauté, avait incarné (au temps où Saint-Loup était sur une mauvaise pente) : l’antipatriotisme, l’irréligion, l’anarchie, etc. Ainsi le dreyfusisme de M. Bontemps, invisible et contemplatif comme celui de tous les hommes politiques, ne se voyait pas plus que les os sous la peau. Personne ne se fût rappelé qu’il avait été dreyfusard, car les gens du monde sont distraits et oublieux, parce qu’aussi il y avait de cela un temps fort long, et qu’ils affectaient de croire plus long, car c’était une des idées les plus à la mode de dire que l’avant-guerre était séparé de la guerre par quelque chose d’aussi profond, simulant autant de durée qu’une période géologique, et Brichot lui-même, ce nationaliste, quand il faisait allusion à l’affaire Dreyfus disait : « Dans ces temps préhistoriques ». A vrai dire, ce changement profond opéré par la guerre était en raison inverse de la valeur des esprits touchés, du moins à partir d’un certain degré, car, tout en bas, les purs sots, les purs gens de plaisir ne s’occupaient pas qu’il y eût la guerre. Mais tout en haut, ceux qui se sont fait une vie intérieure ambiante ont peu d’égard à l’importance des événements. Ce qui modifie profondément pour eux l’ordre des pensées, c’est bien plutôt quelque chose qui semble en soi n’avoir aucune importance et qui renverse pour eux l’ordre du temps en les faisant contemporains d’un autre temps de leur vie. Un chant d’oiseau dans le parc de Montboissier, ou une brise chargée de l’odeur de réséda, sont évidemment des événements de moindre conséquence que les plus grandes dates de la Révolution et de l’Empire. Ils ont cependant inspiré à Chateaubriand, dans les Mémoires d’Outre-tombe, des pages d’une valeur infiniment plus grande. M. Bontemps ne voulait pas entendre parler de paix avant que l’Allemagne eût été réduite au même morcellement qu’au moyen âge, la déchéance de la maison de Hohenzollern prononcée, Guillaume ayant reçu douze balles dans la peau. En un mot, il était ce que Brichot appelait un « Jusquauboutiste », c’était le meilleur brevet de civisme qu’on pouvait lui donner. Sans doute, les trois premiers jours, Mme Bontemps avait été un peu dépaysée au milieu des personnes qui avaient demandé à Mme Verdurin à la connaître, et ce fut d’un ton légèrement aigre que Mme Verdurin répondit : « Le comte, ma chère », à Mme Bontemps qui lui disait : « C’est bien le duc d’Haussonville que vous venez de me présenter », soit par entière ignorance et absence de toute association entre le nom Haussonville et un titre quelconque, soit, au contraire, par excessive instruction et association d’idées avec le « Parti des Ducs », dont on lui avait dit que M. d’Haussonville était un des membres à l’Académie. A partir du quatrième jour elle avait commencé d’être solidement installée dans le faubourg SaintGermain. Quelquefois encore on voyait autour d’elle les fragments inconnus d’un monde qu’on ne connaissait pas et qui n’étonnaient pas plus que des débris de coquille autour du poussin, ceux qui savaient l’œuf d’où Mme Bontemps était sortie. Mais dès le quinzième jour, elle les avait secoués, et avant la fin du premier mois, quand elle disait : « Je vais chez les Lévi », tout le monde comprenait, sans qu’elle eût besoin de préciser, qu’il s’agissait des Lévis-Mirepoix, et pas une duchesse ne se serait couchée sans avoir appris de Mme Bontemps ou de Mme Verdurin, au moins par téléphone, ce qu’il y avait dans le communiqué du soir, ce qu’on y avait omis, où on en était avec la Grèce, quelle offensive on préparait, en un mot tout ce que le public ne saurait que le lendemain ou plus tard, et dont on avait ainsi comme une sorte de répétition des couturières. Dans la conversation, Mme Verdurin, pour communiquer les nouvelles, disait : « nous » en parlant de la France. « Hé bien, voici : nous exigeons du roi de Grèce qu’il se retire du Péloponèse, etc. ; nous lui envoyons, etc. » Et dans tous ses récits revenait tout le temps le G.Q.G. (j’ai téléphoné au G.Q.G.), abréviation qu’elle avait à prononcer le même plaisir qu’avaient naguère les femmes qui ne connaissaient pas le prince d’Agrigente à demander en souriant, quand on parlait de lui et pour montrer qu’elles étaient au courant : « Grigri ? », un plaisir qui dans les époques peu troublées n’est connu que par les mondains, mais que dans ces grandes crises le peuple même connaît. Notre maître d’hôtel, par exemple, si on parlait du roi de Grèce, était capable, grâce aux journaux, de dire comme Guillaume II : « Tino », tandis que jusque-là sa familiarité avec les rois était restée plus vulgaire, ayant été inventée par lui, comme quand jadis, pour parler du Roi d’Espagne, il disait : « Fonfonse ». On peut remarquer, d’ailleurs, qu’au fur et à mesure qu’augmenta le nombre des gens brillants qui firent des avances à Mme Verdurin, le nombre de ceux qu’elle appelait les « ennuyeux » diminua. Par une sorte de transformation magique, tout ennuyeux qui était venu lui faire une visite et avait sollicité une invitation devenait subitement quelqu’un d’agréable, d’intelligent. Bref, au bout d’un an le nombre des ennuyeux était réduit dans une proportion tellement forte, que la « peur et l’impossibilité de s’ennuyer », qui avait tenu une si grande place dans la conversation et joué un si grand rôle dans la vie de Mme Verdurin, avait presque entièrement disparu. On eût dit que sur le tard cette impossibilité de s’ennuyer (qu’autrefois, d’ailleurs, elle assurait ne pas avoir éprouvée dans sa prime jeunesse) la faisait moins souffrir, comme certaines migraines, certains asthmes nerveux qui perdent de leur force quand on vieillit. Et l’effroi de s’ennuyer eût sans doute entièrement abandonné Mme Verdurin, faute d’ennuyeux, si elle n’avait, dans une faible mesure, remplacé ceux qui ne l’étaient plus par d’autres recrutés parmi les anciens fidèles. Du reste, pour en finir avec les duchesses qui fréquentaient maintenant chez Mme Verdurin, elles venaient y chercher, sans qu’elles s’en doutassent, exactement la même chose que les dreyfusards autrefois, c’est-à-dire un plaisir mondain composé de telle manière que sa dégustation assouvît les curiosités politiques et rassasiât le besoin de commenter entre soi les incidents lus dans les journaux. Mme Verdurin disait : « Vous viendrez à 5 heures parler de la guerre », comme autrefois « parler de l’affaire », et dans l’intervalle : « Vous viendrez entendre Morel ». Or Morel n’aurait pas dû être là, pour la raison qu’il n’était nullement réformé. Simplement il n’avait pas rejoint et était déserteur, mais personne ne le savait. Une autre étoile du salon était « dans les choux », qui malgré ses goûts sportifs s’était fait réformer. Il était devenu tellement pour moi l’auteur d’une œuvre admirable à laquelle je pensais constamment que ce n’est que par hasard, quand j’établissais un courant transversal entre deux séries de souvenirs, que je songeais qu’il était celui qui avait amené le départ d’Albertine de chez moi. Et encore ce courant transversal aboutissait, en ce qui concernait ces reliques de souvenirs d’Albertine, à une voie s’arrêtant en pleine friche à plusieurs années de distance. Car je ne pensais plus jamais à elle. C’était une voie non fréquentée de souvenirs, une ligne que je n’empruntais plus. Tandis que les œuvres de « dans les choux » étaient récentes et cette ligne de souvenirs perpétuellement fréquentée et utilisée par mon esprit. Je dois, du reste, dire que la connaissance du mari d’Andrée n’était ni très facile ni très agréable à faire, et que l’amitié qu’on lui vouait était promise à bien des déceptions. Il était, en effet, à ce moment déjà fort malade et s’épargnait les fatigues autres que celles qui lui paraissaient devoir peut-être lui donner du plaisir. Or il ne classait parmi celles-là que les rendez-vous avec des gens qu’il ne connaissait pas encore et que son ardente imagination lui représentait sans doute comme ayant une chance d’être différents des autres. Mais pour ceux qu’il connaissait déjà, il savait trop bien comment ils étaient, comment ils seraient, ils ne lui paraissaient plus valoir la peine d’une fatigue dangereuse pour lui et peut-être mortelle. C’était, en somme, un très mauvais ami. Et peut-être dans son goût pour des gens nouveaux se retrouvait-il quelque chose de l’audace frénétique qu’il portait jadis, à Balbec, aux sports, au jeu, à tous les excès de table. Quant à Mme Verdurin, elle voulait à chaque fois me faire faire la connaissance d’Andrée, ne pouvant admettre que je l’eusse connue depuis longtemps. D’ailleurs Andrée venait rarement avec son mari, mais elle était pour moi une amie admirable et sincère. Fidèle à l’esthétique de son mari, qui était en réaction contre les Ballets russes, elle disait du marquis de Polignac : « Il a sa maison décorée par Bakst ; comment peut-on dormir là dedans, j’aimerais mieux Dubufe. » D’ailleurs les Verdurin, par le progrès fatal de l’esthétisme, qui finit par se manger la queue, disaient ne pas pouvoir supporter le modern style (de plus c’était munichois) ni les appartements blancs et n’aimaient plus que les vieux meubles français dans un décor sombre. On fut très étonné à cette époque, où Mme Verdurin pouvait avoir chez elle qui elle voulait, de lui voir faire indirectement des avances à une personne qu’elle avait complètement perdue de vue, Odette. On trouvait qu’elle ne pourrait rien ajouter au brillant milieu qu’était devenu le petit groupe. Mais une séparation prolongée, en même temps qu’elle apaise les rancunes, réveille quelquefois l’amitié. Et puis le phénomène qui amène non seulement les mourants à ne prononcer que des noms autrefois familiers, mais les vieillards à se complaire dans leurs souvenirs d’enfance, ce phénomène a son équivalent social. Pour réussir dans l’entreprise de faire revenir Odette chez elle, Mme Verdurin n’employa pas, bien entendu, les « ultras », mais les habitués moins fidèles qui avaient gardé un pied dans l’un et l’autre salon. Elle leur disait : « Je ne sais pas pourquoi on ne la voit plus ici. Elle est peut-être brouillée, moi pas. En somme, qu’est-ce que je lui ai fait ? C’est chez moi qu’elle a connu ses deux maris. Si elle veut revenir, qu’elle sache que les portes lui sont ouvertes. » Ces paroles, qui auraient dû coûter à la fierté de la Patronne si elles ne lui avaient pas été dictées par son imagination, furent redites, mais sans succès. Mme Verdurin attendit Odette sans la voir venir, jusqu’à ce que des événements qu’on verra plus loin amenassent pour de tout autres raisons ce que n’avait pu l’ambassade pourtant zélée des lâcheurs. Tant il est peu de réussites faciles, et d’échecs définitifs. Les choses étaient tellement les mêmes, tout en paraissant différentes, qu’on retrouvait tout naturellement les mots d’autrefois : « bien pensants, mal pensants ». Et de même que les anciens communards avaient été antirévisionnistes, les plus grands dreyfusards voulaient faire fusiller tout le monde et avaient l’appui des généraux, comme ceux-ci au temps de l’affaire avaient été contre Galliffet. A ces réunions, Mme Verdurin invitait quelques dames un peu récentes, connues par les œuvres et qui les premières fois venaient avec des toilettes éclatantes, de grands colliers de perles qu’Odette, qui en avait un aussi beau, de l’exhibition duquel elle-même avait abusé, regardait, maintenant qu’elle était en « tenue de guerre » à l’imitation des dames du faubourg, avec sévérité. Mais les femmes savent s’adapter. Au bout de trois ou quatre fois elles se rendaient compte que les toilettes qu’elles avaient crues chic étaient précisément proscrites par les personnes qui l’étaient, elles mettaient de côté leurs robes d’or et se résignaient à la simplicité. Mme Verdurin disait : « C’est désolant, je vais téléphoner à Bontemps de faire le nécessaire pour demain, on a encore « caviardé » toute la fin de l’article de Norpois et simplement parce qu’il laissait entendre qu’on avait « limogé » Percin. » Car la bêtise courante faisait que chacun tirait sa gloire d’user des expressions courantes, et croyait montrer qu’elle était ainsi à la mode comme faisait une bourgeoise en disant, quand on parlait de M. de Bréauté ou de Charlus : « Qui ? Bebel de Bréauté, Mémé de Charlus ? » Les duchesses font de même, d’ailleurs, et avaient le même plaisir à dire « limoger » car, chez les duchesses, c’est, pour les roturiers un peu poètes, le nom qui diffère, mais elles s’expriment selon la catégorie d’esprit à laquelle elles appartiennent et où il y a aussi énormément de bourgeois. Les classes d’esprit n’ont pas égard à la naissance. Tous ces téléphonages de Mme Verdurin n’étaient pas, d’ailleurs, sans inconvénient. Quoique nous ayons oublié de le dire, le « salon » Verdurin, s’il continuait en esprit et en vérité, s’était transporté momentanément dans un des plus grands hôtels de Paris, le manque de charbon et de lumière rendant plus difficiles les réceptions des Verdurin dans l’ancien logis, fort humide, des Ambassadeurs de Venise. Le nouveau salon ne manquait pas, du reste, d’agrément. Comme à Venise la place, comptée à cause de l’eau, commande la forme des palais, comme un bout de jardin dans Paris ravit plus qu’un parc en province, l’étroite salle à manger qu’avait Mme Verdurin à l’hôtel faisait d’une sorte de losange aux murs éclatants de blancheur comme un écran sur lequel se détachaient à chaque mercredi, et presque tous les jours, tous les gens les plus intéressants, les plus variés, les femmes les plus élégantes de Paris, ravis de profiter du luxe des Verdurin qui, grâce à leur fortune, allait croissant à une époque où les plus riches se restreignaient faute de toucher leurs revenus. La forme donnée aux réceptions se trouvait modifiée sans qu’elles cessassent d’enchanter Brichot, qui, au fur et à mesure que les relations des Verdurin allaient s’étendant, y trouvait des plaisirs nouveaux et accumulés dans un petit espace comme des surprises dans un chausson de Noël. Enfin, certains jours, les dîneurs étaient si nombreux que la salle à manger de l’appartement privé était trop petite, on donnait le dîner dans la salle à manger immense d’en bas, où les fidèles, tout en feignant hypocritement de déplorer l’intimité d’en haut, étaient ravis au fond – en faisant bande à part comme jadis dans le petit chemin de fer – d’être un objet de spectacle et d’envie pour les tables voisines. Sans doute dans les temps habituels de la paix une note mondaine subrepticement envoyée au Figaro ou au Gaulois aurait fait savoir à plus de monde que n’en pouvait tenir la salle à manger du Majestic que Brichot avait dîné avec la duchesse de Duras. Mais depuis la guerre, les courriéristes mondains ayant supprimé ce genre d’informations (ils se rattrapaient sur les enterrements, les citations et les banquets franco-américains), la publicité ne pouvait plus exister que par ce moyen enfantin et restreint, digne des premiers âges, et antérieur à la découverte de Gutenberg, être vu à la table de Mme Verdurin. Après le dîner on montait dans les salons de la Patronne, puis les téléphonages commençaient. Mais beaucoup de grands hôtels étaient, à cette époque, peuplés d’espions qui notaient les nouvelles téléphonées par Bontemps avec une indiscrétion que corrigeait seulement par bonheur le manque de sûreté de ses informations, toujours démenties par l’événement. Avant l’heure où les thés d’aprèsmidi finissaient, à la tombée du jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin de petites taches brunes qu’on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons ou pour des oiseaux. Ainsi quand on voit de très loin une montagne on pourrait croire que c’est un nuage. Mais on est ému parce qu’on sait que ce nuage est immense, à l’état solide, et résistant. Ainsi étais-je ému parce que la tache brune dans le ciel d’été n’était ni un moucheron, ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des hommes qui veillaient sur Paris. Le souvenir des aéroplanes que j’avais vus avec Albertine dans notre dernière promenade, près de Versailles, n’entrait pour rien dans cette émotion, car le souvenir de cette promenade m’était devenu indifférent. A l’heure du dîner les restaurants étaient pleins et si, passant dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitrines illuminées, je souffrais comme à l’hôtel de Balbec quand les pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu’elle est plus résignée, plus noble, et que c’est d’un hochement de tête philosophe, sans haine, que, prêt à repartir pour la guerre, il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables : « On ne dirait pas que c’est la guerre ici. » Puis à 9 h. ½, alors que personne n’avait encore eu le temps de finir de dîner, à cause des ordonnances de police on éteignait brusquement toutes les lumières et la nouvelle bousculade des embusqués arrachant leurs pardessus aux chasseurs du restaurant où j’avais dîné avec Saint-Loup un soir de perme avait lieu à 9 h. 35 dans une mystérieuse pénombre de chambre où l’on montre la lanterne magique, ou de salle de spectacle servant à exhiber les films d’un de ces cinémas vers lesquels allaient se précipiter dîneurs et dîneuses. Mais après cette heure-là, pour ceux qui, comme moi, le soir dont je parle, étaient restés à dîner chez eux, et sortaient pour aller voir des amis, Paris était, au moins dans certains quartiers, encore plus noir que n’était le Combray de mon enfance ; les visites qu’on se faisait prenaient un air de visites de voisins de campagne. Ah ! si Albertine avait vécu, qu’il eût été doux, les soirs où j’aurais dîné en ville, de lui donner rendez-vous dehors, sous les arcades. D’abord, je n’aurais rien vu, j’aurais eu l’émotion de croire qu’elle avait manqué au rendez-vous, quand tout à coup j’eusse vu se détacher du mur noir une de ses chères robes grises, ses yeux souriants qui m’auraient aperçu, et nous aurions pu nous promener enlacés sans que personne nous distinguât, nous dérangeât et rentrer ensuite à la maison. Hélas, j’étais seul et je me faisais l’effet d’aller faire une visite de voisin à la campagne, de ces visites comme Swann venait nous en faire après le dîner, sans rencontrer plus de passants dans l’obscurité de Tansonville, par ce petit chemin de halage, jusqu’à la rue du SaintEsprit, que je n’en rencontrais maintenant dans les rues devenues de sinueux chemins rustiques de la rue Clotilde à la rue Bonaparte. D’ailleurs, comme ces fragments de paysage, que le temps qu’il fait modifie, n’étaient plus contrariés par un cadre devenu nuisible, les soirs où le vent chassait un grain glacial je me croyais bien plus au bord de la mer furieuse, dont j’avais jadis tant rêvé, que je ne m’y étais senti à Balbec ; et même d’autres éléments de nature qui n’existaient pas jusque-là à Paris faisaient croire qu’on venait, descendant du train, d’arriver pour les vacances, en pleine campagne : par exemple le contraste de lumière et d’ombre qu’on avait à côté de soi par terre les soirs de clair de lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissent pas, même en plein hiver ; ses rayons s’étalaient sur la neige qu’aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier des Alpes. Les silhouettes des arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d’or bleuté, avec la délicatesse qu’elles ont dans certaines peintures japonaises ou dans certains fonds de Raphaël ; elles étaient allongées à terre au pied de l’arbre lui-même, comme on les voit souvent dans la nature au soleil couchant, quand celui-ci inonde et rend réfléchissantes les prairies où des arbres s’élèvent à intervalles réguliers. Mais, par un raffinement d’une délicatesse délicieuse, la prairie sur laquelle se développaient ces ombres d’arbres, légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque, non pas verte mais d’un blanc si éclatant, à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu’on aurait dit que cette prairie était tissée seulement avec des pétales de poiriers en fleurs. Et sur les places, les divinités des fontaines publiques tenant en main un jet de glace avaient l’air de statues d’une matière double pour l’exécution desquelles l’artiste avait voulu marier exclusivement le bronze au cristal. Par ces jours exceptionnels, toutes les maisons étaient noires. Mais au printemps, au contraire, parfois de temps à autre, bravant les règlements de la police, un hôtel particulier, ou seulement un étage d’un hôtel, ou même seulement une chambre d’un étage, n’ayant pas fermé ses volets apparaissait, ayant l’air de se soutenir toute seule sur d’impalpables ténèbres, comme une projection purement lumineuse, comme une apparition sans consistance. Et la femme qu’en levant les yeux bien haut on distinguait dans cette pénombre dorée prenait, dans cette nuit où l’on était perdu et où elle-même semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d’une vision d’Orient. Puis on passait et rien n’interrompait plus l’hygiénique et monotone piétinement rythmique dans l’obscurité. Je songeais que je n’avais revu depuis bien longtemps aucune des personnes dont il a été question dans cet ouvrage. En 1914, pendant les deux mois que j’avais passés à Paris, j’avais aperçu M. de Charlus et vu Bloch et Saint-Loup, ce dernier seulement deux fois. La seconde fois était certainement celle où il s’était le plus montré lui-même ; il avait effacé toutes les impressions peu agréables de manque de sincérité qu’il m’avait produites pendant le séjour à Tansonville que je viens de rapporter et j’avais reconnu en lui toutes les belles qualités d’autrefois. La première fois que je l’avais vu après la déclaration de guerre, c’està-dire au début de la semaine qui suivit, tandis que Bloch faisait montre des sentiments les plus chauvins, Saint-Loup n’avait pas assez d’ironie pour lui-même qui ne reprenait pas de service et j’avais été presque choqué de la violence de son ton. Saint-Loup revenait de Balbec. « Non, s’écria-t-il avec force et gaîté, tous ceux qui ne se battent pas, quelque raison qu’ils donnent, c’est qu’ils n’ont pas envie d’être tués, c’est par peur. » Et avec le même geste d’affirmation plus énergique encore que celui avec lequel il avait souligné la peur des autres, il ajouta : « Et moi, si je ne reprends pas de service, c’est tout bonnement par peur, na. » J’avais déjà remarqué chez différentes personnes que l’affectation des sentiments louables n’est pas la seule couverture des mauvais, mais qu’une plus nouvelle est l’exhibition de ces mauvais, de sorte qu’on n’ait pas l’air au moins de s’en cacher. De plus, chez SaintLoup cette tendance était fortifiée par son habitude, quand il avait commis une indiscrétion, fait une gaffe, et qu’on aurait pu les lui reprocher, de les proclamer en disant que c’était exprès. Habitude qui, je crois bien, devait lui venir de quelque professeur à l’Ecole de Guerre dans l’intimité de qui il avait vécu et pour qui il professait une grande admiration. Je n’eus donc aucun embarras pour interpréter cette boutade comme la ratification verbale d’un sentiment que SaintLoup aimait mieux proclamer, puisqu’il avait dicté sa conduite et son abstention dans la guerre qui commençait. « Est-ce que tu as entendu dire, demanda-t-il en me quittant, que ma tante Oriane divorcerait ? Personnellement je n’en sais absolument rien. On dit cela de temps en temps et je l’ai entendu annoncer si souvent que j’attendrai que ce soit fait pour le croire. J’ajoute que ce serait très compréhensible ; mon oncle est un homme charmant, non seulement dans le monde, mais pour ses amis, pour ses parents. Même, d’une façon, il a beaucoup plus de cœur que ma tante qui est une sainte, mais qui le lui fait terriblement sentir. Seulement c’est un mari terrible, qui n’a jamais cessé de tromper sa femme, de l’insulter, de la brutaliser, de la priver d’argent. Ce serait si naturel qu’elle le quitte que c’est une raison pour que ce soit vrai, mais aussi pour que cela ne le soit pas parce que c’en est une pour qu’on en ait l’idée et qu’on le dise. Et puis du moment qu’elle l’a supporté si longtemps… Maintenant je sais bien qu’il y a tant de choses qu’on annonce à tort, qu’on dément, et puis qui plus tard deviennent vraies. » Cela me fit penser à lui demander s’il avait jamais été question, avant son mariage avec Gilberte, qu’il épousât Mlle de Guermantes. Il sursauta et m’assura que non, que ce n’était qu’un de ces bruits du monde, qui naissent de temps à autre on ne sait pourquoi, s’évanouissent de même et dont la fausseté ne rend pas ceux qui ont cru en eux plus prudents, dès que naît un bruit nouveau de fiançailles, de divorce, ou un bruit politique, pour y ajouter foi et le colporter. Quarante-huit heures n’étaient pas passées que certains faits que j’appris me prouvèrent que je m’étais absolument trompé dans l’interprétation des paroles de Robert : « Tous ceux qui ne sont pas au front, c’est qu’ils ont peur. » Saint-Loup avait dit cela pour briller dans la conversation, pour faire de l’originalité psychologique, tant qu’il n’était pas sûr que son engagement serait accepté. Mais il faisait pendant ce temps-là des pieds et des mains pour qu’il le fût, étant en cela moins original, au sens qu’il croyait qu’il fallait donner à ce mot, mais plus profondément français de SaintAndré-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu’il y avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-desChamps, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Sauton, d’où deux flèches se dirigeaient à nouveau dans une même direction, qui était la frontière. Bloch avait été enchanté d’entendre l’aveu de la lâcheté d’un nationaliste (qui l’était d’ailleurs si peu) et, comme Saint-Loup avait demandé si lui-même devait partir, avait pris une figure de grand-prêtre pour répondre : « Myope. » Mais Bloch avait complètement changé d’avis sur la guerre quelques jours après où il vint me voir affolé. Quoique « myope », il avait été reconnu bon pour le service. Je le ramenais chez lui quand nous rencontrâmes Saint-Loup qui avait rendez-vous, pour être présenté au Ministère de la Guerre à un colonel, avec un ancien officier, « M. de Cambremer », me dit-il. « Ah ! c’est vrai, mais c’est d’une ancienne connaissance que je te parle. Tu connais aussi bien que moi Cancan. » Je lui répondis que je le connaissais en effet et sa femme aussi, que je ne les appréciais qu’à demi. Mais j’étais tellement habitué, depuis que je les avais vus pour la première fois, à considérer la femme comme une personne malgré tout remarquable, connaissant à fond Schopenhauer et ayant accès, en somme, dans un milieu intellectuel qui était fermé à son grossier époux, que je fus d’abord étonné d’entendre SaintLoup répondre : « Sa femme est idiote, je te l’abandonne. Mais lui est un excellent homme qui était doué et qui est resté fort agréable. » Par l’« idiotie » de la femme, Saint-Loup entendait sans doute le désir éperdu de celle-ci de fréquenter le grand monde, ce que le grand monde juge le plus sévèrement. Par les qualités du mari, sans doute quelque chose de celles que lui reconnaissait sa nièce quand elle le trouvait le mieux de la famille. Lui, du moins, ne se souciait pas de duchesses, mais à vrai dire c’est là une « intelligence » qui diffère autant de celle qui caractérise les penseurs, que « l’intelligence » reconnue par le public à tel homme riche « d’avoir su faire sa fortune ». Mais les paroles de Saint-Loup ne me déplaisaient pas en ce qu’elles rappelaient que la prétention avoisine la bêtise et que la simplicité a un goût un peu caché mais agréable. Je n’avais pas eu, il est vrai, l’occasion de savourer celle de M. de Cambremer. Mais c’est justement ce qui fait qu’un être est tant d’êtres différents selon les personnes qui le jugent, en dehors même des différences de jugement. De Cambremer je n’avais connu que l’écorce. Et sa saveur, qui m’était attestée par d’autres, m’était inconnue. Bloch nous quitta devant sa porte, débordant d’amertume contre Saint-Loup, lui disant qu’eux autres, « beaux fils galonnés », paradant dans les Etats-Majors, ne risquaient rien, et que lui, simple soldat de 2e classe, n’avait pas envie de se faire « trouer la peau » pour Guillaume. « Il paraît qu’il est gravement malade, l’Empereur Guillaume », répondit Saint-Loup. Bloch qui, comme tous les gens qui tiennent de près à la Bourse, accueillait avec une facilité particulière les nouvelles sensationnelles, ajouta : « On dit même beaucoup qu’il est mort. » A la Bourse tout souverain malade, que ce soit Edouard VII ou Guillaume II, est mort, toute ville sur le point d’être assiégée est prise. « On ne le cache, ajouta Bloch, que pour ne pas déprimer l’opinion chez les Boches. Mais il est mort dans la nuit d’hier. Mon père le tient d’une source de tout premier ordre. » Les sources de tout premier ordre étaient les seules dont tînt compte M. Bloch le père, alors que, par la chance qu’il avait, grâce à de « hautes relations », d’être en communication avec elles, il en recevait la nouvelle encore secrète que l’Extérieure allait monter ou la de Beers fléchir. D’ailleurs, si à ce moment précis se produisait une hausse sur la de Beers, ou des « offres » sur l’Extérieure, si le marché de la première était « ferme » et « actif », celui de la seconde « hésitant », « faible », et qu’on s’y tînt « sur la réserve », la source de premier ordre n’en restait pas moins une source de premier ordre. Aussi Bloch nous annonça-t-il la mort du Kaiser d’un air mystérieux et important, mais aussi rageur. Il était surtout particulièrement exaspéré d’entendre Robert dire : « l’Empereur Guillaume ». Je crois que sous le couperet de la guillotine Saint-Loup et M. de Guermantes n’auraient pas pu dire autrement. Deux hommes du monde restant seuls vivants dans une île déserte, où ils n’auraient à faire preuve de bonnes façons pour personne, se reconnaîtraient à ces traces d’éducation, comme deux latinistes citeraient correctement du Virgile. Saint-Loup n’eût jamais pu, même torturé par les Allemands, dire autrement que « l’Empereur Guillaume ». Et ce savoir-vivre est malgré tout l’indice de grandes entraves pour l’esprit. Celui qui ne sait pas les rejeter reste un homme du monde. Cette élégante médiocrité est d’ailleurs délicieuse – surtout avec tout ce qui s’y allie de générosité cachée et d’héroïsme inexprimé – à côté de la vulgarité de Bloch, à la fois pleutre et fanfaron, qui criait à Saint-Loup : « Tu ne pourrais pas dire « Guillaume » tout court ? C’est ça, tu as la frousse, déjà ici tu te mets à plat ventre devant lui ! Ah ! ça nous fera de beaux soldats à la frontière, ils lécheront les bottes des Boches. Vous êtes des galonnés qui savez parader dans un carrousel. Un point, c’est tout. » « Ce pauvre Bloch veut absolument que je ne fasse que parader », me dit SaintLoup en souriant, quand nous eûmes quitté notre camarade. Et je sentais bien que parader n’était pas du tout ce que désirait Robert, bien que je ne me rendisse pas compte alors de ses intentions aussi exactement que je le fis plus tard quand, la cavalerie restant inactive, il obtint de servir comme officier d’infanterie, puis de chasseurs à pied, et enfin quand vint la suite qu’on lira plus loin. Mais du patriotisme de Robert, Bloch ne se rendit pas compte, simplement parce que Robert ne l’exprimait nullement. Si Bloch nous avait fait des professions de foi méchamment antimilitaristes une fois qu’il avait été reconnu « bon », il avait eu préalablement les déclarations les plus chauvines quand il se croyait réformé pour myopie. Mais ces déclarations, Saint-Loup eût été incapable de les faire ; d’abord par une espèce de délicatesse morale qui empêche d’exprimer les sentiments trop profonds et qu’on trouve tout naturels. Ma mère autrefois non seulement n’eût pas hésité une seconde à mourir pour ma grand’mère, mais aurait horriblement souffert si on l’avait empêchée de le faire. Néanmoins, il m’est impossible d’imaginer rétrospectivement dans sa bouche une phrase telle que : « Je donnerais ma vie pour ma mère. » Aussi tacite était, dans son amour de la France, Robert qu’en ce moment je trouvais beaucoup plus Saint-Loup (autant que je pouvais me représenter son père) que Guermantes. Il eût été préservé aussi d’exprimer ces sentiments-là par la qualité en quelque sorte morale de son intelligence. Il y a chez les travailleurs intelligents et vraiment sérieux une certaine aversion pour ceux qui mettent en littérature ce qu’ils font, le font valoir. Nous n’avions été ensemble ni au lycée, ni à la Sorbonne, mais nous avions séparément suivi certains cours des mêmes maîtres, et je me rappelle le sourire de Saint-Loup en parlant de ceux qui, tout en faisant un cours remarquable, voulaient se faire passer pour des hommes de génie en donnant un nom ambitieux à leurs théories. Pour peu que nous en parlions, Robert riait de bon cœur. Naturellement notre prédilection n’allait pas d’instinct aux Cottard ou aux Brichot, mais enfin nous avions une certaine considération pour les gens qui savaient à fond le grec ou la médecine et ne se croyaient pas autorisés pour cela à faire les charlatans. De même que toutes les actions de maman reposaient jadis sur le sentiment qu’elle eût donné sa vie pour sa mère, comme elle ne s’était jamais formulé ce sentiment à elle-même, en tout cas elle eût trouvé non pas seulement inutile et ridicule, mais choquant et honteux de l’exprimer aux autres ; de même il m’était impossible d’imaginer SaintLoup (me parlant de son équipement, des courses qu’il avait à faire, de nos chances de victoire, du peu de valeur de l’armée russe, de ce que ferait l’Angleterre) prononçant une des phrases les plus éloquentes que peut dire le Ministre le plus sympathique aux députés debout et enthousiastes. Je ne peux cependant pas dire que, dans ce côté négatif qui l’empêchait d’exprimer les beaux sentiments qu’il ressentait, il n’y avait pas un effet de l’« esprit des Guermantes », comme on en a vu tant d’exemples chez Swann. Car si je le trouvais SaintLoup surtout, il restait Guermantes aussi et par là, parmi les nombreux mobiles qui excitaient son courage, il y en avait qui n’étaient pas les mêmes que ceux de ses amis de Doncières, ces jeunes gens épris de leur métier avec qui j’avais dîné chaque soir et dont tant se firent tuer à la bataille de la Marne ou ailleurs en entraînant leurs hommes. Les jeunes socialistes qu’il pouvait y avoir à Doncières quand j’y étais, mais que je ne connaissais pas parce qu’ils ne fréquentaient pas le milieu de Saint-Loup, purent se rendre compte que les officiers de ce milieu n’étaient nullement des « aristos » dans l’acception hautainement fière et bassement jouisseuse que le « populo », les officiers sortis des rangs, les francs-maçons donnaient à ce surnom. Et pareillement d’ailleurs, ce même patriotisme, les officiers nobles le rencontrèrent pleinement chez les socialistes que je les avais entendu accuser, pendant que j’étais à Doncières, en pleine affaire Dreyfus, d’être des sans-patrie. Le patriotisme des militaires, aussi sincère, aussi profond, avait pris une forme définie qu’ils croyaient intangible et sur laquelle ils s’indignaient de voir jeter « l’opprobre », tandis que les patriotes en quelque sorte inconscients, indépendants, sans religion patriotique définie, qu’étaient les radicaux-socialistes, n’avaient pas su comprendre quelle réalité profonde vivait dans ce qu’ils croyaient de vaines et haineuses formules. Sans doute Saint-Loup comme eux s’était habitué à développer en lui, comme la partie la plus vraie de lui-même, la recherche et la conception des meilleures manœuvres en vue des plus grands succès stratégiques et tactiques, de sorte que, pour lui comme pour eux, la vie de son corps était quelque chose de relativement peu important qui pouvait être facilement sacrifié à cette partie intérieure, véritable noyau vital chez eux, autour duquel l’existence personnelle n’avait de valeur que comme un épiderme protecteur. Je parlai à Saint-Loup de son ami le directeur du Grand Hôtel de Balbec qui, paraît-il, avait prétendu qu’il y avait eu au début de la guerre dans certains régiments français des défections, qu’il appelait des « défectuosités », et avait accusé de les avoir provoquée ce qu’il appelait le « militariste prussien », disant d’ailleurs en riant à propos de son frère : « Il est dans les tranchées, ils sont à trente mètres des Boches ! » jusqu’à ce qu’ayant appris qu’il l’était lui-même on l’eût mis dans un camp de concentration. « A propos de Balbec, te rappelles-tu l’ancien liftier de l’hôtel ? » me dit en me quittant Saint-Loup sur le ton de quelqu’un qui n’avait pas trop l’air de savoir qui c’était et qui comptait sur moi pour l’éclairer. « Il s’engage et m’a écrit pour le faire entrer dans l’aviation. » Sans doute le liftier était-il las de monter dans la cage captive de l’ascenseur, et les hauteurs de l’escalier du Grand Hôtel ne lui suffisaient plus. Il allait « prendre ses galons » autrement que comme concierge, car notre destin n’est pas toujours ce que nous avions cru. « Je vais sûrement appuyer sa demande, me dit SaintLoup. Je le disais encore à Gilberte ce matin, jamais nous n’aurons assez d’avions. C’est avec cela qu’on verra ce que prépare l’adversaire. C’est cela qui lui enlèvera le bénéfice le plus grand d’une attaque, celui de la surprise, l’armée la meilleure sera peut-être celle qui aura les meilleurs yeux. Eh bien, et la pauvre Françoise a-t-elle réussi à faire réformer son neveu ? » Mais Françoise, qui avait fait depuis longtemps tous ses efforts pour que son neveu fût réformé et qui, quand on lui avait proposé une recommandation, par la voie des Guermantes, pour le général de Saint-Joseph, avait répondu d’un ton désespéré : « Oh ! non, ça ne servirait à rien, il n’y a rien à faire avec ce vieux bonhomme-là, c’est tout ce qu’il y a de pis, il est patriotique », Françoise, dès qu’il avait été question de la guerre, et quelque douleur qu’elle en éprouvât, trouvait qu’on ne devait pas abandonner les « pauvres Russes », puisqu’on était « alliancé ». Le maître d’hôtel, persuadé d’ailleurs que la guerre ne durerait que dix jours et se terminerait par la victoire éclatante de la France, n’aurait pas osé, par peur d’être démenti par les événements, et n’aurait même pas eu assez d’imagination pour prédire une guerre longue et indécise. Mais cette victoire complète et immédiate, il tâchait au moins d’en extraire d’avance tout ce qui pouvait faire souffrir Françoise. « Ca pourrait bien faire du vilain, parce qu’il paraît qu’il y en a beaucoup qui ne veulent pas marcher, des gars de seize ans qui pleurent. » Il tâchait aussi pour la « vexer » de lui dire des choses désagréables, c’est ce qu’il appelait « lui jeter un pépin, lui lancer une apostrophe, lui envoyer un calembour ». « De seize ans, Vierge Marie », disait Françoise, et un instant méfiante : « On disait pourtant qu’on ne les prenait qu’après vingt ans, c’est encore des enfants. – Naturellement les journaux ont ordre de ne pas dire cela. Du reste, c’est toute la jeunesse qui sera en avant, il n’en reviendra pas lourd. D’un côté, ça fera du bon, une bonne saignée, là, c’est utile de temps en temps, ça fera marcher le commerce. Ah ! dame, s’il y a des gosses trop tendres qui ont une hésitation, on les fusille immédiatement, douze balles dans la peau, vlan ! D’un côté, il faut ça. Et puis, les officiers, qu’est-ce que ça peut leur faire ? Ils touchent leurs pesetas, c’est tout ce qu’ils demandent. » Françoise pâlissait tellement pendant chacune de ces conversations qu’on craignait que le maître d’hôtel ne la fît mourir d’une maladie de cœur. Elle ne perdait pas ses défauts pour cela. Quand une jeune fille venait me voir, si mal aux jambes qu’eût la vieille servante, m’arrivait-il de sortir un instant de ma chambre, je la voyais au haut d’une échelle, dans la penderie, en train, disait-elle, de chercher quelque paletot à moi pour voir si les mites ne s’y mettaient pas, en réalité pour nous écouter. Elle gardait malgré toutes mes critiques sa manière insidieuse de poser des questions d’une façon indirecte pour laquelle elle avait utilisé depuis quelque temps un certain « parce que sans doute ». N’osant pas me dire : « Estce que cette dame a un hôtel ? » elle me disait, les yeux timidement levés comme ceux d’un bon chien : « Parce que sans doute cette dame a un hôtel particulier… », évitant l’interrogation flagrante, moins pour être polie que pour ne pas sembler curieuse. Enfin, comme les domestiques que nous aimons le plus – surtout s’ils ne nous rendent presque plus les services et les égards de leur emploi – restent, hélas, des domestiques et marquent plus nettement les limites (que nous voudrions effacer) de leur caste au fur et à mesure qu’ils croient le plus pénétrer la nôtre, Françoise avait souvent à mon endroit (pour me piquer, eût dit le maître d’hôtel) de ces propos étranges qu’une personne du monde n’aurait pas ; avec une joie aussi dissimulée mais aussi profonde que si c’eût été une maladie grave, si j’avais chaud et que la sueur – je n’y prenais pas garde – perlât à mon front : « Mais vous êtes en nage », me disait-elle, étonnée comme devant un phénomène étrange, souriant un peu avec le mépris que cause quelque chose d’indécent, « vous sortez, mais vous avez oublié de mettre votre cravate », prenant pourtant la voix préoccupée qui est chargée d’inquiéter quelqu’un sur son état. On aurait dit que moi seul dans l’univers avais jamais été en nage. Car dans son humilité, dans sa tendre admiration pour des êtres qui lui étaient infiniment inférieurs, elle adoptait leur vilain tour de langage. Sa fille s’étant plaint d’elle à moi et m’ayant dit (je ne sais de qui elle l’avait appris) : « Elle a toujours quelque chose à dire, que je ferme mal les portes, et patati patali et patata patala », Françoise crut sans doute que son incomplète éducation seule l’avait privée jusqu’ici de ce bel usage. Et sur ses lèvres où j’avais vu fleurir jadis le français le plus pur, j’entendis plusieurs fois par jour : « Et patati patali et patata patala ». Il est du reste curieux combien non seulement les expressions mais les pensées varient peu chez une même personne. Le maître d’hôtel ayant pris l’habitude de déclarer que M. Poincaré était mal intentionné, pas pour l’argent, mais parce qu’il avait voulu absolument la guerre, il redisait cela sept à huit fois par jour devant le même auditoire habituel et toujours aussi intéressé. Pas un mot n’était modifié, pas un geste, une intonation. Bien que cela ne durât que deux minutes, c’était invariable, comme une représentation. Ses fautes de français corrompaient le langage de Françoise tout autant que les fautes de sa fille. Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les communiqués, auxquels elle ne comprenait rien, par le maître d’hôtel qui n’y comprenait guère davantage, et chez qui le désir de tourmenter Françoise était souvent dominé par une allégresse patriotique ; il disait avec un rire sympathique, en parlant des Allemands : « Ca doit chauffer, notre vieux Joffre est en train de leur tirer des plans sur la comète. » Françoise ne comprenait pas trop de quelle comète il s’agissait, mais n’en sentait pas moins que cette phrase faisait partie des aimables et originales extravagances auxquelles une personne bien élevée doit répondre avec bonne humeur, par urbanité, et haussant gaiement les épaules d’un air de dire : « Il est bien toujours le même », elle tempérait ses larmes d’un sourire. Au moins était-elle heureuse que son nouveau garçon boucher qui, malgré son métier, était assez craintif (il avait cependant commencé dans les abattoirs) ne fût pas d’âge à partir. Sans quoi elle eût été capable d’aller trouver le Ministre de la Guerre. Le maître d’hôtel n’eût pu imaginer que les communiqués ne fussent pas excellents et qu’on ne se rapprochât pas de Berlin, puisqu’il lisait : « Nous avons repoussé, avec de fortes pertes pour l’ennemi, etc. », actions qu’il célébrait comme de nouvelles victoires. J’étais cependant effrayé de la rapidité avec laquelle le théâtre de ces victoires se rapprochait de Paris, et je fus même étonné que le maître d’hôtel, ayant vu dans un communiqué qu’une action avait eu lieu près de Lens, n’eût pas été inquiet en voyant dans le journal du lendemain que ses suites avaient tourné à notre avantage à Jouy-le-Vicomte, dont nous tenions solidement les abords. Le maître d’hôtel savait, connaissait pourtant bien le nom, Jouy-le- Vicomte, qui n’était pas tellement éloigné de Combray. Mais on lit les journaux comme on aime, un bandeau sur les yeux. On ne cherche pas à comprendre les faits. On écoute les douces paroles du rédacteur en chef, comme on écoute les paroles de sa maîtresse. On est battu et content parce qu’on ne se croit pas battu, mais vainqueur. Je n’étais pas, du reste, demeuré longtemps à Paris et j’avais regagné assez vite ma maison de santé. Bien qu’en principe le docteur nous traitât par l’isolement, on m’y avait remis à deux époques différentes une lettre de Gilberte et une lettre de Robert. Gilberte m’écrivait (c’était à peu près en septembre 1914) que, quelque désir qu’elle eût de rester à Paris pour avoir plus facilement des nouvelles de Robert, les raids perpétuels de taubes au-dessus de Paris lui avaient causé une telle épouvante, surtout pour sa petite fille, qu’elle s’était enfuie de Paris par le dernier train qui partait encore pour Combray, que le train n’était même pas allé à Combray et que ce n’était que grâce à la charrette d’un paysan sur laquelle elle avait fait dix heures d’un trajet atroce, qu’elle avait pu gagner Tansonville ! « Et là, imaginez-vous ce qui attendait votre vieille amie, m’écrivait en finissant Gilberte. J’étais partie de Paris pour fuir les avions allemands, me figurant qu’à Tansonville je serais à l’abri de tout. Je n’y étais pas depuis deux jours que vous n’imaginerez jamais ce qui arrivait : les Allemands qui envahissaient la région après avoir battu nos troupes près de La Fère, et un état-major allemand suivi d’un régiment qui se présentait à la porte de Tansonville, et que j’étais obligée d’héberger, et pas moyen de fuir, plus un train, rien. » L’étatmajor allemand s’était-il bien conduit, ou fallait-il voir dans la lettre de Gilberte un effet par contagion de l’esprit des Guermantes, lesquels étaient de souche bavaroise, apparentée à la plus haute aristocratie d’Allemagne, mais Gilberte ne tarissait pas sur la parfaite éducation de l’état-major, et même des soldats qui lui avaient seulement demandé « la permission de cueillir un des ne-m’oubliez-pas qui poussaient auprès de l’étang », bonne éducation qu’elle opposait à la violence désordonnée des fuyards français, qui avaient traversé la propriété en saccageant tout, avant l’arrivée des généraux allemands. En tout cas, si la lettre de Gilberte était par certains côtés imprégnée de l’esprit des Guermantes – d’autres diraient de l’internationalisme juif, ce qui n’aurait probablement pas été juste, comme on verra – la lettre que je reçus pas mal de mois plus tard de Robert était, elle, beaucoup plus Saint-Loup que Guermantes, reflétant de plus toute la culture libérale qu’il avait acquise, et, en somme, entièrement sympathique. Malheureusement il ne me parlait pas de stratégie comme dans ses conversations de Doncières et ne me disait pas dans quelle mesure il estimait que la guerre confirmât ou infirmât les principes qu’il m’avait alors exposés. Tout au plus me dit-il que depuis 1914 s’étaient en réalité succédé plusieurs guerres, les enseignements de chacune influant sur la conduite de la suivante. Et, par exemple, la théorie de la « percée » avait été complétée par cette thèse qu’il fallait avant de percer bouleverser entièrement par l’artillerie le terrain occupé par l’adversaire. Mais ensuite on avait constaté qu’au contraire ce bouleversement rendait impossible l’avance de l’infanterie et de l’artillerie dans des terrains dont des milliers de trous d’obus avaient fait autant d’obstacles. « La guerre, disait-il, n’échappe pas aux lois de notre vieil Hegel. Elle est en état de perpétuel devenir. » C’était peu auprès de ce que j’aurais voulu savoir. Mais ce qui me fâchait davantage encore c’est qu’il n’avait plus le droit de me citer de noms de généraux. Et d’ailleurs, par le peu que me disait le journal, ce n’était pas ceux dont j’étais à Doncières si préoccupé de savoir lesquels montreraient le plus de valeur dans une guerre, qui conduisaient celle-ci. Geslin de Bourgogne, Galliffet, Négrier étaient morts. Pau avait quitté le service actif presque au début de la guerre. De Joffre, de Foch, de Castelnau, de Pétain, nous n’avions jamais parlé. « Mon petit, m’écrivait Robert, si tu voyais tout ce monde, surtout les gens du peuple, les ouvriers, les petits commerçants, qui ne se doutaient pas de ce qu’ils recelaient en eux d’héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l’avoir soupçonné, courir sous les balles pour secourir un camarade, pour emporter un chef blessé, et, frappés eux-mêmes, sourire au moment où ils vont mourir parce que le médecin-chef leur apprend que la tranchée a été reprise aux Allemands, je t’assure, mon cher petit, que cela donne une belle idée du Français et que ça fait comprendre les époques historiques qui nous paraissaient un peu extraordinaires dans nos classes. L’époque est tellement belle que tu trouverais comme moi que les mots ne sont plus rien. Au contact d’une telle grandeur, le mot « poilu » est devenu pour moi quelque chose dont je ne sens pas plus s’il a pu contenir d’abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons « chouans » par exemple. Mais je sais « poilu » déjà prêt pour de grands poètes, comme les mots déluge, ou Christ, ou barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s’en fussent servis Hugo, Vigny, ou les autres. Je dis que le peuple est ce qu’il y a de mieux, mais tout le monde est bien. Le pauvre Vaugoubert, le fils de l’ambassadeur, a été sept fois blessé avant d’être tué, et chaque fois qu’il revenait d’une expédition sans avoir écopé, il avait l’air de s’excuser et de dire que ce n’était pas sa faute. C’était un être charmant. Nous nous étions beaucoup liés, les pauvres parents ont eu la permission de venir à l’enterrement, à condition de ne pas être en deuil et de ne rester que cinq minutes à cause du bombardement. La mère, un grand cheval que tu connais peut-être, pouvait avoir beaucoup de chagrin, on ne distinguait rien. Mais le pauvre père était dans un tel état que je t’assure que moi, qui ai fini par devenir tout à fait insensible à force de prendre l’habitude de voir la tête du camarade, qui est en train de me parler, subitement labourée par une torpille ou même détachée du tronc, je ne pouvais pas me contenir en voyant l’effondrement du pauvre Vaugoubert qui n’était plus qu’une espèce de loque. Le Général avait beau lui dire que c’était pour la France, que son fils s’était conduit en héros, cela ne faisait que redoubler les sanglots du pauvre homme qui ne pouvait pas se détacher du corps de son fils. Enfin, et c’est pour cela qu’il faut se dire qu’« ils ne passeront pas », tous ces gens-là, comme mon pauvre valet de chambre, comme Vaugoubert, ont empêché les Allemands de passer. Tu trouves peut-être que nous n’avançons pas beaucoup, mais il ne faut pas raisonner, une armée se sent victorieuse par une impression intime, comme un mourant se sent foutu. Or nous savons que nous aurons la victoire et nous la voulons pour dicter la paix juste, je ne veux pas dire seulement pour nous, vraiment juste, juste pour les Français, juste pour les Allemands. » De même que les héros d’un esprit médiocre et banal écrivant des poèmes pendant leur convalescence se plaçaient pour décrire la guerre non au niveau des événements, qui en eux-mêmes ne sont rien, mais de la banale esthétique, dont ils avaient suivi les règles jusque-là, parlant, comme ils eussent fait dix ans plus tôt, de la « sanglante aurore », du « vol frémissant de la victoire », etc., Saint-Loup, lui, beaucoup plus intelligent et artiste, restait intelligent et artiste, et notait avec goût pour moi des paysages pendant qu’il était immobilisé à la lisière d’une forêt marécageuse, mais comme si ç’avait été pour une chasse au canard. Pour me faire comprendre certaines oppositions d’ombre et de lumière qui avaient été « l’enchantement de sa matinée », il me citait certains tableaux que nous aimions l’un et l’autre et ne craignait pas de faire allusion à une page de Romain Rolland, voire de Nietzsche, avec cette indépendance des gens du front qui n’avaient pas la même peur de prononcer un nom allemand que ceux de l’arrière, et même avec cette pointe de coquetterie à citer un ennemi que mettait, par exemple, le colonel du Paty de Clam, dans la salle des témoins de l’affaire Zola, à réciter en passant devant Pierre Quillard, poète dreyfusard de la plus extrême violence et que, d’ailleurs, il ne connaissait pas, des vers de son drame symboliste : La Fille aux mains coupées. Saint-Loup me parlait-il d’une mélodie de Schumann, il n’en donnait le titre qu’en allemand et ne prenait aucune circonlocution pour me dire que quand, à l’aube, il avait entendu un premier gazouillement à la lisière d’une forêt, il avait été enivré comme si lui avait parlé l’oiseau de ce « sublime Siegfried » qu’il espérait bien entendre après la guerre. Et maintenant, à mon second retour à Paris, j’avais reçu dès le lendemain de mon arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte, qui sans doute avait oublié celle, ou du moins le sens de celle que j’ai rapportée, car son départ de Paris à la fin de 1914 y était représenté rétrospectivement d’une manière assez différente. « Vous ne savez peut-être pas, mon cher ami, me disait-elle, que voilà bientôt deux ans que je suis à Tansonville. J’y suis arrivée en même temps que les Allemands. Tout le monde avait voulu m’empêcher de partir. On me traitait de folle. – Comment, me disait-on, vous êtes en sûreté à Paris et vous partez pour ces régions envahies, juste au moment où tout le monde cherche à s’en échapper. – Je ne méconnaissais pas tout ce que ce raisonnement avait de juste. Mais, que voulez-vous, je n’ai qu’une seule qualité, je ne suis pas lâche, ou, si vous aimez mieux, je suis fidèle, et quand j’ai su mon cher Tansonville menacé, je n’ai pas voulu que notre vieux régisseur restât seul à le défendre. Il m’a semblé que ma place était à ses côtés. Et c’est, du reste, grâce à cette résolution que j’ai pu sauver à peu près le château – quand tous les autres dans le voisinage, abandonnés par leurs propriétaires affolés, ont été presque tous détruits de fond en comble – et non seulement le château, mais les précieuses collections auxquelles mon cher Papa tenait tant. » En un mot, Gilberte était persuadée maintenant qu’elle n’était pas allée à Tansonville, comme elle me l’avait écrit en 1914, pour fuir les Allemands et pour être à l’abri, mais au contraire pour les rencontrer et défendre contre eux son château. Ils n’étaient pas restés à Tansonville, d’ailleurs, mais elle n’avait plus cessé d’avoir chez elle un va-et-vient constant de militaires qui dépassait de beaucoup celui qui tirait les larmes à Françoise dans la rue de Combray, et de mener, comme elle disait cette fois en toute vérité, la vie du front. Aussi parlait-on dans les journaux avec les plus grands éloges de son admirable conduite et il était question de la décorer. La fin de sa lettre était entièrement exacte. « Vous n’avez pas idée de ce que c’est que cette guerre, mon cher ami, et de l’importance qu’y prend une route, un pont, une hauteur. Que de fois j’ai pensé à vous, aux promenades, grâce à vous rendues délicieuses, que nous faisions ensemble dans tout ce pays aujourd’hui ravagé, alors que d’immenses combats se livrent pour la possession de tel chemin, de tel coteau que vous aimiez, où nous sommes allés si souvent ensemble. Probablement vous comme moi, vous ne vous imaginiez pas que l’obscur Roussainville et l’assommant Méséglise, d’où on nous portait nos lettres, et où on était allé chercher le docteur quand vous avez été souffrant, seraient jamais des endroits célèbres. Eh bien, mon cher ami, ils sont à jamais entrés dans la gloire au même titre qu’Austerlitz ou Valmy. La bataille de Méséglise a duré plus de huit mois, les Allemands y ont perdu plus de cent mille hommes, ils ont détruit Méséglise, mais ils ne l’ont pas pris. Le petit chemin que vous aimiez tant, que nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute vérité que c’était moi qui étais amoureuse de vous, je ne peux pas vous dire l’importance qu’il a prise. L’immense champ de blé auquel il aboutit, c’est la fameuse cote 307 dont vous avez dû voir le nom revenir si souvent dans les communiqués. Les Français ont fait sauter le petit pont sur la Vivonne qui, disiez-vous, ne vous rappelait pas votre enfance autant que vous l’auriez voulu, les Allemands en ont jeté d’autres ; pendant un an et demi ils ont eu une moitié de Combray et les Français l’autre moitié. » Le lendemain du jour où j’avais reçu cette lettre, c’est-à-dire l’avant-veille de celui où, cheminant dans l’obscurité, j’entendais sonner le bruit de mes pas, tout en remâchant tous ces souvenirs, Saint-Loup venu du front, sur le point d’y retourner, m’avait fait une visite de quelques secondes seulement, dont l’annonce seule m’avait violemment ému. Françoise avait d’abord voulu se précipiter sur lui, espérant qu’il pourrait faire réformer le timide garçon boucher, dont, dans un an, la classe allait partir. Mais elle fut arrêtée elle-même en pensant à l’inutilité de cette démarche, car depuis longtemps le timide tueur d’animaux avait changé de boucherie, et soit que la patronne de la nôtre craignît de perdre notre clientèle, soit qu’elle fût de bonne foi, elle avait déclaré à Françoise qu’elle ignorait où ce garçon, « qui, d’ailleurs, ne ferait jamais un bon boucher », était employé. Françoise avait bien cherché partout, mais Paris est grand, les boucheries nombreuses, et elle avait eu beau entrer dans un grand nombre, elle n’avait pu retrouver le jeune homme timide et sanglant. Quand Saint-Loup était entré dans ma chambre, je l’avais approché avec ce sentiment de timidité, avec cette impression de surnaturel que donnaient au fond tous les permissionnaires et qu’on éprouve quand on est introduit auprès d’une personne atteinte d’un mal mortel et qui cependant se lève, s’habille, se promène encore. Il semblait (il avait surtout semblé au début, car pour qui n’avait pas vécu comme moi loin de Paris, l’habitude était venue qui retranche aux choses que nous avons vues plusieurs fois la racine d’impression profonde et de pensée qui leur donne leur sens réel), il semblait presque qu’il y eût quelque chose de cruel dans ces permissions données aux combattants. Aux premières, on se disait : « Ils ne voudront pas repartir, ils déserteront. » Et en effet, ils ne venaient pas seulement de lieux qui nous semblaient irréels parce que nous n’en avions entendu parler que par les journaux et que nous ne pouvions nous figurer qu’on eût pris part à ces combats titaniques et revenir seulement avec une contusion à l’épaule ; c’était des rivages de la mort, vers lesquels ils allaient retourner, qu’ils venaient un instant parmi nous, incompréhensibles pour nous, nous remplissant de tendresse, d’effroi, et d’un sentiment de mystère, comme ces morts que nous évoquons, qui nous apparaissent une seconde, que nous n’osons pas interroger et qui, du reste, pourraient tout au plus nous répondre : « Vous ne pourriez pas vous figurer. » Car il est extraordinaire à quel point chez les rescapés du front que sont les permissionnaires parmi les vivants, ou chez les morts qu’un médium hypnotise ou évoque, le seul effet d’un contact avec le mystère soit d’accroître s’il est possible l’insignifiance des propos. Tel j’abordai Robert qui avait encore au front une cicatrice plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l’empreinte laissée sur la terre par le pied d’un géant. Et je n’avais pas osé lui poser de question et il ne m’avait dit que de simples paroles. Encore étaient-elles fort peu différentes de ce qu’elles eussent été avant la guerre, comme si les gens, malgré elle, continuaient à être ce qu’ils étaient ; le ton des entretiens était le même, la matière seule différait, et encore ! Je crus comprendre que Robert avait trouvé aux armées des ressources qui lui avaient fait peu à peu oublier que Morel s’était aussi mal conduit avec lui qu’avec son oncle. Pourtant il lui gardait une grande amitié et était pris de brusques désirs de le revoir, qu’il ajournait sans cesse. Je crus plus délicat envers Gilberte de ne pas indiquer à Robert que pour retrouver Morel il n’avait qu’à aller chez Mme Verdurin. Je dis avec humilité à Robert combien on sentait peu la guerre à Paris, il me dit que même à Paris c’était quelquefois « assez inouï ». Il faisait allusion à un raid de zeppelins qu’il y avait eu la veille et il me demanda si j’avais bien vu, mais comme il m’eût parlé autrefois de quelque spectacle d’une grande beauté esthétique. Encore au front comprend-on qu’il y ait une sorte de coquetterie à dire : « C’est merveilleux, quel rose ! et ce vert pâle ! », au moment où on peut à tout instant être tué, mais ceci n’existait pas chez Saint-Loup, à Paris, à propos d’un raid insignifiant. Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. « Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c’est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations, car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu’on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais estce que tu n’aimes pas mieux le moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s’en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils « font apocalypse », même les étoiles ne gardant plus leur place. Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui, du reste, était bien naturel pour saluer l’arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, très Wacht am Rhein, avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale ; c’était à se demander si c’était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient. » Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l’expliquait, d’ailleurs, par des raisons purement musicales : « Dame, c’est que la musique des sirènes était d’une Chevauchée. Il faut décidément l’arrivée des Allemands pour qu’on puisse entendre du Wagner à Paris. » A certains points de vue la comparaison n’était pas fausse. La ville semblait une masse informe et noire qui tout d’un coup passait des profondeurs de la nuit dans la lumière et dans le ciel où un à un les aviateurs s’élevaient à l’appel déchirant des sirènes, cependant que d’un mouvement plus lent, mais plus insidieux, plus alarmant, car ce regard faisait penser à l’objet invisible encore et peut-être déjà proche qu’il cherchait, les projecteurs se remuaient sans cesse, flairaient l’ennemi, le cernaient dans leurs lumières jusqu’au moment où les avions aiguillés bondiraient en chasse pour le saisir. Et escadrille après escadrille chaque aviateur s’élançait ainsi de la ville, transporté maintenant dans le ciel, pareil à une Walkyrie. Pourtant des coins de la terre, au ras des maisons, s’éclairaient et je dis à Saint-Loup que s’il avait été à la maison la veille, il aurait pu, tout en contemplant l’apocalypse dans le ciel, voir sur la terre, comme dans l’enterrement du comte d’Orgaz du Greco où ces différents plans sont parallèles, un vrai vaudeville joué par des personnages en chemise de nuit, lesquels, à cause de leurs noms célèbres, eussent mérité d’être envoyés à quelque successeur de ce Ferrari dont les notes mondaines nous avaient si souvent amusés, Saint-Loup et moi, que nous nous amusions pour nous-mêmes à en inventer. Et c’est ce que nous aurions fait encore ce jour-là comme s’il n’y avait pas la guerre, bien que sur un sujet fort « guerre » : la peur des Zeppelins – reconnu : la duchesse de Guermantes superbe en chemise de nuit, le duc de Guermantes inénarrable en pyjama rose et peignoir de bain, etc., etc. « Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les juives américaines en chemise, serrant sur leur sein décati le collier de perles qui leur permettra d’épouser un duc décavé. L’hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler échange. » à l’Hôtel du libre Je demandai à Saint-Loup si cette guerre avait confirmé ce que nous disions des guerres passées à Doncières. Je lui rappelai des propos que lui-même avait oubliés, par exemple sur les pastiches des batailles par les généraux à venir. « La feinte, lui disais-je, n’est plus guère possible dans ces opérations qu’on prépare d’avance avec de telles accumulations d’artillerie. Et ce que tu m’as dit depuis sur les reconnaissances par les avions, qu’évidemment tu ne pouvais pas prévoir, empêche l’emploi des ruses napoléoniennes. – Comme tu te trompes, me répondit-il, cette guerre, évidemment, est nouvelle par rapport aux autres et se compose elle-même de guerres successives, dont la dernière est une innovation par rapport à celle qui l’a précédée. Il faut s’adapter à une formule nouvelle de l’ennemi pour se défendre contre elle, et alors lui-même recommence à innover, mais, comme en toute chose humaine, les vieux trucs prennent toujours. Pas plus tard qu’hier au soir, le plus intelligent des critiques militaires écrivait : « Quand les Allemands ont voulu délivrer la Prusse orientale, ils ont commencé l’opération par une puissante démonstration fort au sud contre Varsovie, sacrifiant dix mille hommes pour tromper l’ennemi. Quand ils ont créé, au début de 1915, la masse de manœuvre de l’archiduc Eugène pour dégager la Hongrie menacée, ils ont répandu le bruit que cette masse était destinée à une opération contre la Serbie. C’est ainsi qu’en 1800 l’armée qui allait opérer contre l’Italie était essentiellement qualifiée d’armée de réserve et semblait destinée non à passer les Alpes, mais à appuyer les armées engagées sur les théâtres septentrionaux. La ruse d’Hindenburg attaquant Varsovie pour masquer l’attaque véritable sur les lacs de Mazurie est imitée d’un plan de Napoléon de 1812. » Tu vois que M. Bidou reproduit presque les paroles que tu me rappelles et que j’avais oubliées. Et comme la guerre n’est pas finie, ces ruses-là se reproduiront encore et réussiront, car on ne perce rien à jour, ce qui a pris une fois a pris parce que c’était bon et prendra toujours. » Et en effet, bien longtemps après cette conversation avec Saint-Loup, pendant que les regards des Alliés étaient fixés sur Pétrograd, contre laquelle capitale on croyait que les Allemands commençaient leur marche, ils préparaient la plus puissante offensive contre l’Italie. Saint-Loup me cita bien d’autres exemples de pastiches militaires, ou, si l’on croit qu’il n’y a pas un art mais une science militaire, d’application de lois permanentes. « Je ne veux pas dire, il y aurait contradiction dans les mots, ajouta Saint-Loup, que l’art de la guerre soit une science. Et s’il y a une science de la guerre, il y a diversité, dispute et contradiction entre les savants. Diversité projetée pour une part dans la catégorie du temps. Ceci est assez rassurant, car, pour autant que cela est, cela n’indique pas forcément erreur mais vérité qui évolue. » Il devait me dire plus tard : « Vois dans cette guerre l’évolution des idées sur la possibilité de la percée, par exemple. On y croit d’abord, puis on vient à la doctrine de l’invulnérabilité des fronts, puis à celle de la percée possible, mais dangereuse, de la nécessité de ne pas faire un pas en avant sans que l’objectif soit d’abord détruit (un journaliste péremptoire écrira que prétendre le contraire est la plus grande sottise qu’on puisse dire), puis, au contraire, à celle d’avancer avec une très faible préparation d’artillerie, puis on en vient à faire remonter l’invulnérabilité des fronts à la guerre de 1870 et à prétendre que c’est une idée fausse pour la guerre actuelle, donc une idée d’une vérité relative. Fausse dans la guerre actuelle à cause de l’accroissement des masses et du perfectionnement des engins (voir Bidou du 2 juillet 1918), accroissement qui d’abord avait fait croire que la prochaine guerre serait très courte, puis très longue, et enfin a fait croire de nouveau à la possibilité des décisions victorieuses. Bidou cite les Alliés sur la Somme, les Allemands vers Paris en 1918. De même à chaque conquête des Allemands on dit : le terrain n’est rien, les villes ne sont rien, ce qu’il faut c’est détruire la force militaire de l’adversaire. Puis les Allemands à leur tour adoptent cette théorie en 1918 et alors Bidou explique curieusement (2 juillet 1918) comment certains points vitaux, certains espaces essentiels s’ils sont conquis décident de la victoire. C’est, d’ailleurs, une tournure de son esprit. Il a montré comment si la Russie était bouchée sur mer elle serait défaite et qu’une armée enfermée dans une sorte de camp d’emprisonnement est destinée à périr. » Il faut dire pourtant que si la guerre n’avait pas modifié le caractère de Saint-Loup, son intelligence, conduite par une évolution où l’hérédité entrait pour une grande part, avait pris un brillant que je ne lui avais jamais vu. Quelle distance entre le jeune blondin qui jadis était courtisé par les femmes chic ou aspirait à le devenir, et le discoureur, le doctrinaire qui ne cessait de jouer avec les mots ! A une autre génération, sur une autre tige, comme un acteur qui reprend le rôle joué jadis par Bressant ou Delaunay, il était comme un successeur – rose, blond et doré, alors que l’autre était mi-partie très noir et tout blanc – de M. de Charlus. Il avait beau ne pas s’entendre avec son oncle sur la guerre, s’étant rangé dans cette fraction de l’aristocratie qui faisait passer la France avant tout tandis que M. de Charlus était au fond défaitiste, il pouvait montrer à celui qui n’avait pas vu le « créateur du rôle » comment on pouvait exceller dans l’emploi de raisonneur. « Il paraît que Hindenbourg c’est une révélation, lui dis-je. – Une vieille révélation, me répondit-il du « tac au tac », ou une future révélation. » Il aurait fallu, au lieu de ménager l’ennemi, laisser faire Mangin, abattre l’Autriche et l’Allemagne et européaniser la Turquie au lieu de montégriniser la France. « Mais nous aurons l’aide des Etats-Unis, lui disje. – En attendant, je ne vois ici que le spectacle des Etats désunis. Pourquoi ne pas faire des concessions plus larges à l’Italie par la peur de déchristianiser la France ? – Si ton oncle Charlus t’entendait ! lui dis-je. Au fond tu ne serais pas fâché qu’on offense encore un peu plus le Pape, et lui pense avec désespoir au mal qu’on peut faire au trône de François-Joseph. Il se dit, d’ailleurs, en cela dans la tradition de Talleyrand et du Congrès de Vienne. – L’ère du Congrès de Vienne est révolue, me répondit-il ; à la diplomatie secrète il faut opposer la diplomatie concrète. Mon oncle est au fond un monarchiste impénitent à qui on ferait avaler des carpes comme Mme Molé ou des escarpes comme Arthur Meyer, pourvu que carpes et escarpes fussent à la Chambord. Par haine du drapeau tricolore, je crois qu’il se rangerait plutôt sous le torchon du Bonnet rouge, qu’il prendrait de bonne foi pour le Drapeau blanc. » Certes, ce n’était que des mots et Saint-Loup était loin d’avoir l’originalité quelquefois profonde de son oncle. Mais il était aussi affable et charmant de caractère que l’autre était soupçonneux et jaloux. Et il était resté charmant et rose comme à Balbec, sous tous ses cheveux d’or. La seule chose où son oncle ne l’eût pas dépassé était cet état d’esprit du faubourg Saint-Germain dont sont empreints ceux qui croient s’en être le plus détachés et qui leur donne à la fois ce respect des hommes intelligents pas nés (qui ne fleurit vraiment que dans la noblesse et rend les révolutions si injustes) et cette niaise satisfaction de soi. De par ce mélange d’humilité et d’orgueil, de curiosité d’esprit acquise et d’autorité innée, M. de Charlus et Saint-Loup, par des chemins différents et avec des opinions opposées, étaient devenus, à une génération d’intervalle, des intellectuels que toute idée nouvelle intéresse et des causeurs de qui aucun interrupteur ne peut obtenir le silence. De sorte qu’une personne un peu médiocre pouvait les trouver l’un et l’autre, selon la disposition où elle se trouvait, éblouissants ou raseurs. Tout en me rappelant la visite de Saint-Loup j’avais marché, puis, pour aller chez Mme Verdurin, fait un long crochet ; j’étais presque au pont des Invalides. Les lumières, assez peu nombreuses (à cause des gothas), étaient allumées un peu trop tôt, car le changement d’heure avait été fait un peu trop tôt, quand la nuit venait encore assez vite, mais stabilisé pour toute la belle saison (comme les calorifères sont allumés et éteints à partir d’une certaine date), et au-dessus de la ville nocturnement éclairée, dans toute une partie du ciel – du ciel ignorant de l’heure d’été et de l’heure d’hiver, et qui ne daignait pas savoir que 8 h. ½ était devenu 9 h. ½ – dans toute une partie du ciel bleuâtre il continuait à faire un peu jour. Dans toute la partie de la ville que dominent les tours du Trocadéro, le ciel avait l’air d’une immense mer nuance de turquoise qui se retire, laissant déjà émerger toute une ligne légère de rochers noirs, peut-être même de simples filets de pêcheurs alignés les uns auprès des autres, et qui étaient de petits nuages. Mer en ce moment couleur turquoise et qui emporte avec elle, sans qu’ils s’en aperçoivent, les hommes entraînés dans l’immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la France. Du reste, à force de regarder le ciel paresseux et trop beau, qui ne trouvait pas digne de lui de changer son horaire et au-dessus de la ville allumée prolongeait mollement, en ces tons bleuâtres, sa journée qui s’attardait, le vertige prenait : ce n’était plus une mer étendue, mais une gradation verticale de bleus glaciers. Et les tours du Trocadéro qui semblaient si proches des degrés de turquoise devaient en être extrêmement éloignées, comme ces deux tours de certaines villes de Suisse qu’on croirait dans le lointain voisines avec la pente des cimes. Je revins sur mes pas, mais une fois quitté le pont des Invalides, il ne faisait plus jour dans le ciel, il n’y avait même guère de lumières dans la ville, et butant çà et là contre des poubelles, prenant un chemin pour un autre, je me trouvai sans m’en douter, en suivant machinalement un dédale de rues obscures, arrivé sur les boulevards. Là, l’impression d’Orient que je venais d’avoir se renouvela et, d’autre part, à l’évocation du Paris du Directoire succéda celle du Paris de 1815. Comme en 1815 c’était le défilé le plus disparate des uniformes des troupes alliées ; et, parmi elles, des Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous enturbannés de blanc suffisaient pour que de ce Paris où je me promenais je fisse toute une imaginaire cité exotique, dans un Orient à la fois minutieusement exact en ce qui concernait les costumes et la couleur des visages, arbitrairement chimérique en ce qui concernait le décor, comme de la ville où il vivait, Carpaccio fit une Jérusalem ou une Constantinople en y assemblant une foule dont la merveilleuse bigarrure n’était pas plus colorée que celle-ci. Marchant derrière deux zouaves qui ne semblaient guère se préoccuper de lui, j’aperçus un homme gras et gros, en feutre mou, en longue houppelande et sur la figure mauve duquel j’hésitai si je devais mettre le nom d’un acteur ou d’un peintre également connus pour d’innombrables scandales sodomistes. J’étais certain en tout cas que je ne connaissais pas le promeneur, aussi fus-je bien surpris, quand ses regards rencontrèrent les miens, de voir qu’il avait l’air gêné et fit exprès de s’arrêter et de venir à moi comme un homme qui veut montrer que vous ne le surprenez nullement en train de se livrer à une occupation qu’il eût préféré laisser secrète. Une seconde je me demandai qui me disait bonjour : c’était M. de Charlus. On peut dire que pour lui l’évolution de son mal ou la révolution de son vice était à ce point extrême où la petite personnalité primitive de l’individu, ses qualités ancestrales, sont entièrement interceptées par le passage en face d’elles du défaut ou du mal générique dont ils sont accompagnés. M. de Charlus était arrivé aussi loin qu’il était possible de soi-même, ou plutôt il était luimême si parfaitement masqué par ce qu’il était devenu et qui n’appartenait pas à lui seul, mais à beaucoup d’autres invertis, qu’à la première minute je l’avais pris pour un autre d’entre eux, derrière ces zouaves, en plein boulevard, pour un autre d’entre eux qui n’était pas M. de Charlus, qui n’était pas un grand seigneur, qui n’était pas un homme d’imagination et d’esprit et qui n’avait pour toute ressemblance avec le baron que cet air commun à eux tous, et qui maintenant chez lui, au moins avant qu’on se fût appliqué à bien regarder, couvrait tout. C’est ainsi qu’ayant voulu aller chez Mme Verdurin j’avais rencontré M. de Charlus. Et certes, je ne l’eusse pas comme autrefois trouvé chez elle ; leur brouille n’avait fait que s’aggraver et Mme Verdurin se servait même des événements présents pour le discréditer davantage. Ayant dit depuis longtemps qu’elle le trouvait usé, fini, plus démodé dans ses prétendues audaces que les plus pompiers, elle résumait maintenant cette condamnation et dégoûtait de lui toutes les imaginations en disant qu’il était « avant-guerre ». La guerre avait mis entre lui et le présent, selon le petit clan, une coupure qui le reculait dans le passé le plus mort. D’ailleurs – et ceci s’adressait plutôt au monde politique, qui était moins informé – elle le représentait comme aussi « toc », aussi « à côté » comme situation mondaine que comme valeur intellectuelle. « Il ne voit personne, personne ne le reçoit », disait-elle à M. Bontemps, qu’elle persuadait aisément. Il y avait d’ailleurs du vrai dans ces paroles. La situation de M. de Charlus avait changé. Se souciant de moins en moins du monde, s’étant brouillé par caractère quinteux et ayant, par conscience de sa valeur sociale, dédaigné de se réconcilier avec la plupart des personnes qui étaient la fleur de la société, il vivait dans un isolement relatif qui n’avait pas, comme celui où était morte Mme de Villeparisis, l’ostracisme de l’aristocratie pour cause, mais qui aux yeux du public paraissait pire pour deux raisons. La mauvaise réputation, maintenant connue, de M. de Charlus faisait croire aux gens peu renseignés que c’était pour cela que ne le fréquentaient point les gens que de son propre chef il refusait de fréquenter. De sorte que ce qui était l’effet de son humeur atrabilaire semblait celui du mépris des personnes à l’égard de qui elle s’exerçait. D’autre part, Mme de Villeparisis avait eu un grand rempart : la famille. Mais M. de Charlus avait multiplié entre elle et lui les brouilles. Elle lui avait, d’ailleurs – surtout côté vieux faubourg, côté Courvoisier – semblé inintéressante. Et il ne se doutait guère, lui qui avait fait vers l’art, par opposition aux Courvoisier, des pointes si hardies, que ce qui eût intéressé le plus en lui un Bergotte, par exemple, c’était sa parenté avec tout ce vieux faubourg, c’eût été le pouvoir de décrire la vie quasi provinciale menée par ses cousines de la rue de la Chaise, à la place du Palais-Bourbon et à la rue Garancière. Point de vue moins transcendant et plus pratique, Mme Verdurin affectait de croire qu’il n’était pas Français. « Quelle est sa nationalité exacte, est-ce qu’il n’est pas Autrichien ? demandait innocemment M. Verdurin. – Mais non, pas du tout, répondait la comtesse Molé, dont le premier mouvement obéissait plutôt au bon sens qu’à la rancune. – Mais non, il est Prussien, disait la Patronne, mais je vous le dis, je le sais, il nous l’a assez répété qu’il était membre héréditaire de la Chambre des Seigneurs de Prusse et Durchlaucht. – Pourtant la reine de Naples m’avait dit… – Vous savez que c’est une affreuse espionne, s’écriait Mme Verdurin qui n’avait pas oublié l’attitude que la souveraine déchue avait eue un soir chez elle. Je le sais et d’une façon précise, elle ne vivait que de ça. Si nous avions un gouvernement plus énergique, tout ça devrait être dans un camp de concentration. Et allez donc ! En tout cas, vous ferez bien de ne pas recevoir ce joli monde, parce que je sais que le Ministre de l’Intérieur a l’œil sur eux, votre hôtel serait surveillé. Rien ne m’enlèvera de l’idée que pendant deux ans Charlus n’a pas cessé d’espionner chez moi. » Et pensant probablement qu’on pouvait avoir un doute sur l’intérêt que pouvaient présenter pour le gouvernement allemand les rapports les plus circonstanciés sur l’organisation du petit clan, Mme Verdurin, d’un air doux et perspicace, en personne qui sait que la valeur de ce qu’elle dit ne paraîtra que plus précieuse si elle n’enfle pas la voix pour le dire : « Je vous dirai que dès le premier jour j’ai dit à mon mari : Ca ne me va pas, la façon dont cet homme s’est introduit chez moi. Ca a quelque chose de louche. Nous avions une propriété au fond d’une baie, sur un point très élevé. Il était sûrement chargé par les Allemands de préparer là une base pour leurs sous-marins. Il y avait des choses qui m’étonnaient et que maintenant je comprends. Ainsi au début il ne pouvait pas venir par le train avec les autres habitués. Moi je lui avais très gentiment proposé une chambre dans le château. Hé bien, non, il avait préféré habiter Doncières où il y avait énormément de troupe. Tout ça sentait l’espionnage à plein nez. » Pour la première des accusations dirigées contre le baron de Charlus, celle d’être passé de mode, les gens du monde ne donnaient que trop aisément raison à Mme Verdurin. En fait, ils étaient ingrats, car M. de Charlus était en quelque sorte leur poète, celui qui avait su dégager dans la mondanité ambiante une sorte de poésie où il entrait de l’histoire, de la beauté, du pittoresque, du comique, de la frivole élégance. Mais les gens du monde, incapables de comprendre cette poésie, n’en voyant aucune dans leur vie, la cherchaient ailleurs et mettaient à mille pieds au-dessus de M. de Charlus des hommes qui lui étaient infiniment inférieurs, mais qui prétendaient mépriser le monde et, en revanche, professaient des théories de sociologie et d’économie politique. M. de Charlus s’enchantait à raconter des mots involontairement lyriques, et à décrire les toilettes savamment gracieuses de la duchesse de X… , la traitant de femme sublime, ce qui le faisait considérer comme une espèce d’imbécile par des femmes du monde qui trouvaient la duchesse de X… une sotte sans intérêt, que les robes sont faites pour être portées mais sans qu’on ait l’air d’y faire aucune attention, et qui, elles, plus intelligentes, couraient à la Sorbonne ou à la Chambre, si Deschanel devait parler. Bref, les gens du monde s’étaient désengoués de M. de Charlus, non pas pour avoir trop pénétré, mais sans avoir pénétré jamais sa rare valeur intellectuelle. On le trouvait « avant-guerre », démodé, car ceux-là mêmes qui sont le plus incapables de juger les mérites sont ceux qui pour les classer adoptent le plus l’ordre de la mode ; ils n’ont pas épuisé, pas même effleuré les hommes de mérite qu’il y avait dans une génération, et maintenant il faut les condamner tous en bloc car voici l’étiquette d’une génération nouvelle, qu’on ne comprendra pas davantage. Quant à la deuxième accusation, celle de germanisme, l’esprit juste-milieu des gens du monde la leur faisait repousser, mais elle avait trouvé un interprète inlassable et particulièrement cruel en Morel qui, ayant su garder dans les journaux, et même dans le monde, la place que M. de Charlus avait, en prenant, les deux fois, autant de peine, réussi à lui faire obtenir, mais non pas ensuite à lui faire retirer, poursuivait le baron d’une haine implacable ; c’était non seulement cruel de la part de Morel, mais doublement coupable, car quelles qu’eussent été ses relations exactes avec le baron, il avait connu de lui ce qu’il cachait à tant de gens, sa profonde bonté. M. de Charlus avait été avec le violoniste d’une telle générosité, d’une telle délicatesse, lui avait montré de tels scrupules de ne pas manquer à sa parole, qu’en le quittant l’idée que Charlie avait emportée de lui n’était nullement l’idée d’un homme vicieux (tout au plus considérait-il le vice du baron comme une maladie) mais de l’homme ayant le plus d’idées élevées qu’il eût jamais connu, un homme d’une sensibilité extraordinaire, une manière de saint. Il le niait si peu que, même brouillé avec lui, il disait sincèrement à des parents : « Vous pouvez lui confier votre fils, il ne peut avoir sur lui que la meilleure influence. » Aussi quand il cherchait par ses articles à le faire souffrir, dans sa pensée ce qu’il bafouait en lui ce n’était pas le vice, c’était la vertu. Un peu avant la guerre, de petites chroniques, transparentes pour ce qu’on appelait les initiés, avaient commencé à faire le plus grand tort à M. de Charlus. De l’une intitulée : « Les mésaventures d’une douairière en us, les vieux jours de la Baronne », Mme Verdurin avait acheté cinquante exemplaires pour pouvoir la prêter à ses connaissances, et M. Verdurin, déclarant que Voltaire même n’écrivait pas mieux, en donnait lecture à haute voix. Depuis la guerre le ton avait changé. L’inversion du baron n’était pas seule dénoncée, mais aussi sa prétendue nationalité germanique : « Frau Bosch », « Frau von den Bosch » étaient les surnoms habituels de M. de Charlus. Un morceau d’un caractère poétique avait ce titre emprunté à certains airs de danse dans Beethoven : « Une Allemande ». Enfin deux nouvelles : « Oncle d’Amérique et Tante de Francfort » et « Gaillard d’arrière » lues en épreuves dans le petit clan, avaient fait la joie de Brichot luimême qui s’était écrié : « Pourvu que très haute et très puissante Anastasie ne nous caviarde pas ! » Les articles eux-mêmes étaient plus fins que ces titres ridicules. Leur style dérivait de Bergotte mais d’une façon à laquelle seul peut-être j’étais sensible, et voici pourquoi. Les écrits de Bergotte n’avaient nullement influé sur Morel. La fécondation s’était faite d’une façon toute particulière et si rare que c’est à cause de cela seulement que je la rapporte ici. J’ai indiqué en son temps la manière si spéciale que Bergotte avait, quand il parlait, de choisir ses mots, de les prononcer. Morel, qui l’avait longtemps rencontré, avait fait de lui alors des « imitations », où il contrefaisait parfaitement sa voix, usant des mêmes mots qu’il eût pris. Or maintenant, Morel pour écrire transcrivait des conversations à la Bergotte, mais sans leur faire subir cette transposition qui en eût fait du Bergotte écrit. Peu de personnes ayant causé avec Bergotte, on ne reconnaissait pas le ton, qui différait du style. Cette fécondation orale est si rare que j’ai voulu la citer ici. Elle ne produit, d’ailleurs, que des fleurs stériles. Morel qui était au bureau de la presse et dont personne ne connaissait la situation irrégulière affectait de trouver, son sang français bouillant dans ses veines comme le jus des raisins de Combray, que c’était peu de chose que d’être dans un bureau pendant la guerre et feignait de vouloir s’engager (alors qu’il n’avait qu’à rejoindre) pendant que Mme Verdurin faisait tout ce qu’elle pouvait pour lui persuader de rester à Paris. Certes, elle était indignée que M. de Cambremer, à son âge, fût dans un état-major, et de tout homme qui n’allait pas chez elle elle disait : « Où est-ce qu’il a encore trouvé le moyen de se cacher celuilà ? », et si on affirmait que celui-là était en première ligne depuis le premier jour, répondait sans scrupule de mentir ou peut-être par habitude de se tromper : « Mais pas du tout, il n’a pas bougé de Paris, il fait quelque chose d’à peu près aussi dangereux que de promener un ministre, c’est moi qui vous le dis, je vous en réponds, je le sais par quelqu’un qui l’a vu » ; mais pour les fidèles ce n’était pas la même chose, elle ne voulait pas les laisser partir, considérant la guerre comme une grande « ennuyeuse » qui les faisait la lâcher ; aussi faisait-elle toutes les démarches pour qu’ils restassent, ce qui lui donnerait le double plaisir de les avoir à dîner et, quand ils n’étaient pas encore arrivés ou déjà partis, de flétrir leur inaction. Encore fallait-il que le fidèle se prêtât à cet embusquage, et elle était désolée de voir Morel feindre de vouloir s’y montrer récalcitrant ; aussi lui disait-elle : « Mais si, vous servez dans ce bureau, et plus qu’au front. Ce qu’il faut, c’est d’être utile, faire vraiment partie de la guerre, en être. Il y a ceux qui en sont et les embusqués. Eh bien, vous, vous en êtes, et, soyez tranquille, tout le monde le sait, personne ne vous jette la pierre. » Telle dans des circonstances différentes, quand pourtant les hommes n’étaient pas aussi rares et qu’elle n’était pas obligée comme maintenant d’avoir surtout des femmes, si l’un d’eux perdait sa mère, elle n’hésitait pas à lui persuader qu’il pouvait sans inconvénient continuer à venir à ses réceptions. « Le chagrin se porte dans le cœur. Vous voudriez aller au bal (elle n’en donnait pas), je serais la première à vous le déconseiller, mais ici, à mes petits mercredis ou dans une baignoire, personne ne s’en étonnera. On sait bien que vous avez du chagrin… » Maintenant les hommes étaient plus rares, les deuils plus fréquents, inutiles même à les empêcher d’aller dans le monde, la guerre suffisait. Elle voulait leur persuader qu’ils étaient plus utiles à la France en restant à Paris, comme elle leur eût assuré autrefois que le défunt eût été plus heureux de les voir se distraire. Malgré tout elle avait peu d’hommes, peut-être regrettait-elle parfois d’avoir consommé avec M. de Charlus une rupture sur laquelle il n’y avait plus à revenir. Mais si M. de Charlus et Mme Verdurin ne se fréquentaient plus, chacun – avec quelques petites différences sans grande importance – continuait, comme si rien n’avait changé, Mme Verdurin à recevoir, M. de Charlus à aller à ses plaisirs : par exemple, chez Mme Verdurin, Cottard assistait maintenant aux réceptions dans un uniforme de colonel de « l’île du Rêve », assez semblable à celui d’un amiral haïtien et sur le drap duquel un large ruban bleu ciel rappelait celui des « Enfants de Marie » ; quant à M. de Charlus, se trouvant dans une ville d’où les hommes déjà faits, qui avaient été jusqu’ici son goût, avaient disparu, il faisait comme certains Français, amateurs de femmes en France et vivant aux colonies : il avait, par nécessité d’abord, pris l’habitude et ensuite le goût des petits garçons. Encore le premier de ces traits caractéristiques du salon Verdurin s’effaça-t-il assez vite, car Cottard mourut bientôt « face à l’ennemi », dirent les journaux, bien qu’il n’eût pas quitté Paris, mais se fût, en effet, surmené pour son âge, suivi bientôt par M. Verdurin, dont la mort chagrina une seule personne qui fut, le croirait-on, Elstir. J’avais pu étudier son œuvre à un point de vue en quelque sorte absolu. Mais lui, surtout au fur et à mesure qu’il vieillissait, la reliait superstitieusement à la société qui lui avait fourni ses modèles et, après s’être ainsi, par l’alchimie des impressions, transformée chez lui en œuvres d’art, lui avait donné son public, ses spectateurs. De plus en plus enclin à croire matériellement qu’une part notable de la beauté réside dans les choses, ainsi que, pour commencer, il avait adoré en Mme Elstir le type de beauté un peu lourde qu’il avait poursuivie, caressé dans des peintures, des tapisseries, il voyait disparaître avec M. Verdurin un des derniers vestiges du cadre social, du cadre périssable – aussi vite caduc que les modes vestimentaires elles-mêmes qui en font partie – qui soutient un art, certifie son authenticité, comme la Révolution en détruisant les élégances du XVIIIe aurait pu désoler un peintre de Fêtes galantes ou affliger Renoir la disparition de Montmartre et du Moulin de la Galette ; mais surtout en M. Verdurin il voyait disparaître les yeux, le cerveau, qui avaient eu de sa peinture la vision la plus juste, où cette peinture, à l’état de souvenir aimé, résidait en quelque sorte. Sans doute des jeunes gens avaient surgi qui aimaient aussi la peinture, mais une autre peinture, et qui n’avaient pas comme Swann, comme M. Verdurin, reçu des leçons de goût de Whistler, des leçons de vérité de Monet, leur permettant de juger Elstir avec justice. Aussi celui-ci se sentait-il plus seul à la mort de M. Verdurin avec lequel il était pourtant brouillé depuis tant d’années, et ce fut pour lui comme un peu de la beauté de son œuvre qui s’éclipsait avec un peu de ce qui existait dans l’univers de conscience de cette beauté. Quant au changement qui avait affecté les plaisirs de M. de Charlus, il resta intermittent. Entretenant une nombreuse correspondance avec « le front » il ne manquait pas de permissionnaires assez mûrs. En somme, d’une manière générale, Mme Verdurin continua à recevoir et M. de Charlus à aller à ses plaisirs comme si rien n’avait changé. Et pourtant depuis deux ans l’immense être humain appelé France et dont, même au point de vue purement matériel, on ne ressent la beauté colossale que si on aperçoit la cohésion des millions d’individus qui comme des cellules aux formes variées le remplissent, comme autant de petits polygones intérieurs, jusqu’au bord extrême de son périmètre, et si on le voit à l’échelle où un infusoire, une cellule, verrait un corps humain, c’est-à-dire grand comme le Mont Blanc, s’était affronté en une gigantesque querelle collective avec cet autre immense conglomérat d’individus qu’est l’Allemagne. Au temps où je croyais ce qu’on disait, j’aurais été tenté, en entendant l’Allemagne, puis la Bulgarie, puis la Grèce protester de leurs intentions pacifiques, d’y ajouter foi. Mais depuis que la vie avec Albertine et avec Françoise m’avait habitué à soupçonner chez elles des pensées, des projets qu’elles n’exprimaient pas, je ne laissais aucune parole juste en apparence de Guillaume II, de Ferdinand de Bulgarie, de Constantin de Grèce, tromper mon instinct qui devinait ce que machinait chacun d’eux. Et sans doute mes querelles avec Françoise, avec Albertine, n’avaient été que des querelles particulières, n’intéressant que la vie de cette petite cellule spirituelle qu’est un être. Mais de même qu’il est des corps d’animaux, des corps humains, c’est-à-dire des assemblages de cellules dont chacun par rapport à une seule est grand comme une montagne, de même il existe d’énormes entassements organisés d’individus qu’on appelle nations ; leur vie ne fait que répéter en les amplifiant la vie des cellules composantes ; et qui n’est pas capable de comprendre le mystère, les réactions, les lois de celles-ci, ne prononcera que des mots vides quand il parlera des luttes entre nations. Mais s’il est maître de la psychologie des individus, alors ces masses colossales d’individus conglomérés s’affrontant l’une l’autre prendront à ses yeux une beauté plus puissante que la lutte naissant seulement du conflit de deux caractères ; et il les verra à l’échelle où verraient le corps d’un homme de haute taille des infusoires dont il faudrait plus de dix mille pour remplir un cube d’un millimètre de côté. Telles depuis quelque temps, la grande figure France remplie jusqu’à son périmètre de millions de petits polygones aux formes variées, et la figure remplie d’encore plus de polygones Allemagne, avaient entre elles deux une de ces querelles, comme en ont, dans une certaine mesure, des individus. Mais les coups qu’elles échangeaient étaient réglés par cette boxe innombrable dont Saint-Loup m’avait exposé les principes ; et parce que même en les considérant du point de vue des individus elles en étaient de géants assemblages, la querelle prenait des formes immenses et magnifiques, comme le soulèvement d’un océan aux millions de vagues qui essaye de rompre une ligne séculaire de falaises, comme des glaciers gigantesques qui tentent dans leurs oscillations lentes et destructrices de briser le cadre de montagne où ils sont circonscrits. Malgré cela, la vie continuait presque semblable pour bien des personnes qui ont figuré dans ce récit, et notamment pour M. de Charlus et pour les Verdurin, comme si les Allemands n’avaient pas été aussi près d’eux, la permanence menaçante bien qu’actuellement enrayée d’un péril nous laissant entièrement indifférents si nous ne nous le représentons pas. Les gens vont d’habitude à leurs plaisirs sans penser jamais que, si les influences étiolantes et modératrices venaient à cesser, la prolifération des infusoires atteindrait son maximum, c’est-àdire, faisant en quelques jours un bond de plusieurs millions de lieues, passerait d’un millimètre cube à une masse un million de fois plus grande que le soleil, ayant en même temps détruit tout l’oxygène, toutes les substances dont nous vivons, et qu’il n’y aurait plus ni humanité, ni animaux, ni terre, ou, sans songer qu’une irrémédiable et fort vraisemblable catastrophe pourrait être déterminée dans l’éther par l’activité incessante et frénétique que cache l’apparente immutabilité du soleil, ils s’occupent de leurs affaires sans penser à ces deux mondes, l’un trop petit, l’autre trop grand pour qu’ils aperçoivent les menaces cosmiques qu’ils font planer autour de nous. Tels les Verdurin donnaient des dîners (puis bientôt Mme Verdurin seule, après la mort de M. Verdurin) et M. de Charlus allait à ses plaisirs sans guère songer que les Allemands fussent – immobilisés, il est vrai, par une sanglante barrière toujours renouvelée – à une heure d’automobile de Paris. Les Verdurin y pensaient pourtant, dira-t-on, puisqu’ils avaient un salon politique où on discutait chaque soir de la situation, non seulement des armées, mais des flottes. Ils pensaient, en effet, à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis, mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien être et divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions d’inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu’un courant d’air. Mme Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait obtenu de Cottard une ordonnance qui lui permettait de s’en faire faire dans certain restaurant dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d’un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait et donnant des pichenettes à son journal pour qu’il pût se tenir grand ouvert sans qu’elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait : « Quelle horreur ! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies. » Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l’air qui surnageait sur sa figure, amené probablement là par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d’une douce satisfaction. *** M. de Charlus allait plus loin que ne pas souhaiter passionnément la victoire de la France ; il souhaitait sans se l’avouer sinon que l’Allemagne triomphât, du moins qu’elle ne fût pas écrasée comme tout le monde le souhaitait. La cause en était que dans ces querelles les grands ensembles d’individus appelés nations se comportent euxmêmes, dans une certaine mesure, comme des individus. La logique qui les conduit est tout intérieure et perpétuellement refondue par la passion, comme celle de gens affrontés dans une querelle amoureuse ou domestique, comme la querelle d’un fils avec son père, d’une cuisinière avec sa patronne, d’une femme avec son mari. Celle qui a tort croit cependant avoir raison – comme c’était le cas pour l’Allemagne – et celle qui a raison donne parfois de son bon droit des arguments qui ne lui paraissent irréfutables que parce qu’ils répondent à sa passion. Dans ces querelles d’individus, pour être convaincu du bon droit de n’importe laquelle des parties, le plus sûr est d’être cette partie-là, un spectateur ne l’approuvera jamais aussi complètement. Or, dans les nations, l’individu, s’il fait vraiment partie de la nation, n’est qu’une cellule de l’individu : nation. Le bourrage de crâne est un mot vide de sens. Eût-on dit aux Français qu’ils allaient être battus qu’aucun Français ne se fût moins désespéré que si on lui avait dit qu’il allait être tué par les berthas. Le véritable bourrage de crâne on se le fait à soi-même par l’espérance qui est un genre de l’instinct de conservation d’une nation si l’on est vraiment membre vivant de cette nation. Pour rester aveugle sur ce qu’a d’injuste la cause de l’individu Allemagne, pour reconnaître à tout instant ce qu’a de juste la cause de l’individu France, le plus sûr n’était pas pour un Allemand de n’avoir pas de jugement, pour un Français d’en avoir, le plus sûr pour l’un ou pour l’autre c’était d’avoir du patriotisme. M. de Charlus, qui avait de rares qualités morales, qui était accessible à la pitié, généreux, capable d’affection, de dévouement, en revanche, pour des raisons diverses – parmi lesquelles celle d’avoir eu une mère duchesse de Bavière pouvait jouer un rôle – n’avait pas de patriotisme. Il était, par conséquent, du corps France comme du corps Allemagne. Si j’avais été moi-même dénué de patriotisme, au lieu de me sentir une des cellules du corps France, il me semble que ma façon de juger la querelle n’eût pas été la même qu’elle eût pu être autrefois. Dans mon adolescence, où je croyais exactement ce qu’on me disait, j’aurais sans doute, en entendant le gouvernement allemand protester de sa bonne foi, été tenté de ne pas la mettre en doute, mais depuis longtemps je savais que nos pensées ne s’accordent pas toujours avec nos paroles. Mais enfin, je ne peux que supposer ce que j’aurais fait si je n’avais pas été acteur, si je n’avais pas été une partie de l’acteur France, comme dans mes querelles avec Albertine, où mon regard triste et ma gorge oppressée étaient une partie de mon individu passionnément intéressé à ma cause, je ne pouvais arriver au détachement. Celui de M. de Charlus était complet. Or, dès lors qu’il n’était plus qu’un spectateur, tout devait le porter à être germanophile, du moment que, n’étant pas véritablement français, il vivait en France. Il était très fin, les sots sont en tous pays les plus nombreux ; nul doute que, vivant en Allemagne, les sots d’Allemagne défendant avec sottise et passion une cause injuste ne l’eussent irrité ; mais vivant en France, les sots français défendant avec sottise et passion une cause juste ne l’irritaient pas moins. La logique de la passion, fût-elle au service du meilleur droit, n’est jamais irréfutable pour celui qui n’est pas passionné. M. de Charlus relevait avec finesse chaque faux raisonnement des patriotes. La satisfaction que cause à un imbécile son bon droit et la certitude du succès vous laissent particulièrement irrité. M. de Charlus l’était par l’optimisme triomphant de gens qui ne connaissaient pas comme lui l’Allemagne et sa force, qui croyaient chaque mois à un écrasement pour le mois suivant, et au bout d’un an n’étaient pas moins assurés dans un nouveau pronostic, comme s’ils n’en avaient pas porté, avec tout autant d’assurance, d’aussi faux, mais qu’ils avaient oubliés disant, si on le leur rappelait, que « ce n’était pas la même chose ». Or, M. de Charlus, qui avait certaines profondeurs dans l’esprit, n’eût peut-être pas compris en Art que le « ce n’est pas la même chose » opposé par les détracteurs de Monet à ceux qui leur disent « on a dit la même chose pour Delacroix », répondait à la même tournure d’esprit. Enfin M. de Charlus était pitoyable, l’idée d’un vaincu lui faisait mal, il était toujours pour le faible, il ne lisait pas les chroniques judiciaires pour ne pas avoir à souffrir dans sa chair des angoisses du condamné et de l’impossibilité d’assassiner le juge, le bourreau, et la foule ravie de voir que « justice est faite ». Il était certain, en tout cas, que la France ne pouvait plus être vaincue, et, en revanche, il savait que les Allemands souffraient de la famine, seraient obligés un jour ou l’autre de se rendre à merci. Cette idée elle aussi lui était rendue plus désagréable par ce fait qu’il vivait en France. Ses souvenirs de l’Allemagne étaient malgré tout lointains, tandis que les Français qui parlaient de l’écrasement de l’Allemagne avec une joie qui lui déplaisait, c’étaient des gens dont les défauts lui étaient connus, la figure antipathique. Dans ces cas-là on plaint plus ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on imagine, que ceux qui sont tout près de nous dans la vulgarité de la vie quotidienne, à moins alors d’être tout à fait ceux-là, de ne faire qu’une chair avec eux ; le patriotisme fait ce miracle, on est pour son pays comme on est pour soi-même dans une querelle amoureuse. Aussi la guerre était-elle pour M. de Charlus une culture extraordinairement féconde de ces haines qui chez lui naissaient en un instant, avaient une durée très courte mais pendant laquelle il se fût livré à toutes les violences. En lisant les journaux, l’air de triomphe des chroniqueurs présentant chaque jour l’Allemagne à bas : « La Bête aux abois, réduite à l’impuissance », alors que le contraire n’était que trop vrai, l’enivrait de rage par leur sottise allègre et féroce. Les journaux étaient en partie rédigés à ce moment-là par des gens connus qui trouvaient là une manière de « reprendre du service », par des Brichot, par des Norpois, par des Legrandin. M. de Charlus rêvait de les rencontrer, de les accabler des plus amers sarcasmes. Toujours particulièrement instruit des tares sexuelles, il les connaissait chez quelques-uns qui, pensant qu’elles étaient ignorées chez eux, se complaisaient à les dénoncer chez les souverains des « Empires de proie », chez Wagner, etc. Il brûlait de se trouver face à face avec eux, de leur mettre le nez dans leur propre vice devant tout le monde et de laisser ces insulteurs d’un vaincu, déshonorés et pantelants. M. de Charlus enfin avait encore des raisons plus particulières d’être ce germanophile. L’une était qu’homme du monde, il avait beaucoup vécu parmi les gens du monde, parmi les gens honorables, parmi les hommes d’honneur, de ces gens qui ne serreront pas la main à une fripouille, il connaissait leur délicatesse et leur dureté ; il les savait insensibles aux larmes d’un homme qu’ils font chasser d’un cercle ou avec qui ils refusent de se battre, dût leur acte de « propreté morale » amener la mort de la mère de la brebis galeuse. Malgré lui, quelque admiration qu’il eût pour l’Angleterre, cette Angleterre impeccable, incapable de mensonge, empêchant le blé et le lait d’entrer en Allemagne, c’était un peu cette nation d’hommes d’honneur, de témoins patentés, d’arbitres en affaires d’honneur ; tandis qu’il savait que des gens tarés, des fripouilles comme certains personnages de Dostoïewski peuvent être meilleurs, et je n’ai jamais pu comprendre pourquoi il leur identifiait les Allemands, le mensonge et la ruse ne leur suffisant pas pour faire préjuger un bon cœur qu’il ne semble pas que les Allemands aient montré. Enfin, un dernier trait complétera cette germanophilie de M. de Charlus : il la devait, et par une réaction très bizarre, à son « charlisme ». Il trouvait les Allemands fort laids, peut-être parce qu’ils étaient un peu trop près de son sang ; il était fou des Marocains, mais surtout des Anglo-Saxons en qui il voyait comme des statues vivantes de Phidias. Or, chez lui, le plaisir n’allait pas sans une certaine idée cruelle dont je ne savais pas encore à ce moment-là toute la force ; l’homme qu’il aimait lui apparaissait comme un délicieux bourreau. Il eût cru, en prenant parti contre les Allemands, agir comme il n’agissait que dans les heures de volupté, c’est-à-dire en sens contraire de sa nature pitoyable, c’est-à-dire enflammée pour le mal séduisant et écrasant la vertueuse laideur. Il en fut encore ainsi au moment du meurtre de Raspoutine, meurtre auquel on fut surpris, d’ailleurs, de trouver un si fort cachet de couleur russe, dans un souper à la Dostoïewski (impression qui eût été encore bien plus forte si le public n’avait pas ignoré de tout cela ce que savait parfaitement M. de Charlus), parce que la vie nous déçoit tellement que nous finissons par croire que la littérature n’a aucun rapport avec elle et que nous sommes stupéfaits de voir que les précieuses idées que les livres nous ont montrées s’étalent, sans peur de s’abîmer, gratuitement, naturellement, en pleine vie quotidienne et, par exemple, qu’un souper, un meurtre, événement russe, ont quelque chose de russe. La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé de source sûre, il y avait déjà plusieurs années, que les pourparlers de paix étaient commencés, spécifiant les clauses du traité, ne prenaient pas la peine, quand ils causaient avec vous, de s’excuser de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et étaient prêts à en propager sincèrement d’autres, qu’ils oublieraient aussi vite. C’était l’époque où il y avait continuellement des raids de gothas ; l’air grésillait perpétuellement d’une vibration vigilante et sonore d’aéroplanes français. Mais parfois retentissait la sirène comme un appel déchirant de Walkyrie – seule musique allemande qu’on eût entendue depuis la guerre – jusqu’à l’heure où les pompiers annonçaient que l’alerte était finie tandis qu’à côté d’eux la berloque, comme un invisible gamin, commentait à intervalles réguliers la bonne nouvelle et jetait en l’air son cri de joie. M. de Charlus était étonné de voir que même des gens comme Brichot qui avant la guerre avaient été militaristes, reprochant surtout à la France de ne pas l’être assez, ne se contentaient pas de reprocher les excès de son militarisme à l’Allemagne, mais même son admiration de l’armée. Sans doute ils changeaient d’avis dès qu’il s’agissait de ralentir la guerre contre l’Allemagne et dénonçaient avec raison les pacifistes. Mais, par exemple, Brichot, ayant accepté, malgré ses yeux, de rendre compte dans des conférences de certains ouvrages parus chez les neutres, exaltait le roman d’un Suisse où sont raillés comme semence de militarisme deux enfants tombant d’une admiration symbolique à la vue d’un dragon. Cette raillerie avait de quoi déplaire pour d’autres raisons à M. de Charlus, lequel estimait qu’un dragon peut être quelque chose de fort beau. Mais surtout il ne comprenait pas l’admiration de Brichot, sinon pour le livre, que le baron n’avait pas lu, du moins pour son esprit, si différent de celui qui animait Brichot avant la guerre. Alors tout ce que faisait un militaire était bien, fût-ce les irrégularités du général de Boisdeffre, les travestissements et machinations du colonel du Paty de Clam, le faux du colonel Henry. Par quelle volte-face extraordinaire (et qui n’était en réalité qu’une autre face de la même passion fort noble, la passion patriotique, obligée, de militariste qu’elle était quand elle luttait contre le dreyfusisme, lequel était de tendances antimilitaristes, à se faire presque antimilitariste puisque c’était maintenant contre la Germanie sur-militariste qu’elle luttait) Brichot s’écriait-il : « Oh ! le spectacle bien mirifique et digne d’attirer la jeunesse d’un siècle tout de brutalité, ne connaissant que le culte de la force : un dragon ! On peut juger de ce que sera la vile soldatesque d’une génération élevée dans le culte de ces manifestations de force brutale ! » « Voyons, me dit M. de Charlus, vous connaissez Brichot et Cambremer. Chaque fois que je les vois ils me parlent de l’extraordinaire manque de psychologie de l’Allemagne. Entre nous, croyez-vous que jusqu’ici ils avaient eu grand souci de la psychologie, et que même maintenant ils soient capables d’en faire preuve ? Mais croyez bien que je n’exagère pas. Qu’il s’agisse du plus grand Allemand, de Nietzsche, de Gœthe, vous entendrez Brichot dire : « Avec l’habituel manque de psychologie qui caractérise la race teutonne ». Il y a évidemment dans la guerre des choses qui me font plus de peine. Mais avouez que c’est énervant. Norpois est plus fin, je le reconnais, bien qu’il n’ait pas cessé de se tromper depuis le commencement. Mais qu’est-ce que ça veut dire que ces articles qui excitent l’enthousiasme universel ? Mon cher Monsieur, vous savez aussi bien que moi ce que vaut Brichot, que j’aime beaucoup, même depuis le schisme qui m’a séparé de sa petite église, à cause de quoi je le vois beaucoup moins. Mais enfin j’ai une certaine considération pour ce régent de collège, beau parleur et fort instruit, et j’avoue que c’est fort touchant qu’à son âge, et diminué comme il est, car il l’est très sensiblement depuis quelques années, il se soit remis, comme il dit, à servir. Mais enfin la bonne intention est une chose, le talent en est une autre, et Brichot n’a jamais eu de talent. J’avoue que je partage son admiration pour certaines grandeurs de la guerre actuelle. Tout au plus est-il étrange qu’un partisan aveugle de l’Antiquité comme Brichot, qui n’avait pas assez de sarcasmes pour Zola trouvant plus de poésie dans un ménage d’ouvriers, dans la mine, que dans les palais historiques, ou pour Goncourt mettant Diderot au-dessus d’Homère et Watteau au-dessus de Raphaël, ne cesse de nous répéter que les Thermopyles, qu’Austerlitz même, ce n’était rien à côté de Vauquois. Cette fois, du reste, le public, qui avait résisté aux modernistes de la littérature et de l’art, suit ceux de la guerre, parce que c’est une mode adoptée de penser ainsi et puis que les petits esprits sont écrasés non par la beauté, mais par l’énormité de l’action. On n’écrit plus Kolossal qu’avec un K, mais, au fond, ce devant quoi on s’agenouille c’est bien du colossal. « C’est, du reste, une étrange chose, ajouta M. de Charlus de la petite voix pointue qu’il prenait par moments. J’entends des gens qui ont l’air très heureux toute la journée, qui prennent d’excellents cocktails, déclarer qu’ils ne pourront aller jusqu’au bout de la guerre, que leur cœur n’aura pas la force, qu’ils ne peuvent pas penser à autre chose, qu’ils mourront tout d’un coup, et le plus extraordinaire, c’est que cela arrive en effet. Comme c’est curieux ! Est-ce une question d’alimentation, parce qu’ils n’ingéreront plus que des choses mal préparées, ou parce que pour prouver leur zèle ils s’attellent à des besognes vaines mais qui détruisent le régime qui les conservait ? Mais enfin j’enregistre un nombre étonnant de ces étranges morts prématurées, prématurées au moins au gré du défunt. Je ne sais plus ce que je vous disais, que Brichot et Norpois admiraient cette guerre, mais quelle singulière manière d’en parler ! D’abord avezvous remarqué ce pullulement d’expressions nouvelles qu’emploie Norpois qui, quand elles ont fini par s’user à force d’être employées tous les jours – car vraiment il est infatigable, et je crois que c’est la mort de ma tante Villeparisis qui lui a donné une seconde jeunesse, – sont immédiatement remplacées par d’autres lieux communs ? Autrefois je me rappelle que vous vous amusiez à noter ces modes de langage qui apparaissaient, se maintenaient, puis disparaissaient : celui qui sème le vent récolte la tempête ; les chiens aboient, la caravane passe ; faitesmoi de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances, disait le baron Louis ; il y a des symptômes qu’il serait exagéré de prendre au tragique mais qu’il convient de prendre au sérieux ; travailler pour le roi de Prusse (celle-là a d’ailleurs ressuscité, ce qui était infaillible). Hé bien, depuis, hélas, que j’en ai vu mourir ! Nous avons eu : le chiffon de papier, les empires de proie, la fameuse kultur qui consiste à assassiner des femmes et des enfants sans défense, la victoire appartient, comme disent les Japonais, à celui qui sait souffrir un quart d’heure de plus que l’autre, les GermanoTouraniens, la barbarie scientifique – si nous voulons gagner la guerre, selon la forte expression de M. Lloyd George – enfin ça ne se compte plus, et le mordant des troupes, et le cran des troupes. Même la syntaxe de l’excellent Norpois subit du fait de la guerre une altération aussi profonde que la fabrication du pain ou la rapidité des transports. Avez-vous remarqué que l’excellent homme, tenant à proclamer ses désirs comme une vérité sur le point d’être réalisée, n’ose pas tout de même employer le futur pur et simple, qui risquerait d’être contredit par les événements, mais a adopté comme signe de ce temps le verbe savoir ? » J’avouai à M. de Charlus que je ne comprenais pas bien ce qu’il voulait dire. Il me faut noter ici que le duc de Guermantes ne partageait nullement le pessimisme de son frère. Il était, de plus, aussi anglophile que M. de Charlus était anglophobe. Enfin il tenait M. Caillaux pour un traître qui méritait mille fois d’être fusillé. Quand son frère lui demandait des preuves de cette trahison, M. de Guermantes répondait que s’il ne fallait condamner que les gens qui signent un papier où ils déclarent « j’ai trahi » on ne punirait jamais le crime de trahison. Mais pour le cas où je n’aurais pas l’occasion d’y revenir, je noterai aussi que, deux ans plus tard, le duc de Guermantes, animé du plus pur anticaillautisme, rencontra un attaché militaire anglais et sa femme, couple remarquablement lettré avec lequel il se lia, comme au temps de l’affaire Dreyfus avec les trois dames charmantes ; que dès le premier jour il eut la stupéfaction, parlant de Caillaux dont il estimait la condamnation certaine et le crime patent, d’entendre le couple charmant et lettré dire : « Mais il sera probablement acquitté, il n’y a absolument rien contre lui. » M. de Guermantes essaya d’alléguer que M. de Norpois, dans sa déposition, avait dit en regardant Caillaux atterré : « Monsieur Caillaux, vous êtes le Giolitti de la France. » Mais le couple charmant avait souri, tourné M. de Norpois en ridicule, cité des preuves de son gâtisme et conclu qu’il avait dit cela devant M. Caillaux atterré, disait le Figaro, mais probablement, en réalité, devant M. Caillaux narquois. Les opinions du duc de Guermantes n’avaient pas tardé à changer. Attribuer ce changement à l’influence d’une Anglaise n’est pas aussi extraordinaire que cela eût pu paraître si on l’eût prophétisé même en 1919, où les Anglais n’appelaient les Allemands que les Huns et réclamaient une féroce condamnation contre les coupables. Leur opinion à eux aussi devait changer et toute décision être approuvée par eux qui pouvait contrister la France et venir en aide à l’Allemagne. Pour revenir à M. de Charlus : « Mais si, répondit-il à l’aveu que je ne le comprenais pas : « savoir », dans les articles de Norpois, est le signe du futur, c’està-dire le signe des désirs de Norpois et des désirs de nous tous d’ailleurs, ajouta-t-il, peut-être sans une complète sincérité, vous comprenez bien que si « savoir » n’était pas devenu le simple signe du futur, on comprendrait à la rigueur que le sujet de ce verbe pût être un pays, par exemple chaque fois que Norpois dit : « L’Amérique ne saurait rester indifférente à ces violations répétées du droit », « La monarchie bicéphale ne saurait manquer de venir à résipiscence ». Il est clair que de telles phrases expriment les désirs de Norpois (comme les miens, comme les vôtres), mais enfin, là le verbe peut encore garder malgré tout son sens ancien, car un pays peut « savoir », l’Amérique peut « savoir », la monarchie « bicéphale » elle-même peut « savoir » (malgré l’éternel manque de psychologie), mais le doute n’est plus possible quand Norpois écrit : « Ces dévastations systématiques ne sauraient persuader aux neutres », « La région des lacs ne saurait manquer de tomber à bref délai aux mains des alliés », « Les résultats de ces élections neutralistes ne sauraient refléter l’opinion de la grande majorité du pays. » Or il est certain que ces dévastations, ces régions et ces résultats de votes sont des choses inanimées qui ne peuvent pas « savoir ». Par cette formule Norpois adresse simplement aux neutres l’injonction (à laquelle j’ai le regret de constater qu’ils ne semblent pas obéir) de sortir de la neutralité ou aux régions des lacs de ne plus appartenir aux « Boches » (M. de Charlus mettait à prononcer le mot « boche » le même genre de hardiesse que jadis dans le train de Balbec à parler des hommes dont le goût n’est pas pour les femmes). D’ailleurs, avez-vous remarqué avec quelles ruses Norpois a toujours commencé, dès 1914, ses articles aux neutres ? Il commence par déclarer que, certes, la France n’a pas à s’immiscer dans la politique de l’Italie ou de la Roumanie ou de la Bulgarie, etc. C’est à ces puissances seules qu’il convient de décider en toute indépendance et en ne consultant que l’intérêt national si elles doivent ou non sortir de la neutralité. Mais si ces premières déclarations de l’article (ce qu’on eût appelé autrefois l’exorde) sont si remarquables et désintéressées, le morceau suivant l’est généralement beaucoup moins. Toutefois, en continuant, dit en substance Norpois, « il est bien clair que seules tireront un bénéfice matériel de la lutte les nations qui se seront rangées du côté du Droit et de la Justice. On ne peut attendre que les alliés récompensent, en leur octroyant leurs territoires d’où s’élève depuis des siècles la plainte de leurs frères opprimés, les peuples qui, suivant la politique de moindre effort, n’auront pas mis leur épée au service des alliés ». Ce premier pas fait vers un conseil d’intervention, rien n’arrête plus Norpois, ce n’est plus seulement le principe mais l’époque de l’intervention sur lesquels il donne des conseils de moins en moins déguisés. « Certes, dit-il en faisant ce qu’il appellerait lui-même le bon apôtre, c’est à l’Italie, à la Roumanie seules de décider de l’heure opportune et de la forme sous laquelle il leur conviendra d’intervenir. Elles ne peuvent pourtant ignorer qu’à trop tergiverser elles risquent de laisser passer l’heure. Déjà les sabots des cavaliers russes font frémir la Germanie traquée d’une indicible épouvante. Il est bien évident que les peuples qui n’auront fait que voler au secours de la victoire, dont on voit déjà l’aube resplendissante, n’auront nullement droit à cette même récompense qu’ils peuvent encore en se hâtant, etc. » C’est comme au théâtre quand on dit : « Les dernières places qui restent ne tarderont pas à être enlevées. Avis aux retardataires. » Raisonnement d’autant plus stupide que Norpois le refait tous les six mois, et dit périodiquement à la Roumanie : « L’heure est venue pour la Roumanie de savoir si elle veut ou non réaliser ses aspirations nationales. Qu’elle attende encore, il risque d’être trop tard. » Or, depuis deux ans qu’il le dit, non seulement le « trop tard » n’est pas encore venu, mais on ne cesse de grossir les offres qu’on fait à la Roumanie. De même il invite la France, etc., à intervenir en Grèce en tant que puissance protectrice parce que le traité qui liait la Grèce à la Serbie n’a pas été tenu. Or, de bonne foi, si la France n’était pas en guerre et ne souhaitait pas le concours ou la neutralité bienveillante de la Grèce, aurait-elle l’idée d’intervenir en tant que puissance protectrice, et le sentiment moral qui la pousse à se révolter parce que la Grèce n’a pas tenu ses engagements avec la Serbie ne se tait-il pas aussi dès qu’il s’agit de violation tout aussi flagrante de la Roumanie et de l’Italie qui, avec raison, je le crois, comme la Grèce aussi, n’ont pas rempli leurs devoirs, moins impératifs et étendus qu’on ne dit, d’alliés de l’Allemagne. La vérité c’est que les gens voient tout par leur journal, et comment pourraient-ils faire autrement puisqu’ils ne connaissent pas personnellement les gens ni les événements dont il s’agit ? Au temps de l’affaire qui passionnait si bizarrement à une époque dont il est convenu de dire que nous sommes séparés par des siècles, car les philosophes de la guerre ont accrédité que tout lien est rompu avec le passé, j’étais choqué de voir des gens de ma famille accorder toute leur estime à des anticléricaux, anciens communards que leur journal leur avait présentés comme antidreyfusards, et honnir un général bien né et catholique mais révisionniste. Je ne le suis pas moins de voir tous les Français exécrer l’Empereur François-Joseph qu’ils vénéraient, avec raison, je peux vous le dire, moi qui l’ai beaucoup connu et qu’il veut bien traiter en cousin. Ah ! je ne lui ai pas écrit depuis la guerre, ajouta-t-il comme avouant hardiment une faute qu’il savait très bien qu’on ne pouvait blâmer. Si, la première année, et une seule fois. Mais qu’est-ce que vous voulez, cela ne change rien à mon respect pour lui, mais j’ai ici beaucoup de jeunes parents qui se battent dans nos lignes et qui trouveraient, je le sais, fort mauvais que j’entretienne une correspondance suivie avec le chef d’une nation en guerre avec nous. Que voulez-vous ? me critique qui voudra, ajouta-t-il, comme s’exposant hardiment à mes reproches, je n’ai pas voulu qu’une lettre signée Charlus arrivât en ce moment à Vienne. La plus grande critique que j’adresserais au vieux souverain, c’est qu’un seigneur de son rang, chef d’une des maisons les plus anciennes et les plus illustres d’Europe, se soit laissé mener par ce petit hobereau, fort intelligent d’ailleurs, mais enfin par un simple parvenu comme Guillaume de Hohenzollern. Ce n’est pas une des anomalies les moins choquantes de cette guerre. » Et comme, dès qu’il se replaçait au point de vue nobiliaire, qui pour lui au fond dominait tout, M. de Charlus arrivait à d’extraordinaires enfantillages, il me dit du même ton qu’il m’eût parlé de la Marne ou de Verdun qu’il y avait des choses capitales et fort curieuses que ne devrait pas omettre celui qui écrirait l’histoire de cette guerre. « Ainsi, me dit-il, par exemple, tout le monde est si ignorant que personne n’a fait remarquer cette chose si marquante : le grand maître de l’ordre de Malte, qui est un pur boche, n’en continue pas moins de vivre à Rome où il jouit, en tant que grand maître de notre ordre, du privilège de l’exterritorialité. C’est intéressant », ajouta-t-il d’un air de me dire : « Vous voyez que vous n’avez pas perdu votre soirée en me rencontrant. » Je le remerciai et il prit l’air modeste de quelqu’un qui n’exige pas de salaire. « Qu’est-ce que j’étais donc en train de vous dire ? Ah ! oui, que les gens haïssaient maintenant FrançoisJoseph, d’après leur journal. Pour le roi Constantin de Grèce et le tzar de Bulgarie, le public a oscillé, à diverses reprises, entre l’aversion et la sympathie, parce qu’on disait tour à tour qu’ils se mettaient du côté de l’Entente ou de ce que Norpois appelle les Empires centraux. C’est comme quand il nous répète à tout moment que « l’heure de Venizelos va sonner ». Je ne doute pas que M. Venizelos soit un homme d’Etat plein de capacité, mais qui nous dit que les Grecs désirent tant que cela Venizelos ? Il voulait, nous dit-on, que la Grèce tînt ses engagements envers la Serbie. Encore faudrait-il savoir quels étaient ces engagements et s’ils étaient plus étendus que ceux que l’Italie et la Roumanie ont cru pouvoir violer. Nous avons de la façon dont la Grèce exécute ses traités et respecte sa constitution un souci que nous n’aurions certainement pas si ce n’était pas notre intérêt. Qu’il n’y ait pas eu la guerre, croyez-vous que les puissances « garantes » auraient même fait attention à la dissolution des Chambres ? Je vois simplement qu’on retire un à un ses appuis au Roi de Grèce pour pouvoir le jeter dehors ou l’enfermer le jour où il n’aura plus d’armée pour le défendre. Je vous disais que le public ne juge le Roi de Grèce et le Roi des Bulgares que d’après les journaux. Et comment pourraient-ils penser sur eux autrement que par le journal puisqu’ils ne les connaissent pas ? Moi je les ai vus énormément, j’ai beaucoup connu, quand il était diadoque, Constantin de Grèce, qui était une pure merveille. J’ai toujours pensé que l’Empereur Nicolas avait eu un énorme sentiment pour lui. En tout bien tout honneur, bien entendu. La princesse Christian en parlait ouvertement, mais c’est une gale. Quant au tzar des Bulgares, c’est une fine coquine, une vraie affiche, mais très intelligent, un homme remarquable. Il m’aime beaucoup. » M. de Charlus, qui pouvait être si agréable, devenait odieux quand il abordait ces sujets. Il y apportait la satisfaction qui agace déjà chez un malade qui vous fait tout le temps valoir sa bonne santé. J’ai souvent pensé que, dans le tortillard de Balbec, les fidèles qui souhaitaient tant les aveux devant lesquels il se dérobait n’auraient peut-être pas pu supporter cette espèce d’ostentation d’une manie et, mal à l’aise, respirant mal comme dans une chambre de malade ou devant un morphinomane qui tirerait devant vous sa seringue, ce fussent eux qui eussent mis fin aux confidences qu’ils croyaient désirer. De plus, on était agacé d’entendre accuser tout le monde, et probablement bien souvent sans aucune espèce de preuve, par quelqu’un qui s’omettait lui-même de la catégorie spéciale à laquelle on savait pourtant qu’il appartenait et où il rangeait si volontiers les autres. Enfin, lui si intelligent, s’était fait à cet égard une petite philosophie étroite (à la base de laquelle il y avait peut-être un rien des curiosités que Swann trouvait dans « la vie ») expliquant tout par ces causes spéciales et où, comme chaque fois qu’on verse dans son défaut, il était non seulement au-dessous de luimême mais exceptionnellement satisfait de lui. C’est ainsi que lui si grave, si noble, eut le sourire le plus niais pour achever la phrase que voici : « Comme il y a de fortes présomptions du même genre que pour Ferdinand de Cobourg à l’égard de l’Empereur Guillaume, cela pourrait être la cause pour laquelle le tzar Ferdinand s’est mis du côté des « Empires de proie ». Dame, au fond, c’est très compréhensible, on est indulgent pour une sœur, on ne lui refuse rien. Je trouve que ce serait très joli comme explication de l’alliance de la Bulgarie avec l’Allemagne. » Et de cette explication stupide M. de Charlus rit longuement comme s’il l’avait vraiment trouvée très ingénieuse alors que, même si elle avait reposé sur des faits vrais, elle était aussi puérile que les réflexions que M. de Charlus faisait sur la guerre quand il la jugeait en tant que féodal ou que chevalier de Saint-Jean de Jérusalem. Il finit par une remarque juste : « Ce qui est étonnant, dit-il, c’est que ce public qui ne juge ainsi des hommes et des choses de la guerre que par les journaux est persuadé qu’il juge par lui-même. » En cela M. de Charlus avait raison. On m’a raconté qu’il fallait voir les moments de silence et d’hésitation qu’avait Mme de Forcheville, pareils à ceux qui sont nécessaires, non pas même seulement à l’énonciation, mais à la formation d’une opinion personnelle, avant de dire, sur le ton d’un sentiment intime : « Non, je ne crois pas qu’ils prendront Varsovie » ; « Je n’ai pas l’impression qu’on puisse passer un second hiver » ; « Ce que je ne voudrais pas, c’est une paix boiteuse » ; « Ce qui me fait peur, si vous voulez que je vous le dise, c’est la Chambre » ; « Si, j’estime tout de même qu’on pourrait percer. » Et pour dire cela Odette prenait un air mièvre qu’elle poussait à l’extrême quand elle disait : « Je ne dis pas que les armées allemandes ne se battent pas bien, mais il leur manque ce qu’on appelle le cran. » Pour prononcer « le cran » (et même simplement pour le « mordant ») elle faisait avec sa main le geste de pétrissage et avec ses yeux le clignement des rapins employant un terme d’atelier. Son langage à elle était pourtant plus encore qu’autrefois la trace de son admiration pour les Anglais, qu’elle n’était plus obligée de se contenter d’appeler comme autrefois nos voisins d’outre-Manche, ou tout au plus nos amis les Anglais, mais nos loyaux alliés ! Inutile de dire qu’elle ne se faisait pas faute de citer à tout propos l’expression de « fair play » pour montrer les Anglais trouvant les Allemands des joueurs incorrects, et « ce qu’il faut c’est gagner la guerre », comme disent nos braves alliés. Tout au plus associait-elle assez maladroitement le nom de son gendre à tout ce qui touchait les soldats anglais et au plaisir qu’il trouvait à vivre dans l’intimité des Australiens aussi bien que des Ecossais, des Néo-Zélandais et des Canadiens. « Mon gendre Saint-Loup connaît maintenant l’argot de tous les braves « tommies », il sait se faire entendre de ceux des plus lointains « dominions » et, aussi bien qu’avec le général commandant la base, fraternise avec le plus humble « private ». Que cette parenthèse sur Mme de Forcheville m’autorise, tandis que je descends les boulevards côte à côte avec M. de Charlus, à une autre plus longue encore, mais utile pour décrire cette époque, sur les rapports de Mme Verdurin avec Brichot. En effet, si le pauvre Brichot était, ainsi que Norpois, jugé sans indulgence par M. de Charlus (parce que celui-ci était à la fois très fin et plus ou moins inconsciemment germanophile), il était encore bien plus maltraité par les Verdurin. Sans doute ceux-ci étaient chauvins, ce qui eût dû les faire se plaire aux articles de Brichot, lesquels d’autre part n’étaient pas inférieurs à bien des écrits où se délectait Mme Verdurin. Mais d’abord on se rappelle peutêtre que, déjà à la Raspelière, Brichot était devenu pour les Verdurin du grand homme qu’il leur avait paru être autrefois, sinon une tête de Turc comme Saniette, du moins l’objet de leurs railleries à peine déguisées. Du moins restait-il, à ce moment-là, un fidèle entre les fidèles, ce qui lui assurait une part des avantages prévus tacitement par les statuts à tous les membres fondateurs associés du petit groupe. Mais au fur et à mesure que, à la faveur de la guerre peut-être, ou par la rapide cristallisation d’une élégance si longtemps retardée, mais dont tous les éléments nécessaires et restés invisibles saturaient depuis longtemps le salon des Verdurin, celui-ci s’était ouvert à un monde nouveau et que les fidèles, appâts d’abord de ce monde nouveau, avaient fini par être de moins en moins invités, un phénomène parallèle se produisait pour Brichot. Malgré la Sorbonne, malgré l’Institut, sa notoriété n’avait pas jusqu’à la guerre dépassé les limites du salon Verdurin. Mais quand il se mit à écrire, presque quotidiennement, des articles parés de ce faux brillant qu’on l’a vu si souvent dépenser sans compter pour les fidèles, riches, d’autre part, d’une érudition fort réelle, et qu’en vrai sorbonien il ne cherchait pas à dissimuler de quelques formes plaisantes qu’il l’entourât, le « grand monde » fut littéralement ébloui. Pour une fois, d’ailleurs, il donnait sa faveur à quelqu’un qui était loin d’être une nullité et qui pouvait retenir l’attention par la fertilité de son intelligence et les ressources de sa mémoire. Et pendant que trois duchesses allaient passer la soirée chez Mme Verdurin, trois autres se disputaient l’honneur d’avoir chez elles à dîner le grand homme, lequel acceptait chez l’une, se sentant d’autant plus libre que Mme Verdurin, exaspérée du succès que ses articles rencontraient auprès du faubourg Saint-Germain, avait soin de ne jamais avoir Brichot chez elle quand il devait s’y trouver quelque personne brillante qu’il ne connaissait pas encore et qui se hâterait de l’attirer. Ce fut ainsi que le journalisme, dans lequel Brichot se contentait, en somme, de donner tardivement, avec honneur et en échange d’émoluments superbes, ce qu’il avait gaspillé toute sa vie gratis et incognito dans le salon des Verdurin (car ses articles ne lui coûtaient pas plus de peine, tant il était disert et savant, que ses causeries) eût conduit, et parut même un moment conduire Brichot à une gloire incontestée, s’il n’y avait pas eu Mme Verdurin. Certes, les articles de Brichot étaient loin d’être aussi remarquables que le croyaient les gens du monde. La vulgarité de l’homme apparaissait à tout instant sous le pédantisme du lettré. Et à côté d’images qui ne voulaient rien dire du tout (les Allemands ne pourront plus regarder en face la statue de Beethoven ; Schiller a dû frémir dans son tombeau ; l’encre qui avait paraphé la neutralité de la Belgique était à peine séchée ; Lénine parle, mais autant en emporte le vent de la steppe), c’étaient des trivialités telles que : « Vingt mille prisonniers, c’est un chiffre » ; « Notre commandement saura ouvrir l’œil et le bon » ; « Nous voulons vaincre, un point c’est tout. » Mais, mêlés à tout cela, tant de savoir, tant d’intelligence, de si justes raisonnements. Or, Mme Verdurin ne commençait jamais un article de Brichot sans la satisfaction préalable de penser qu’elle allait y trouver des choses ridicules, et le lisait avec l’attention la plus soutenue pour être certaine de ne les pas laisser échapper. Or, il était malheureusement certain qu’il y en avait quelques-unes. On n’attendait même pas de les avoir trouvées. La citation la plus heureuse d’un auteur vraiment peu connu, au moins dans l’œuvre à laquelle Brichot se reportait, était incriminée comme preuve du pédantisme le plus insoutenable et Mme Verdurin attendait avec impatience l’heure du dîner pour déchaîner les éclats de rire de ses convives. « Hé bien, qu’est-ce que vous avez dit du Brichot de ce soir ? J’ai pensé à vous en lisant la citation de Cuvier. Ma parole, je crois qu’il devient fou. – Je ne l’ai pas encore lu, disait un fidèle. – Comment, vous ne l’avez pas encore lu ? Mais vous ne savez pas les délices que vous vous refusez. C’est-à-dire que c’est d’un ridicule à mourir. » Et contente au fond que quelqu’un n’eût pas encore lu le Brichot pour avoir l’occasion d’en mettre elle-même en lumière les ridicules, Mme Verdurin disait au maître d’hôtel d’apporter le Temps et faisait elle-même la lecture à haute voix, en faisant sonner avec emphase les phrases les plus simples. Après le dîner, pendant toute la soirée ; cette campagne anti-brichotiste continuait, mais avec de fausses réserves. « Je ne le dis pas trop haut parce que j’ai peur que là-bas, disaitelle en montrant la comtesse Molé, on n’admire assez cela. Les gens du monde sont plus naïfs qu’on ne croit. » Mme Molé, à qui on tâchait de faire entendre, en parlant assez fort, qu’on parlait d’elle, tout en s’efforçant de lui montrer par des baissements de voix, qu’on n’aurait pas voulu être entendu d’elle, reniait lâchement Brichot qu’elle égalait en réalité à Michelet. Elle donnait raison à Mme Verdurin, et pour terminer pourtant par quelque chose qui lui paraissait incontestable, disait : « Ce qu’on ne peut pas lui retirer, c’est que c’est bien écrit. – Vous trouvez ça bien écrit, vous ? disait Mme Verdurin, moi je trouve ça écrit comme par un cochon », audace qui faisait rire les gens du monde, d’autant plus que Mme Verdurin, effarouchée elle-même par le mot de cochon, l’avait prononcé en le chuchotant la main rabattue sur les lèvres. Sa rage contre Brichot croissait d’autant plus que celui-ci étalait naïvement la satisfaction de son succès, malgré les accès de mauvaise humeur que provoquait chez lui la censure, chaque fois que, comme il le disait avec son habitude d’employer les mots nouveaux pour montrer qu’il n’était pas trop universitaire, elle avait « caviardé » une partie de son article. Devant lui Mme Verdurin ne laissait pas trop voir, sauf par une maussaderie qui eût averti un homme plus perspicace, le peu de cas qu’elle faisait de ce qu’il écrivait. Elle lui reprocha seulement une fois d’écrire si souvent « je ». Et il avait, en effet, l’habitude de l’écrire continuellement, d’abord parce que, par habitude de professeur, il se servait constamment d’expressions comme « j’accorde que », « je veux bien que l’énorme développement des fronts nécessite », etc., mais surtout parce que, ancien antidreyfusard militant qui flairait la préparation germanique bien longtemps avant la guerre, il s’était trouvé écrire très souvent : « J’ai dénoncé dès 1897 » ; « j’ai signalé en 1901 » ; « j’ai averti dans ma petite brochure aujourd’hui rarissime (habent sua fata libelli) », et ensuite l’habitude lui était restée. Il rougit fortement de l’observation de Mme Verdurin, qui lui fut faite d’un ton aigre. « Vous avez raison, Madame, quelqu’un qui n’aimait pas plus les jésuites que M. Combes, encore qu’il n’ait pas eu de préface de notre doux maître en scepticisme délicieux, Anatole France, qui fut si je ne me trompe mon adversaire… avant le Déluge, a dit que le moi est toujours haïssable. » A partir de ce moment Brichot remplaça je par on, mais on n’empêchait pas le lecteur de voir que l’auteur parlait de lui et permit à l’auteur de ne plus cesser de parler de lui, de commenter la moindre de ses phrases, de faire un article sur une seule négation, toujours à l’abri de on. Par exemple, Brichot avait-il dit, fût-ce dans un autre article, que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur, il commençait ainsi : « On ne camoufle pas ici la vérité. On a dit que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur. On n’a pas dit qu’elles n’avaient plus une grande valeur. Encore moins écrira-t- on qu’elles n’ont plus aucune valeur. On ne dira pas non plus que le terrain gagné, s’il n’est pas, etc. » Bref, rien qu’à énoncer tout ce qu’il ne dirait pas, à rappeler tout ce qu’il avait dit il y avait quelques années, et ce que Clausewitz, Ovide, Apollonius de Tyane avaient dit il y avait plus ou moins de siècles, Brichot aurait pu constituer aisément la matière d’un fort volume. Il est à regretter qu’il n’en ait pas publié, car ces articles si nourris sont maintenant difficiles à retrouver. Le faubourg SaintGermain, chapitré par Mme Verdurin, commença par rire de Brichot chez elle, mais continua, une fois sorti du petit clan, à admirer Brichot. Puis se moquer de lui devint une mode comme ç’avait été de l’admirer, et celles mêmes qu’il continuait d’intéresser en secret, dès le temps qu’elles lisaient son article, s’arrêtaient et riaient dès qu’elles n’étaient plus seules, pour ne pas avoir l’air moins fines que les autres. Jamais on ne parla tant de Brichot qu’à cette époque dans le petit clan, mais par dérision. On prenait comme critérium de l’intelligence de tout nouveau ce qu’il pensait des articles de Brichot ; s’il répondait mal la première fois, on ne se faisait pas faute de lui apprendre à quoi l’on reconnaît que les gens sont intelligents. « Enfin, mon pauvre ami, continua M. de Charlus, tout cela est épouvantable et nous avons plus que d’ennuyeux articles à déplorer. On parle de vandalisme, de statues détruites. Mais est-ce que la destruction de tant de merveilleux jeunes gens, qui étaient des statues polychromes incomparables, n’est pas du vandalisme aussi ? Est-ce qu’une ville qui n’aura plus de beaux hommes ne sera pas comme une ville dont toute la statuaire aurait été brisée ? Quel plaisir puis-je avoir à aller dîner au restaurant quand j’y suis servi par de vieux bouffons moussus qui ressemblent au Père Didon, si ce n’est pas par des femmes en cornette qui me font croire que je suis entré au bouillon Duval. Parfaitement, mon cher, et je crois que j’ai le droit de parler ainsi parce que le Beau est tout de même le Beau dans une matière vivante. Le grand plaisir d’être servi par des êtres rachitiques, portant binocle, dont le cas d’exemption se lit sur le visage ! Contrairement à ce qui arrivait toujours jadis, si l’on veut reposer ses yeux sur quelqu’un de bien dans un restaurant, il ne faut plus regarder parmi les garçons qui servent mais parmi les clients qui consomment. Mais on pouvait revoir un servant, bien qu’ils changeassent souvent, mais allez donc savoir qui est et quand reviendra ce lieutenant anglais qui vient pour la première fois et sera peut-être tué demain. Quand Auguste de Pologne, comme raconte le charmant Morand, l’auteur délicieux de Clarisse, échangea un de ses régiments contre une collection de potiches chinoises, il fit à mon avis une mauvaise affaire. Pensez que tous ces grands valets de pied qui avaient deux mètres de haut et qui ornaient les escaliers monumentaux de nos plus belles amies ont tous été tués, engagés pour la plupart parce qu’on leur répétait que la guerre durerait deux mois. Ah ! ils ne savaient pas comme moi la force de l’Allemagne, la vertu de la race prussienne, dit-il en s’oubliant – et puis, remarquant qu’il avait trop laissé voir son point de vue – ce n’est pas tant l’Allemagne que je crains pour la France que la guerre elle-même. Les gens de l’arrière s’imaginent que la guerre est seulement un gigantesque match de boxe auquel ils assistent de loin, grâce aux journaux. Mais cela n’a aucun rapport. C’est une maladie qui quand elle semble conjurée sur un point reprend sur un autre. Aujourd’hui Noyon sera délivré, demain on n’aura plus ni pain ni chocolat, après-demain celui qui se croyait tranquille et accepterait au besoin une balle qu’il n’imagine pas s’affolera parce qu’il lira dans les journaux que sa classe est rappelée. Quant aux monuments, un chefd’œuvre unique comme Reims par la qualité n’est pas tellement ce dont la disparition m’épouvante, c’est surtout de voir anéantis une telle quantité d’ensembles qui rendaient le moindre village de France instructif et charmant. » Je pensai aussitôt à Combray et qu’autrefois j’aurais cru me diminuer aux yeux de Mme de Guermantes en avouant la petite situation que ma famille occupait à Combray. Je me demandai si elle n’avait pas été révélée aux Guermantes et à M. de Charlus, soit par Legrandin, ou Swann, ou SaintLoup, ou Morel. Mais cette prétérition même était moins pénible pour moi que des explications rétrospectives. Je souhaitai seulement que M. de Charlus ne parlât pas de Combray. « Je ne veux pas dire de mal des Américains, Monsieur, continua-t-il, il paraît qu’ils sont inépuisablement généreux, et comme il n’y a pas eu de chef d’orchestre dans cette guerre, que chacun est entré dans la danse longtemps après l’autre, et que les Américains ont commencé quand nous étions quasiment finis, ils peuvent avoir une ardeur que quatre ans de guerre ont pu calmer chez nous. Même avant la guerre ils aimaient notre pays, notre art, ils payaient fort cher nos chefs-d’œuvre. Beaucoup sont chez eux maintenant. Mais précisément cet art déraciné, comme dirait M. Barrès, est tout le contraire de ce qui faisait l’agrément délicieux de la France. Le château expliquait l’église qui, elle-même, parce qu’elle avait été un lieu de pèlerinage, expliquait la chanson de geste. Je n’ai pas à surfaire l’illustration de mes origines et de mes alliances, et d’ailleurs ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Mais dernièrement j’ai eu à régler une question d’intérêts, et, malgré un certain refroidissement qu’il y a entre le ménage et moi, à aller faire une visite à ma nièce Saint-Loup qui habite à Combray. Combray n’était qu’une toute petite ville comme il y en a tant. Mais nos ancêtres étaient représentés en donateurs dans certains vitraux, dans d’autres étaient inscrites nos armoiries. Nous y avions notre chapelle, nos tombeaux. Cette église a été détruite par les Français et par les Anglais parce qu’elle servait d’observatoire aux Allemands. Tout ce mélange d’histoire survivante et d’art, qui était la France, se détruit, et ce n’est pas fini. Et, bien entendu, je n’ai pas le ridicule de comparer, pour des raisons de famille, la destruction de l’église de Combray à celle de la cathédrale de Reims, qui était comme le miracle d’une cathédrale gothique retrouvant naturellement la pureté de la statuaire antique, ou de celle d’Amiens. Je ne sais si le bras levé de Saint Firmin est aujourd’hui brisé. Dans ce cas la plus haute affirmation de la foi et de l’énergie a disparu de ce monde. – Son symbole, Monsieur, lui répondis-je. Et j’adore autant que vous certains symboles. Mais il serait absurde de sacrifier au symbole la réalité qu’il symbolise. Les cathédrales doivent être adorées jusqu’au jour où, pour les préserver, il faudrait renier les vérités qu’elles enseignent. Le bras levé de Saint Firmin dans un geste de commandement presque militaire disait : Que nous soyons brisés si l’honneur l’exige. Ne sacrifiez pas des hommes à des pierres dont la beauté vient justement d’avoir un moment fixé des vérités humaines. – Je comprends ce que vous voulez dire, me répondit M. de Charlus, et M. Barrès, qui nous a fait, hélas, trop faire de pèlerinages à la statue de Strasbourg et au tombeau de M. Déroulède, a été touchant et gracieux quand il a écrit que la cathédrale de Reims elle-même nous était moins chère que la vie de nos fantassins. Assertion qui rend assez ridicule la colère de nos journaux contre le général allemand qui commandait làbas et qui disait que la cathédrale de Reims lui était moins précieuse que celle d’un soldat allemand. C’est, du reste, ce qui est exaspérant et navrant, c’est que chaque pays dit la même chose. Les raisons pour lesquelles les associations industrielles de l’Allemagne déclarent la possession de Belfort indispensable à préserver leur nation contre nos idées de revanche sont les mêmes que celles de Barrès exigeant Mayence pour nous protéger contre les velléités d’invasion des Boches. Pourquoi la restitution de l’AlsaceLorraine a-t-elle paru à la France un motif insuffisant pour faire la guerre, un motif suffisant pour la continuer, pour la redéclarer à nouveau chaque année ? Vous avez l’air de croire que la victoire est désormais promise à la France, je le souhaite de tout mon cœur, vous n’en doutez pas, mais enfin, depuis qu’à tort ou à raison les Alliés se croient sûrs de vaincre (pour ma part je serais naturellement enchanté de cette solution, mais je vois surtout beaucoup de victoires sur le papier, de victoires à la Pyrrhus, avec un coût qui ne nous est pas dit) et que les Boches ne se croient plus sûrs de vaincre, on voit l’Allemagne chercher à hâter la paix, la France à prolonger la guerre, la France qui est la France juste et a raison de faire entendre des paroles de justice, mais est aussi la douce France et devrait faire entendre des paroles de pitié, fût-ce seulement pour ses propres enfants et pour qu’à chaque printemps les fleurs qui renaîtront aient autre chose à éclairer que des tombes. Soyez franc, mon cher ami, vous-même m’aviez fait une théorie sur les choses qui n’existent que grâce à une création perpétuellement recommencée. La création du monde n’a pas eu lieu une fois pour toutes, me disiez-vous, elle a nécessairement lieu tous les jours. Hé bien, si vous êtes de bonne foi, vous ne pouvez pas excepter la guerre de cette théorie. Notre excellent Norpois a beau écrire – en sortant un des accessoires de rhétorique qui lui sont aussi chers que « l’aube de la victoire » et le « Général Hiver » : – « Maintenant que l’Allemagne a voulu la guerre », « Les dés en sont jetés », la vérité c’est que chaque matin on déclare à nouveau la guerre. Donc celui qui veut la continuer est aussi coupable que celui qui l’a commencée, plus peut-être car ce premier n’en prévoyait peut-être pas toutes les horreurs. Or rien ne dit qu’une guerre aussi prolongée, même si elle doit avoir une issue victorieuse, ne soit pas sans péril. Il est difficile de parler de choses qui n’ont point de précédent et des répercussions sur l’organisme d’une opération qu’on tente pour la première fois. Généralement, il est vrai, ces nouveautés dont on s’alarme se passent fort bien. Les républicains les plus sages pensaient qu’il était fou de faire la séparation de l’Eglise. Elle a passé comme une lettre à la poste. Dreyfus a été réhabilité, Picquart ministre de la guerre, sans qu’on crie ouf. Pourtant que ne peuton pas craindre d’un surmenage pareil à celui d’une guerre ininterrompue pendant plusieurs années ! Que feront les hommes au retour ? seront-ils las ? la fatigue les aura-t-elle rompus ou affolés ? Tout cela pourrait mal tourner, sinon pour la France, au moins pour le gouvernement, peut-être même pour la forme du gouvernement. Vous m’avez fait lire autrefois l’admirable Aimée de Coigny de Maurras. Je serais fort surpris que quelque Aimée de Coigny n’attendît pas du développement de la guerre que fait la République ce qu’en 1812 Aimée de Coigny attendit de la guerre que faisait l’Empire. Si l’Aimée actuelle existe, ses espérances se réaliserontelles ? Je ne le désire pas. Pour en revenir à la guerre elle-même, le premier qui l’a commencée est-il l’empereur Guillaume ? J’en doute fort. Et si c’est lui, qu’a-t-il fait autre chose que Napoléon par exemple, chose que moi je trouve abominable mais que je m’étonne de voir inspirer tant d’horreurs aux thuriféraires de Napoléon, aux gens qui, le jour de la déclaration de guerre, se sont écriés comme le général X. : « J’attendais ce jour-là depuis quarante ans. C’est le plus beau jour de ma vie. » Dieu sait si personne a protesté avec plus de force que moi quand on a fait dans la société une place disproportionnée aux nationalistes, aux militaires, quand tout ami des arts était accusé de s’occuper de choses funestes à la patrie, toute civilisation qui n’était pas belliqueuse étant délétère. C’est à peine si un homme du monde authentique comptait auprès d’un général. Une folle faillit me présenter à M. Syveton. Vous me direz que ce que je m’efforçais de maintenir n’était que les règles mondaines. Mais, malgré leur frivolité apparente, elles eussent peut-être empêché bien des excès. J’ai toujours honoré ceux qui défendent la grammaire, ou la logique. On se rend compte cinquante ans après qu’ils ont conjuré de grands périls. Or nos nationalistes sont les plus germanophobes, les plus jusqu’auboutistes des hommes… Mais après quinze ans leur philosophie a changé entièrement. En fait, ils poussent bien à la continuation de la guerre. Mais ce n’est que pour exterminer une race belliqueuse et par amour de la paix. Car une civilisation guerrière, ce qu’ils trouvaient si beau il y a quinze ans, leur fait horreur ; non seulement ils reprochent à la Prusse d’avoir fait prédominer chez elle l’élément militaire, mais en tout temps ils pensent que les civilisations militaires furent destructrices de tout ce qu’ils trouvent maintenant précieux, non seulement les arts, mais même la galanterie. Il suffit qu’un de leurs critiques se soit converti au nationalisme pour qu’il soit devenu du même coup un ami de la paix… Il est persuadé que, dans toutes les civilisations guerrières, la femme avait un rôle humilié et bas. On n’ose lui répondre que les « Dames » des chevaliers au moyen âge et la Béatrice de Dante étaient peut-être placées sur un trône aussi élevé que les héroïnes de M. Becque. Je m’attends un de ces jours à me voir placé à table après un révolutionnaire russe ou simplement après un de nos généraux faisant la guerre par horreur de la guerre et pour punir un peuple de cultiver un idéal qu’eux-mêmes jugeaient le seul tonifiant il y a quinze ans. Le malheureux Tzar était encore honoré il y a quelques mois parce qu’il avait réuni la conférence de La Haye. Mais maintenant qu’on salue la Russie libre, on oublie le titre qui permettait de la glorifier. Ainsi tourne la Roue du Monde. Et pourtant l’Allemagne emploie tellement les mêmes expressions que la France que c’est à croire qu’elle la cite, elle ne se lasse pas de dire qu’elle « lutte pour l’existence ». Quand je lis : « nous luttons contre un ennemi implacable et cruel jusqu’à ce que nous ayons obtenu une paix qui nous garantisse l’avenir de toute agression et pour que le sang de nos braves soldats n’ait pas coulé en vain », ou bien : « qui n’est pas pour nous est contre nous », je ne sais pas si cette phrase est de l’Empereur Guillaume ou de M. Poincaré, car ils l’ont, à quelques variantes près, prononcée vingt fois l’un et l’autre, bien qu’à vrai dire je doive confesser que l’Empereur ait été en ce cas l’imitateur du Président de la République. La France n’aurait peut-être pas tenu tant à prolonger la guerre si elle était restée faible, mais surtout l’Allemagne n’aurait peutêtre pas été si pressée de la finir si elle n’avait pas cessé d’être forte. D’être aussi forte, car forte, vous verrez qu’elle l’est encore. » Il avait pris l’habitude de crier très fort en parlant, par nervosité, par recherche d’issue pour des impressions dont il fallait – n’ayant jamais cultivé aucun art – qu’il se débarrassât, comme un aviateur de ses bombes, fût-ce en plein champ, là où ses paroles n’atteignaient personne, et surtout dans le monde où elles tombaient au hasard et où il était écouté par snobisme, de confiance et, tant il tyrannisait les auditeurs, on peut dire de force et même par crainte. Sur les boulevards cette harangue était de plus une marque de mépris à l’égard des passants pour qui il ne baissait pas plus la voix qu’il n’eût dévié son chemin. Mais elle y détonnait, y étonnait et surtout rendait intelligibles à des gens qui se retournaient des propos qui eussent pu nous faire prendre pour des défaitistes. Je le fis remarquer à M. de Charlus sans réussir qu’à exciter son hilarité. « Avouez que ce serait bien drôle, dit-il. Après tout, ajoutat-il, on ne sait jamais, chacun de nous risque chaque soir d’être le fait divers du lendemain. En somme, pourquoi ne serais-je pas fusillé dans les fossés de Vincennes ? La même chose est bien arrivée à mon grand-oncle le duc d’Enghien. La soif du sang noble affole une certaine populace qui en cela se montre plus raffinée que les lions. Vous savez que pour ces animaux il suffirait pour qu’ils se jetassent sur elle que Mme Verdurin eût une écorchure sur son nez. Sur ce que dans ma jeunesse on eût appelé son pif ! » Et il se mit à rire à gorge déployée comme si nous avions été seuls dans un salon. Par moments, voyant des individus assez louches extraits de l’ombre par le passage de M. de Charlus se conglomérer à quelque distance de lui, je me demandais si je lui serais plus agréable en le laissant seul ou en ne le quittant pas. Tel celui qui a rencontré un vieillard sujet à de fréquentes crises épileptiformes et qui voit, par l’incohérence de la démarche, l’imminence probable d’un accès se demande si sa compagnie est plutôt désirée comme celle d’un soutien, ou redoutée comme celle d’un témoin à qui on voudrait cacher la crise et dont la présence seule peut-être, quand le calme absolu réussirait à l’écarter, suffira à la hâter. Mais la possibilité de l’événement duquel on ne sait si l’on doit s’écarter ou non est révélée, chez le malade, par les circuits qu’il fait comme un homme ivre. Tandis que pour M. de Charlus les diverses positions divergentes, signe d’un incident possible dont je n’étais pas bien sûr s’il souhaitait ou redoutait que ma présence l’empêchât de se produire, étaient, par une ingénieuse mise en scène, occupées non par le baron lui-même, qui marchait fort droit, mais par tout un cercle de figurants. Tout de même, je crois qu’il préférait éviter la rencontre, car il m’entraîna dans une rue de traverse, plus obscure que le boulevard et où celui-ci ne cessait de déverser des soldats de toute arme et de toute nation, influx juvénile, compensateur et consolant, pour M. de Charlus, de ce reflux de tous les hommes à la frontière qui avait fait frénétiquement le vide dans Paris aux premiers temps de la mobilisation. M. de Charlus ne cessait pas d’admirer les brillants uniformes qui passaient devant nous et qui faisaient de Paris une ville aussi cosmopolite qu’un port, aussi irréelle qu’un décor de peintre qui n’a dressé quelques architectures que pour avoir un prétexte à grouper les costumes les plus variés et les plus chatoyants. Il gardait tout son respect et toute son affection à de grandes dames accusées de défaitisme, comme jadis à celles qui avaient été accusées de dreyfusisme. Il regrettait seulement qu’en s’abaissant à faire de la politique elles eussent donné prise « aux polémiques des journalistes ». Pour lui, à leur égard, rien n’était changé. Car sa frivolité était si systématique, que la naissance unie à la beauté et à d’autres prestiges était la chose durable – et la guerre, comme l’affaire Dreyfus, des modes vulgaires et fugitives. Eût-on fusillé la duchesse de Guermantes pour essai de paix séparée avec l’Autriche qu’il l’eût considérée comme toujours aussi noble et pas plus dégradée que ne nous apparaît aujourd’hui Marie-Antoinette d’avoir été condamnée à la décapitation. En parlant à ce moment-là, M. de Charlus, noble comme une espèce de Saint-Vallier ou de Saint-Mégrin, était droit, rigide, solennel, parlait gravement, ne faisait pour un moment aucune des manières où se révèlent ceux de sa sorte. Et pourtant, pourquoi ne peut-il y en avoir aucun dont la voix soit jamais absolument juste ?… Même en ce moment où elle approchait le plus du grave, elle était fausse encore et aurait eu besoin de l’accordeur. D’ailleurs, M. de Charlus ne savait littéralement où donner de la tête et il la levait souvent avec le regret de ne pas avoir une jumelle qui, d’ailleurs, ne lui eût pas servi à grand’chose, car en plus grand nombre que d’habitude, à cause du raid de zeppelins de l’avant-veille qui avait réveillé la vigilance des pouvoirs publics, il y avait des militaires jusque dans le ciel. Les aéroplanes que j’avais vus quelques heures plus tôt faire, comme des insectes, des taches brunes sur le soir bleu passaient maintenant dans la nuit qu’approfondissait encore l’extinction partielle des réverbères comme de lumineux brûlots. La plus grande impression de beauté que nous faisaient éprouver ces étoiles humaines et filantes était peut-être surtout de faire regarder le ciel vers lequel on lève peu les yeux d’habitude dans ce Paris dont, en 1914, j’avais vu la beauté presque sans défense attendre la menace de l’ennemi qui se rapprochait. Il y avait certes, maintenant comme alors, la splendeur antique inchangée d’une lune cruellement, mystérieusement sereine, qui versait aux monuments encore intacts l’inutile beauté de sa lumière, mais comme en 1914, et plus qu’en 1914, il y avait aussi autre chose, des lumières différentes et des feux intermittents, que soit de ces aéroplanes, soit des projecteurs de la Tour Eiffel on savait dirigés par une volonté intelligente, par une vigilance amie qui donnait ce même genre d’émotion, inspirait cette même sorte de reconnaissance et de calme que j’avais éprouvés dans la chambre de Saint-Loup, dans la cellule de ce cloître militaire où s’exerçaient, avant qu’ils consommassent un jour, sans une hésitation, en pleine jeunesse, leur sacrifice, tant de cœurs fervents et disciplinés. Après le raid de l’avant-veille, où le ciel avait été plus mouvementé que la terre, il s’était calmé comme la mer après une tempête. Mais comme la mer après une tempête il n’avait pas encore repris son apaisement absolu. Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les étoiles et des projecteurs promenaient lentement, dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d’astres, d’errantes voies lactées. Cependant les aéroplanes venaient s’insérer au milieu des constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère en effet, en voyant ces « étoiles nouvelles ». M. de Charlus me dit son admiration pour ces aviateurs, et comme il ne pouvait pas plus s’empêcher de donner libre cours à sa germanophilie qu’à ses autres penchants tout en niant l’une comme les autres : « D’ailleurs j’ajoute que j’admire autant les Allemands qui montent dans des gothas. Et sur des zeppelins, pensez le courage qu’il faut. Mais ce sont des héros tout simplement. Qu’est-ce que ça peut faire que ce soit sur des civils qu’ils lancent leurs bombes puisque ces batteries tirent sur eux ? Est-ce que vous avez peur des gothas et du canon ? » J’avouai que non et peut-être je me trompais. Sans doute ma paresse m’ayant donné l’habitude, pour mon travail, de le remettre jour par jour au lendemain, je me figurais qu’il pouvait en être de même pour la mort. Comment auraiton peur d’un canon dont on est persuadé qu’il ne vous frappera pas ce jour-là ? D’ailleurs formées isolément, ces idées de bombes lancées, de mort possible n’ajoutèrent pour moi rien de tragique à l’image que je me faisais du passage des aéronefs allemands jusqu’à ce que j’eusse vu de l’un d’eux ballotté, segmenté à mes regards par les flots de brume d’un ciel agité, d’un aéroplane que, bien que je le susse meurtrier, je n’imaginais que stellaire et céleste, j’eusse vu un soir le geste de la bombe lancée vers nous. Car la réalité originale d’un danger n’est perçue que de cette chose nouvelle, irréductible à ce qu’on sait déjà, qui s’appelle une impression et qui est souvent, comme ce fut le cas là, résumée par une ligne, une ligne qui découvrait une intention, une ligne où il y avait la puissance latente d’un accomplissement qui la déformait, tandis que sur le pont de la Concorde, autour de l’aéroplane menaçant et tragique, et comme si s’étaient reflétées dans les nuages les fontaines des Champs-Elysées, de la place de la Concorde et des Tuileries, les jets d’eau lumineux des projecteurs s’infléchissaient dans le ciel, lignes pleines d’intentions aussi, d’intentions prévoyantes et protectrices, d’hommes puissants et sages auxquels, comme la nuit au quartier de Doncières, j’étais reconnaissant que leur force daignât prendre, avec cette précision si belle, la peine de veiller sur nous. La nuit était aussi belle qu’en 1914, comme Paris était aussi menacé. Le clair de lune semblait comme un doux magnésium continu permettant de prendre une dernière fois des images nocturnes de ces beaux ensembles comme la place Vendôme, la place de la Concorde, auxquels l’effroi que j’avais des obus qui allaient peut-être les détruire donnait, par contraste, dans leur beauté encore intacte, une sorte de plénitude, comme si elles se tendaient en avant, offrant aux coups leurs architectures sans défense. « Vous n’avez pas peur, répéta M. de Charlus. Les Parisiens ne se rendent pas compte. On me dit que Mme Verdurin donne des réunions tous les jours. Je ne le sais que par les on-dit, moi je ne sais absolument rien d’eux, j’ai entièrement rompu », ajouta-t-il en baissant non seulement les yeux comme si avait passé un télégraphiste, mais aussi la tête, les épaules, et en levant le bras avec le geste qui signifie sinon « je m’en lave les mains », du moins « je ne peux rien vous dire » (bien que je ne lui demandasse rien). « Je sais que Morel y va toujours beaucoup », me dit-il (c’était la première fois qu’il m’en reparlait). « On prétend qu’il regrette beaucoup le passé, qu’il désire se rapprocher de moi », ajouta-t-il, faisant preuve à la fois de cette même crédulité d’homme du faubourg qui dit : « On dit beaucoup que la France cause plus que jamais avec l’Allemagne et que les pourparlers sont même engagés » et de l’amoureux que les pires rebuffades n’ont pas persuadé. « En tout cas, s’il le veut il n’a qu’à le dire, je suis plus vieux que lui, ce n’est pas à moi à faire les premiers pas. » Et sans doute il était bien inutile de le dire tant c’était évident. Mais, de plus, ce n’était même pas sincère, et c’est pour cela qu’on était si gêné pour M. de Charlus, car on sentait qu’en disant que ce n’était pas à lui de faire les premiers pas, il en faisait au contraire un et attendait que j’offrisse de me charger du rapprochement. Certes, je connaissais cette naïve ou feinte crédulité des gens qui aiment quelqu’un, ou simplement ne sont pas reçus chez quelqu’un, et imputent à ce quelqu’un un désir qu’il n’a pourtant pas manifesté, malgré des sollicitations fastidieuses. Malheureusement, dès le lendemain, disons-le tout de suite, M. de Charlus se trouva dans la rue face à face avec Morel ; celui-ci, pour exciter sa jalousie, le prit par le bras, lui raconta des histoires plus ou moins vraies et quand M. de Charlus éperdu, ayant besoin que Morel restât cette soirée auprès de lui, le supplia de ne pas aller ailleurs, l’autre, apercevant un camarade, dit adieu à M. de Charlus qui, de colère, espérant que cette menace que, bien entendu, il semblait ne devoir exécuter jamais, ferait rester Morel, lui dit : « Prends garde, je me vengerai », et Morel, riant, partit en tapotant sur le cou et en enlaçant par la taille son camarade étonné. A l’accent soudain tremblant avec lequel M. de Charlus avait, en me parlant de Morel, scandé ses paroles, au regard trouble qui vacillait au fond de ses yeux, j’eus l’impression qu’il y avait autre chose qu’une banale insistance. Je ne me trompais pas et je dirai tout de suite les deux faits qui me le prouvèrent rétrospectivement (j’anticipe de beaucoup d’années pour le second de ces faits, postérieur à la mort de M. de Charlus. Or elle ne devait se produire que bien plus tard, et nous aurons l’occasion de le revoir plusieurs fois, bien différent de ce que nous l’avons connu, et en particulier la dernière fois, à une époque où il avait entièrement oublié Morel). Quant au premier de ces faits, il se produisit deux ans seulement après le soir où je descendais ainsi les boulevards avec M. de Charlus. Donc environ deux ans après cette soirée, je rencontrai Morel. Je pensai aussitôt à M. de Charlus, au plaisir qu’il aurait à revoir le violoniste, et j’insistai auprès de lui pour qu’il allât le voir, fût-ce une fois. « Il a été bon pour vous, dis-je à Morel. Il est déjà vieux, il peut mourir, il faut liquider les vieilles querelles et effacer les traces de la brouille. » Morel parut entièrement de mon avis quant à un apaisement désirable, mais il n’en refusa pas moins catégoriquement de faire même une seule visite à M. de Charlus. « Vous avez tort, lui dis-je. Est-ce par entêtement, par paresse, par méchanceté, par amour-propre mal placé, par vertu (soyez sûr qu’elle ne sera pas attaquée), par coquetterie ? » Alors le violoniste, tordant son visage pour un aveu qui lui coûtait sans doute extrêmement, me répondit en frissonnant : « Non, ce n’est pour rien de tout cela, la vertu je m’en fous ; la méchanceté, au contraire je commence à le plaindre ; ce n’est pas par coquetterie, elle serait inutile ; ce n’est pas par paresse, il y a des journées entières où je reste à me tourner les pouces, non, ce n’est à cause de rien de tout cela ; c’est, ne le dites jamais à personne et je suis fou de vous le dire, c’est, c’est… c’est… par peur ! » Il se mit à trembler de tous ses membres. Je lui avouai que je ne le comprenais pas. « Non, ne me demandez pas, n’en parlons plus, vous ne le connaissez pas comme moi, je peux dire que vous ne le connaissez pas du tout. – Mais quel tort peut-il vous faire ? il cherchera, d’ailleurs, d’autant moins à vous en faire qu’il n’y aura plus de rancune entre vous. Et puis, au fond, vous savez qu’il est très bon. – Parbleu si, je le sais qu’il est bon ! Et la délicatesse et la droiture. Mais laissez-moi, ne m’en parlez plus, je vous en supplie, c’est honteux à dire, j’ai peur ! » Le second fait date d’après la mort de M. de Charlus. On m’apporta quelques souvenirs qu’il m’avait laissés et une lettre à triple enveloppe, écrite au moins dix ans avant sa mort. Mais il avait été gravement malade, avait pris ses dispositions, puis s’était rétabli avant de tomber plus tard dans l’état où nous le verrons le jour d’une matinée chez la princesse de Guermantes – et la lettre, restée dans un coffre avec les objets qu’il léguait à quelques amis, était restée là sept ans, sept ans pendant lesquels il avait entièrement oublié Morel. La lettre, tracée d’une écriture fine et ferme, était ainsi conçue : « Mon cher ami, les voies de la Providence sont inconnues. Parfois c’est du défaut d’un être médiocre qu’elle use pour empêcher de faillir la suréminence d’un juste. Vous connaissez Morel, d’où il est sorti, à quel faîte j’ai voulu l’élever, autant dire à mon niveau. Vous savez qu’il a préféré retourner non pas à la poussière et à la cendre d’où tout homme, c’est-àdire le véritable phœnix, peut renaître, mais à la boue où rampe la vipère. Il s’est laissé choir, ce qui m’a préservé de déchoir. Vous savez que mes armes contiennent la devise même de Notre-Seigneur : « Inculcabis super leonem et aspidem » avec un homme représenté comme ayant à la plante de ses pieds, comme support héraldique, un lion et un serpent. Or si j’ai pu fouler ainsi le propre lion que je suis, c’est grâce au serpent et à sa prudence, qu’on appelle trop légèrement parfois un défaut, car la profonde sagesse de l’Evangile en fait une vertu, au moins une vertu pour les autres. Notre serpent aux sifflements jadis harmonieusement modulés, quand il avait un charmeur – fort charmé, du reste – n’était pas seulement musical et reptile, il avait jusqu’à la lâcheté cette vertu que je tiens maintenant pour divine, la Prudence. C’est cette divine prudence qui l’a fait résister aux appels que je lui ai fait transmettre de revenir me voir, et je n’aurai de paix en ce monde et d’espoir de pardon dans l’autre que si je vous en fais l’aveu. C’est lui qui a été en cela l’instrument de la Sagesse divine, car, je l’avais résolu, il ne serait pas sorti de chez moi vivant. Il fallait que l’un de nous deux disparût. J’étais décidé à le tuer. Dieu lui a conseillé la prudence pour me préserver d’un crime. Je ne doute pas que l’intercession de l’Archange Michel, mon saint patron, n’ait joué là un grand rôle et je le prie de me pardonner de l’avoir tant négligé pendant plusieurs années et d’avoir si mal répondu aux innombrables bontés qu’il m’a témoignées, tout spécialement dans ma lutte contre le mal. Je dois à ce serviteur, je le dis dans la plénitude de ma foi et de mon intelligence, que le Père céleste ait inspiré à Morel de ne pas venir. Aussi, c’est moi maintenant qui me meurs. Votre fidèlement dévoué, Semper idem, P. G. Charlus. » Alors je compris la peur de Morel ; certes il y avait dans cette lettre bien de l’orgueil et de la littérature. Mais l’aveu était vrai. Et Morel savait mieux que moi que le « côté presque fou » que Mme de Guermantes trouvait chez son beau-frère ne se bornait pas, comme je l’avais cru jusque-là, à ces dehors momentanés de rage superficielle et inopérante. Mais il faut revenir en arrière. Je descends les boulevards à côté de M. de Charlus, lequel vient de me prendre comme vague intermédiaire pour des ouvertures de paix entre lui et Morel. Voyant que je ne lui répondais pas, il continua ainsi : « Je ne sais pas, du reste, pourquoi il ne joue pas, on ne fait plus de musique sous prétexte que c’est la guerre, mais on danse, on dîne en ville. Les fêtes remplissent ce qui sera peut- être, si les Allemands avancent encore, les derniers jours de notre Pompéi. Pour peu que la lave de quelque Vésuve allemand (leurs pièces de marine ne sont pas moins terribles qu’un volcan) vienne les surprendre à leur toilette et éternise leur geste en l’interrompant, les enfants s’instruiront plus tard en regardant dans les livres de classes illustrés Mme Molé qui allait mettre une dernière couche de fard avant d’aller dîner chez une belle-sœur, ou Sosthène de Guermantes finissant de peindre ses faux sourcils ; ce sera matière à cours pour les Brichot de l’avenir ; la frivolité d’une époque quand dix siècles ont passé sur elle est digne de la plus grave érudition, surtout si elle a été conservée intacte par une éruption volcanique ou des matières analogues à la lave projetées par bombardement. Quels documents pour l’histoire future, quand les gaz asphyxiants analogues à ceux qu’émettait le Vésuve et des écroulements comme ceux qui ensevelirent Pompéi garderont intactes toutes les dernières imprudentes qui n’ont pas fait encore filer pour Bayonne leurs tableaux et leurs statues. D’ailleurs, n’est-ce pas déjà, depuis un an, Pompéi par fragments, chaque soir, que ces gens se sauvant dans les caves, non pas pour en rapporter quelque vieille bouteille de Mouton Rothschild ou de Saint-Emilion, mais pour cacher avec eux ce qu’ils ont de plus précieux, comme les prêtres d’Herculanum surpris par la mort au moment où ils emportaient les vases sacrés. C’est toujours l’attachement à l’objet qui amène la mort du possesseur. Paris, lui, ne fut pas, comme Herculanum, fondé par Hercule. Mais que de ressemblances s’imposent ! et cette lucidité qui nous est donnée n’est pas que de notre époque, chacune l’a possédée. Si je pense que nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci sentaient qu’elles étaient menacées du sort des villes maudites de la Bible. On a retrouvé sur les murs d’une des maisons de Pompéi cette inscription révélatrice : « Sodoma, Gomora. » Je ne sais si ce fut ce nom de Sodome et les idées qu’il éveilla en lui, soit celle du bombardement, qui firent que M. de Charlus leva un instant les yeux au ciel, mais il les ramena bientôt sur la terre. « J’admire tous les héros de cette guerre, dit-il. Tenez, mon cher, les soldats anglais que j’ai un peu légèrement considérés au début de la guerre comme de simples joueurs de football assez présomptueux pour se mesurer avec des professionnels – et quels professionnels ! – hé bien, rien qu’esthétiquement ce sont des athlètes de la Grèce, vous entendez bien, de la Grèce, mon cher, ce sont les jeunes gens de Platon, ou plutôt des Spartiates. J’ai un ami qui est allé à Rouen où ils ont leur camp, il a vu des merveilles, de pures merveilles dont on n’a pas idée. Ce n’est plus Rouen, c’est une autre ville. Evidemment il y a aussi l’ancien Rouen, avec les Saints émaciés de la cathédrale. Bien entendu, c’est beau aussi, mais c’est autre chose. Et nos poilus ! je ne peux pas vous dire quelle saveur je trouve en nos poilus, aux petits Parigots, tenez, comme celui qui passe là, avec son air dessalé, sa mine éveillée et drôle. Il m’arrive souvent de les arrêter, de faire un brin de causette avec eux, quelle finesse, quel bon sens ! et les gars de province, comme ils sont amusants et gentils avec leur roulement d’r et leur jargon patoiseur !… Moi, j’ai toujours beaucoup vécu à la campagne, couché dans les fermes, je sais leur parler, mais notre admiration pour les Français ne doit pas nous faire déprécier nos ennemis, ce serait nous diminuer nous-mêmes. Et vous ne savez pas quel soldat est le soldat allemand, vous ne l’avez pas vu comme moi défiler au pas de parade, au pas de l’oie, « unter den Linden ». En revenant à l’idéal de virilité qu’il m’avait esquissé à Balbec et qui avec le temps avait pris chez lui une forme philosophique, usant, d’ailleurs, de raisonnements absurdes, qui par moments, même quand il venait d’être supérieur, laissaient voir la trame trop mince du simple homme du monde, bien qu’homme du monde intelligent : « Voyez-vous, me dit-il, le superbe gaillard qu’est le soldat boche est un être fort, sain, ne pensant qu’à la grandeur de son pays, « Deutschland über alles », ce qui n’est pas si bête, et tandis qu’ils se préparaient virilement, nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme. » Ce mot signifiait probablement pour M. de Charlus quelque chose d’analogue à la littérature, car aussitôt se rappelant sans doute que j’aimais les lettres et avais eu un moment l’intention de m’y adonner, il me tapa sur l’épaule (profitant du geste pour s’y appuyer jusqu’à me faire aussi mal qu’autrefois, quand je faisais mon service militaire, le recul contre l’omoplate du « 76 »), il me dit comme pour adoucir le reproche : « Oui, nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme, nous tous, vous aussi, rappelez-vous, vous pouvez faire comme moi votre mea culpa, nous avons été trop dilettantes. » Par surprise du reproche, manque d’esprit de repartie, déférence envers mon interlocuteur et attendrissement pour son amicale bonté, je répondis comme si, ainsi qu’il m’y invitait, j’avais aussi à me frapper la poitrine, ce qui était parfaitement stupide car je n’avais pas l’ombre de dilettantisme à me reprocher. « Allons, me dit-il, je vous quitte (le groupe qui l’avait escorté de loin ayant fini par nous abandonner). Je m’en vais me coucher comme un très vieux Monsieur, d’autant plus qu’il paraît que la guerre a changé toutes nos habitudes, un de ces aphorismes qu’affectionne Norpois. » Je savais, du reste, qu’en rentrant chez lui M. de Charlus ne cessait pas pour cela d’être au milieu des soldats, car il avait transformé son hôtel en hôpital militaire, cédant du reste, je le crois, aux besoins bien moins de son imagination que de son bon cœur. Il faisait une nuit transparente et sans un souffle. J’imaginais que la Seine coulant entre ses ponts circulaires, faits de leur plateau et de son reflet, devait ressembler au Bosphore. Et symbole soit de cette invasion que prédisait le défaitisme de M. de Charlus, soit de la coopération de nos frères musulmans avec les armées de la France, la lune étroite et recourbée comme un sequin semblait mettre le ciel parisien sous le signe oriental du croissant. Pour un instant encore il resta en arrêt devant un Sénégalais en me disant adieu et en me serrant la main à me la broyer, ce qui est une particularité allemande chez les gens qui sentent comme le baron, et en continuant pendant quelque temps à me la malaxer, eût dit jadis Cottard, comme si M. de Charlus avait voulu rendre à mes articulations une souplesse qu’elles n’avaient point perdue. Chez certains aveugles, le toucher supplée dans une certaine mesure à la vue. Je ne sais trop de quel sens il prenait la place ici. Il croyait peut-être seulement me serrer la main comme il crut sans doute ne faire que voir le Sénégalais qui passait dans l’ombre et ne daigna pas s’apercevoir qu’il était admiré. Mais, dans ces deux cas, le baron se trompait, il péchait par excès de contact et de regards. « Est-ce que tout l’Orient de Decamps, de Fromentin, d’Ingres, de Delacroix n’est pas là dedans ? me dit-il, encore immobilisé par le passage du Sénégalais. Vous savez, moi, je ne m’intéresse jamais aux choses et aux êtres qu’en peintre, en philosophe. D’ailleurs je suis trop vieux. Mais quel malheur, pour compléter le tableau, que l’un de nous deux ne soit pas une odalisque. » Ce ne fut pas l’Orient de Decamps, ni même de Delacroix qui commença de hanter mon imagination quand le baron m’eut quitté, mais le vieil Orient de ces Mille et une Nuits que j’avais tant aimées, et, me perdant peu à peu dans le lacis de ces rues noires, je pensais au calife Haroun Al Raschid en quête d’aventures dans les quartiers perdus de Bagdad. D’autre part, la chaleur du temps et de la marche m’avait donné soif, mais depuis longtemps tous les bars étaient fermés, et à cause de la pénurie d’essence les rares taxis que je rencontrais, conduits par des Levantins ou des Nègres, ne prenaient même pas la peine de répondre à mes signes. Le seul endroit où j’aurais pu me faire servir à boire et reprendre des forces pour rentrer chez moi eût été un hôtel. Mais dans la rue assez éloignée du centre où j’étais parvenu, tous, depuis que sur Paris les gothas lançaient leurs bombes, avaient fermé. Il en était de même de presque toutes les boutiques de commerçants, lesquels, faute d’employés ou eux-mêmes pris de peur, avaient fui à la campagne et laissé sur la porte un avertissement habituel écrit à la main et annonçant leur réouverture pour une époque éloignée et, d’ailleurs, problématique. Les autres établissements qui avaient pu survivre encore annonçaient de la même manière qu’ils n’ouvraient que deux fois par semaine. On sentait que la misère, l’abandon, la peur habitaient tout ce quartier. Je n’en fus que plus surpris de voir qu’entre ces maisons délaissées il y en avait une où la vie au contraire semblait avoir vaincu l’effroi, la faillite, et entretenait l’activité et la richesse. Derrière les volets clos de chaque fenêtre la lumière, tamisée à cause des ordonnances de police, décelait pourtant un insouci complet de l’économie. Et à tout instant la porte s’ouvrait pour laisser entrer ou sortir quelque visiteur nouveau. C’était un hôtel par qui la jalousie de tous les commerçants voisins (à cause de l’argent que ses propriétaires devaient gagner) devait être excitée ; et ma curiosité le fut aussi quand je vis sortir rapidement, à une quinzaine de mètres de moi, c’est-à-dire trop loin pour que dans l’obscurité profonde je pusse le reconnaître, un officier. Quelque chose pourtant me frappa qui n’était pas sa figure que je ne voyais pas, ni son uniforme dissimulé dans une grande houppelande, mais la disproportion extraordinaire entre le nombre de points différents par où passa son corps et le petit nombre de secondes pendant lesquelles cette sortie, qui avait l’air de la sortie tentée par un assiégé, s’exécuta. De sorte que je pensai, si je ne le reconnus pas formellement – je ne dirai pas même à la tournure ni à la sveltesse, ni à l’allure, ni à la vélocité de SaintLoup – mais à l’espèce d’ubiquité qui lui était si spéciale. Le militaire capable d’occuper en si peu de temps tant de positions différentes dans l’espace avait disparu, sans m’avoir aperçu, dans une rue de traverse, et je restais à me demander si je devais ou non entrer dans cet hôtel dont l’apparence modeste me fit fortement douter que ce fût Saint-Loup qui en fût sorti. Je me rappelai involontairement que Saint-Loup avait été injustement mêlé à une affaire d’espionnage parce qu’on avait trouvé son nom dans les lettres saisies sur un officier allemand. Pleine justice lui avait d’ailleurs été rendue par l’autorité militaire. Mais malgré moi je rapprochai ce fait de ce que je voyais. Cet hôtel servait-il de lieu de rendez-vous à des espions ? L’officier avait depuis un moment disparu quand je vis entrer de simples soldats de plusieurs armes, ce qui ajouta encore à la force de ma supposition. J’avais, d’autre part, extrêmement soif. « Il est probable que je pourrai trouver à boire ici », me dis-je, et j’en profitai pour tâcher d’assouvir, malgré l’inquiétude qui s’y mêlait, ma curiosité. Je ne pense donc pas que ce fut la curiosité de cette rencontre qui me décida à monter le petit escalier de quelques marches au bout duquel la porte d’une espèce de vestibule était ouverte, sans doute à cause de la chaleur. Je crus d’abord que, cette curiosité, je ne pourrais la satisfaire, car je vis plusieurs personnes venir demander une chambre, à qui on répondit qu’il n’y en avait plus une seule. Mais je compris ensuite qu’elles n’avaient évidemment contre elles que de ne pas faire partie du nid d’espionnage, car un simple marin s’étant présenté un moment après on se hâta de lui donner le n° 28. Je pus apercevoir sans être vu, grâce à l’obscurité, quelques militaires et deux ouvriers qui causaient tranquillement dans une petite pièce étouffée, prétentieusement ornée de portraits en couleurs de femmes découpés dans des magazines et des revues illustrées. Ces gens causaient tranquillement, en train d’exposer des idées patriotiques : « Qu’est-ce que tu veux, on fera comme les camarades », disait l’un. « Ah ! pour sûr que je pense bien ne pas être tué », répondait à un vœu que je n’avais pas entendu, un autre qui, à ce que je compris, repartait le lendemain pour un poste dangereux. « Par exemple, à vingt-deux ans, en n’ayant encore fait que six mois, ce serait fort », criait-il avec un ton où perçait encore plus que le désir de vivre longtemps la conscience de raisonner juste, et comme si le fait de n’avoir que vingt-deux ans devait lui donner plus de chances de ne pas être tué, et que ce dût être une chose impossible qu’il le fût. « A Paris c’est épatant, disait un autre ; on ne dirait pas qu’il y a la guerre. Et toi, Julot, tu t’engages toujours ? – Pour sûr que je m’engage, j’ai envie d’aller y taper un peu dans le tas à tous ces sales Boches. – Mais Joffre, c’est un homme qui couche avec les femmes des Ministres, c’est pas un homme qui a fait quelque chose. – C’est malheureux d’entendre des choses pareilles, dit un aviateur un peu plus âgé en se tournant vers l’ouvrier qui venait de faire entendre cette proposition ; je vous conseillerais pas de causer comme ça en première ligne, les poilus vous auraient vite expédié. » La banalité de ces conversations ne me donnait pas grande envie d’en entendre davantage, et j’allais entrer ou redescendre quand je fus tiré de mon indifférence en entendant ces phrases qui me firent frémir : « C’est épatant, le patron qui ne revient pas, dame, à cette heure-ci je ne sais pas trop où il trouvera des chaînes. – Mais puisque l’autre est déjà attaché. – Il est attaché bien sûr, il est attaché et il ne l’est pas, moi je serais attaché comme ça que je pourrais me détacher. – Mais le cadenas est fermé. – C’est entendu qu’il est fermé, mais ça peut s’ouvrir à la rigueur. Ce qu’il y a, c’est que les chaînes ne sont pas assez longues. Tu vas pas m’expliquer à moi ce que c’est, j’y ai tapé dessus hier pendant toute la nuit que le sang m’en coulait sur les mains. – C’est toi qui taperas ce soir. – Non, c’est pas moi, c’est Maurice. Mais ça sera moi dimanche, le patron me l’a promis. » Je compris maintenant pourquoi on avait eu besoin des bras solides du marin. Si on avait éloigné de paisibles bourgeois, ce n’était donc pas qu’un nid d’espions que cet hôtel. Un crime atroce allait y être consommé, si on n’arrivait pas à temps pour le découvrir et faire arrêter les coupables. Tout cela pourtant, dans cette nuit paisible et menacée, gardait une apparence de rêve, de conte, et c’est à la fois avec une fierté de justicier et une volupté de poète que j’entrai délibérément dans l’hôtel. Je touchai légèrement mon chapeau et les personnes présentes, sans se déranger, répondirent plus ou moins poliment à mon salut. « Est-ce que vous pourriez me dire à qui il faut m’adresser ? Je voudrais avoir une chambre et qu’on m’y monte à boire. – Attendez une minute, le patron est sorti. – Mais il y a le chef là-haut, insinua un des causeurs. – Mais tu sais bien qu’on ne peut pas le déranger. – Croyezvous qu’on me donnera une chambre ? – J’crois. – Le 43 doit être libre », dit le jeune homme qui était sûr de ne pas être tué parce qu’il avait vingt-deux ans. Et il se poussa légèrement sur le sofa pour me faire place. « Si on ouvrait un peu la fenêtre, il y a une fumée ici », dit l’aviateur ; et en effet chacun avait sa pipe ou sa cigarette. « Oui, mais alors, fermez d’abord les volets, vous savez bien qu’il est défendu d’avoir de la lumière à cause des Zeppelins. – Il n’en viendra plus de Zeppelins. Les journaux ont même fait allusion sur ce qu’ils avaient été tous descendus. – Il n’en viendra plus, il n’en viendra plus, qu’est-ce que tu en sais ? Quand tu auras comme moi quinze mois de front et que tu auras abattu ton cinquième avion boche, tu pourras en causer. Faut pas croire les journaux. Ils sont allés hier sur Compiègne, ils ont tué une mère de famille avec ses deux enfants. – Une mère de famille avec ses deux enfants », dit avec des yeux ardents et un air de profonde pitié le jeune homme qui espérait bien ne pas être tué et qui avait, du reste, une figure énergique, ouverte et des plus sympathiques. « On n’a pas de nouvelles du grand Julot. Sa marraine n’a pas reçu de lettre de lui depuis huit jours et c’est la première fois qu’il reste si longtemps sans lui en donner. – Qui est sa marraine ? – C’est la dame qui tient le chalet de nécessité un peu plus bas que l’Olympia. – Ils couchent ensemble ? – Qu’est-ce que tu dis là ; c’est une femme mariée, tout ce qu’il y a de sérieuse. Elle lui envoie de l’argent toutes les semaines parce qu’elle a bon cœur. Ah ! c’est une chic femme. – Alors tu le connais, le grand Julot ? – Si je le connais ! reprit avec chaleur le jeune homme de vingt-deux ans. C’est un de mes meilleurs amis intimes. Il n’y en a pas beaucoup que j’estime comme lui, et bon camarade, toujours prêt à rendre service, ah ! tu parles que ce serait un rude malheur s’il lui était arrivé quelque chose. » Quelqu’un proposa une partie de dés et à la hâte fébrile avec laquelle le jeune homme de vingt-deux ans retournait les dés et criait les résultats, les yeux hors de la tête, il était aisé de voir qu’il avait un tempérament de joueur. Je ne saisis pas bien ce que quelqu’un lui dit ensuite, mais il s’écria d’un ton de profonde pitié : « Julot, un maquereau ! C’est-à-dire qu’il dit qu’il est un maquereau. Mais il n’est pas foutu de l’être. Moi je l’ai vu payer sa femme, oui, la payer. C’està-dire que je ne dis pas que Jeanne l’Algérienne ne lui donnait pas quelque chose, mais elle ne lui donnait pas plus de cinq francs, une femme qui était en maison, qui gagnait plus de cinquante francs par jour. Se faire donner que cinq francs ! il faut qu’un homme soit trop bête. Et maintenant qu’elle est sur le front, elle a une vie dure, je veux bien, mais elle gagne ce qu’elle veut ; eh bien, elle ne lui envoie rien. Ah ! un maquereau, Julot ? Il y en a beaucoup qui pourraient se dire maquereaux à ce compte-là. Non seulement ce n’est pas un maquereau, mais à mon avis c’est même un imbécile. » Le plus vieux de la bande, et que le patron avait sans doute, à cause de son âge, chargé de lui faire garder une certaine tenue, n’entendit, étant allé un moment jusqu’aux cabinets, que la fin de la conversation. Mais il ne put s’empêcher de me regarder et parut visiblement contrarié de l’effet qu’elle avait dû produire sur moi. Sans s’adresser spécialement au jeune homme de vingt-deux ans qui venait pourtant d’exposer cette théorie de l’amour vénal, il dit, d’une façon générale : « Vous causez trop et trop fort, la fenêtre est ouverte, il y a des gens qui dorment à cette heure-ci. Vous savez que si le patron rentrait et vous entendait causer comme ça, il ne serait pas content. » Précisément en ce moment on entendit la porte s’ouvrir et tout le monde se tut croyant que c’était le patron, mais ce n’était qu’un chauffeur d’auto étranger auquel tout le monde fit grand accueil. Mais en voyant une chaîne de montre superbe qui s’étalait sur la veste du chauffeur, le jeune homme de vingtdeux ans lui lança un coup d’œil interrogatif et rieur, suivi d’un froncement de sourcil et d’un clignement d’œil sévère dirigé de mon côté. Et je compris que le premier regard voulait dire : « Qu’est-ce que ça ? tu l’as volée ? Toutes mes félicitations. » Et le second : « Ne dis rien à cause de ce type que nous ne connaissons pas. » Tout à coup le patron entra, chargé de plusieurs mètres de grosses chaînes capables d’attacher plusieurs forçats, suant, et dit : « J’en ai une charge, si vous tous vous n’étiez pas si fainéants, je ne devrais pas être obligé d’y aller moi-même. » Je lui dis que je demandais une chambre. « Pour quelques heures seulement, je n’ai pas trouvé de voiture et je suis un peu malade. Mais je voudrais qu’on me monte à boire. – Pierrot, va à la cave chercher du cassis et dis qu’on mette en état le numéro 43. Voilà le 7 qui sonne. Ils disent qu’ils sont malades. Malades, je t’en fiche, c’est des gens à prendre de la coco, ils ont l’air à moitié piqués, il faut les foutre dehors. A-t-on mis une paire de draps au 22 ? Bon ! voilà le 7 qui sonne encore, cours-y voir. Allons, Maurice, qu’est-ce que tu fais là, tu sais bien qu’on t’attend, monte au 14 bis. Et plus vite que ça. » Et Maurice sortit rapidement, suivant le patron qui, un peu ennuyé que j’eusse vu ses chaînes, disparut en les emportant. « Comment que tu viens si tard ? » demanda le jeune homme de vingt-deux ans au chauffeur. « Comment, si tard, je suis d’une heure en avance. Mais il fait trop chaud marcher. J’ai rendez-vous qu’à minuit. – Pour qui donc est-ce que tu viens ? – Pour Pamela la charmeuse », dit le chauffeur oriental dont le rire découvrit les belles dents blanches. « Ah ! » dit le jeune homme de vingt-deux ans. Bientôt on me fit monter dans la chambre 43, mais l’atmosphère était si désagréable et ma curiosité si grande que, mon « cassis » bu, je redescendis l’escalier, puis, pris d’une autre idée, je remontai et dépassai l’étage de la chambre 43, allai jusqu’en haut. Tout à coup, d’une chambre qui était isolée au bout d’un couloir me semblèrent venir des plaintes étouffées. Je marchai vivement dans cette direction et appliquai mon oreille à la porte. « Je vous en supplie, grâce, grâce, pitié, détachezmoi, ne me frappez pas si fort, disait une voix. Je vous baise les pieds, je m’humilie, je ne recommencerai pas. Ayez pitié. – Non, crapule, répondit une autre voix, et puisque tu gueules et que tu te traînes à genoux, on va t’attacher sur le lit, pas de pitié », et j’entendis le bruit du claquement d’un martinet, probablement aiguisé de clous car il fut suivi de cris de douleur. Alors je m’aperçus qu’il y avait dans cette chambre un œil-debœuf latéral dont on avait oublié de tirer le rideau ; cheminant à pas de loup dans l’ombre, je me glissai jusqu’à cet œil-de-bœuf, et là, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d’un martinet en effet planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus. Tout à coup la porte s’ouvrit et quelqu’un entra qui heureusement ne me vit pas, c’était Jupien. Il s’approcha du baron avec un air de respect et un sourire d’intelligence : « Hé bien, vous n’avez pas besoin de moi ? » Le baron pria Jupien de faire sortir un moment Maurice. Jupien le mit dehors avec la plus grande désinvolture. « On ne peut pas nous entendre ? » dit le baron à Jupien, qui lui affirma que non. Le baron savait que Jupien, intelligent comme un homme de lettres, n’avait nullement l’esprit pratique, parlait toujours, devant les intéressés, avec des sous-entendus qui ne trompaient personne et des surnoms que tout le monde connaissait. « Une seconde », interrompit Jupien qui avait entendu une sonnette retentir à la chambre n° 3. C’était un député de l’Action Libérale qui sortait. Jupien n’avait pas besoin de voir le tableau car il connaissait son coup de sonnette, le député venant, en effet, tous les jours après déjeuner. Il avait été obligé ce jour-là de changer ses heures, car il avait marié sa fille à midi à Saint-Pierre de Chaillot. Il était donc venu le soir, mais tenait à partir de bonne heure à cause de sa femme, vite inquiète quand il rentrait tard, surtout par ces temps de bombardement. Jupien tenait à accompagner sa sortie pour témoigner de la déférence qu’il portait à la qualité d’honorable, sans aucun intérêt personnel d’ailleurs. Car bien que ce député, répudiant les exagérations de l’Action Française (il eût, d’ailleurs, été incapable de comprendre une ligne de Charles Maurras ou de Léon Daudet), fût bien avec les ministres, flattés d’être invités à ses chasses, Jupien n’aurait pas osé lui demander le moindre appui dans ses démêlés avec la police. Il savait que, s’il s’était risqué à parler de cela au législateur fortuné et froussard, il n’aurait pas évité la plus inoffensive des « descentes » mais eût instantanément perdu le plus généreux de ses clients. Après avoir reconduit jusqu’à la porte le député, qui avait rabattu son chapeau sur ses yeux, relevé son col et, glissant rapidement comme il faisait dans ses programmes électoraux, croyait cacher son visage, Jupien remonta près de M. de Charlus à qui il dit : « C’était Monsieur Eugène. » Chez Jupien, comme dans les maisons de santé, on n’appelait les gens que par leur prénom tout en ayant soin d’ajouter à l’oreille, pour satisfaire la curiosité des habitués ou augmenter le prestige de la maison, leur nom véritable. Quelquefois cependant Jupien ignorait la personnalité vraie de ses clients, s’imaginait et disait que c’était tel boursier, tel noble, tel artiste, erreurs passagères et charmantes pour ceux qu’on nommait à tort, et finissait par se résigner à ignorer toujours qui était Monsieur Victor. Jupien avait aussi l’habitude, pour plaire au baron, de faire l’inverse de ce qui est de mise dans certaines réunions. « Je vais vous présenter Monsieur Lebrun » (à l’oreille : « Il se fait appeler M. Lebrun mais en réalité c’est le grand-duc de Russie »). Inversement, Jupien sentait que ce n’était pas encore assez de présenter à M. de Charlus un garçon laitier. Il lui murmurait en clignant de l’œil : « Il est garçon laitier, mais, au fond, c’est surtout un des plus dangereux apaches de Belleville » (il fallait voir le ton grivois dont Jupien disait « apache »). Et comme si ces références ne suffisaient pas, il tâchait d’ajouter quelques « citations ». « Il a été condamné plusieurs fois pour vol et cambriolage de villas, il a été à Fresnes pour s’être battu (même air grivois) avec des passants qu’il a à moitié estropiés et il a été au bat’ d’Af. Il a tué son sergent. » Le baron en voulait même légèrement à Jupien, car il savait que dans cette maison, qu’il avait chargé son factotum d’acheter pour lui et de faire gérer par un sous-ordre, tout le monde, par les maladresses de l’oncle de Mlle d’Oloron, feu Mme de Cambremer, connaissait plus ou moins sa personnalité et son nom (beaucoup seulement croyaient que c’était un surnom et, le prononçant mal, l’avaient déformé, de sorte que la sauvegarde du baron avait été leur propre bêtise et non la discrétion de Jupien). Mais il trouvait plus simple de se laisser rassurer par ses assurances, et tranquillisé de savoir qu’on ne pouvait les entendre, le baron lui dit : « Je ne voulais pas parler devant ce petit, qui est très gentil et fait de son mieux. Mais je ne le trouve pas assez brutal. Sa figure me plaît, mais il m’appelle « crapule » comme si c’était une leçon apprise. – Oh ! non, personne ne lui a rien dit, répondit Jupien sans s’apercevoir de l’invraisemblance de cette assertion. Il a, du reste, été compromis dans le meurtre d’une concierge de la Villette. – Ah ! cela c’est assez intéressant, dit le baron avec un sourire. – Mais j’ai justement là le tueur de bœufs, l’homme des abattoirs qui lui ressemble ; il a passé par hasard. Voulez-vous en essayer ? – Ah ! oui, volontiers. » Je vis entrer l’homme des abattoirs, il ressemblait, en effet, un peu à « Maurice », mais, chose plus curieuse, tous deux avaient quelque chose d’un type que personnellement je n’avais jamais dégagé, mais qu’à ce moment je me rendis très bien compte exister dans la figure de Morel, sinon dans la figure de Morel telle que je l’avais toujours vue, du moins dans un certain visage que des yeux aimants voyant Morel autrement que moi auraient pu composer avec ses traits. Dès que je me fus fait intérieurement, avec des traits empruntés à mes souvenirs de Morel, cette maquette de ce qu’il pouvait représenter à un autre, je me rendis compte que ces deux jeunes gens, dont l’un était un garçon bijoutier et l’autre un employé d’hôtel, étaient de vagues succédanés de Morel. Fallait-il en conclure que M. de Charlus, au moins en une certaine forme de ses amours, était toujours fidèle à un même type et que le désir qui lui avait fait choisir l’un après l’autre ces deux jeunes gens était le même que celui qui lui avait fait arrêter Morel sur le quai de la gare de Doncières ; que tous trois ressemblaient un peu à l’éphèbe dont la forme, intaillée dans le saphir qu’étaient les yeux de M. de Charlus, donnait à son regard ce quelque chose de si particulier qui m’avait effrayé le premier jour à Balbec ? Ou que son amour pour Morel ayant modifié le type qu’il cherchait, pour se consoler de son absence il cherchait des hommes qui lui ressemblassent ? Une supposition que je fis aussi fut que peut-être il n’avait jamais existé entre Morel et lui, malgré les apparences, que des relations d’amitié, et que M. de Charlus faisait venir chez Jupien des jeunes gens qui ressemblassent assez à Morel pour qu’il pût avoir auprès d’eux l’illusion de prendre du plaisir avec lui. Il est vrai qu’en songeant à tout ce que M. de Charlus a fait pour Morel, cette supposition eût semblé peu probable si l’on ne savait que l’amour nous pousse non seulement aux plus grands sacrifices pour l’être que nous aimons, mais parfois jusqu’au sacrifice de notre désir luimême qui, d’ailleurs, est d’autant moins facilement exaucé que l’être que nous aimons sent que nous aimons davantage. Ce qui enlève aussi à une telle supposition l’invraisemblance qu’elle semble avoir au premier abord (bien qu’elle ne corresponde sans doute pas à la réalité) est dans le tempérament nerveux, dans le caractère profondément passionné de M. de Charlus, pareil en cela à celui de Saint-Loup, et qui avait pu jouer au début de ses relations avec Morel le même rôle, et plus décent, et négatif, qu’au début des relations de son neveu avec Rachel. Les relations avec une femme qu’on aime (et cela peut s’étendre à l’amour pour un jeune homme) peuvent rester platoniques pour une autre raison que la vertu de la femme ou que la nature peu sensuelle de l’amour qu’elle inspire. Cette raison peut être que l’amoureux, trop impatient par l’excès même de son amour, ne sait pas attendre avec une feinte suffisante d’indifférence le moment où il obtiendra ce qu’il désire. Tout le temps il revient à la charge, il ne cesse d’écrire à celle qu’il aime, il cherche tout le temps à la voir, elle le lui refuse, il est désespéré. Dès lors elle a compris que si elle lui accorde sa compagnie, son amitié, ces biens paraîtront déjà tellement considérables à celui qui a cru en être privé qu’elle peut se dispenser de donner davantage et profiter d’un moment où il ne peut plus supporter de ne pas la voir, où il veut à tout prix terminer la guerre, en lui imposant une paix qui aura pour première condition le platonisme des relations. D’ailleurs, pendant tout le temps qui a précédé ce traité, l’amoureux tout le temps anxieux, sans cesse à l’affût d’une lettre, d’un regard, a cessé de penser à la possession physique dont le désir l’avait tourmenté d’abord mais qui s’est usé dans l’attente et a fait place à des besoins d’un autre ordre, plus douloureux d’ailleurs s’ils ne sont pas satisfaits. Alors le plaisir qu’on avait le premier jour espéré des caresses, on le reçoit plus tard tout dénaturé sous la forme de paroles amicales, de promesses de présence qui, après les effets de l’incertitude, quelquefois simplement après un regard embrumé de tous les brouillards de la froideur et qui recule si loin la personne qu’on croit qu’on ne la reverra jamais, amènent de délicieuses détentes. Les femmes devinent tout cela et savent qu’elles peuvent s’offrir le luxe de ne se donner jamais à ceux dont elles sentent, s’ils ont été trop nerveux pour le leur cacher les premiers jours, l’inguérissable désir qu’ils ont d’elles. La femme est trop heureuse que, sans rien donner, elle reçoive beaucoup plus qu’elle n’a d’habitude quand elle se donne. Les grands nerveux croient ainsi à la vertu de leur idole. Et l’auréole qu’ils mettent autour d’elle est aussi un produit, mais, comme on voit, fort indirect, de leur excessif amour. Il existe alors chez la femme ce qui existe à l’état inconscient chez les médicaments à leur insu rusés, comme sont les soporifiques, la morphine. Ce n’est pas à ceux à qui ils donnent le plaisir du sommeil ou un véritable bien-être qu’ils sont absolument nécessaires. Ce n’est pas par ceux-là qu’ils seraient achetés à prix d’or, échangés contre tout ce que le malade possède, c’est par ces autres malades (d’ailleurs peut-être les mêmes, mais, à quelques années de distance, devenus autres) que le médicament ne fait pas dormir, à qui il ne cause aucune volupté, mais qui, tant qu’ils ne l’ont pas, sont en proie à une agitation qu’ils veulent faire cesser à tout prix, fût-ce en se donnant la mort. Pour M. de Charlus, dont le cas, en somme, avec cette légère différenciation due à la similitude du sexe, rentre dans les lois générales de l’amour, il avait beau appartenir à une famille plus ancienne que les Capétiens, être riche, être vainement recherché par une société élégante, et Morel n’être rien, il aurait eu beau dire à Morel, comme il m’avait dit à moi-même : « Je suis prince, je veux votre bien », encore était-ce Morel qui avait le dessus s’il ne voulait pas se rendre. Et pour qu’il ne le voulût pas, il suffisait peut-être qu’il se sentît aimé. L’horreur que les grands ont pour les snobs qui veulent à toute force se lier avec eux, l’homme viril l’a pour l’inverti, la femme pour tout homme trop amoureux. M. de Charlus non seulement avait tous les avantages, mais en eût proposé d’immenses à Morel. Mais il est possible que tout cela se fût brisé contre une volonté. Il en eût été dans ce cas de M. de Charlus comme de ces Allemands, auxquels il appartenait, du reste, par ses origines, et qui, dans la guerre qui se déroulait à ce moment, étaient bien, comme le baron le répétait un peu trop volontiers, vainqueurs sur tous les fronts. Mais à quoi leur servait leur victoire, puisque après chacune ils trouvaient les Alliés plus résolus à leur refuser la seule chose qu’eux, les Allemands, eussent souhaité d’obtenir, la paix et la réconciliation ? Ainsi Napoléon entrait en Russie et demandait magnanimement aux autorités de venir vers lui. Mais personne ne se présentait. Je descendis et rentrai dans la petite antichambre où Maurice, incertain si on le rappellerait et à qui Jupien avait à tout hasard dit d’attendre, était en train de faire une partie de cartes avec un de ses camarades. On était très agité d’une croix de guerre qui avait été trouvée par terre, et on ne savait pas qui l’avait perdue, à qui la renvoyer pour éviter au titulaire un ennui. Puis on parla de la bonté d’un officier qui s’était fait tuer pour tâcher de sauver son ordonnance. « Il y a tout de même du bon monde chez les riches. Moi je me ferais tuer avec plaisir pour un type comme ça », dit Maurice, qui, évidemment, n’accomplissait ses terribles fustigations sur le baron que par une habitude mécanique, les effets d’une éducation négligée, le besoin d’argent et un certain penchant à le gagner d’une façon qui était censée donner moins de mal que le travail et en donnait peut-être davantage. Mais, ainsi que l’avait craint M. de Charlus, c’était peut-être un très bon cœur et c’était, paraît-il, un garçon d’une admirable bravoure. Il avait presque les larmes aux yeux en parlant de la mort de cet officier et le jeune homme de vingt-deux ans n’était pas moins ému. « Ah ! oui, ce sont de chic types. Des malheureux comme nous encore, ça n’a pas grand’chose à perdre, mais un Monsieur qui a des tas de larbins, qui peut aller prendre son apéro tous les jours à 6 heures, c’est vraiment chouette. On peut charrier tant qu’on veut, mais quand on voit des types comme ça mourir, ça fait vraiment quelque chose. Le bon Dieu ne devrait pas permettre que des riches comme ça meurent ; d’abord ils sont trop utiles à l’ouvrier. Rien qu’à cause d’une mort comme ça faudra tuer tous les Boches jusqu’au dernier ; et ce qu’ils ont fait à Louvain, et couper des poignets de petits enfants ; non, je ne sais pas, moi je ne suis pas meilleur qu’un autre, mais je me laisserais envoyer des pruneaux dans la gueule plutôt que d’obéir à des barbares comme ça ; car c’est pas des hommes, c’est des vrais barbares, tu ne diras pas le contraire. » Tous ces garçons étaient, en somme, patriotes. Un seul, légèrement blessé au bras, ne fut pas à la hauteur des autres car il dit, comme il devait bientôt repartir : « Dame, ça n’a pas été la bonne blessure » (celle qui fait réformer), comme Mme Swann disait jadis : « J’ai trouvé le moyen d’attraper la fâcheuse influenza. » La porte se rouvrit sur le chauffeur qui était allé un instant prendre l’air. « Comment, c’est déjà fini ? ça n’a pas été long », dit-il en apercevant Maurice qu’il croyait en train de frapper celui qu’on avait surnommé, par allusion à un journal qui paraissait à cette époque : « l’Homme enchaîné ». « Ce n’est pas long pour toi qui es allé prendre l’air, répondit Maurice, froissé qu’on vît qu’il avait déplu làhaut. Mais si tu étais obligé de taper à tour de bras comme moi, par cette chaleur ! Si c’était pas les cinquante francs qu’il donne… – Et puis, c’est un homme qui cause bien ; on sent qu’il a de l’instruction. Dit-il que ce sera bientôt fini ? – Il dit qu’on ne pourra pas les avoir, que ça finira sans que personne ait le dessus. – Bon sang de bon sang, mais c’est donc un Boche… – Je vous ai dit que vous causiez trop haut, dit le plus vieux aux autres en m’apercevant. Vous avez fini avec la chambre ? – Ah ! ta gueule, tu n’es pas le maître ici. – Oui, j’ai fini, et je venais pour payer. – Il vaut mieux que vous payiez au patron. Maurice, va donc le chercher. – Mais je ne veux pas vous déranger. – Ca ne me dérange pas. » Maurice monta et revint en me disant : « Le patron descend. » Je lui donnai deux francs pour son dérangement. Il rougit de plaisir. « Ah ! merci bien. Je les enverrai à mon frère qui est prisonnier. Non, il n’est pas malheureux, ça dépend beaucoup des camps. » Pendant ce temps, deux clients très élégants, en habit et cravate blanche sous leur pardessus – deux Russes, me semblat-il à leur très léger accent – se tenaient sur le seuil et délibéraient s’ils devaient entrer. C’était visiblement la première fois qu’ils venaient là, on avait dû leur indiquer l’endroit et ils semblaient partagés entre le désir, la tentation et une extrême frousse. L’un des deux – un beau jeune homme – répétait toutes les deux minutes à l’autre, avec un sourire mi-interrogateur, mi-destiné à persuader : « Quoi ! Après tout on s’en fiche. » Mais il avait beau vouloir dire par là qu’après tout on se fichait des conséquences, il est probable qu’il ne s’en fichait pas tant que cela, car cette parole n’était suivie d’aucun mouvement pour entrer, mais d’un nouveau regard vers l’autre, suivi du même sourire et du même « après tout, on s’en fiche ». C’était, ce « après tout on s’en fiche ! », un exemplaire entre mille de ce magnifique langage, si différent de celui que nous parlons d’habitude, et où l’émotion fait dévier ce que nous voulions dire et épanouir à la place une phrase tout autre, émergée d’un lac inconnu où vivent des expressions sans rapport avec la pensée, et qui par cela même la révèlent. Je me souviens qu’une fois Albertine, comme Françoise, que nous n’avions pas entendue, entrait au moment où mon amie était toute nue contre moi, dit malgré elle, voulant me prévenir : « Tiens, voilà la belle Françoise. » Françoise, qui n’y voyait pas très clair et ne faisait que traverser la pièce assez loin de nous, ne se fût sans doute aperçue de rien. Mais les mots si anormaux de « belle Françoise », qu’Albertine n’avait jamais prononcés de sa vie, montrèrent d’eux-mêmes leur origine ; elle les sentit cueillis au hasard par l’émotion, n’eut pas besoin de regarder rien pour comprendre tout et s’en alla en murmurant dans son patois le mot de « poutana ». Une autre fois, bien plus tard, quand Bloch devenu père de famille eut marié une de ses filles à un catholique, un monsieur mal élevé dit à celle-ci qu’il croyait avoir entendu dire qu’elle était fille d’un juif et lui en demanda le nom. La jeune femme, qui avait été Mlle Bloch depuis sa naissance, répondit en prononçant Bloch à l’allemande, comme eût fait le duc de Guermantes, c’est-à-dire en prononçant le ch non pas comme un c ou un k mais avec le rh germanique. Le patron, pour en revenir à la scène de l’hôtel (dans lequel les deux Russes s’étaient décidés à pénétrer : « après tout on s’en fiche »), n’était pas encore revenu que Jupien entra se plaindre qu’on parlait trop fort et que les voisins se plaindraient. Mais il s’arrêta stupéfait en m’apercevant. « Allez-vous-en tous sur le carré. » Déjà tous se levaient quand je lui dis : « Il serait plus simple que ces jeunes gens restent là et que j’aille avec vous un instant dehors. » Il me suivit fort troublé. Je lui expliquai pourquoi j’étais venu. On entendait des clients qui demandaient au patron s’il ne pouvait pas leur faire connaître un valet de pied, un enfant de chœur, un chauffeur nègre. Toutes les professions intéressaient ces vieux fous ; dans la troupe, toutes les armes et les alliés de toutes nations. Quelques-uns réclamaient surtout des Canadiens, subissant peut-être à leur insu le charme d’un accent si léger qu’on ne sait pas si c’est celui de la vieille France ou de l’Angleterre. A cause de leur jupon et parce que certains rêves lacustres s’associent souvent à de tels désirs, les Ecossais faisaient prime. Et comme toute folie reçoit des circonstances des traits particuliers, sinon même une aggravation, un vieillard dont toutes les curiosités avaient été assouvies demandait avec insistance si on ne pourrait pas lui faire faire la connaissance d’un mutilé. On entendait des pas lents dans l’escalier. Par une indiscrétion qui était dans sa nature Jupien ne put se retenir de me dire que c’était le baron qui descendait, qu’il ne fallait à aucun prix qu’il me vît, mais que, si je voulais entrer dans la petite chambre contiguë au vestibule où étaient les jeunes gens, il allait ouvrir les vasistas, truc qu’il avait inventé pour que le baron pût voir et entendre sans être vu, et qu’il allait, me disait-il, retourner en ma faveur contre lui. « Seulement, ne bougez pas. » Et après m’avoir poussé dans le noir, il me quitta. D’ailleurs, il n’avait pas d’autre chambre à me donner, son hôtel, malgré la guerre, étant plein. Celle que je venais de quitter avait été prise par le vicomte de Courvoisier qui, ayant pu quitter la Croix-Rouge de X… pour deux jours, était venu se délasser une heure à Paris avant d’aller retrouver au château de Courvoisier la vicomtesse, à qui il dirait n’avoir pas pu prendre le bon train. Il ne se doutait guère que M. de Charlus était à quelques mètres de lui, et celui-ci ne s’en doutait pas davantage, n’ayant jamais rencontré son cousin chez Jupien, lequel ignorait la personnalité du vicomte soigneusement dissimulée. Bientôt, en effet, le baron entra, marchant assez difficilement à cause des blessures, dont il devait sans doute pourtant avoir l’habitude. Bien que son plaisir fût fini et qu’il n’entrât, d’ailleurs, que pour donner à Maurice l’argent qu’il lui devait, il dirigeait en cercle sur tous ces jeunes gens réunis un regard tendre et curieux et comptait bien avoir avec chacun le plaisir d’un bonjour tout platonique mais amoureusement prolongé. Je lui retrouvai de nouveau, dans toute la sémillante frivolité dont il fit preuve devant ce harem qui semblait presque l’intimider, ces hochements de taille et de tête, ces affinements du regard qui m’avaient frappé le soir de sa première entrée à la Raspelière, grâces héritées de quelque grand’mère que je n’avais pas connue, et que dissimulaient dans l’ordinaire de la vie sur sa figure des expressions plus viriles, mais qui y épanouissaient coquettement, dans certaines circonstances où il tenait à plaire à un milieu inférieur, le désir de paraître grande dame. Jupien les avait recommandés à la bienveillance du baron en lui disant que c’étaient tous des « barbeaux » de Belleville et qu’ils marcheraient avec leur propre sœur pour un louis. Au reste, Jupien mentait et disait vrai à la fois. Meilleurs, plus sensibles qu’il ne disait au baron, ils n’appartenaient pas à une race sauvage. Mais ceux qui les croyaient tels leur parlaient néanmoins avec la plus entière bonne foi, comme si ces terribles eussent dû avoir la même. Un sadique a beau se croire avec un assassin, son âme pure, à lui sadique, n’est pas changée pour cela et il reste stupéfait devant le mensonge de ces gens, pas assassins du tout, mais qui désirent gagner facilement une « thune » et dont le père, ou la mère, ou la sœur ressuscitent et remeurent tour à tour en paroles, parce qu’ils se coupent dans la conversation qu’ils ont avec le client à qui ils cherchent à plaire. Le client est stupéfié dans sa naïveté, car dans son arbitraire conception du gigolo, ravi des nombreux assassinats dont il le croit coupable, il s’effare d’une contradiction et d’un mensonge qu’il surprend dans ses paroles. Tous semblaient le connaître et M. de Charlus s’arrêtait longuement à chacun, leur parlant ce qu’il croyait leur langage, à la fois par une affectation prétentieuse de couleur locale et aussi par un plaisir sadique de se mêler à une vie crapuleuse. « Toi, c’est dégoûtant, je t’ai aperçu devant l’Olympia avec deux cartons. C’est pour te faire donner du pèze. Voilà comme tu me trompes. » Heureusement pour celui à qui s’adressait cette phrase il n’eut pas le temps de déclarer qu’il n’eût jamais accepté de « pèze » d’une femme, ce qui eût diminué l’excitation de M. de Charlus, et réserva sa protestation pour la fin de la phrase en disant : « Oh non ! je ne vous trompe pas. » Cette parole causa à M. de Charlus un vif plaisir et comme, malgré lui, le genre d’intelligence qui était naturellement le sien ressortait d’à travers celui qu’il affectait, il se retourna vers Jupien : « Il est gentil de me dire ça. Et comme il le dit bien. On dirait que c’est la vérité. Après tout, qu’est-ce que ça fait que ce soit la vérité ou non puisqu’il arrive à me le faire croire. Quels jolis petits yeux il a. Tiens, je vais te donner deux gros baisers pour la peine, mon petit gars. Tu penseras à moi dans les tranchées. C’est pas trop dur ? – Ah ! dame, il y a des jours, quand une grenade passe à côté de vous. » Et le jeune homme se mit à faire des imitations du bruit de la grenade, des avions, etc. « Mais il faut bien faire comme les autres, et vous pouvez être sûr et certain qu’on ira jusqu’au bout. – Jusqu’au bout ! Si on savait seulement jusqu’à quel bout, dit mélancoliquement le baron qui était « pessimiste ». – Vous n’avez pas vu que Sarah Bernhardt l’a dit sur les journaux : La France, elle ira jusqu’au bout. Les Français, ils se feront tuer plutôt jusqu’au dernier. – Je ne doute pas un seul instant que les Français ne se fassent bravement tuer jusqu’au dernier », dit M. de Charlus comme si c’était la chose la plus simple du monde et bien qu’il n’eût lui-même l’intention de faire quoi que ce soit, mais pensant par là corriger l’impression de pacifisme qu’il donnait quand il s’oubliait. « Je n’en doute pas, mais je me demande jusqu’à quel point Madame Sarah Bernhardt est qualifiée pour parler au nom de la France. Mais, ajouta-til, il me semble que je ne connais pas ce charmant, ce délicieux jeune homme », en avisant un autre qu’il ne reconnaissait pas ou qu’il n’avait peut-être jamais vu. Il le salua comme il eût salué un prince à Versailles, et pour profiter de l’occasion d’avoir en supplément un plaisir gratis – comme quand j’étais petit et que ma mère venait de faire une commande chez Boissier ou chez Gouache, je prenais, sur l’offre d’une des dames du comptoir, un bonbon extrait d’un des vases de verre entre lesquels elle trônait – prenant la main du charmant jeune homme et la lui serrant longuement, à la prussienne, le fixant des yeux en souriant pendant le temps interminable que mettaient autrefois à nous faire poser les photographes quand la lumière était mauvaise : « Monsieur, je suis charmé, je suis enchanté de faire votre connaissance. » « Il a de jolis cheveux », dit-il en se tournant vers Jupien. Il s’approcha ensuite de Maurice pour lui remettre ses cinquante francs, mais le prenant d’abord par la taille : « Tu ne m’avais jamais dit que tu avais suriné une pipelette de Belleville. » Et M. de Charlus râlait d’extase et approchait sa figure de celle de Maurice. « Oh ! Monsieur le Baron, dit en protestant le gigolo, qu’on avait oublié de prévenir, pouvez-vous croire une chose pareille ? » Soit qu’en effet le fait fût faux, ou que, vrai, son auteur le trouvât pourtant abominable et de ceux qu’il convient de nier : « Moi toucher à mon semblable ? à un Boche, oui, parce que c’est la guerre, mais à une femme, et à une vieille femme encore ! » Cette déclaration de principes vertueux fit l’effet d’une douche d’eau froide sur le baron qui s’éloigna sèchement de Maurice, en lui remettant toutefois son argent mais de l’air dépité de quelqu’un qu’on a floué, qui ne veut pas faire d’histoires, qui paye, mais n’est pas content. La mauvaise impression du baron fut d’ailleurs accrue par la façon dont le bénéficiaire le remercia, car il dit : « Je vais envoyer ça à mes vieux et j’en garderai aussi un peu pour mon frangin qui est sur le front. » Ces sentiments touchants désappointèrent presque autant M. de Charlus que l’agaçait l’expression d’une paysannerie un peu conventionnelle. Jupien parfois les prévenait qu’« il fallait être plus pervers ». Alors l’un d’eux, de l’air de confesser quelque chose de satanique, aventurait : « Dites donc, baron, vous n’allez pas me croire, mais quand j’étais gosse, je regardais par le trou de la serrure mes parents s’embrasser. C’est vicieux, pas ? Vous avez l’air de croire que c’est un bourrage de crâne, mais non, je vous jure, tel que je vous le dis. » Et M. de Charlus était à la fois désespéré et exaspéré par cet effort factice vers la perversité qui n’aboutissait qu’à révéler tant de sottise et tant d’innocence. Et même le voleur, l’assassin le plus déterminés ne l’eussent pas contenté, car ils ne parlent pas de leur crime ; et il y a, d’ailleurs, chez le sadique – si bon qu’il puisse être, bien plus, d’autant meilleur qu’il est – une soif de mal que les méchants agissant dans d’autres buts ne peuvent contenter. Le jeune homme eut beau, comprenant trop tard son erreur, dire qu’il ne blairait pas les flics et pousser l’audace jusqu’à dire au baron : « Fous-moi un rancart » (un rendez-vous), le charme était dissipé. On sentait le chiqué, comme dans les livres des auteurs qui s’efforcent pour parler argot. C’est en vain que le jeune homme détailla toutes les « saloperies » qu’il faisait avec sa femme. M. de Charlus fut seulement frappé combien ces saloperies se bornaient à peu de chose… Au reste, ce n’était pas seulement par insincérité. Rien n’est plus limité que le plaisir et le vice. On peut vraiment, dans ce sens-là et en changeant le sens de l’expression, dire qu’on tourne toujours dans le même cercle vicieux. « Comme il est simple ! jamais on ne dirait un prince », dirent quelques habitués quand M. de Charlus fut sorti, reconduit jusqu’en bas par Jupien auquel le baron ne laissa pas de se plaindre de la vertu du jeune homme. A l’air mécontent de Jupien, qui avait dû styler le jeune homme d’avance, on sentit que le faux assassin recevrait tout à l’heure un fameux savon. « C’est tout le contraire de ce que tu m’as dit », ajouta le baron pour que Jupien profitât de la leçon pour une autre fois. « Il a l’air d’une bonne nature, il exprime des sentiments de respect pour sa famille. – Il n’est pourtant pas bien avec son père, objecta Jupien, pris au dépourvu, ils habitent ensemble, mais ils servent chacun dans un bar différent. » C’était évidemment faible comme crime auprès de l’assassinat, mais Jupien se trouvait pris au dépourvu. Le baron n’ajouta rien car, s’il voulait qu’on préparât ses plaisirs, il voulait se donner à lui-même l’illusion que ceux-ci n’étaient pas « préparés ». « C’est un vrai bandit, il vous a dit cela pour vous tromper, vous êtes trop naïf », ajouta Jupien pour se disculper et ne faisant que froisser l’amour-propre de M. de Charlus. En même temps qu’on croyait M. de Charlus prince, en revanche on regrettait beaucoup, dans l’établissement, la mort de quelqu’un dont les gigolos disaient : « Je ne sais pas son nom, il paraît que c’est un baron » et qui n’était autre que le prince de Foix (le père de l’ami de Saint-Loup). Passant, chez sa femme, pour vivre beaucoup au cercle, en réalité il passait des heures chez Jupien à bavarder, à raconter des histoires du monde devant des voyous. C’était un grand bel homme, comme son fils. Il est extraordinaire que M. de Charlus, sans doute parce qu’il l’avait toujours connu dans le monde, ignorât qu’il partageait ses goûts. On allait même jusqu’à dire qu’il les avait autrefois portés jusque sur son fils encore collégien (l’ami de Saint-Loup), ce qui était probablement faux. Au contraire, très renseigné sur des mœurs que beaucoup ignorent, il veillait beaucoup aux fréquentations de son fils. Un jour qu’un homme, d’ailleurs de basse extraction, avait suivi le jeune prince de Foix jusqu’à l’hôtel de son père, où il avait jeté un billet par la fenêtre, le père l’avait ramassé. Mais le suiveur, bien qu’il ne fût pas aristocratiquement du même monde que M. de Foix le père, l’était à un autre point de vue. Il n’eut pas de peine à trouver dans de communs complices un intermédiaire qui fit taire M. de Foix en lui prouvant que c’était le jeune homme qui avait provoqué cette audace d’un homme âgé. Et c’était possible. Car le prince de Foix avait pu réussir à préserver son fils des mauvaises fréquentations au dehors mais non de l’hérédité. Au reste, le jeune prince de Foix resta, comme son père, ignoré à ce point de vue des gens du monde bien qu’il allât plus loin que personne avec ceux d’un autre. « Il paraît qu’il a un million à manger par jour », dit le jeune homme de vingt-deux ans auquel l’assertion qu’il émettait ne semblait pas invraisemblable. On entendit bientôt le roulement de la voiture qui était venue chercher M. de Charlus. A ce moment j’aperçus, avec une démarche lente, à côté d’un militaire qui évidemment sortait avec elle d’une chambre voisine, une personne qui me parut une dame assez âgée, en jupe noire. Je reconnus bientôt mon erreur, c’était un prêtre. C’était cette chose si rare, et en France absolument exceptionnelle, qu’est un mauvais prêtre. Evidemment le militaire était en train de railler son compagnon au sujet du peu de conformité que sa conduite offrait avec son habit, car celui-ci, d’un air grave et levant vers son visage hideux un doigt de docteur en théologie, dit sentencieusement : « Que voulez-vous, je ne suis pas (j’attendais « un saint ») un ange. » D’ailleurs il n’avait plus qu’à s’en aller et prit congé de Jupien qui, ayant accompagné le baron, venait de remonter, mais par étourderie le mauvais prêtre oublia de payer sa chambre. Jupien, que son esprit n’abandonnait jamais, agita le tronc dans lequel il mettait la contribution de chaque client, et le fit sonner en disant : « Pour les frais du culte, Monsieur l’Abbé ! » Le vilain personnage s’excusa, donna sa pièce et disparut. Jupien vint me chercher dans l’antre obscur où je n’osais faire un mouvement. « Entrez un moment dans le vestibule où mes jeunes gens font banquette, pendant que je monte fermer la chambre ; puisque vous êtes locataire, c’est tout naturel. » Le patron y était, je le payai. A ce moment un jeune homme en smoking entra et demanda d’un air d’autorité au patron : « Pourraije avoir Léon demain matin à onze heures moins le quart au lieu de onze heures parce que je déjeune en ville ? – Cela dépend, répondit le patron, du temps que le gardera l’abbé. » Cette réponse ne parut pas satisfaire le jeune homme en smoking qui semblait déjà prêt à invectiver contre l’abbé, mais sa colère prit un autre cours quand il m’aperçut ; marchant droit au patron : « Qui est-ce ? Qu’est-ce que ça signifie ? », murmura-t-il d’une voix basse mais courroucée. Le patron, très ennuyé, expliqua que ma présence n’avait aucune importance, que j’étais un locataire. Le jeune homme en smoking ne parut nullement apaisé par cette explication. Il ne cessait de répéter : « C’est excessivement désagréable, ce sont des choses qui ne devraient pas arriver, vous savez que je déteste ça et vous ferez si bien que je ne remettrai plus les pieds ici. » L’exécution de cette menace ne parut pas cependant imminente, car il partit furieux mais en recommandant que Léon tâchât d’être libre à 11 h. moins ¼, 10 h. ½ si possible. Jupien revint me chercher et descendit avec moi. « Je ne voudrais pas que vous me jugiez mal, me dit-il, cette maison ne me rapporte pas autant d’argent que vous croyez, je suis forcé d’avoir des locataires honnêtes, il est vrai qu’avec eux seuls on ne ferait que manger de l’argent. Ici c’est le contraire des Carmels, c’est grâce au vice que vit la vertu. Non, si j’ai pris cette maison, ou plutôt si je l’ai fait prendre au gérant que vous avez vu, c’est uniquement pour rendre service au baron et distraire ses vieux jours. » Jupien ne voulait pas parler que de scènes de sadisme comme celles auxquelles j’avais assisté et de l’exercice même du vice du baron. Celui-ci, même pour la conversation, pour lui tenir compagnie, pour jouer aux cartes, ne se plaisait plus qu’avec des gens du peuple qui l’exploitaient. Sans doute le snobisme de la canaille peut aussi bien se comprendre que l’autre. Ils avaient, d’ailleurs, été longtemps unis, alternant l’un avec l’autre, chez M. de Charlus qui ne trouvait personne d’assez élégant pour ses relations mondaines, ni de frisant assez l’apache pour les autres. « Je déteste le genre moyen, disait-il, la comédie bourgeoise est guindée, il me faut ou les princesses de la tragédie classique ou la grosse farce. Pas de milieu, Phèdre ou Les Saltimbanques. » Mais enfin l’équilibre entre ces deux snobismes avait été rompu. Peut-être fatigue de vieillard, ou extension de la sensualité aux relations les plus banales, le baron ne vivait plus qu’avec des « inférieurs », prenant ainsi sans le savoir la succession de tel de ses grands ancêtres, le duc de La Rochefoucauld, le prince d’Harcourt, le duc de Berry, que Saint-Simon nous montre passant leur vie avec leurs laquais, qui tiraient d’eux des sommes énormes, partageant leurs jeux, au point qu’on était gêné pour ces grands seigneurs, quand il fallait les aller voir, de les trouver installés familièrement à jouer aux cartes ou à boire avec leur domesticité. « C’est surtout, ajouta Jupien, pour lui éviter des ennuis, parce que, voyez-vous, le baron, c’est un grand enfant. Même maintenant qu’il a ici tout ce qu’il peut désirer il va encore à l’aventure faire le vilain. Et généreux comme il est, ça pourrait souvent, par le temps qui court, avoir des conséquences. N’y a-t-il pas l’autre jour un chasseur d’hôtel qui mourait de peur à cause de tout l’argent que le baron lui offrait pour venir chez lui. Chez lui, quelle imprudence ! Ce garçon, qui pourtant aime seulement les femmes, a été rassuré quand il a compris ce qu’on voulait de lui. En entendant toutes ces promesses d’argent, il avait pris le baron pour un espion. Et il s’est senti bien à l’aise quand il a vu qu’on ne lui demandait pas de livrer sa patrie mais son corps, ce qui n’est peut-être pas plus moral, mais ce qui est moins dangereux, et surtout plus facile. » Et en écoutant Jupien, je me disais : « Quel malheur que M. de Charlus ne soit pas romancier ou poète, non pas pour décrire ce qu’il verrait, mais le point où se trouve un Charlus par rapport au désir fait naître autour de lui les scandales, le force à prendre la vie sérieusement, à mettre des émotions dans le plaisir, l’empêche de s’arrêter, de s’immobiliser dans une vue ironique et extérieure des choses, rouvre sans cesse en lui un courant douloureux. Presque chaque fois qu’il adresse une déclaration il essuie une avanie, s’il ne risque pas même la prison. » Ce n’est pas que l’éducation des enfants, c’est celle des poètes qui se fait à coups de gifles. Si M. de Charlus avait été romancier, la maison que lui avait aménagée Jupien, en réduisant dans de telles proportions les risques, du moins (car une descente de police était toujours à craindre) les risques à l’égard d’un individu des dispositions duquel, dans la rue, le baron n’eût pas été assuré, eût été pour lui un malheur. Mais M. de Charlus n’était en art qu’un dilettante, qui ne songeait pas à écrire et n’était pas doué pour cela. « D’ailleurs, vous avouerais-je, reprit Jupien, que je n’ai pas un grand scrupule à avoir ce genre de gains ? La chose elle-même qu’on fait ici, je ne peux plus vous cacher que je l’aime, qu’elle est le goût de ma vie. Or, est-il défendu de recevoir un salaire pour des choses qu’on ne juge pas coupables ? Vous êtes plus instruit que moi et vous me direz sans doute que Socrate ne croyait pas pouvoir recevoir d’argent pour ses leçons. Mais de notre temps les professeurs de philosophie ne pensent pas ainsi, ni les médecins, ni les peintres, ni les dramaturges, ni les directeurs de théâtre. Ne croyez pas que ce métier ne fasse fréquenter que des canailles. Sans doute le Directeur d’un établissement de ce genre, comme une grande cocotte, ne reçoit que des hommes, mais il reçoit des hommes marquants dans tous les genres et qui sont généralement, à situation égale, parmi les plus fins, les plus sensibles, les plus aimables de leur profession. Cette maison se transformerait vite, je vous l’assure, en un bureau d’esprit et une agence de nouvelles. » Mais j’étais encore sous l’impression des coups que j’avais vu recevoir à M. de Charlus. Et à vrai dire, quand on connaissait bien M. de Charlus, son orgueil, sa satiété des plaisirs mondains, ses caprices changés facilement en passions pour des hommes de dernier ordre et de la pire espèce, on peut très bien comprendre que la même grosse fortune qui, échue à un parvenu, l’eût charmé en lui permettant de marier sa fille à un duc et d’inviter des Altesses à ses chasses, M. de Charlus était content de la posséder parce qu’elle lui permettait d’avoir ainsi la haute main sur un, peut-être sur plusieurs établissements où étaient en permanence des jeunes gens avec lesquels il se plaisait. Peut-être n’y eut-il même pas besoin de son vice pour cela. Il était l’héritier de tant de grands seigneurs, princes du sang ou ducs, dont Saint-Simon nous raconte qu’ils ne fréquentaient personne « qui se pût nommer ». « En attendant, dis-je à Jupien, cette maison est tout autre chose, plus qu’une maison de fous, puisque la folie des aliénés qui y habitent est mise en scène, reconstituée, visible, c’est un vrai pandémonium. J’avais cru, comme le calife des Mille et une Nuits, arriver à point au secours d’un homme qu’on frappait, et c’est un autre conte des Mille et une Nuits que j’ai vu réaliser devant moi, celui où une femme, transformée en chienne, se fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première. » Jupien paraissait fort troublé par mes paroles, car il comprenait que j’avais vu frapper le baron. Il resta un moment silencieux, puis tout d’un coup, avec le joli esprit qui m’avait si souvent frappé chez cet homme qui s’était fait luimême, quand il avait pour m’accueillir, Françoise ou moi, dans la cour de notre maison, de si gracieuses paroles : « Vous parlez de bien des contes des Mille et une Nuits, me dit-il. Mais j’en connais un qui n’est pas sans rapport avec le titre d’un livre que je crois avoir aperçu chez le baron (il faisait allusion à une traduction de Sésame et les Lys, de Ruskin, que j’avais envoyée à M. de Charlus). Si jamais vous étiez curieux, un soir, de voir, je ne dis pas quarante, mais une dizaine de voleurs, vous n’avez qu’à venir ici ; pour savoir si je suis là vous n’avez qu’à regarder là-haut, je laisse ma petite fenêtre ouverte et éclairée, cela veut dire que je suis venu, qu’on peut entrer ; c’est mon Sésame à moi. Je dis seulement Sésame. Car pour les Lys, si c’est eux que vous voulez, je vous conseille d’aller les chercher ailleurs. » Et me saluant assez cavalièrement, car une clientèle aristocratique et une clique de jeunes gens, qu’il menait comme un pirate, lui avaient donné une certaine familiarité, il prit congé de moi. Il m’avait à peine quitté que la sirène retentit, immédiatement suivie de violents tirs de barrage. On sentait que c’était tout auprès, juste audessus de nous, que l’avion allemand se tenait, et soudain le bruit d’une forte détonation montra qu’il venait de lancer une de ses bombes. Dans une même salle de la maison de Jupien beaucoup d’hommes, qui n’avaient pas voulu fuir, s’étaient réunis. Ils ne se connaissaient pas entre eux, mais étaient pourtant à peu près du même monde, riche et aristocratique. L’aspect de chacun avait quelque chose de répugnant qui devait être la non-résistance à des plaisirs dégradants. L’un, énorme, avait la figure couverte de taches rouges, comme un ivrogne. J’avais appris qu’au début il ne l’était pas et prenait seulement son plaisir à faire boire des jeunes gens. Mais, effrayé par l’idée d’être mobilisé (bien qu’il semblât avoir dépassé la cinquantaine), comme il était très gros il s’était mis à boire sans arrêter pour tâcher de dépasser le poids de cent kilos, au-dessus duquel on était réformé. Et maintenant, ce calcul s’étant changé en passion, où qu’on le quittât, tant qu’on le surveillait, on le retrouvait chez un marchand de vin. Mais dès qu’il parlait on voyait que, médiocre d’ailleurs d’intelligence, c’était un homme de beaucoup de savoir, d’éducation et de culture. Un autre homme du grand monde, celui-là fort jeune et d’une extrême distinction physique, était entré. Chez lui, à vrai dire, il n’y avait encore aucun stigmate extérieur d’un vice, mais, ce qui était plus troublant, d’intérieurs. Très grand, d’un visage charmant, son élocution décelait une tout autre intelligence que celle de son voisin l’alcoolique, et, sans exagérer, vraiment remarquable. Mais à tout ce qu’il disait était ajoutée une expression qui eût convenu à une phrase différente. Comme si, tout en possédant le trésor complet des expressions du visage humain, il eût vécu dans un autre monde, il mettait à jour ces expressions dans l’ordre qu’il ne fallait pas, il semblait effeuiller au hasard des sourires et des regards sans rapport avec le propos qu’il entendait. J’espère pour lui, si, comme il est certain, il vit encore, qu’il était non la proie d’une maladie durable mais d’une intoxication passagère. Il est probable que si l’on avait demandé leur carte de visite à tous ces hommes on eût été surpris de voir qu’ils appartenaient à une haute classe sociale. Mais quelque vice, et le plus grand de tous, le manque de volonté qui empêche de résister à aucun, les réunissait là, dans des chambres isolées il est vrai, mais chaque soir, me dit-on, de sorte que si leur nom était connu des femmes du monde, celles-ci avaient peu à peu perdu de vue leur visage et n’avaient plus jamais l’occasion de recevoir leur visite. Ils recevaient encore des invitations, mais l’habitude les ramenait au mauvais lieu composite. Ils s’en cachaient peu, du reste, au contraire des petits chasseurs, ouvriers, etc. qui servaient à leur plaisir. Et en dehors de beaucoup de raisons que l’on devine, cela se comprend par celle-ci. Pour un employé d’industrie, pour un domestique, aller là c’était, comme pour une femme qu’on croyait honnête, aller dans une maison de passe. Certains qui avouaient y être allés se défendaient d’y être plus jamais retournés, et Jupien luimême, mentant pour protéger leur réputation ou éviter des concurrences, affirmait : « Oh ! non, il ne vient pas chez moi, il ne voudrait pas y venir. » Pour des hommes du monde, c’est moins grave, d’autant plus que les autres gens du monde qui n’y vont pas ne savent pas ce que c’est et ne s’occupent pas de votre vie. Dès le début de l’alerte, j’avais quitté la maison de Jupien. Les rues étaient devenues entièrement noires. Parfois seulement, un avion ennemi qui volait assez bas éclairait le point où il voulait jeter une bombe. Je ne retrouvais plus mon chemin, je pensais à ce jour où, allant à la Raspelière, j’avais rencontré, comme un Dieu qui avait fait se cabrer mon cheval, un avion. Je pensais que maintenant la rencontre serait différente et que le Dieu du mal me tuerait. Je pressais le pas pour le fuir comme un voyageur poursuivi par le mascaret, je tournais en cercle autour des places noires d’où je ne pouvais plus sortir. Enfin les flammes d’un incendie m’éclairèrent et je pus retrouver mon chemin cependant que crépitaient sans arrêt les coups de canons. Mais ma pensée s’était détournée vers un autre objet. Je pensais à la maison de Jupien, peut-être réduite en cendres maintenant, car une bombe était tombée tout près de moi comme je venais seulement d’en sortir, cette maison sur laquelle M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire « Sodoma » comme avait fait, avec non moins de prescience ou peut-être au début de l’éruption volcanique et de la catastrophe déjà commencée, l’habitant inconnu de Pompéi. Mais qu’importaient sirène et gothas à ceux qui étaient venus chercher leur plaisir. Le cadre social, le cadre de la nature, qui entoure nos amours, nous n’y pensons presque pas. La tempête fait rage sur mer, le bateau tangue de tous côtés, du ciel se précipitent des avalanches tordues par le vent, et tout au plus accordons-nous une seconde d’attention pour parer à la gêne qu’elle nous cause, à ce décor immense où nous sommes si peu de chose, et nous et le corps que nous essayons d’approcher. La sirène annonciatrice des bombes ne troublait pas plus les habitués de Jupien que n’eût fait un iceberg. Bien plus, le danger physique menaçant les délivrait de la crainte dont ils étaient maladivement persécutés depuis longtemps. Or, il est faux de croire que l’échelle des craintes correspond à celle des dangers qui les inspirent. On peut avoir peur de ne pas dormir, et nullement d’un duel sérieux, d’un rat et pas d’un lion. Pendant quelques heures les agents de police ne s’occuperaient que de la vie des habitants, chose si peu importante, et ne risqueraient pas de les déshonorer. Certains des habitués plus que de retrouver leur liberté morale furent tentés par l’obscurité qui s’était soudain faite dans les rues. Quelques-uns de ces pompéiens, sur qui pleuvait déjà le feu du ciel, descendirent dans les couloirs du métro, noirs comme des catacombes. Ils savaient, en effet, n’y être pas seuls. Or l’obscurité qui baigne toute chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plain pied dans un domaine de caresses où l’on n’accède d’habitude qu’après quelque temps ! Que l’objet convoité soit, en effet, une femme ou un homme, même à supposer que l’abord soit simple, et inutiles les marivaudages qui s’éterniseraient dans un salon, du moins en plein jour, le soir même, dans une rue, si faiblement éclairée qu’elle soit, il y a du moins un préambule où les yeux seuls mangent le blé en herbe, où la crainte des passants, de l’être recherché lui-même, empêchent de faire plus que de regarder, de parler. Dans l’obscurité tout ce vieux jeu se trouve aboli, les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. Il reste l’excuse de l’obscurité même et des erreurs qu’elle engendre si l’on est mal reçu. Si on l’est bien, cette réponse immédiate du corps qui ne se retire pas, qui se rapproche, nous donne de celle ou celui à qui nous nous adressons silencieusement une idée qu’elle est sans préjugés, pleine de vice, idée qui ajoute un surcroît au bonheur d’avoir pu mordre à même le fruit sans le convoiter des yeux et sans demander de permission. Et cependant l’obscurité persiste. Plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyaient avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel, comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûtant au lieu d’un plaisir tout préparé et sédentaire celui d’une rencontre fortuite dans l’inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, comme dans un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes. Les peintures pompéiennes de la maison de Jupien convenaient d’ailleurs bien, en ce qu’elles rappelaient la fin de la Révolution française, à l’époque assez semblable au Directoire qui allait commencer. Déjà, anticipant sur la paix, se cachant dans l’obscurité pour ne pas enfreindre trop ouvertement les ordonnances de la police, partout des danses nouvelles s’organisaient, se déchaînaient dans la nuit. A côté de cela, certaines opinions artistiques, moins anti-germaniques que pendant les premières années de la guerre, se donnaient cours pour rendre la respiration aux esprits étouffés, mais il fallait pour qu’on les osât présenter un brevet de civisme. Un professeur écrivait un livre remarquable sur Schiller et on en rendait compte dans les journaux. Mais avant de parler de l’auteur du livre on inscrivait comme un permis d’imprimer qu’il avait été à la Marne, à Verdun, qu’il avait eu cinq citations, deux fils tués. Alors on louait la clarté, la profondeur de son ouvrage sur Schiller, qu’on pouvait qualifier de grand pourvu qu’on dît, au lieu de « ce grand Allemand », « ce grand Boche ». C’était le même mot d’ordre pour l’article, et aussitôt on le laissait passer. Tout en me rapprochant de ma demeure, je songeais combien la conscience cesse vite de collaborer à nos habitudes, qu’elle laisse à leur développement sans plus s’occuper d’elles, et combien dès lors nous pouvons être étonnés si nous constatons simplement du dehors, et en supposant qu’elles engagent tout l’individu, les actions d’hommes dont la valeur morale ou intellectuelle peut se développer indépendamment dans un sens tout différent. C’était évidemment un vice d’éducation, ou l’absence de toute éducation, joints à un penchant à gagner de l’argent de la façon sinon la moins pénible (car beaucoup de travaux devaient, en fin de compte, être plus doux, mais le malade, par exemple, ne se tisse-t-il pas, avec des privations et des remèdes, une existence beaucoup plus pénible que ne la ferait la maladie souvent légère contre laquelle il croit ainsi lutter), du moins la moins laborieuse possible qui avait amené ces « jeunes gens » à faire, pour ainsi dire en toute innocence et pour un salaire médiocre, des choses qui ne leur causaient aucun plaisir et avaient dû leur inspirer au début une vive répugnance. On aurait pu les croire d’après cela foncièrement mauvais, mais ce ne furent pas seulement à la guerre des soldats merveilleux, d’incomparables « braves », ç’avaient été aussi souvent, dans la vie civile, de bons cœurs sinon tout à fait de braves gens. Ils ne se rendaient plus compte depuis longtemps de ce que pouvait avoir de moral ou d’immoral la vie qu’ils menaient, parce que c’était celle de leur entourage. Ainsi, quand nous étudions certaines périodes de l’histoire ancienne, nous sommes étonnés de voir des êtres individuellement bons participer sans scrupule à des assassinats en masse, à des sacrifices humains, qui leur semblaient probablement des choses naturelles. Notre époque sans doute, pour celui qui en lira l’histoire dans deux mille ans, ne semblera pas moins laisser baigner certaines consciences tendres et pures dans un milieu vital qui apparaîtra alors comme monstrueusement pernicieux et dont elles s’accommodaient. D’autre part, je ne connaissais pas d’homme qui, sous le rapport de l’intelligence et de la sensibilité, fût aussi doué que Jupien ; car cet « acquis » délicieux qui faisait la trame spirituelle de ses propos ne lui venait d’aucune de ces instructions de collège, d’aucune de ces cultures d’université qui auraient pu faire de lui un homme si remarquable quand tant de jeune gens du monde ne tirent d’elles aucun profit. C’était son simple sens inné, son goût naturel, qui de rares lectures faites au hasard, sans guide, à des moments perdus, lui avaient fait composer ce parler si juste où toutes les symétries du langage se laissaient découvrir et montraient leur beauté. Or, le métier qu’il faisait pouvait à bon droit passer, certes, pour un des plus lucratifs, mais pour le dernier de tous. Quant à M. de Charlus, quelque dédain que son orgueil aristocratique eût pu lui donner pour le « qu’en dira-t-on », comment un certain sentiment de dignité personnelle et de respect de soimême ne l’avait-il pas forcé à refuser à sa sensualité certaines satisfactions dans lesquelles il semble qu’on ne pourrait avoir comme excuse que la démence complète ? Mais, chez lui comme chez Jupien, l’habitude de séparer la moralité de tout un ordre d’actions (ce qui, du reste, doit arriver aussi dans beaucoup de fonctions, quelquefois celle de juge, quelquefois celle d’homme d’Etat et bien d’autres encore) devait être prise depuis si longtemps qu’elle était allée, sans plus jamais demander son opinion au sentiment moral, en s’aggravant de jour en jour, jusqu’à celui où ce Prométhée consentant s’était fait clouer par la Force au Rocher de la pure matière. Sans doute je sentais bien que c’était là un nouveau stade de la maladie de M. de Charlus, laquelle depuis que je m’en étais aperçu, et à en juger par les diverses étapes que j’avais eues sous les yeux, avait poursuivi son évolution avec une vitesse croissante. Le pauvre baron ne devait pas être maintenant fort éloigné du terme, de la mort, si même celle-ci n’était pas précédée, selon les prédictions et les vœux de Mme Verdurin, par un empoisonnement qui à son âge ne pourrait d’ailleurs que hâter la mort. Pourtant j’ai peut-être inexactement dit : Rocher de la pure matière. Dans cette pure matière il est possible qu’un peu d’esprit surnageât encore. Ce fou savait bien, malgré tout, qu’il était fou, qu’il était la proie d’une folie dans ces moments-là, puisqu’il savait bien que celui qui le battait n’était pas plus méchant que le petit garçon qui dans les jeux de bataille est désigné au sort pour faire le « Prussien », et sur lequel tout le monde se rue dans une ardeur de patriotisme vrai et de haine feinte. La proie d’une folie où entrait tout de même un peu de la personnalité de M. de Charlus. Même dans ses aberrations, la nature humaine (comme elle fait dans nos amours, dans nos voyages) trahit encore le besoin de croyance par des exigences de vérité. Françoise, quand je lui parlais d’une église de Milan – ville où elle n’irait probablement jamais – ou de la cathédrale de Reims – fût-ce même de celle d’Arras ! – qu’elle ne pourrait voir puisqu’elles étaient plus ou moins détruites, enviait les riches qui peuvent s’offrir le spectacle de pareils trésors, et s’écriait avec un regret nostalgique : « Ah ! comme cela devait être beau ! », elle qui, habitant Paris depuis tant d’années, n’avait jamais eu la curiosité d’aller voir NotreDame. C’est que Notre-Dame faisait précisément partie de Paris, de la ville où se déroulait la vie quotidienne de Françoise et où, en conséquence, il était difficile à notre vieille servante – comme il l’eût été à moi si l’étude de l’architecture n’avait pas corrigé en moi sur certains points les instincts de Combray – de situer les objets de ses songes. Dans les personnes que nous aimons, il y a, immanent à elles, un certain rêve que nous ne savons pas toujours discerner mais que nous poursuivons. C’était ma croyance en Bergotte, en Swann qui m’avait fait aimer Gilberte, ma croyance en Gilbert le Mauvais qui m’avait fait aimer Mme de Guermantes. Et quelle large étendue de mer avait été réservée dans mon amour, même le plus douloureux, le plus jaloux, le plus individuel semblait-il, pour Albertine. Du reste, à cause justement de cet individuel auquel on s’acharne, les amours pour les personnes sont déjà un peu des aberrations. Et les maladies du corps elles-mêmes, du moins celles qui tiennent d’un peu près au système nerveux, ne sont-elles pas des espèces de goûts particuliers ou d’effrois particuliers contractés par nos organes, nos articulations, qui se trouvent ainsi avoir pris pour certains climats une horreur aussi inexplicable et aussi têtue que le penchant que certains hommes trahissent pour les femmes, par exemple, qui portent un lorgnon, ou pour les écuyères. Ce désir, que réveille chaque fois la vue d’une écuyère, qui dira jamais à quel rêve durable et inconscient il est lié, inconscient et aussi mystérieux que l’est, par exemple, pour quelqu’un qui avait souffert toute sa vie de crises d’asthme, l’influence d’une certaine ville, en apparence pareille aux autres, et où pour la première fois il respire librement. Or, les aberrations sont comme des amours où la tare maladive a tout recouvert, tout gagné. Même dans la plus folle, l’amour se reconnaît encore. L’insistance de M. de Charlus à demander qu’on lui passât aux pieds et aux mains des anneaux d’une solidité éprouvée, à réclamer la barre de justice, et, à ce que me dit Jupien, des accessoires féroces qu’on avait la plus grande peine à se procurer, même en s’adressant à des matelots – car ils servaient à infliger des supplices dont l’usage est aboli même là où la discipline est la plus rigoureuse, à bord des navires – au fond de tout cela il y avait chez M. de Charlus tout son rêve de virilité, attestée au besoin par des actes brutaux, et toute l’enluminure intérieure, invisible pour nous, mais dont il projetait ainsi quelques reflets, de croix de justice, de tortures féodales, que décorait son imagination moyenâgeuse. C’est dans le même sentiment que, chaque fois qu’il arrivait, il disait à Jupien : « Il n’y aura pas d’alerte ce soir au moins, car je me vois d’ici calciné par ce feu du ciel comme un habitant de Sodome. » Et il affectait de redouter les gothas, non qu’il en éprouvât l’ombre de peur, mais pour avoir le prétexte, dès que les sirènes retentissaient, de se précipiter dans les abris du métropolitain où il espérait quelque plaisir des frôlements dans la nuit, avec de vagues rêves de souterrains moyenâgeux et d’in pace. En somme, son désir d’être enchaîné, d’être frappé, trahissait dans sa laideur un rêve aussi poétique que chez d’autres le désir d’aller à Venise ou d’entretenir des danseuses. Et M. de Charlus tenait tellement à ce que ce rêve lui donnât l’illusion de la réalité, que Jupien dut vendre le lit de bois qui était dans la chambre 43 et le remplacer par un lit de fer qui allait mieux avec les chaînes. Enfin la berloque sonna comme j’arrivais à la maison. Le bruit des pompiers était commenté par un gamin. Je rencontrai Françoise remontant de la cave avec le maître d’hôtel. Elle me croyait mort. Elle me dit que Saint-Loup était passé en s’excusant pour voir s’il n’avait pas, dans la visite qu’il m’avait faite le matin, laissé tomber sa croix de guerre. Car il venait de s’apercevoir qu’il l’avait perdue et, devant rejoindre son corps le lendemain matin, avait voulu à tout hasard voir si ce n’était pas chez moi. Il avait cherché partout avec Françoise et n’avait rien trouvé. Françoise croyait qu’il avait dû la perdre avant de venir me voir, car, disait-elle, il lui semblait bien, elle aurait pu jurer qu’il ne l’avait pas quand elle l’avait vu. En quoi elle se trompait. Et voilà la valeur des témoignages et des souvenirs. D’ailleurs, je sentis tout de suite, à la façon peu enthousiaste dont ils parlèrent de lui, que SaintLoup avait produit une médiocre impression sur Françoise et sur le maître d’hôtel. Sans doute tous les efforts que le fils du maître d’hôtel et le neveu de Françoise avaient faits pour s’embusquer, Saint-Loup les avait faits en sens inverse, et avec succès, pour être en plein danger. Mais cela, jugeant d’après euxmêmes, Françoise et le maître d’hôtel ne pouvaient pas le croire. Ils étaient convaincus que les riches sont toujours mis à l’abri. Du reste, eussent-ils su la vérité relativement au courage héroïque de Robert, qu’elle ne les eût pas touchés. Il ne disait pas « Boches », il leur avait fait l’éloge de la bravoure des Allemands, il n’attribuait pas à la trahison que nous n’eussions pas été vainqueurs dès le premier jour. Or, c’est cela qu’ils eussent voulu entendre, c’est cela qui leur eût semblé le signe du courage. Aussi, bien qu’ils continuassent à chercher la croix de guerre, les trouvai-je froids au sujet de Robert, moi qui me doutais de l’endroit où cette croix avait été oubliée. Cependant SaintLoup, s’il s’était distrait ce soir-là de cette manière, ce n’était qu’en attendant, car, repris du désir de revoir Morel, il avait usé de toutes ses relations pour savoir dans quel corps Morel se trouvait, croyant qu’il s’était engagé, afin de l’aller voir et n’avait reçu jusqu’ici que des centaines de réponses contradictoires. Je conseillai à Françoise et au maître d’hôtel d’aller se coucher. Mais celui-ci n’était jamais pressé de quitter Françoise depuis que, grâce à la guerre, il avait trouvé un moyen, plus efficace encore que l’expulsion des sœurs et l’affaire Dreyfus, de la torturer. Ce soir-là, et chaque fois que j’allais auprès d’eux pendant les quelques jours que je passai encore à Paris, j’entendis le maître d’hôtel dire à Françoise épouvantée : « Ils ne se pressent pas, c’est entendu, ils attendent que la poire soit mûre, mais ce jour-là ils prendront Paris et ce jour-là pas de pitié ! – Seigneur, Vierge Marie, s’écriait Françoise, ça ne leur suffit pas d’avoir conquéri la pauvre Belgique. Elle a assez souffert celle-là, au moment de son envahition. – La Belgique, Françoise, mais ce qu’ils ont fait en Belgique ne sera rien à côté ! » Et même, la guerre ayant jeté sur le marché de la conversation des gens du peuple une quantité de termes dont ils n’avaient fait la connaissance que par les yeux, par la lecture des journaux et dont, en conséquence, ils ignoraient la prononciation, le maître d’hôtel ajoutait : « Vous verrez ça, Françoise, ils préparent une nouvelle attaque d’une plus grande enverjure que toutes les autres. » M’étant insurgé, sinon au nom de la pitié pour Françoise et du bon sens stratégique, au moins de la grammaire, et ayant déclaré qu’il fallait prononcer « envergure », je n’y gagnai qu’à faire redire à Françoise la terrible phrase chaque fois que j’entrais à la cuisine, car le maître d’hôtel presque autant que d’effrayer sa camarade était heureux de montrer à son maître que, bien qu’ancien jardinier de Combray et simple maître d’hôtel, tout de même bon Français selon la règle de Saint-André-des-Champs, il tenait de la déclaration des droits de l’homme le droit de prononcer « enverjure » en toute indépendance, et de ne pas se laisser commander sur un point qui ne faisait pas partie de son service et où, par conséquent, depuis la Révolution, personne n’avait rien à lui dire puisqu’il était mon égal. J’eus donc le chagrin de l’entendre parler à Françoise d’une opération de grande « enverjure » avec une insistance qui était destinée à me prouver que cette prononciation était l’effet non de l’ignorance, mais d’une volonté mûrement réfléchie. Il confondait le gouvernement, les journaux, dans un même : « on » plein de méfiance, disant : « On nous parle des pertes des Boches, on ne nous parle pas des nôtres, il paraît qu’elles sont dix fois plus grandes. On nous dit qu’ils sont à bout de souffle, qu’ils n’ont plus rien à manger, moi je crois qu’ils en ont cent fois comme nous, à manger. Faut pas tout de même nous bourrer le crâne. S’ils n’avaient rien à manger ils ne se battraient pas comme l’autre jour où ils nous ont tué cent mille jeunes gens de moins de vingt ans. » Il exagérait ainsi à tout instant les triomphes des Allemands, comme il avait fait jadis pour ceux des radicaux ; il narrait en même temps leurs atrocités afin que ces triomphes fussent plus pénibles encore à Françoise, laquelle ne cessait plus de dire : « Ah ! Sainte Mère des Anges ! », « Ah ! Marie Mère de Dieu ! » Et parfois, pour lui être désagréable d’une autre manière, il disait : « Du reste, nous ne valons pas plus cher qu’eux, ce que nous faisons en Grèce n’est pas plus beau que ce qu’ils ont fait en Belgique. Vous allez voir que nous allons mettre tout le monde contre nous et que nous serons obligés de nous battre avec toutes les nations », alors que c’était exactement le contraire. Les jours où les nouvelles étaient bonnes, il prenait sa revanche en assurant à Françoise que la guerre durerait trente-cinq ans, et, en prévision d’une paix possible, assurait que celle-ci ne durerait pas plus de quelques mois et serait suivie de batailles auprès desquelles cellesci ne seraient qu’un jeu d’enfant, et après lesquelles il ne resterait rien de la France. La victoire des alliés semblait, sinon rapprochée, du moins à peu près certaine, et il faut malheureusement avouer que le maître d’hôtel en était désolé. Car ayant réduit la guerre « mondiale », comme tout le reste, à celle qu’il menait sourdement contre Françoise (qu’il aimait, du reste, malgré cela comme on peut aimer la personne qu’on est content de faire rager tous les jours en la battant aux dominos), la Victoire se réalisait à ses yeux sous les espèces de la première conversation où il aurait la souffrance d’entendre Françoise lui dire : « Enfin c’est fini et il va falloir qu’ils nous donnent plus que nous ne leur avons donné en 70. » Il croyait, du reste, toujours que cette échéance fatale arrivait, car un patriotisme inconscient lui faisait croire, comme tous les Français victimes du même mirage que moi depuis que j’étais malade, que la victoire – comme ma guérison – était pour le lendemain. Il prenait les devants en annonçant à Françoise que cette victoire arriverait peut-être, mais que son cœur en saignerait, car la Révolution la suivrait aussitôt, puis l’invasion. « Oh ! cette bon sang de guerre, les Boches seront les seuls à s’en relever vite, Françoise, ils y ont déjà gagné des centaines de milliards. Mais qu’ils nous crachent un sou à nous, quelle farce ! On le mettra peut-être sur les journaux, ajoutait-il par prudence et pour parer à tout événement, pour calmer le peuple, comme on dit depuis trois ans que la guerre sera finie le lendemain. Je ne peux pas comprendre comment que le monde est assez fou pour le croire. » Françoise était d’autant plus troublée de ces paroles qu’en effet, après avoir cru les optimistes plutôt que le maître d’hôtel, elle voyait que la guerre, qu’elle avait cru devoir finir en quinze jours malgré « l’envahition de la pauvre Belgique », durait toujours, qu’on n’avançait pas, phénomène de fixation des fronts dont elle comprenait mal le sens, et qu’enfin un des innombrables « filleuls » à qui elle donnait tout ce qu’elle gagnait chez nous lui racontait qu’on avait caché telle chose, telle autre. « Tout cela retombera sur l’ouvrier, concluait le maître d’hôtel. On vous prendra votre champ, Françoise. – Ah ! Seigneur Dieu ! » Mais à ces malheurs lointains, il en préférait de plus proches et dévorait les journaux dans l’espoir d’annoncer une défaite à Françoise. Il attendait les mauvaises nouvelles comme des œufs de Pâques, espérant que cela irait assez mal pour épouvanter Françoise, pas assez pour qu’il pût matériellement en souffrir. C’est ainsi qu’un raid de zeppelins l’eût enchanté pour voir Françoise se cacher dans les caves, et parce qu’il était persuadé que dans une ville aussi grande que Paris les bombes ne viendraient pas juste tomber sur notre maison. Du reste, Françoise commençait à être reprise par moment de son pacifisme de Combray. Elle avait presque des doutes sur les « atrocités allemandes ». « Au commencementn mais celle qu’ils fussent des Boches, presque invraisemblable à cause de son énormité). Seulement il était assez difficile de comprendre quel sens mystérieusement effroyable Françoise donnait au mot de Boche puisqu’il s’agissait du début de la guerre, et aussi à cause de l’air de doute avec lequel elle prononçait ce mot. Car le doute que les Allemands fussent des criminels pouvait être mal fondé en fait, mais ne renfermait pas en soi, au point de vue logique, de contradiction. Mais comment douter qu’ils fussent des Boches, puisque ce mot, dans la langue populaire, veut dire précisément Allemand. Peut-être ne faisait-elle que répéter en style indirect les propos violents qu’elle avait entendus alors et dans lesquels une particulière énergie accentuait le mot « Boche ». « J’ai cru tout cela, disaitelle, mais je me demande tout à l’heure si nous ne sommes pas aussi fripons comme eux. » Cette pensée blasphématoire avait été sournoisement préparée chez Françoise par le maître d’hôtel, lequel, voyant que sa camarade avait un certain penchant pour le roi Constantin de Grèce, n’avait cessé de le lui représenter comme privé par nous de nourriture jusqu’au jour où il céderait. Aussi l’abdication du souverain avait-elle ému Françoise, qui allait jusqu’à déclarer : « Nous ne valons pas mieux qu’eux. Si nous étions en Allemagne, nous en ferions autant. » Je la vis peu, du reste, pendant ces quelques jours, car elle allait beaucoup chez ces cousins dont maman m’avait dit un jour : « Mais tu sais qu’ils sont plus riches que toi. » Or, on avait vu cette chose si belle, qui fut si fréquente à cette époque-là dans tout le pays et qui témoignerait, s’il y avait un historien pour en perpétuer le souvenir, de la grandeur de la France, de sa grandeur d’âme, de sa grandeur selon Saint-André-des-Champs, et que ne révélèrent pas moins tant de civils survivant à l’arrière que les soldats tombés à la Marne. Un neveu de Françoise avait été tué à Berry-auBac qui était aussi le neveu de ces cousins millionnaires de Françoise, anciens cafetiers retirés depuis longtemps après fortune faite. Il avait été tué, lui, tout petit cafetier sans fortune qui, à la mobilisation, âgé de vingt-cinq ans, avait laissé sa jeune femme seule pour tenir le petit bar qu’il croyait regagner quelques mois après. Il avait été tué. Et alors on avait vu ceci. Les cousins millionnaires de Françoise, et qui n’étaient rien à la jeune femme, veuve de leur neveu, avaient quitté la campagne où ils étaient retirés depuis dix ans et s’étaient remis cafetiers, sans vouloir toucher un sou ; tous les matins à six heures, la femme millionnaire, une vraie dame, était habillée ainsi que « sa demoiselle », prêtes à aider leur nièce et cousine par alliance. Et depuis plus de trois ans, elles rinçaient ainsi des verres et servaient des consommations depuis le matin jusqu’à neuf heures et demie du soir, sans un jour de repos. Dans ce livre, où il n’y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n’y a pas un seul personnage « à clefs », où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire, à la louange de mon pays, que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceuxlà sont des gens réels, qui existent. Et persuadé que leur modestie ne s’en offensera pas, pour la raison qu’ils ne liront jamais ce livre, c’est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d’autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable : ils s’appellent, d’un nom si français, d’ailleurs, Larivière. S’il y a eu quelques vilains embusqués, comme l’impérieux jeune homme en smoking que j’avais vu chez Jupien et dont la seule préoccupation était de savoir s’il pourrait avoir Léon à 10 h. ½ « parce qu’il déjeunait en ville », ils sont rachetés par la foule innombrable de tous les Français de Saint-Andrédes-Champs, par tous les soldats sublimes auxquels j’égale les Larivière. Le maître d’hôtel, pour attiser les inquiétudes de Françoise, lui montrait de vieilles « Lectures pour tous » qu’il avait retrouvées et sur la couverture desquelles (ces numéros dataient d’avant la guerre) figurait la « famille impériale d’Allemagne ». « Voilà notre maître de demain », disait le maître d’hôtel à Françoise, en lui montrant « Guillaume ». Elle écarquillait les yeux, puis passait au personnage féminin placé à côté de lui et disait : « Voilà la Guillaumesse ! » Mon départ de Paris se trouva retardé par une nouvelle qui, par le chagrin qu’elle me causa, me rendit pour quelque temps incapable de me mettre en route. J’appris, en effet, la mort de Robert de Saint-Loup, tué le surlendemain de son retour au front, en protégeant la retraite de ses hommes. Jamais homme n’avait eu moins que lui la haine d’un peuple (et quant à l’empereur, pour des raisons particulières, et peut-être fausses, il pensait que Guillaume II avait plutôt cherché à empêcher la guerre qu’à la déchaîner). Pas de haine du Germanisme non plus ; les derniers mots que j’avais entendus sortir de sa bouche, il y avait six jours, c’étaient ceux qui commencent un lied de Schumann et que sur mon escalier il me fredonnait, en allemand, si bien qu’à cause des voisins je l’avais fait taire. Habitué par une bonne éducation suprême à émonder sa conduite de toute apologie, de toute invective, de toute phrase, il avait évité devant l’ennemi, comme au moment de la mobilisation, ce qui aurait pu assurer sa vie, par cet effacement de soi devant les actes que symbolisaient toutes ses manières, jusqu’à sa manière de fermer la portière de mon fiacre quand il me reconduisait, tête nue, chaque fois que je sortais de chez lui. Pendant plusieurs jours je restai enfermé dans ma chambre, pensant à lui. Je me rappelais son arrivée, la première fois, à Balbec, quand en lainages blanchâtres, avec ses yeux verdâtres et bougeants comme la mer, il avait traversé le hall attenant à la grande salle à manger dont les vitrages donnaient sur la mer. Je me rappelais l’être si spécial qu’il m’avait paru être alors, l’être dont ç’avait été un si grand souhait de ma part d’être l’ami. Ce souhait s’était réalisé au delà de ce que j’aurais jamais pu croire, sans me donner pourtant presque aucun plaisir alors, et ensuite je m’étais rendu compte de tous les grands mérites et d’autres choses encore que cachait cette apparence élégante. Tout cela, le bon comme le mauvais, il l’avait donné sans compter, tous les jours, et le dernier, en allant attaquer une tranchée par générosité, par mise au service des autres de tout ce qu’il possédait, comme il avait un soir couru sur les canapés du restaurant pour ne pas me déranger. Et l’avoir vu si peu, en somme, en des sites si variés, dans des circonstances si diverses et séparées par tant d’intervalles, dans ce hall de Balbec, au café de Rivebelle, au quartier de cavalerie et aux dîners militaires de Doncières, au théâtre où il avait giflé un journaliste, chez la princesse de Guermantes, ne faisait que me donner de sa vie des tableaux plus frappants, plus nets, de sa mort un chagrin plus lucide, que l’on en a souvent pour les personnes aimées davantage, mais fréquentées si continuellement que l’image que nous gardons d’elles n’est plus qu’une espèce de vague moyenne entre une infinité d’images insensiblement différentes, et aussi que notre affection, rassasiée, n’a pas, comme pour ceux que nous n’avons vus que pendant des moments limités, au cours de rencontres inachevées malgré eux et malgré nous, l’illusion de la possibilité d’une affection plus grande dont les circonstances seules nous auraient frustrés. Peu de jours après celui où je l’avais aperçu, courant après son monocle, et l’imaginant alors si hautain, dans ce hall de Balbec, il y avait une autre forme vivante que j’avais vue pour la première fois sur la plage de Balbec et qui maintenant n’existait non plus qu’à l’état de souvenir, c’était Albertine, foulant le sable, ce premier soir, indifférente à tous, et marine comme une mouette. Elle, je l’avais si vite aimée que pour pouvoir sortir avec elle tous les jours je n’étais jamais allé voir SaintLoup, de Balbec. Et pourtant l’histoire de mes relations avec lui portait aussi le témoignage qu’un temps j’avais cessé d’aimer Albertine, puisque, si j’étais allé m’installer quelque temps auprès de Robert, à Doncières, c’était dans le chagrin de voir que ne m’était pas rendu le sentiment que j’avais pour Mme de Guermantes. Sa vie et celle d’Albertine, si tard connues de moi, toutes deux à Balbec, et si vite terminées, s’étaient croisées à peine ; c’était lui, me redisais-je en voyant que les navettes agiles des années tissent des fils entre ceux de nos souvenirs qui semblaient d’abord les plus indépendants, c’était lui que j’avais envoyé chez Mme Bontemps quand Albertine m’avait quitté. Et puis il se trouvait que leurs deux vies avaient chacune un secret parallèle et que je n’avais pas soupçonné. Celui de Saint-Loup me causait peut-être maintenant plus de tristesse que celui d’Albertine, dont la vie m’était devenue si étrangère. Mais je ne pouvais me consoler que la sienne comme celle de Saint-Loup eussent été si courtes. Elle et lui me disaient souvent, en prenant soin de moi : « Vous qui êtes malade ». Et c’était eux qui étaient morts, eux dont je pouvais, séparées par un intervalle en somme si bref, mettre en regard l’image ultime, devant la tranchée, après la chute, de l’image première qui, même pour Albertine, ne valait plus pour moi que par son association avec celle du soleil couchant sur la mer. Sa mort fut accueillie par Françoise avec plus de pitié que celle d’Albertine. Elle prit immédiatement son rôle de pleureuse et commenta la mémoire du mort de lamentations, de thrènes désespérés. Elle exhibait son chagrin et ne prenait un visage sec, en détournant la tête, que lorsque moi je laissais voir le mien, qu’elle voulait avoir l’air de ne pas avoir vu. Car comme beaucoup de personnes nerveuses, la nervosité des autres, trop semblable sans doute à la sienne, l’horripilait. Elle aimait maintenant à faire remarquer ses moindres torticolis, un étourdissement, qu’elle s’était cognée. Mais si je parlais d’un de mes maux, redevenue stoïque et grave, elle faisait semblant de ne pas avoir entendu. « Pauvre Marquis », disait-elle, bien qu’elle ne pût s’empêcher de penser qu’il eût fait l’impossible pour ne pas partir et, une fois mobilisé, pour fuir devant le danger. « Pauvre dame, disait-elle en pensant à Mme de Marsantes, qu’estce qu’elle a dû pleurer quand elle a appris la mort de son garçon ! Si encore elle avait pu le revoir, mais il vaut peut-être mieux qu’elle n’ait pas pu, parce qu’il avait le nez coupé en deux, il était tout dévisagé. » Et les yeux de Françoise se remplissaient de larmes mais à travers lesquelles perçait la curiosité cruelle de la paysanne. Sans doute Françoise plaignait la douleur de Mme de Marsantes de tout son cœur, mais elle regrettait de ne pas connaître la forme que cette douleur avait prise et de ne pouvoir s’en donner le spectacle de l’affliction. Et comme elle aurait bien aimé pleurer et que je la visse pleurer, elle dit pour s’entraîner : « Ca me fait quelque chose ! » Sur moi aussi elle épiait les traces du chagrin avec une avidité qui me fit simuler une certaine sécheresse en parlant de Robert. Et plutôt, sans doute, par esprit d’imitation et parce qu’elle avait entendu dire cela, car il y a des clichés dans les offices aussi bien que dans les cénacles, elle répétait, non sans y mettre pourtant la satisfaction d’un pauvre : « Toutes ses richesses ne l’ont pas empêché de mourir comme un autre, et elles ne lui servent plus à rien. » Le maître d’hôtel profita de l’occasion pour dire à Françoise que sans doute c’était triste, mais que cela ne comptait guère auprès des millions d’hommes qui tombaient tous les jours malgré tous les efforts que faisait le gouvernement pour le cacher. Mais, cette fois, le maître d’hôtel ne réussit pas à augmenter la douleur de Françoise comme il avait cru. Car celle-ci lui répondit : « C’est vrai qu’ils meurent aussi pour la France, mais c’est des inconnus ; c’est toujours plus intéressant quand c’est des gens qu’on connaît. » Et Françoise, qui trouvait du plaisir à pleurer, ajouta encore : « Il faudra bien prendre garde de m’avertir si on cause de la mort du Marquis sur le journal. » Robert m’avait souvent dit avec tristesse, bien avant la guerre : « Oh ! ma vie, n’en parlons pas, je suis un homme condamné d’avance. » Faisait-il allusion au vice qu’il avait réussi jusqu’alors à cacher à tout le monde, mais qu’il connaissait et dont il s’exagérait peut-être la gravité, comme les enfants qui font la première fois l’amour, ou même, avant cela, cherchent seuls le plaisir, s’imaginent pareils à la plante qui ne peut disséminer son pollen sans mourir tout de suite après. Peut-être cette exagération tenait-elle, pour Saint-Loup comme pour les enfants, ainsi qu’à l’idée du péché avec laquelle on ne s’est pas encore familiarisé, à ce qu’une sensation toute nouvelle a une force presque terrible qui ira ensuite en s’atténuant. Ou bien avait-il, le justifiant au besoin par la mort de son père enlevé assez jeune, le pressentiment de sa fin prématurée. Sans doute un tel pressentiment semble impossible. Pourtant la mort paraît assujettie à certaines lois. On dirait souvent, par exemple, que les êtres nés de parents qui sont morts très vieux ou très jeunes sont presque forcés de disparaître au même âge, les premiers traînant jusqu’à la centième année des chagrins et des maladies incurables, les autres, malgré une existence heureuse et hygiénique, emportés à la date inévitable et prématurée par un mal si opportun et si accidentel (quelques racines profondes qu’il puisse avoir dans le tempérament) qu’il semble la formalité nécessaire à la réalisation de la mort. Et ne seraitil pas possible que la mort accidentelle elle-même – comme celle de Saint-Loup, liée d’ailleurs à son caractère de plus de façons peut-être que je n’ai cru devoir le dire – fût, elle aussi, inscrite d’avance, connue seulement des dieux, invisible aux hommes, mais révélée par une tristesse particulière, à demi inconsciente, à demi consciente (et même, dans cette dernière mesure, exprimée aux autres avec cette sincérité complète qu’on met à annoncer des malheurs auxquels on croit dans son for intérieur échapper et qui pourtant arriveront), à celui qui la porte et l’aperçoit sans cesse en lui-même, comme une devise, une date fatale. Il avait dû être bien beau en ces dernières heures ; lui qui toujours dans cette vie avait semblé, même assis, même marchant dans un salon, contenir l’élan d’une charge, en dissimulant d’un sourire la volonté indomptable qu’il y avait dans sa tête triangulaire, enfin il avait chargé. Débarrassée de ses livres, la tourelle féodale était redevenue militaire. Et ce Guermantes était mort plus lui-même, ou plutôt plus de sa race, en laquelle il n’était plus qu’un Guermantes, comme ce fut symboliquement visible à son enterrement dans l’église SaintHilaire de Combray, toute tendue de tentures noires où se détachait en rouge, sous la couronne fermée, sans initiales de prénoms ni titres, le G du Guermantes que par la mort il était redevenu. Avant d’aller à cet enterrement, qui n’eut pas lieu tout de suite, j’écrivis à Gilberte. J’aurais peut-être dû écrire à la duchesse de Guermantes, je me disais qu’elle accueillerait la mort de Robert avec la même indifférence que je lui avais vu manifester pour celle de tant d’autres qui avaient semblé tenir si étroitement à sa vie, et que peut-être même, avec son tour d’esprit Guermantes, elle chercherait à montrer qu’elle n’avait pas la superstition des liens du sang. J’étais trop souffrant pour écrire à tout le monde. J’avais cru autrefois qu’elle et Robert s’aimaient bien dans le sens où l’on dit cela dans le monde, c’est-à-dire que l’un auprès de l’autre ils se disaient des choses tendres qu’ils ressentaient à ce moment-là. Mais loin d’elle il n’hésitait pas à la déclarer idiote, et si elle éprouvait parfois à le voir un plaisir égoïste, je l’avais vue incapable de se donner la plus petite peine, d’user si légèrement que ce fût de son crédit pour lui rendre un service, même pour lui éviter un malheur. La méchanceté dont elle avait fait preuve à son égard en refusant de le recommander au général de Saint-Joseph, quand Robert allait repartir pour le Maroc, prouvait que le dévouement qu’elle lui avait montré à l’occasion de son mariage n’était qu’une sorte de compensation qui ne lui coûtait guère. Aussi fus-je bien étonné d’apprendre, comme elle était souffrante au moment où Robert fut tué, qu’on s’était cru obligé de lui cacher pendant plusieurs jours (sous les plus fallacieux prétextes) les journaux qui lui eussent appris cette mort, afin de lui éviter le choc qu’elle en ressentirait. Mais ma surprise augmenta quand j’appris qu’après qu’on eût été obligé enfin de lui dire la vérité, la duchesse pleura toute une journée, tomba malade, et mit longtemps – plus d’une semaine, c’était longtemps pour elle – à se consoler. Quand j’appris ce chagrin j’en fus touché. Il fait que tout le monde peut dire, et que je peux assurer qu’il existait entre eux une grande amitié. Mais en me rappelant combien de petites médisances, de mauvaise volonté à se rendre service celle-là avait enfermées, je pense au peu de chose que c’est qu’une grande amitié dans le monde. D’ailleurs, un peu plus tard, dans une circonstance plus importante historiquement si elle touchait moins mon cœur, Mme de Guermantes se montra, à mon avis, sous un jour encore plus favorable. Elle qui, jeune fille, avait fait preuve de tant d’impertinente audace, si l’on s’en souvient, à l’égard de la famille impériale de Russie et qui, mariée, leur avait toujours parlé avec une liberté qui la faisait parfois accuser de manque de tact, fut peut-être seule, après la Révolution russe, à faire preuve à l’égard des grandes-duchesses et des grands-ducs d’un dévouement sans bornes. Elle avait, l’année même qui avait précédé la guerre, considérablement agacé la grandeduchesse Wladimir en appelant toujours la comtesse de Hohenfelsen, femme morganatique du grand-duc Paul, « la Grande-Duchesse Paul ». Il n’empêche que la Révolution russe n’eut pas plutôt éclaté que notre ambassadeur à Pétersbourg, M. Paléologue (« Paléo » pour le monde diplomatique, qui a ses abréviations prétendues spirituelles comme l’autre), fut harcelé des dépêches de la duchesse de Guermantes qui voulait avoir des nouvelles de la grande-duchesse Marie Pavlovna. Et pendant longtemps les seules marques de sympathie et de respect que reçut sans cesse cette princesse lui vinrent exclusivement de Mme de Guermantes. Saint-Loup causa, sinon par sa mort, du moins par ce qu’il avait fait dans les semaines qui l’avaient précédée, des chagrins plus grands que celui de la duchesse. En effet, le lendemain même du soir où j’avais vu M. de Charlus, le jour même où le baron avait dit à Morel : « Je me vengerai », les démarches de Saint-Loup pour retrouver Morel avaient abouti – c’est-à-dire qu’elles avaient abouti à ce que le général sous les ordres de qui aurait dû être Morel, s’étant rendu compte qu’il était déserteur, l’avait fait rechercher et arrêter et, pour s’excuser auprès de Saint-Loup du châtiment qu’allait subir quelqu’un à qui il s’intéressait, avait écrit à Saint-Loup pour l’en avertir. Morel ne douta pas que son arrestation n’eût été provoquée par la rancune de M. de Charlus. Il se rappela les paroles : « Je me vengerai », pensa que c’était là cette vengeance, et demanda à faire des révélations. « Sans doute, déclara-til, j’ai déserté. Mais si j’ai été conduit sur le mauvais chemin est-ce tout à fait ma faute ? » Il raconta sur M. de Charlus et sur M. d’Argencourt, avec lequel il s’était brouillé aussi, des histoires ne le touchant pas à vrai dire directement, mais que ceux-ci, avec la double expansion des amants et des invertis, lui avaient racontées, ce qui fit arrêter à la fois M. de Charlus et M. d’Argencourt. Cette arrestation causa peut-être moins de douleur à tous deux que d’apprendre à chacun, qui l’ignorait, que l’autre était son rival, et l’instruction révéla qu’ils en avaient énormément d’obscurs, de quotidiens, ramassés dans la rue. Ils furent bientôt relâchés, d’ailleurs. Morel le fut aussi parce que la lettre écrite à Saint-Loup par le général lui fut renvoyée avec cette mention : « Décédé, mort au champ d’honneur. » Le général voulut faire pour le défunt que Morel fût simplement envoyé sur le front ; il s’y conduisit bravement, échappa à tous les dangers et revint, la guerre finie, avec la croix que M. de Charlus avait jadis vainement sollicitée pour lui et que lui valut indirectement la mort de Saint-Loup. J’ai souvent pensé depuis, en me rappelant cette croix de guerre égarée chez Jupien, que si Saint-Loup avait survécu il eût pu facilement se faire élire député dans les élections qui suivirent la guerre, grâce à l’écume de niaiserie et au rayonnement de gloire qu’elle laissa après elle, et où, si un doigt de moins, abolissant des siècles de préjugés, permettait d’entrer par un brillant mariage dans une famille aristocratique, la croix de guerre, eût-elle été gagnée dans les bureaux, tenait lieu de profession de foi pour entrer, dans une élection triomphale, à la Chambre des Députés, presque à l’Académie française. L’élection de Saint-Loup, à cause de sa « sainte » famille, eût fait verser à M. Arthur Meyer des flots de larmes et d’encre. Mais peut-être aimait-il trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques. Saint-Loup les eût exposées sans doute avec succès devant une chambre d’aviateurs. Certes, ces héros l’auraient compris, ainsi que quelques très rares hauts esprits. Mais, grâce à l’apaisement du Bloc national, on avait aussi repêché les vieilles canailles de la politique, qui sont toujours réélues. Celles qui ne purent entrer dans une chambre d’aviateurs quémandèrent, au moins pour entrer à l’Académie française, les suffrages des maréchaux, d’un président de la République, d’un président de la Chambre, etc. Elles n’eussent pas été favorables à Saint-Loup, mais l’étaient à un autre habitué de Jupien, ce député de l’Action Libérale qui fut réélu sans concurrent. Il ne quittait pas l’uniforme d’officier de territoriale bien que la guerre fût finie depuis longtemps. Son élection fut saluée avec joie par tous les journaux qui avaient fait l’« union » sur son nom, par les dames nobles et riches, qui ne portaient plus que des guenilles par un sentiment de convenances et la peur des impôts, tandis que les hommes de la Bourse achetaient sans arrêter des diamants, non pour leurs femmes mais parce que, ayant perdu toute confiance dans le crédit d’aucun peuple, ils se réfugiaient vers cette richesse palpable, et faisaient ainsi monter la de Beers de mille francs. Tant de niaiserie agaçait un peu, mais on en voulut moins au Bloc national quand on vit tout d’un coup les victimes du bolchevisme, des grandes-duchesses en haillons, dont on avait assassiné les maris dans des brouettes, et les fils en jetant des pierres dessus après les avoir laissés sans manger, fait travailler au milieu des huées, et enfin jetés dans des puits où on les lapidait parce qu’on croyait qu’ils avaient la peste et pouvaient la communiquer. Ceux qui étaient arrivés à s’enfuir reparurent tout à coup, ajoutant encore à ce tableau d’horreur de nouveaux détails terrifiants. q Chapitre 3 Matinée chez la princesse de Guermantes L a nouvelle maison de santé dans laquelle je me retirai alors ne me guérit pas plus que la première ; et un long temps s’écoula avant que je la quittasse. Durant le trajet en chemin de fer que je fis pour rentrer à Paris, la pensée de mon absence de dons littéraires, que j’avais cru découvrir jadis du côté de Guermantes, que j’avais reconnue avec plus de tristesse encore dans mes promenades quotidiennes avec Gilberte, avant de rentrer dîner, fort avant dans la nuit, à Tansonville, et qu’à la veille de quitter cette propriété j’avais à peu près identifiée, en lisant quelques pages du journal des Goncourt, à la vanité, au mensonge de la littérature, cette pensée, moins douloureuse peut-être, plus morne encore, si je lui donnais comme objet non ma propre infirmité à moi particulière, mais l’inexistence de l’idéal auquel j’avais cru, cette pensée qui ne m’était pas depuis bien longtemps revenue à l’esprit me frappa de nouveau et avec une force plus lamentable que jamais. C’était, je me le rappelle, à un arrêt du train en pleine campagne. Le soleil éclairait jusqu’à la moitié de leur tronc une ligne d’arbres qui suivait la voie du chemin de fer. « Arbres, pensai-je, vous n’avez plus rien à me dire, mon cœur refroidi ne vous entend plus. Je suis pourtant ici en pleine nature, eh bien, c’est avec froideur, avec ennui que mes yeux constatent la ligne qui sépare votre front lumineux de votre tronc d’ombre. Si jamais j’ai pu me croire poète, je sais maintenant que je ne le suis pas. Peut-être dans la nouvelle partie de ma vie desséchée qui s’ouvre, les hommes pourraient-ils m’inspirer ce que ne me dit plus la nature. Mais les années où j’aurais peut-être été capable de la chanter ne reviendront jamais. » Mais en me donnant cette consolation d’une observation humaine possible venant prendre la place d’une inspiration impossible, je savais que je cherchais seulement à me donner une consolation, et que je savais moimême sans valeur. Si j’avais vraiment une âme d’artiste, quel plaisir n’éprouverais-je pas devant ce rideau d’arbres éclairé par le soleil couchant, devant ces petites fleurs du talus qui se haussaient presque jusqu’au marchepied du wagon, dont je pouvais compter les pétales et dont je me garderais bien de décrire la couleur comme feraient tant de bons lettrés, car peut-on espérer transmettre au lecteur un plaisir qu’on n’a pas ressenti ? Un peu plus tard, j’avais vu avec la même indifférence les lentilles d’or et d’orange dont le même soleil couchant criblait les fenêtres d’une maison ; et enfin, comme l’heure avait avancé, j’avais vu une autre maison qui semblait construite en une substance d’un rose assez étrange. Mais j’avais fait ces diverses constatations avec la même absolue indifférence que si, me promenant dans un jardin avec une dame, j’avais vu une feuille de verre et un peu plus loin un objet d’une matière analogue à l’albâtre dont la couleur inaccoutumée ne m’aurait pas tiré du plus languissant ennui et que si, par politesse pour la dame, pour dire quelque chose et pour montrer que j’avais remarqué cette couleur, j’avais désigné en passant le verre coloré et le morceau de stuc. De la même manière, par acquit de conscience, je me signalais à moimême, comme à quelqu’un qui m’eût accompagné et qui eût été capable d’en tirer plus de plaisir que moi, les reflets du feu dans les vitres et la transparence rose de la maison. Mais le compagnon à qui j’avais fait constater ces effets curieux était d’une nature sans doute moins enthousiaste que beaucoup de gens bien disposés, qu’une telle vue ravit, car il avait pris connaissance de ces couleurs sans aucune espèce d’allégresse. Ma longue absence de Paris n’avait pas empêché d’anciens amis à continuer, comme mon nom restait sur leurs listes, à m’envoyer fidèlement des invitations, et quand j’en trouvai, en rentrant – avec une pour un goûter donné par la Berma en l’honneur de sa fille et de son gendre – une autre pour une matinée qui devait avoir lieu le lendemain chez le prince de Guermantes, les tristes réflexions que j’avais faites dans le train ne furent pas un des moindres motifs qui me conseillèrent de m’y rendre. Ce n’était vraiment pas la peine de me priver de mener la vie de l’homme du monde, m’étais-je dit, puisque le fameux « travail » auquel depuis si longtemps j’espère chaque jour me mettre le lendemain, je ne suis pas ou plus fait pour lui, et que peut-être même il ne correspond à aucune réalité. A vrai dire, cette raison était toute négative et ôtait simplement leur valeur à celles qui auraient pu me détourner de ce concert mondain. Mais celle qui m’y fit aller fut ce nom de Guermantes, depuis assez longtemps sorti de mon esprit pour que, lu sur la carte d’invitation, il réveillât un rayon de mon attention, allât prélever au fond de ma mémoire une coupe de leur passé, accompagné de toutes les images de forêt domaniale ou de hautes fleurs qui l’escortaient alors, et pour qu’il reprît pour moi le charme et la signification que je lui trouvais à Combray quand passant, avant de rentrer, dans la rue de l’Oiseau, je voyais du dehors, comme une laque obscure, le vitrail de Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes. Pour un moment les Guermantes m’avaient semblé de nouveau entièrement différents des gens du monde, incomparables avec eux, avec tout être vivant, fût-il souverain ; ils me réapparaissaient comme des êtres issus de la fécondation de cet air aigre et vertueux de cette sombre ville de Combray où s’était passée mon enfance et du passé qu’on y apercevait dans la petite rue, à la hauteur du vitrail. J’avais eu envie d’aller chez les Guermantes comme si cela avait dû me rapprocher de mon enfance et des profondeurs de ma mémoire où je l’apercevais. Et j’avais continué à relire l’invitation jusqu’au moment où, révoltées, les lettres qui composaient ce nom si familier et si mystérieux, comme celui même de Combray, eussent repris leur indépendance et eussent dessiné devant mes yeux fatigués comme un nom que je ne connaissais pas. Maman allant justement à un petit thé chez MmeSazerat, je n’eus aucun scrupule à me rendre à la matinée de la princesse de Guermantes. Je pris une voiture pour y aller, car le prince de Guermantes n’habitait plus son ancien hôtel mais un magnifique qu’il s’était fait construire avenue du Bois. C’est un des torts des gens du monde de ne pas comprendre que s’ils veulent que nous croyions en eux il faudrait d’abord qu’ils y crussent eux-mêmes, ou au moins qu’ils respectassent les éléments essentiels de notre croyance. Au temps où je croyais, même si je savais le contraire, que les Guermantes habitaient tel palais en vertu d’un droit héréditaire, pénétrer dans le palais du sorcier ou de la fée, faire s’ouvrir devant moi les portes qui ne cèdent pas tant qu’on n’a pas prononcé la formule magique, me semblait aussi malaisé que d’obtenir un entretien du sorcier ou de la fée eux-mêmes. Rien ne m’était plus facile que de me faire croire à moimême que le vieux domestique engagé de la veille ou fourni par Potel et Chabot était fils, petit-fils, descendant de ceux qui servaient la famille bien avant la Révolution, et j’avais une bonne volonté infinie à appeler portrait d’ancêtre le portrait qui avait été acheté le mois précédent chez Bernheim jeune. Mais un charme ne se transvase pas, les souvenirs ne peuvent se diviser, et du prince de Guermantes, maintenant qu’il avait percé lui-même à jour les illusions de ma croyance en étant allé habiter avenue du Bois, il ne restait plus grand’chose. Les plafonds que j’avais craint de voir s’écrouler quand on avait annoncé mon nom et sous lesquels eût flotté encore pour moi beaucoup du charme et des craintes de jadis couvraient les soirées d’une Américaine sans intérêt pour moi. Naturellement, les choses n’ont pas en elles-mêmes de pouvoir, et puisque c’est nous qui le leur confions, quelque jeune collégien bourgeois devait en ce moment avoir devant l’hôtel de l’avenue du Bois les mêmes sentiments que moi jadis devant l’ancien hôtel du prince de Guermantes. C’était qu’il était encore à l’âge des croyances, mais je l’avais dépassé, et j’avais perdu ce privilège, comme après la première jeunesse on perd le pouvoir qu’ont les enfants de dissocier en fractions digérables le lait qu’ils ingèrent, ce qui force les adultes à prendre, pour plus de prudence, le lait par petites quantités, tandis que les enfants peuvent le téter indéfiniment sans reprendre haleine. Du moins, le changement de résidence du prince de Guermantes eut cela de bon pour moi que la voiture qui était venue me chercher pour me conduire et dans laquelle je faisais ces réflexions dut traverser les rues qui vont vers les Champs-Elysées. Elles étaient fort mal pavées à cette époque, mais, dès le moment où j’y entrai, je n’en fus pas moins détaché de mes pensées par une sensation d’une extrême douceur ; on eût dit que tout d’un coup la voiture roulait plus facilement, plus doucement, sans bruit, comme quand les grilles d’un parc s’étant ouvertes on glisse sur les allées couvertes d’un sable fin ou de feuilles mortes ; matériellement il n’en était rien, mais je sentais tout à coup la suppression des obstacles extérieurs comme s’il n’y avait plus eu pour moi d’effort d’adaptation ou d’attention, tels que nous en faisons, même sans nous en rendre compte, devant les choses nouvelles ; les rues par lesquelles je passais en ce moment étaient celles, oubliées depuis si longtemps, que je prenais jadis avec Françoise pour aller aux Champs-Elysées. Le sol de lui-même savait où il devait aller ; sa résistance était vaincue. Et comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé à terre, « décolle » brusquement, je m’élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir. Dans Paris, ces rues-là se détacheront toujours pour moi en une autre matière que les autres. Quand j’arrivai au coin de la rue Royale, où était jadis le marchand en plein vent des photographies aimées de Françoise, il me sembla que la voiture, entraînée par des centaines de tours anciens, ne pourrait pas faire autrement que de tourner d’ellemême. Je ne traversais pas les mêmes rues que les promeneurs qui étaient dehors ce jour-là, mais un passé glissant, triste et doux. Il était, d’ailleurs, fait de tant de passés différents qu’il m’était difficile de reconnaître la cause de ma mélancolie, si elle était due à ces marches au-devant de Gilberte et dans la crainte qu’elle ne vînt pas, à la proximité d’une certaine maison où on m’avait dit qu’Albertine était allée avec Andrée, à la signification philosophique que semble prendre un chemin qu’on a suivi mille fois avec une passion qui ne dure plus et qui n’a pas porté de fruit, comme celui où, après le déjeuner, je faisais des courses si hâtives, si fiévreuses, pour regarder, toutes fraîches encore de colle, l’affiche de Phèdre et celle du Domino noir. Arrivé aux ChampsElysées, comme je n’étais pas très désireux d’entendre tout le concert qui était donné chez les Guermantes, je fis arrêter la voiture et j’allais m’apprêter à descendre pour faire quelques pas à pied quand je fus frappé par le spectacle d’une voiture qui était en train de s’arrêter aussi. Un homme, les yeux fixes, la taille voûtée, était plutôt posé qu’assis dans le fond, et faisait pour se tenir droit les efforts qu’aurait faits un enfant à qui on aurait recommandé d’être sage. Mais son chapeau de paille laissait voir une forêt indomptée de cheveux entièrement blancs, et une barbe blanche, comme celle que la neige fait aux statues des fleuves dans les jardins publics, coulait de son menton. C’était, à côté de Jupien qui se multipliait pour lui, M. de Charlus convalescent d’une attaque d’apoplexie que j’avais ignorée (on m’avait seulement dit qu’il avait perdu la vue ; or il ne s’était agi que de troubles passagers, car il voyait de nouveau très clair) et qui, à moins que jusque-là il se fût teint et qu’on lui eût interdit de continuer à en prendre la fatigue, avait plutôt, comme en une sorte de précipité chimique, rendu visible et brillant tout le métal dont étaient saturées et que lançaient comme autant de geysers les mèches maintenant de pur argent de sa chevelure et de sa barbe, cependant qu’elle avait imposé au vieux prince déchu la majesté shakespearienne d’un roi Lear. Les yeux n’étaient pas restés en dehors de cette convulsion totale, de cette altération métallurgique de la tête. Mais, par un phénomène inverse, ils avaient perdu tout leur éclat. Mais le plus émouvant est qu’on sentait que cet éclat perdu était la fierté morale, et que par là la vie physique et même intellectuelle de M. de Charlus survivait à l’orgueil aristocratique, qu’on avait pu croire un moment faire corps avec elles. Ainsi à ce moment, se rendant sans doute aussi chez le prince de Guermantes, passa en Victoria Mme de Sainte-Euverte, que le baron jadis ne trouvait pas assez chic pour lui. Jupien, qui prenait soin de lui comme d’un enfant, lui souffla à l’oreille que c’était une personne de connaissance, Mme de Sainte- Euverte. Et aussitôt, avec une peine infinie et toute l’application d’un malade qui veut se montrer capable de tous les mouvements qui lui sont encore difficiles, M. de Charlus se découvrit, s’inclina, et salua Mme de Sainte-Euverte avec le même respect que si elle avait été la reine de France. Peut-être y avait-il dans la difficulté même que M. de Charlus avait à faire un tel salut une raison pour lui de le faire, sachant qu’il toucherait davantage par un acte qui, douloureux pour un malade, devenait doublement méritoire de la part de celui qui le faisait et flatteur pour celle à qui il s’adressait, les malades exagérant la politesse, comme les rois. Peut-être aussi y avait-il encore dans les mouvements du baron cette incoordination consécutive aux troubles de la moelle et du cerveau, et ses gestes dépassaient-ils l’intention qu’il avait. Pour moi, j’y vis plutôt une sorte de douceur quasi physique, de détachement des réalités de la vie, si frappants chez ceux que la mort a déjà fait entrer dans son ombre. La mise à nu des gisements argentés de la chevelure décelait un changement moins profond que cette inconsciente humilité mondaine qui intervertissait tous les rapports sociaux, humiliait devant Mme de Sainte-Euverte, eût humilié – en montrant ce qu’il a de fragile – devant la dernière des Américaines (qui eût pu enfin s’offrir la politesse jusque-là inaccessible pour elle du baron) le snobisme qui semblait le plus fier. Car le baron vivait toujours, pensait toujours ; son intelligence n’était pas atteinte. Et plus que n’eût fait tel chœur de Sophocle sur l’orgueil abaissé d’œdipe, plus que la mort même, et toute oraison funèbre sur la mort, le salut empressé et humble du baron à Mme de Sainte-Euverte proclamait ce qu’a de périssable l’amour des grandeurs de la terre et tout l’orgueil humain. M. de Charlus, qui jusque-là n’eût pas consenti à dîner avec Mme de Sainte-Euverte, la saluait maintenant jusqu’à terre. Il saluait peut-être par ignorance du rang de la personne qu’il saluait (les articles du code social pouvant être emportés par une attaque comme toute autre partie de la mémoire), peut-être par une incoordination qui transposait dans le plan de l’humilité apparente l’incertitude – sans cela hautaine qu’il aurait eue – de l’identité de la dame qui passait. Il la salua enfin avec cette politesse des enfants venant timidement dire bonjour aux grandes personnes, sur l’appel de leur mère. Et un enfant, c’est, sans la fierté qu’ils ont, ce qu’il était devenu. Recevoir l’hommage de M. de Charlus, pour Mme de Sainte-Euverte c’était tout le snobisme, comme ç’avait été tout le snobisme du baron de le lui refuser. Or cette nature inaccessible et précieuse qu’il avait réussi à faire croire à Mme de SainteEuverte être essentielle à lui-même, M. de Charlus l’anéantit d’un seul coup par la timidité appliquée, le zèle peureux avec lequel il ôta son chapeau, d’où les torrents de sa chevelure d’argent ruisselèrent tout le temps qu’il laissa sa tête découverte par déférence, avec l’éloquence d’un Bossuet. Quand Jupien eut aidé le baron à descendre et que j’eus salué celui-ci, il me parla très vite, d’une voix si imperceptible que je ne pus distinguer ce qu’il me disait, ce qui lui arracha, quand pour la troisième fois je le fis répéter, un geste d’impatience qui m’étonna par l’impassibilité qu’avait d’abord montrée le visage et qui était due sans doute à un reste de paralysie. Mais quand je fus arrivé à comprendre ces paroles sussurrées, je m’aperçus que le malade gardait absolument intacte son intelligence. Il y avait, d’ailleurs, deux M. de Charlus, sans compter les autres. Des deux, l’intellectuel passait son temps à se plaindre qu’il allait à l’aphasie, qu’il prononçait constamment un mot, une lettre pour une autre. Mais dès qu’en effet il lui arrivait de le faire, l’autre M. de Charlus, le subconscient, lequel voulait autant faire envie que l’autre pitié, arrêtait immédiatement, comme un chef d’orchestre dont les musiciens pataugent, la phrase commencée, et avec une ingéniosité infinie attachait ce qui venait ensuite au mot dit en réalité pour un autre, mais qu’il semblait avoir choisi. Même sa mémoire était intacte ; il mettait, du reste, une coquetterie, qui n’allait pas sans la fatigue d’une application des plus ardues, à faire sortir tel souvenir ancien, peu important, se rapportant à moi et qui me montrerait qu’il avait gardé ou recouvré toute sa netteté d’esprit. Sans bouger la tête ni les yeux, ni varier d’une seule inflexion son débit, il me dit, par exemple : « Voici un poteau où il y a une affiche pareille à celle devant laquelle j’étais la première fois que je vous vis à Avranches, non, je me trompe, à Balbec. » Et c’était, en effet, une réclame pour le même produit. J’avais à peine, au début, distingué ce qu’il disait, de même qu’on commence par ne voir goutte dans une chambre dont tous les rideaux sont clos. Mais, comme des yeux dans la pénombre, mes oreilles s’habituèrent bientôt à ce pianissimo. Je crois aussi qu’il s’était graduellement renforcé pendant que le baron parlait, soit que la faiblesse de sa voix provînt en partie d’une appréhension nerveuse qui se dissipait quand, distrait par un tiers, il ne pensait plus à elle ; soit qu’au contraire cette faiblesse correspondît à son état véritable et que la force momentanée avec laquelle il parlait dans la conversation fût provoquée par une excitation factice, passagère et plutôt funeste, qui faisait dire aux étrangers : « Il est déjà mieux, il ne faut pas qu’il pense à son mal », mais augmentait au contraire celui-ci qui ne tardait pas à reprendre. Quoi qu’il en soit, le baron à ce moment (et même en tenant compte de mon adaptation) jetait ses paroles plus fort, comme la marée, les jours de mauvais temps, ses petites vagues tordues. Et ce qui lui restait de sa récente attaque faisait entendre au fond de ses paroles comme un bruit de cailloux roulés. D’ailleurs, continuant à me parler du passé, sans doute pour bien me montrer qu’il n’avait pas perdu la mémoire, il l’évoquait d’une façon funèbre, mais sans tristesse. Il ne cessait d’énumérer tous les gens de sa famille ou de son monde qui n’étaient plus, moins, semblait-il, avec la tristesse qu’ils ne fussent plus en vie qu’avec la satisfaction de leur survivre. Il semblait en rappelant leur trépas prendre mieux conscience de son retour vers la santé. C’est avec une dureté presque triomphale qu’il répétait sur un ton uniforme, légèrement bégayant et aux sourdes résonances sépulcrales : « Hannibal de Bréauté, mort ! Antoine de Mouchy, mort ! Charles Swann, mort ! Adalbert de Montmorency, mort ! Baron de Talleyrand, mort ! Sosthène de Doudeauville, mort ! » Et chaque fois, ce mot « mort » semblait tomber sur ces défunts comme une pelletée de terre plus lourde, lancée par un fossoyeur qui tenait à les river plus profondément à la tombe. La duchesse de Létourville, qui n’allait pas à la matinée de la princesse de Guermantes, parce qu’elle venait d’être longtemps malade, passa à ce moment à pied à côté de nous, et apercevant le baron, dont elle ignorait la récente attaque, s’arrêta pour lui dire bonjour. Mais la maladie qu’elle venait d’avoir faisait qu’elle ne comprenait pas mieux, mais supportait plus impatiemment, avec une mauvaise humeur nerveuse où il y avait peutêtre beaucoup de pitié, la maladie des autres. Entendant le baron prononcer difficilement et à faux certains mots, lui voyant bouger difficilement le bras, elle jeta les yeux tour à tour sur Jupien et sur moi comme pour nous demander l’explication d’un phénomène aussi choquant. Comme nous ne lui dîmes rien, ce fut à M. de Charlus lui-même qu’elle adressa un long regard plein de tristesse mais aussi de reproches. Elle avait l’air de lui faire grief d’être avec elle, dehors, dans une attitude aussi peu usuelle que s’il fût sorti sans cravate ou sans souliers. A une nouvelle faute de prononciation que commit le baron, la douleur et l’indignation de la duchesse augmentant ensemble, elle dit au baron : « Palamède ! » sur le ton interrogatif et exaspéré des gens trop nerveux qui ne peuvent supporter d’attendre une minute et, si on les fait entrer tout de suite en s’excusant d’achever sa toilette, vous disent amèrement, non pour s’excuser mais pour s’accuser : « Mais alors, je vous dérange ! », comme si c’était un crime de la part de celui qu’on dérange. Finalement, elle nous quitta d’un air de plus en plus navré en disant au baron : « Vous feriez mieux de rentrer. » M. de Charlus demanda à s’asseoir sur un fauteuil pour se reposer pendant que Jupien et moi ferions quelques pas et tira péniblement de sa poche un livre qui me sembla être un livre de prières. Je n’étais pas fâché de pouvoir apprendre par Jupien bien des détails sur l’état de santé du baron. « Je suis content de causer avec vous, Monsieur, me dit Jupien, mais nous n’irons pas plus loin que le rond-point. Dieu merci, le baron va bien maintenant, mais je n’ose pas le laisser longtemps seul, il est toujours le même, il a trop bon cœur, il donnerait tout ce qu’il a aux autres, et puis ce n’est pas tout, il est resté coureur comme un jeune homme et je suis obligé d’ouvrir les yeux. – D’autant plus qu’il a retrouvé les siens, répondis-je ; on m’avait beaucoup attristé en me disant qu’il avait perdu la vue. – Sa paralysie s’était, en effet, portée là, il ne voyait absolument plus. Pensez que, pendant la cure qui lui a fait, du reste, tant de bien, il est resté plusieurs mois sans voir plus qu’un aveugle de naissance. – Cela devait au moins rendre inutile toute une partie de votre surveillance ? – Pas le moins du monde, à peine arrivé dans un hôtel, il me demandait comment était telle personne de service. Je l’assurais qu’il n’y avait que des horreurs. Mais il sentait bien que cela ne pouvait pas être universel, que je devais quelquefois mentir. Voyez-vous, ce petit polisson ! Et puis il avait une espèce de flair, d’après la voix peut-être, je ne sais pas. Alors il s’arrangeait pour m’envoyer faire d’urgence des courses. Un jour – vous m’excuserez de vous dire cela, mais vous êtes venu une fois par hasard dans le Temple de l’Impudeur, je n’ai rien à vous cacher (d’ailleurs, il avait toujours une satisfaction assez peu sympathique à faire étalage des secrets qu’il détenait) – je rentrais d’une de ces courses soi-disant pressées, d’autant plus vite que je me figurais bien qu’elle avait été arrangée à dessein, quand, au moment où j’approchais de la chambre du baron, j’entendis une voix qui disait : « Quoi ? – Comment, répondit le baron, c’était donc la première fois ? » J’entrai sans frapper, et quelle ne fut pas ma frayeur. Le baron, trompé par la voix qui était, en effet, plus forte qu’elle n’est d’habitude à cet âge-là (et à cette époque-là le baron était complètement aveugle), était, lui qui aimait plutôt autrefois les personnes mûres, avec un enfant qui n’avait pas dix ans. On m’a raconté qu’à cette époque-là il était en proie presque chaque jour à des crises de dépression mentale, caractérisée non pas précisément par de la divagation, mais par la confession à haute voix – devant des tiers dont il oubliait la présence ou la sévérité – d’opinions qu’il avait l’habitude de cacher, sa germanophilie par exemple. Ainsi, longtemps après la fin de la guerre, il gémissait de la défaite des Allemands, parmi lesquels il se comptait, et disait orgueilleusement : « Et pourtant il ne se peut pas que nous ne prenions pas notre revanche, car nous avons prouvé que c’est nous qui étions capables de la plus grande résistance, et qui avions la meilleure organisation. » Ou bien ses confidences prenaient un autre ton, et il s’écriait rageusement : « Que Lord X ou le prince de X ne viennent pas redire ce qu’ils disaient hier, car je me suis tenu à quatre pour ne pas leur répondre : « Vous savez bien que vous en êtes au moins autant que moi. » Inutile d’ajouter que, quand M. de Charlus faisait ainsi, dans les moments où, comme on dit, il n’était pas très « présent », des aveux germanophiles ou autres, les personnes de l’entourage qui se trouvaient là, que ce fût Jupien ou la duchesse de Guermantes, avaient l’habitude d’interrompre les paroles imprudentes et d’en donner, pour les tiers moins intimes et plus indiscrets, une interprétation forcée mais honorable. « Mais mon Dieu ! s’écria Jupien, j’avais bien raison de vouloir que nous ne nous éloignions pas, le voilà qui a trouvé déjà le moyen d’entrer en conversation avec un garçon jardinier. Adieu, Monsieur, il vaut mieux que je vous quitte et que je ne laisse pas un instant seul mon malade qui n’est plus qu’un grand enfant. » *** Je descendis de nouveau de voiture un peu avant d’arriver chez la princesse de Guermantes et je recommençai à penser à cette lassitude et à cet ennui avec lesquels j’avais essayé, la veille, de noter la ligne qui, dans une des campagnes réputées les plus belles de France, séparait sur les arbres l’ombre de la lumière. Certes, les conclusions intellectuelles que j’en avais tirées n’affectaient pas aujourd’hui aussi cruellement ma sensibilité. Elles restaient les mêmes. Mais comme chaque fois que je me trouvais arraché à mes habitudes, sorti à une autre heure, dans un lieu nouveau, j’éprouvais un vif plaisir. Ce plaisir me semblait aujourd’hui un plaisir purement frivole, celui d’aller à une matinée chez Mme de Guermantes. Mais puisque je savais maintenant que je ne pouvais rien atteindre de plus que des plaisirs frivoles, à quoi bon me les refuser ? Je me redisais que je n’avais éprouvé en essayant cette description rien de cet enthousiasme qui n’est pas le seul mais qui est un premier critérium du talent. J’essayais maintenant de tirer de ma mémoire d’autres « instantanés », notamment des instantanés qu’elle avait pris à Venise, mais rien que ce mot me la rendait ennuyeuse comme une exposition de photographies, et je ne me sentais pas plus de goût, plus de talent, pour décrire maintenant ce que j’avais vu autrefois qu’hier ce que j’observais d’un œil minutieux et morne, au moment même. Dans un instant tant d’amis que je n’avais pas vus depuis si longtemps allaient sans doute me demander de ne plus m’isoler ainsi, de leur consacrer mes journées. Je n’aurais aucune raison de le leur refuser, puisque j’avais maintenant la preuve que je n’étais plus bon à rien, que la littérature ne pouvait plus me causer aucune joie, soit par ma faute, étant trop peu doué, soit par la sienne, si elle était, en effet, moins chargée de réalité que je n’avais cru. Quand je pensais à ce que Bergotte m’avait dit : « Vous êtes malade, mais on ne peut vous plaindre car vous avez les joies de l’esprit », je voyais combien il s’était trompé sur moi. Comme il y avait peu de joie dans cette lucidité stérile ! J’ajoute même que si quelquefois j’avais peut-être des plaisirs – non de l’intelligence – je les dépensais toujours pour une femme différente ; de sorte que le Destin, m’eût-il accordé cent ans de vie de plus, et sans infirmités, n’eût fait qu’ajouter des rallonges successives à une existence toute en longueur, dont on ne voyait même pas l’intérêt qu’elle se prolongeât davantage, à plus forte raison longtemps encore. Quant aux « joies de l’intelligence », pouvais-je ainsi appeler ces froides constatations que mon œil clairvoyant ou mon raisonnement juste relevaient sans aucun plaisir et qui restaient infécondes. Mais c’est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l’avertissement arrive qui peut nous sauver : on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir et elle s’ouvre. q Partie 2 E n roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant j’étais entré dans la cour de l’hôtel de Guermantes, et dans ma distraction je n’avais pas vu une voiture qui s’avançait ; au cri du wattman je n’eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre des pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement. Cette fois je me promettais bien de ne pas me résigner à ignorer pourquoi, sans que j’eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif, les difficultés, insolubles tout à l’heure, avaient perdu toute importance, comme je l’avais fait le jour où j’avais goûté d’une madeleine trempée dans une infusion. La félicité que je venais d’éprouver était bien, en effet, la même que celle que j’avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j’avais alors ajourné de rechercher les causes profondes. La différence, purement matérielle, était dans les images évoquées. Un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de moi et, dans mon désir de les saisir, sans oser plus bouger que quand je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir jusqu’à moi ce qu’elle me rappelait, je restais, quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à tituber comme j’avais fait tout à l’heure, un pied sur le pavé plus élevé, l’autre pied sur le pavé le plus bas. Chaque fois que je refaisais, rien que matériellement, ce même pas, il me restait inutile ; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m’avait dit : « Saisismoi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose. » Et presque tout de suite, je le reconnus, c’était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m’avait rappelé Combray. Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m’avaient-elles, à l’un et à l’autre moment, donné une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves à me rendre la mort indifférente ? Tout en me le demandant et en étant résolu aujourd’hui à trouver la réponse, j’entrai dans l’hôtel de Guermantes, parce que nous faisons toujours passer avant la besogne intérieure que nous avons à faire le rôle apparent que nous jouons et qui, ce jour-là, était celui d’un invité. Mais arrivé au premier étage, un maître d’hôtel me demanda d’entrer un instant dans un petit salonbibliothèque attenant au buffet, jusqu’à ce que le morceau qu’on jouait fût achevé, la princesse ayant défendu qu’on ouvrît les portes pendant son exécution. Or, à ce moment même, un second avertissement vint renforcer celui que m’avaient donné les pavés inégaux et m’exhorter à persévérer dans ma tâche. Un domestique, en effet, venait, dans ses efforts infructueux pour ne pas faire de bruit, de cogner une cuiller contre une assiette. Le même genre de félicité que m’avaient donné les dalles inégales m’envahit ; les sensations étaient de grande chaleur encore, mais toutes différentes, mêlées d’une odeur de fumée apaisée par la fraîche odeur d’un cadre forestier ; et je reconnus que ce qui me paraissait si agréable était la même rangée d’arbres que j’avais trouvée ennuyeuse à observer et à décrire, et devant laquelle, débouchant la canette de bière que j’avais dans le wagon, je venais de croire un instant, dans une sorte d’étourdissement, que je me trouvais, tant le bruit identique de la cuiller contre l’assiette m’avait donné, avant que j’eusse eu le temps de me ressaisir, l’illusion du bruit du marteau d’un employé qui avait arrangé quelque chose à une roue de train pendant que nous étions arrêtés devant ce petit bois. Alors on eût dit que les signes qui devaient, ce jour-là, me tirer de mon découragement et me rendre la foi dans les lettres avaient à cœur de se multiplier, car un maître d’hôtel depuis longtemps au service du prince de Guermantes m’ayant reconnu, et m’ayant apporté dans la bibliothèque où j’étais, pour m’éviter d’aller au buffet, un choix de petits fours, un verre d’orangeade, je m’essuyai la bouche avec la serviette qu’il m’avait donnée ; mais aussitôt, comme le personnage des Mille et une Nuits qui, sans le savoir, accomplit précisément le rite qui fait apparaître, visible pour lui seul, un docile génie prêt à le transporter au loin, une nouvelle vision d’azur passa devant mes yeux ; mais il était pur et salin, il se gonfla en mamelles bleuâtres ; l’impression fut si forte que le moment que je vivais me sembla être le moment actuel, plus hébété que le jour où je me demandais si j’allais vraiment être accueilli par la princesse de Guermantes ou si tout n’allait pas s’effondrer, je croyais que le domestique venait d’ouvrir la fenêtre sur la plage et que tout m’invitait à descendre me promener le long de la digue à marée haute ; la serviette que j’avais prise pour m’essuyer la bouche avait précisément le genre de raideur et d’empesé de celle avec laquelle j’avais eu tant de peine à me sécher devant la fenêtre, le premier jour de mon arrivée à Balbec, et maintenant, devant cette bibliothèque de l’hôtel de Guermantes, elle déployait, réparti dans ses plis et dans ses cassures, le plumage d’un océan vert et bleu comme la queue d’un paon. Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute aspiration vers elles, dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse m’avait peut-être empêché de jouir à Balbec, et qui maintenant, débarrassé de ce qu’il y a d’imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné, me gonflait d’allégresse. Le morceau qu’on jouait pouvait finir d’un moment à l’autre et je pouvais être obligé d’entrer au salon. Aussi je m’efforçais de tâcher de voir clair le plus vite possible dans la nature des plaisirs identiques que je venais, par trois fois en quelques minutes, de ressentir, et ensuite de dégager l’enseignement que je devais en tirer. Sur l’extrême différence qu’il y a entre l’impression vraie que nous avons eue d’une chose et l’impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter, je ne m’arrêtais pas ; me rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu’eux, et de la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes tels qu’il les avait jadis sentis, je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n’avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l’aide d’une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu’à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c’est sur tout autre chose qu’elle-même, sur des images qui ne gardent rien d’elle qu’on la juge et qu’on la déprécie. Tout au plus notais-je accessoirement que la différence qu’il y a entre chacune des impressions réelles – différences qui expliquent qu’une peinture uniforme de la vie ne puisse être ressemblante – tenait probablement à cette cause : que la moindre parole que nous avons dite à une époque de notre vie, le geste le plus insignifiant que nous avons fait était entouré, portait sur lui le reflet des choses qui logiquement ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l’intelligence, qui n’avait rien à faire d’elles pour les besoins du raisonnement, mais au milieu desquelles – ici reflet rose du soir sur le mur fleuri d’un restaurant champêtre, sensation de faim, désir des femmes, plaisir du luxe ; là volutes bleues de la mer matinale enveloppant des phrases musicales qui en émergent partiellement comme les épaules des ondines – le geste, l’acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases clos dont chacun serait rempli de choses d’une couleur, d’une odeur, d’une température absolument différentes ; sans compter que ces vases, disposés sur toute la hauteur de nos années pendant lesquelles nous n’avons cessé de changer, fût-ce seulement de rêve et de pensée, sont situés à des altitudes bien diverses, et nous donnent la sensation d’atmosphères singulièrement variées. Il est vrai que, ces changements, nous les avons accomplis insensiblement ; mais entre le souvenir qui nous revient brusquement et notre état actuel, de même qu’entre deux souvenirs d’années, de lieux, d’heures différentes, la distance est telle que cela suffirait, en dehors même d’une originalité spécifique, à les rendre incomparables les uns aux autres. Oui, si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet ; il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. Et, au passage, je remarquais qu’il y aurait dans l’œuvre d’art que je me sentais prêt déjà, sans m’y être consciemment résolu, à entreprendre, de grandes difficultés. Car j’en devrais exécuter les parties successives dans une matière en quelque sorte différente. Elle serait bien différente, celle qui conviendrait aux souvenirs de matins au bord de la mer, de celle d’après-midi à Venise, une matière distincte, nouvelle, d’une transparence, d’une sonorité spéciale, compacte, fraîchissante et rose, et différente encore si je voulais décrire les soirs de Rivebelle où, dans la salle à manger ouverte sur le jardin, la chaleur commençait à se décomposer, à retomber, à se déposer, où une dernière lueur éclairait encore les roses sur les murs du restaurant tandis que les dernières aquarelles du jour étaient encore visibles au ciel. Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j’étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s’imposait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l’assiette, l’inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j’avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu’à ce moment-là l’être que j’avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l’avenir. Cet être-là n’était jamais venu à moi, ne s’était jamais manifesté qu’en dehors de l’action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d’une analogie m’avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours. Et peut-être, si tout à l’heure je trouvais que Bergotte avait jadis dit faux en parlant des joies de la vie spirituelle, c’était parce que j’appelais vie spirituelle, à ce moment-là, des raisonnements logiques qui étaient sans rapport avec elle, avec ce qui existait en moi à ce moment – exactement comme j’avais pu trouver le monde et la vie ennuyeux parce que je les jugeais d’après des souvenirs sans vérité, alors que j’avais un tel appétit de vivre, maintenant que venait de renaître en moi, à trois reprises, un véritable moment du passé. Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux. Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce que, au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation – bruit de la fourchette et du marteau, même inégalité de pavés – à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser – la durée d’un éclair – ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur. L’être qui était rené en moi quand, avec un tel frémissement de bonheur, j’avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l’assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l’inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l’essence des choses, en elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l’observation du présent où les sens ne peuvent la lui apporter, dans la considération d’un passé que l’intelligence lui dessèche, dans l’attente d’un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité, ne conservant d’eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine, qu’elle leur assigne. Mais qu’un bruit déjà entendu, qu’une odeur respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas autrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de « mort » n’ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ? Mais ce trompe-l’œil qui mettait près de moi un moment du passé, incompatible avec le présent, ce trompe-l’œil ne durait pas. Certes, on peut prolonger les spectacles de la mémoire volontaire, qui n’engage pas plus de forces de nous-même que feuilleter un livre d’images. Ainsi jadis, par exemple, le jour où je devais aller pour la première fois chez la princesse de Guermantes, de la cour ensoleillée de notre maison de Paris j’avais paresseusement regardé, à mon choix, tantôt la place de l’Eglise à Combray, ou la plage de Balbec, comme j’aurais illustré le jour qu’il faisait en feuilletant un cahier d’aquarelles prises dans les divers lieux où j’avais été et où, avec un plaisir égoïste de collectionneur, je m’étais dit, en cataloguant ainsi les illustrations de ma mémoire : « J’ai tout de même vu de belles choses dans ma vie. » Alors ma mémoire affirmait sans doute la différence des sensations, mais elle ne faisait que combiner entre eux des éléments homogènes. Il n’en avait plus été de même dans les trois souvenirs que je venais d’avoir et où, au lieu de me faire une idée plus flatteuse de mon moi, j’avais, au contraire, presque douté de la réalité actuelle de ce moi. De même que le jour où j’avais trempé la madeleine dans l’infusion chaude, au sein de l’endroit où je me trouvais (que cet endroit fût, comme ce jour-là, ma chambre de Paris, ou, comme aujourd’hui en ce moment, la bibliothèque du prince de Guermantes, un peu avant la cour de son hôtel), il y avait eu en moi, irradiant d’une petite zone autour de moi, une sensation (goût de la madeleine trempée, bruit métallique, sensation de pas inégaux) qui était commune à cet endroit (où je me trouvais) et aussi à un autre endroit (chambre de ma tante Léonie, wagon de chemin de fer, baptistère de SaintMarc). Au moment où je raisonnais ainsi, le bruit strident d’une conduite d’eau, tout à fait pareil à ces longs cris que parfois l’été les navires de plaisance faisaient entendre le soir au large de Balbec, me fit éprouver (comme me l’avait déjà fait une fois à Paris, dans un grand restaurant, la vue d’une luxueuse salle à manger à demi vide, estivale et chaude) bien plus qu’une sensation simplement analogue à celle que j’avais à la fin de l’après-midi, à Balbec, quand, toutes les tables étant déjà couvertes de leur nappe et de leur argenterie, les vastes baies vitrées restant ouvertes tout en grand sur la digue, sans un seul intervalle, un seul « plein » de verre ou de pierre, tandis que le soleil descendait lentement sur la mer où commençaient à errer les navires, je n’avais, pour rejoindre Albertine et ses amies qui se promenaient sur la digue, qu’à enjamber le cadre de bois à peine plus haut que ma cheville, dans la charnière duquel on avait fait pour l’aération de l’hôtel glisser toutes ensemble les vitres qui se continuaient. Ce n’était d’ailleurs pas seulement un écho, un double d’une sensation passée que venait de me faire éprouver le bruit de la conduite d’eau, mais cette sensation elle-même. Dans ce cas-là comme dans tous les précédents, la sensation commune avait cherché à recréer autour d’elle le lieu ancien, cependant que le lieu actuel qui en tenait la place s’opposait de toute la résistance de sa masse à cette immigration dans un hôtel de Paris d’une plage normande ou d’un talus d’une voie de chemin de fer. La salle à manger marine de Balbec, avec son linge damassé préparé comme des nappes d’autel pour recevoir le coucher du soleil, avait cherché à ébranler la solidité de l’hôtel de Guermantes, d’en forcer les portes et avait fait vaciller un instant les canapés autour de moi, comme elle avait fait un autre jour pour les tables d’un restaurant de Paris. Toujours, dans ces résurrections-là, le lieu lointain engendré autour de la sensation commune s’était accouplé un instant comme un lutteur au lieu actuel. Toujours le lieu actuel avait été vainqueur ; toujours c’était le vaincu qui m’avait paru le plus beau, si bien que j’étais resté en extase sur le pavé inégal comme devant la tasse de thé, cherchant à maintenir aux moments où ils apparaissaient, à faire réapparaître dès qu’ils m’avaient échappé, ce Combray, cette Venise, ce Balbec envahissants et refoulés qui s’élevaient pour m’abandonner ensuite au sein de ces lieux nouveaux, mais perméables pour le passé. Et si le lieu actuel n’avait pas été aussitôt vainqueur, je crois que j’aurais perdu connaissance ; car ces résurrections du passé, dans la seconde qu’elles durent, sont si totales qu’elles n’obligent pas seulement nos yeux à cesser de voir la chambre qui est près d’eux pour regarder la voie bordée d’arbres ou la marée montante. Elles forcent nos narines à respirer l’air de lieux pourtant si lointains, notre volonté à choisir entre les divers projets qu’ils nous proposent, notre personne tout entière à se croire entourée par eux, ou du moins à trébucher entre eux et les lieux présents, dans l’étourdissement d’une incertitude pareille à celle qu’on éprouve parfois devant une vision ineffable, au moment de s’endormir. De sorte que ce que l’être par trois et quatre fois ressuscité en moi venait de goûter, c’était peut-être bien des fragments d’existence soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d’éternité, était fugitive. Et pourtant je sentais que le plaisir qu’elle m’avait donné à de rares intervalles dans ma vie était le seul qui fût fécond et véritable. Le signe de l’irréalité des autres ne se montret-il pas assez, soit dans leur impossibilité à nous satisfaire, comme, par exemple, les plaisirs mondains qui causent tout au plus le malaise provoqué par l’ingestion d’une nourriture abjecte, ou celui de l’amitié qui est une simulation puisque, pour quelques raisons morales qu’il le fasse, l’artiste qui renonce à une heure de travail pour une heure de causerie avec un ami sait qu’il sacrifie une réalité pour quelque chose qui n’existe pas (les amis n’étant des amis que dans cette douce folie que nous avons au cours de la vie, à laquelle nous nous prêtons, mais que du fond de notre intelligence nous savons l’erreur d’un fou qui croirait que les meubles vivent et causerait avec eux), soit dans la tristesse qui suit leur satisfaction, comme celle que j’avais eue, le jour où j’avais été présenté à Albertine, de m’être donné un mal pourtant bien petit afin d’obtenir une chose – connaître cette jeune fille – qui ne me semblait petite que parce que je l’avais obtenue. Même un plaisir plus profond, comme celui que j’aurais pu éprouver quand j’aimais Albertine, n’était en réalité perçu qu’inversement par l’angoisse que j’avais quand elle n’était pas là, car quand j’étais sûr qu’elle allait arriver, comme le jour où elle était revenue du Trocadéro, je n’avais pas cru éprouver plus qu’un vague ennui, tandis que je m’exaltais de plus en plus au fur et à mesure que j’approfondissais le bruit du couteau ou le goût de l’infusion, avec une joie croissante pour moi qui avais fait entrer dans ma chambre la chambre de ma tante Léonie et, à sa suite, tout Combray et ses deux côtés. Aussi, cette contemplation de l’essence des choses, j’étais maintenant décidé à m’attacher à elle, à la fixer, mais comment ? par quel moyen ? Sans doute, au moment où la raideur de la serviette m’avait rendu Balbec et pendant un instant avait caressé mon imagination, non pas seulement de la vue de la mer telle qu’elle était ce matin-là, mais de l’odeur de la chambre, de la vitesse du vent, du désir de déjeuner, de l’incertitude entre les diverses promenades, tout cela attaché à la sensation du large, comme les ailes des roues à aubes dans leur course vertigineuse ; sans doute, au moment où l’inégalité des deux pavés avait prolongé les images desséchées et nues que j’avais de Venise et de Saint-Marc dans tous les sens et toutes les dimensions, de toutes les sensations que j’y avais éprouvées, raccordant la place à l’église, l’embarcadère à la place, le canal à l’embarcadère, et à tout ce que les yeux voient du monde de désirs qui n’est réellement vu que de l’esprit, j’avais été tenté, sinon, à cause de la saison, d’aller me promener sur les eaux pour moi surtout printanières de Venise, du moins de retourner à Balbec. Mais je ne m’arrêtai pas un instant à cette pensée ; non seulement je savais que les pays n’étaient pas tels que leur nom me les peignait, et qui avait été le leur quand je me les représentais. Il n’y avait plus guère que dans mes rêves, en dormant, qu’un lieu s’étendait devant moi, fait de la pure matière entièrement distincte des choses communes qu’on voit, qu’on touche. Mais même en ce qui concernait ces images d’un autre genre encore, celles du souvenir, je savais que la beauté de Balbec, je ne l’avais pas trouvée quand j’y étais allé, et celle même qu’il m’avait laissée, celle du souvenir, ce n’était plus celle que j’avais retrouvée à mon second séjour. J’avais trop expérimenté l’impossibilité d’atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même. Ce n’était pas plus sur la place SaintMarc que ce n’avait été à mon second voyage à Balbec, ou à mon retour à Tansonville, pour voir Gilberte, que je retrouverais le Temps Perdu, et le voyage que ne faisait que me proposer une fois de plus l’illusion que ces impressions anciennes existaient hors de moi-même, au coin d’une certaine place, ne pouvait être le moyen que je cherchais. Je ne voulais pas me laisser leurrer une fois de plus, car il s’agissait pour moi de savoir enfin s’il était vraiment possible d’atteindre ce que, toujours déçu comme je l’avais été en présence des lieux et des êtres, j’avais (bien qu’une fois la pièce pour concert de Vinteuil eût semblé me dire le contraire) cru irréalisable. Je n’allais donc pas tenter une expérience de plus dans la voie que je savais depuis longtemps ne mener à rien. Des impressions telles que celles que je cherchais à fixer ne pouvaient que s’évanouir au contact d’une jouissance directe qui a été impuissante à les faire naître. La seule manière de les goûter davantage c’était de tâcher de les connaître plus complètement là où elles se trouvaient, c’est-à-dire en moi-même, de les rendre claires jusque dans leurs profondeurs. Je n’avais pu connaître le plaisir à Balbec, pas plus que celui de vivre avec Albertine, lequel ne m’avait été perceptible qu’après coup. Et si je faisais la récapitulation des déceptions de ma vie, en tant que vécue, qui me faisaient croire que sa réalité devait résider ailleurs qu’en l’action et ne rapprochait pas d’une manière purement fortuite, et en suivant les vicissitudes de mon existence, des désappointements différents, je sentais bien que la déception du voyage, la déception de l’amour n’étaient pas des déceptions différentes, mais l’aspect varié que prend, selon le fait auquel il s’applique, l’impuissance que nous avons à nous réaliser dans la jouissance matérielle, dans l’action effective. Et repensant à cette joie extra-temporelle causée, soit par le bruit de la cuiller, soit par le goût de la madeleine, je me disais : « Etait-ce cela ce bonheur proposé par la petite phrase de la sonate à Swann qui s’était trompé en l’assimilant au plaisir de l’amour et n’avait pas su le trouver dans la création artistique ; ce bonheur que m’avait fait pressentir comme plus supra- terrestre encore que n’avait fait la petite phrase de la sonate l’appel rouge et mystérieux de ce septuor que Swann n’avait pu connaître, étant mort, comme tant d’autres, avant que la vérité faite pour eux eût été révélée. D’ailleurs, elle n’eût pu lui servir, car cette phrase pouvait bien symboliser un appel, mais non créer des forces et faire de Swann l’écrivain qu’il n’était pas. Cependant, je m’avisai au bout d’un moment et après avoir pensé à ces résurrections de la mémoire que, d’une autre façon, des impressions obscures avaient quelquefois, et déjà à Combray, du côté de Guermantes, sollicité ma pensée, à la façon de ces réminiscences, mais qui cachaient non une sensation d’autrefois, mais une vérité nouvelle, une image précieuse que je cherchais à découvrir par des efforts du même genre que ceux qu’on fait pour se rappeler quelque chose, comme si nos plus belles idées étaient comme des airs de musique qui nous reviendraient sans que nous les eussions jamais entendus, et que nous nous efforcerions d’écouter, de transcrire. Je me souvins avec plaisir, parce que cela me montrait que j’étais déjà le même alors et que cela recouvrait un trait fondamental de ma nature, avec tristesse aussi en pensant que depuis lors je n’avais jamais progressé, que déjà à Combray je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m’avait forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou, en sentant qu’il y avait peutêtre sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu’ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphes qu’on croirait représenter seulement des objets matériels. Sans doute, ce déchiffrage était difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire. Car les vérités que l’intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression, matérielle parce qu’elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager l’esprit. En somme, dans ce cas comme dans l’autre, qu’il s’agisse d’impressions comme celles que m’avait données la vue des clochers de Martinville, ou de réminiscences comme celle de l’inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine, il fallait tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre chose que faire une œuvre d’art ? Et déjà les conséquences se pressaient dans mon esprit ; car qu’il s’agît de réminiscences dans le genre du bruit de la fourchette ou du goût de la madeleine, ou de ces vérités écrites à l’aide de figures dont j’essayais de chercher le sens dans ma tête, où, clochers, herbes folles, elles composaient un grimoire compliqué et fleuri, leur premier caractère était que je n’étais pas libre de les choisir, qu’elles m’étaient données telles quelles. Et je sentais que ce devait être la griffe de leur authenticité. Je n’avais pas été chercher les deux pavés de la cour où j’avais buté. Mais justement la façon fortuite, inévitable, dont la sensation avait été rencontrée contrôlait la vérité d’un passé qu’elle ressuscitait, des images qu’elle déclenchait, puisque nous sentons son effort pour remonter vers la lumière, que nous sentons la joie du réel retrouvé. Elle est le contrôle de la vérité de tout le tableau fait d’impressions contemporaines, qu’elle ramène à sa suite avec cette infaillible proportion de lumière et d’ombre, de relief et d’omission, de souvenir et d’oubli, que la mémoire ou l’observation conscientes ignoreront toujours. Le livre intérieur de ces signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention explorant mon inconscient allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour sa lecture personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistant en un acte de création où nul ne peut nous suppléer, ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l’écrire, que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là. Chaque événement, que ce fût l’affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d’autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là ; ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l’unité morale de la nation, n’avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n’étaient que des excuses parce qu’ils n’avaient pas ou plus de génie, c’est-à-dire d’instinct. Car l’instinct dicte le devoir et l’intelligence fournit les prétextes pour l’éluder. Seulement les excuses ne figurent point dans l’art, les intentions n’y sont pas comptées, à tout moment l’artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier. Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont « l’impression » ait été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par la vie qu’il s’agisse, sa figure matérielle, trace de l’impression qu’elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. Non que les idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d’être appréhendée par l’esprit, car elle est seule capable, s’il sait en dégager cette vérité, de l’amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après : Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l’art recompose exactement la vie, autour de ces vérités qu’on a atteintes en soi-même flotte une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que la pénombre que nous avons traversée. Un rayon oblique du couchant me rappelle instantanément un temps auquel je n’avais jamais repensé et où dans ma petite enfance, comme ma tante Léonie avait une fièvre que le Dr Percepied avait craint typhoïde, on m’avait fait habiter une semaine la petite chambre qu’Eulalie avait sur la place de l’Eglise, et où il n’y avait qu’une sparterie par terre et à la fenêtre un rideau de percale, bourdonnant toujours d’un soleil auquel je n’étais pas habitué. Et en voyant comme le souvenir de cette petite chambre d’ancienne domestique ajoutait tout d’un coup à ma vie passée une longue étendue si différente du reste et si délicieuse, je pensai par contraste au néant d’impressions qu’avaient apporté dans ma vie les fêtes les plus somptueuses dans les hôtels les plus princiers. La seule chose un peu triste dans cette chambre d’Eulalie était qu’on y entendait le soir, à cause de la proximité du viaduc, les hululements des trains. Mais comme je savais que ces beuglements émanaient de machines réglées, ils ne m’épouvantaient pas comme auraient pu faire, à une époque de la préhistoire, les cris poussés par un mammouth voisin dans sa promenade libre et désordonnée. Ainsi j’étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne sommes nullement libres devant l’œuvre d’art, que nous ne la faisons pas à notre gré, mais que, préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu’elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. Mais cette découverte que l’art pouvait nous faire faire n’était-elle pas, au fond, celle de ce qui devrait nous être le plus précieux, et de ce qui nous reste d’habitude à jamais inconnu, notre vraie vie, la réalité telle que nous l’avons sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons, que nous sommes emplis d’un tel bonheur quand le hasard nous en apporte le souvenir véritable. Je m’en assurais par la fausseté même de l’art prétendu réaliste et qui ne serait pas si mensonger si nous n’avions pris dans la vie l’habitude de donner à ce que nous sentons une expression qui en diffère tellement, et que nous prenons, au bout de peu de temps, pour la réalité même. Je sentais que je n’aurais pas à m’embarrasser des diverses théories littéraires qui m’avaient un moment troublé – notamment celles que la critique avait développées au moment de l’affaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre, et qui tendaient à « faire sortir l’artiste de sa tour d’ivoire », à traiter de sujets non frivoles ni sentimentaux, à peindre de grands mouvements ouvriers, et à défaut de foules, à tout le moins non plus d’insignifiants oisifs – « J’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez », disait Bloch – mais de nobles intellectuels ou des héros. D’ailleurs, même avant de discuter leur contenu logique, ces théories me paraissaient dénoter chez ceux qui les soutenaient une preuve d’infériorité, comme un enfant vraiment bien élevé, qui entend des gens chez qui on l’a envoyé déjeuner dire : « Nous avouons tout, nous sommes francs », sent que cela dénote une qualité morale inférieure à la bonne action pure et simple, qui ne dit rien. L’art véritable n’a que faire de tant de proclamations et s’accomplit dans le silence. D’ailleurs, ceux qui théorisaient ainsi employaient des expressions toutes faites qui ressemblaient singulièrement à celles d’imbéciles qu’ils flétrissaient. Et peut-être est-ce plutôt à la qualité du langage qu’au genre d’esthétique qu’on peut juger du degré auquel a été porté le travail intellectuel et moral. Mais, inversement, cette qualité du langage (et même, pour étudier les lois du caractère, on le peut aussi bien en prenant un sujet sérieux ou frivole, comme un prosecteur peut aussi bien étudier celles de l’anatomie sur le corps d’un imbécile que sur celui d’un homme de talent : les grandes lois morales, aussi bien que celles de la circulation du sang ou de l’élimination rénale, diffèrent peu selon la valeur intellectuelle des individus) dont croient pouvoir se passer les théoriciens, ceux qui admirent les théoriciens croient facilement qu’elle ne prouve pas une grande valeur intellectuelle, valeur qu’ils ont besoin, pour la discerner, de voir exprimer directement et qu’ils n’induisent pas de la beauté d’une image. D’où la grossière tentation pour l’écrivain d’écrire des œuvres intellectuelles. Grande indélicatesse. Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. Encore cette dernière ne fait-elle qu’exprimer une valeur qu’au contraire en littérature le raisonnement logique diminue. On raisonne, c’est-à-dire on vagabonde, chaque fois qu’on n’a pas la force de s’astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression de sa réalité. La réalité à exprimer résidait, je le comprenais maintenant, non dans l’apparence du sujet, mais dans le degré de pénétration de cette impression à une profondeur où cette apparence importait peu, comme le symbolisaient ce bruit de cuiller sur une assiette, cette raideur empesée de la serviette, qui m’avaient été plus précieux pour mon renouvellement spirituel que tant de conversations humanitaires, patriotiques, internationalistes. Plus de style, avais-je entendu dire alors, plus de littérature, de la vie. On peut penser combien même les simples théories de M. de Norpois « contre les joueurs de flûtes » avaient refleuri depuis la guerre. Car tous ceux qui, n’ayant pas le sens artistique, c’est-à-dire la soumission à la réalité intérieure, peuvent être pourvus de la faculté de raisonner à perte de vue sur l’art, pour peu qu’ils soient par surcroît diplomates ou financiers, mêlés aux « réalités » du temps présent, croient volontiers que la littérature est un jeu de l’esprit destiné à être éliminé de plus en plus dans l’avenir. Quelques-uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé cinématographique des choses. Cette conception était absurde. Rien ne s’éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu’une telle vue cinématographique. Justement, comme, en entrant dans cette bibliothèque, je m’étais souvenu de ce que les Goncourt disent des belles éditions originales qu’elle contient, je m’étais promis de les regarder tant que j’étais enfermé ici. Et tout en poursuivant mon raisonnement, je tirais un à un, sans trop y faire attention du reste, les précieux volumes, quand, au moment où j’ouvrais distraitement l’un d’eux : François le Champi de George Sand, je me sentis désagréablement frappé comme par quelque impression trop en désaccord avec mes pensées actuelles, jusqu’au moment où, avec une émotion qui alla jusqu’à me faire pleurer, je reconnus combien cette impression était d’accord avec elles. Tel, à l’instant que dans la chambre mortuaire les employés des pompes funèbres se préparent à descendre la bière, le fils d’un homme qui a rendu des services à la patrie serrant la main aux derniers amis qui défilent, si tout à coup retentit sous les fenêtres une fanfare, se révolte, croyant à quelque moquerie dont on insulte son chagrin, puis lui, qui est resté maître de soi jusque-là, ne peut plus retenir ses larmes, lorsqu’il vient à comprendre que ce qu’il entend c’est la musique d’un régiment qui s’associe à son deuil et rend honneur à la dépouille de son père. Tel, je venais de reconnaître la douloureuse impression que j’avais éprouvée, en lisant le titre d’un livre dans la bibliothèque du prince de Guermantes, titre qui m’avait donné l’idée que la littérature nous offrait vraiment ce monde du mystère que je ne trouvais plus en elle. Et pourtant ce n’était pas un livre bien extraordinaire, c’était François le Champi, mais ce nom-là, comme le nom des Guermantes, n’était pas pour moi comme ceux que j’avais connus depuis. Le souvenir de ce qui m’avait semblé inexplicable dans le sujet de François le Champi, tandis que maman me lisait le livre de George Sand, était réveillé par ce titre, aussi bien que le nom de Guermantes (quand je n’avais pas vu les Guermantes depuis longtemps) contenait pour moi tant de féodalité – comme François le Champi l’essence du roman – et se substituait pour un instant à l’idée fort commune de ce que sont les romans berrichons de George Sand. Dans un dîner, quand la pensée reste toujours à la surface, j’aurais pu sans doute parler de François le Champi et des Guermantes sans que ni l’un ni l’autre fussent ceux de Combray. Mais quand j’étais seul, comme en ce moment, c’est à une profondeur plus grande que j’avais plongé. A ce moment-là l’idée que telle personne dont j’avais fait la connaissance dans le monde était la cousine de Mme de Guermantes, c’est-à-dire d’un personnage de lanterne magique, me semblait incompréhensible, et tout autant que les plus beaux livres que j’avais lus fussent – je ne dis pas même supérieurs, ce qu’ils étaient pourtant – mais égaux à cet extraordinaire François le Champi. C’était une impression d’enfance bien ancienne, où mes souvenirs d’enfance et de famille étaient tendrement mêlés et que je n’avais pas reconnue tout de suite. Je m’étais au premier instant demandé avec colère quel était l’étranger qui venait me faire mal, et l’étranger c’était moi-même, c’était l’enfant que j’étais alors, que le livre venait de susciter en moi, car de moi ne connaissant que cet enfant, c’est cet enfant que le livre avait appelé tout de suite, ne voulant être regardé que par ses yeux, aimé que par son cœur et ne parler qu’à lui. Aussi ce livre que ma mère m’avait lu haut à Combray, presque jusqu’au matin, avait-il gardé pour moi tout le charme de cette nuit-là. Certes, la « plume » de George Sand, pour prendre une expression de Brichot qui aimait tant dire qu’un livre était écrit d’une plume alerte, ne me semblait pas du tout, comme elle avait paru si longtemps à ma mère avant qu’elle modelât lentement ses goûts littéraires sur les miens, une plume magique. Mais c’était une plume que, sans le vouloir, j’avais électrisée comme s’amusent souvent à faire les collégiens, et voici que mille riens de Combray, et que je n’apercevais plus depuis longtemps, sautaient légèrement d’eux-mêmes et venaient à la queue leu leu se suspendre au bec aimanté, en une chaîne interminable et tremblante de souvenirs. Certains esprits qui aiment le mystère veulent croire que les objets conservent quelque chose des yeux qui les regardèrent, que les monuments et les tableaux ne nous apparaissent que sous le voile sensible que leur ont tissé l’amour et la contemplation de tant d’adorateurs pendant des siècles. Cette chimère deviendrait vraie s’ils la transposaient dans le domaine de la seule réalité pour chacun, dans le domaine de sa propre sensibilité. Oui, en ce sens-là, en ce sens-là seulement ; mais il est bien plus grand, une chose que nous avons regardée autrefois, si nous la revoyons, nous rapporte, avec le regard que nous y avons posé, toutes les images qui le remplissaient alors. C’est que les choses – un livre sous sa couverture rouge comme les autres – sitôt qu’elles sont perçues par nous, deviennent en nous quelque chose d’immatériel, de même nature que toutes nos préoccupations ou nos sensations de ce temps-là, et se mêlent indissolublement à elles. Tel nom lu dans un livre autrefois, contient entre ses syllabes le vent rapide et le soleil brillant qu’il faisait quand nous le lisions. Dans la moindre sensation apportée par le plus humble aliment, l’odeur du café au lait, nous retrouvons cette vague espérance d’un beau temps qui, si souvent, nous sourit, quand la journée était encore intacte et pleine, dans l’incertitude du ciel matinal ; une heure est un vase rempli de parfum, de sons, de moments, d’humeurs variées, de climats. De sorte que la littérature qui se contente de « décrire les choses », d’en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui, tout en s’appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardaient l’essence, et l’avenir, où elles nous incitent à le goûter de nouveau. C’est elle que l’art digne de ce nom doit exprimer, et, s’il y échoue, on peut encore tirer de son impuissance un enseignement (tandis qu’on n’en tire aucun des réussites du réalisme), à savoir que cette essence est en partie subjective et incommunicable. Bien plus, une chose que nous vîmes à une certaine époque, un livre que nous lûmes ne restent pas unis à jamais seulement à ce qu’il y avait autour de nous ; il le reste aussi fidèlement à ce que nous étions alors, il ne peut plus être repassé que par la sensibilité, par la personne que nous étions alors ; si je reprends, même par la pensée, dans la bibliothèque, François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre : François le Champi, et qui le lit comme il le lut alors, avec la même impression du temps qu’il faisait dans le jardin, les mêmes rêves qu’il formait alors sur les pays et sur la vie, la même angoisse du lendemain. Que je revoie une chose d’un autre temps, c’est un autre jeune homme qui se lèvera. Et ma personne d’aujourd’hui n’est qu’une carrière abandonnée, qui croit que tout ce qu’elle contient est pareil et monotone, mais d’où chaque souvenir, comme un sculpteur de Grèce, tire des statues innombrables. Je dis chaque chose que nous revoyons, car les livres se comportant en cela comme ces choses, la manière dont leur dos s’ouvrait, le grain du papier peut avoir gardé en lui un souvenir aussi vif de la façon dont j’imaginais alors Venise et du désir que j’avais d’y aller que les phrases mêmes des livres. Plus vif même, car celles-ci gênent parfois, comme ces photographies d’un être devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu’en se contentant de penser à lui. Certes, pour bien des livres de mon enfance, et, hélas, pour certains livres de Bergotte lui-même, quand un soir de fatigue il m’arrivait de les prendre, ce n’était pourtant que comme j’aurais pris un train dans l’espoir de me reposer par la vision de choses différentes et en respirant l’atmosphère d’autrefois. Mais il arrive que cette évocation recherchée se trouve entravée, au contraire, par la lecture prolongée du livre. Il en est un de Bergotte (qui dans la bibliothèque du prince portait une dédicace d’une flagornerie et d’une platitude extrêmes), lu jadis en entier un jour d’hiver où je ne pouvais voir Gilberte, et où je ne peux réussir à retrouver les pages que j’aimais tant. Certains mots me feraient croire que ce sont elles, mais c’est impossible. Où serait donc la beauté que je leur trouvais ? Mais du volume lui-même la neige qui couvrait les ChampsElysées le jour où je le lus n’a pas été enlevée. Je la vois toujours. Et c’est pour cela que si j’avais été tenté d’être bibliophile, comme l’était le prince de Guermantes, je ne l’aurais été que d’une façon, mais de façon particulière, comme celle qui recherche cette beauté indépendante de la valeur propre d’un livre et qui lui vient pour les amateurs de connaître les bibliothèques par où il a passé, de savoir qu’il fut donné à l’occasion de tel événement, par tel souverain à tel homme célèbre, de l’avoir suivi, de vente en vente, à travers sa vie ; cette beauté, historique en quelque sorte, d’un livre ne serait pas perdue pour moi. Mais c’est plus volontiers de l’histoire de ma propre vie, c’est-àdire non pas en simple curieux, que je la dégagerais ; et ce serait souvent non pas à l’exemplaire matériel que je l’attacherais, mais à l’ouvrage, comme à ce François le Champi contemplé pour la première fois dans ma petite chambre de Combray, pendant la nuit peut-être la plus douce et la plus triste de ma vie – où j’avais, hélas (dans un temps où me paraissaient bien inaccessibles les mystérieux Guermantes), obtenu de mes parents une première abdication d’où je pouvais faire dater le déclin de ma santé et de mon vouloir, mon renoncement chaque jour aggravé à une tâche difficile – et retrouvé aujourd’hui dans la bibliothèque des Guermantes, précisément par le jour le plus beau, et dont s’éclairaient soudain non seulement les tâtonnements anciens de ma pensée, mais même le but de ma vie et peutêtre de l’art. Pour les exemplaires eux-mêmes des livres, j’eusse été, d’ailleurs, capable de m’y intéresser, dans une acception vivante. La première édition d’un ouvrage m’eût été plus précieuse que les autres, mais j’aurais entendu par elle l’édition où je le lus pour la première fois. Je rechercherais les éditions originales, je veux dire celles où j’eus de ce livre une impression originale. Car les impressions suivantes ne le sont plus. Je collectionnerais pour les romans les reliures d’autrefois, celles du temps où je lus mes premiers romans et qui entendaient tant de fois papa me dire : « Tiens-toi droit. » Comme la robe où nous vîmes pour la première fois une femme, elles m’aideraient à retrouver l’amour que j’avais alors, la beauté sur laquelle j’ai superposé tant d’images, de moins en moins aimées, pour pouvoir retrouver la première, moi qui ne suis pas le moi qui l’ai vu et qui dois céder la place au moi que j’étais alors afin qu’il appelle la chose qu’il connut et que mon moi d’aujourd’hui ne connaît point. La bibliothèque que je composerais ainsi serait même d’une valeur plus grande encore, car les livres que je lus jadis à Combray, à Venise, enrichis maintenant par ma mémoire de vastes enluminures représentant l’église Saint-Hilaire, la gondole amarrée au pied de Saint-Georges le Majeur sur le Grand Canal incrusté de scintillants saphirs, seraient devenus dignes de ces « livres à images », bibles historiées, que l’amateur n’ouvre jamais pour lire le texte mais pour s’enchanter une fois de plus des couleurs qu’y a ajoutées quelque émule de Fouquet et qui font tout le prix de l’ouvrage. Et pourtant, même n’ouvrir ces livres lus autrefois que pour regarder les images qui ne les ornaient pas alors me semblerait encore si dangereux que, même en ce sens, le seul que je pusse comprendre, je ne serais pas tenté d’être bibliophile. Je sais trop combien ces images laissées par l’esprit sont aisément effacées par l’esprit. Aux anciennes il en substitue de nouvelles qui n’ont plus le même pouvoir de résurrection. Et si j’avais encore le François le Champi que maman sortit un soir du paquet de livres que ma grand’mère devait me donner pour ma fête, je ne le regarderais jamais ; j’aurais trop peur d’y insérer peu à peu de mes impressions d’aujourd’hui couvrant complètement celles d’autrefois, j’aurais trop peur de le voir devenir à ce point une chose du présent que, quand je lui demanderais de susciter une fois encore l’enfant qui déchiffra son titre dans la petite chambre de Combray, l’enfant, ne reconnaissant pas son accent, ne répondît plus à son appel et restât pour toujours enterré dans l’oubli. *** L’idée d’un art populaire comme d’un art patriotique, si même elle n’avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S’il s’agissait de le rendre accessible au peuple, on sacrifiait les raffinements de la forme « bons pour des oisifs » ; or, j’avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. A cet égard, un art, populaire par la forme, eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu’à ceux de la Confédération générale du travail ; quant aux sujets, les romans populaires enivrent autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant, et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers. Dès le début de la guerre, M. Barrès avait dit que l’artiste (en l’espèce le Titien) doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il ne peut la servir qu’en étant artiste, c’est-à-dire qu’à condition, au moment où il étudie les lois de l’Art, institue ses expériences et fait ses découvertes, aussi délicates que celles de la Science, de ne pas penser à autre chose – fût-ce à la patrie – qu’à la vérité qui est devant lui. N’imitons pas les révolutionnaires qui par « civisme » méprisaient, s’ils ne les détruisaient pas, les œuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honoraient davantage la France que tous ceux de la Révolution. L’anatomie n’est peutêtre pas ce que choisirait un cœur tendre, si l’on avait le choix. Ce n’est pas la bonté de son cœur vertueux, laquelle était fort grande, qui a fait écrire à Choderlos de Laclos les Liaisons Dangereuses, ni son goût pour la bourgeoisie, petite ou grande, qui a fait choisir à Flaubert comme sujets ceux de Madame Bovary et de l’Education Sentimentale. Certains disaient que l’art d’une époque de hâte serait bref, comme ceux qui prédisaient avant la guerre qu’elle serait courte. Le chemin de fer devait aussi tuer la contemplation, il était vain de regretter le temps des diligences, mais l’automobile remplit leur fonction et arrête à nouveau les touristes vers les églises abandonnées. Une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d’un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d’une lointaine nuit d’été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d’un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui – rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l’une et l’autre, pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d’une alliance de mots. La nature elle-même, à ce point de vue, ne m’avait-elle pas mis sur la voie de l’art, n’était-elle pas commencement d’art, elle qui souvent ne m’avait permis de connaître la beauté d’une chose que longtemps après, dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de ses cloches, les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau ? Le rapport peut être peu intéressant, les objets médiocres, le style mauvais, mais tant qu’il n’y a pas eu cela il n’y a rien eu. La littérature qui se contente de « décrire les choses », de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur surface, est, malgré sa prétention réaliste, la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, ne parlât-elle que de gloire et de grandeurs, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardent l’essence, et l’avenir, où elles nous incitent à le goûter encore. Mais il y avait plus. Si la réalité était cette espèce de déchet de l’expérience, à peu près identique pour chacun, parce que, quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le « style », la « littérature » qui s’écarteraient de leur simple donnée seraient un horsd’œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela la réalité ? Si j’essayais de me rendre compte de ce qui se passe, en effet, en nous au moment où une chose nous fait une certaine impression, soit que, comme ce jour où, en passant sur le pont de la Vivonne, l’ombre d’un nuage sur l’eau m’eût fait crier « zut alors ! » en sautant de joie ; soit qu’écoutant une phrase de Bergotte tout ce que j’eusse vu de mon impression c’est ceci qui ne lui convenait pas spécialement : « C’est admirable » ; soit qu’irrité d’un mauvais procédé, Bloch prononçât ces mots qui ne convenaient pas du tout à une aventure si vulgaire : « Qu’on agisse ainsi, je trouve cela même fantastique » ; soit quand, flatté d’être bien reçu chez les Guermantes, et d’ailleurs un peu grisé par leurs vins, je n’aie pu m’empêcher de dire à mi-voix, seul, en les quittant : « Ce sont tout de même des êtres exquis avec qui il serait doux de passer la vie », je m’apercevais que, pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. Or si, quand il s’agit du langage inexact de l’amour-propre par exemple, le redressement de l’oblique discours intérieur (qui va s’éloignant de plus en plus de l’impression première et cérébrale) jusqu’à ce qu’il se confonde avec la droite qui aurait dû partir de l’impression, si ce redressement est chose malaisée contre quoi boude notre paresse, il est d’autres cas, celui où il s’agit de l’amour, par exemple, où ce même redressement devient douloureux. Toutes nos feintes indifférences, toute notre indignation contre ses mensonges si naturels, si semblables à ceux que nous pratiquons nousmêmes, en un mot tout ce que nous n’avons cessé, chaque fois que nous étions malheureux ou trahis, non seulement de dire à l’être aimé, mais même, en attendant de le voir, de nous dire sans fin à nous-mêmes, quelquefois à haute voix, dans le silence de notre chambre troublé par quelques : « non, vraiment, de tels procédés sont intolérables » et « j’ai voulu te recevoir une dernière fois et ne nierai pas que cela me fasse de la peine », ramener tout cela à la vérité ressentie dont cela s’était tant écarté, c’est abolir tout ce à quoi nous tenions le plus, ce qui, seul à seul avec nous-mêmes, dans des projets fiévreux de lettres et de démarches, fut notre entretien passionné avec nous-mêmes. Même dans les joies artistiques, qu’on recherche pourtant en vue de l’impression qu’elles donnent, nous nous arrangeons le plus vite possible à laisser de côté comme inexprimable ce qui est précisément cette impression même, et à nous attacher à ce qui nous permet d’en éprouver le plaisir sans le connaître, jusqu’au fond et de croire le communiquer à d’autres amateurs avec qui la conversation sera possible, parce que nous leur parlerons d’une chose qui est la même pour eux et pour nous, la racine personnelle de notre propre impression étant supprimée. Dans les moments mêmes où nous sommes les spectateurs les plus désintéressés de la nature, de la société, de l’amour, de l’art lui-même, comme toute impression est double, à demi engainée dans l’objet, prolongée en nous-mêmes par une autre moitié que seuls nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c’est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher, et nous ne tenons compte que de l’autre moitié qui, ne pouvant pas être approfondie parce qu’elle est extérieure, ne sera cause pour nous d’aucune fatigue : le petit sillon qu’une phrase musicale ou la vue d’une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher de l’apercevoir. Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons voir l’église jusqu’à ce que – dans cette fuite loin de notre propre vie que nous n’avons pas le courage de regarder, et qui s’appelle l’érudition – nous les connaissions aussi bien, de la même manière, que le plus savant amateur de musique ou d’archéologie. Aussi combien s’en tiennent là qui n’extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l’art. Ils ont les chagrins qu’ont les vierges et les paresseux, et que la fécondité dans le travail guérirait. Ils sont plus exaltés à propos des œuvres d’art que les véritables artistes, car leur exaltation n’étant pas pour eux l’objet d’un dur labeur d’approfondissement, elle se répand au dehors, échauffe leurs conversations, empourpre leur visage ; ils croient accomplir un acte en hurlant à se casser la voix : « Bravo, bravo » après l’exécution d’une œuvre qu’ils aiment. Mais ces manifestations ne les forcent pas à éclaircir la nature de leur amour, ils ne la connaissent pas. Cependant celui-ci, inutilisé, reflue même sur leurs conversations les plus calmes, leur fait faire de grands gestes, des grimaces, des hochements de tête quand ils parlent d’art. « J’ai été à un concert où on jouait une musique qui, je vous avouerai, ne m’emballait pas. On commence alors le quatuor. Ah ! mais, nom d’une pipe ! ça change (la figure de l’amateur à ce moment-là exprime une inquiétude anxieuse comme s’il pensait : « Mais je vois des étincelles, ça sent le roussi, il y a le feu »). Tonnerre de Dieu, ce que j’entends là c’est exaspérant, c’est mal écrit, mais c’est épastrouillant, ce n’est pas l’œuvre de tout le monde. » Encore, si risibles que soient ces amateurs, ils ne sont pas tout à fait à dédaigner. Ils sont les premiers essais de la nature qui veut créer l’artiste, aussi informes, aussi peu viables que ces premiers animaux qui précédèrent les espèces actuelles et qui n’étaient pas constitués pour durer. Ces amateurs velléitaires et stériles doivent nous toucher comme ces premiers appareils qui ne purent quitter la terre mais où résidait, non encore le moyen secret et qui restait à découvrir, mais le désir du vol. « Et, mon vieux, ajoute l’amateur en vous prenant par le bras, moi c’est la huitième fois que je l’entends, et je vous jure bien que ce n’est pas la dernière. » Et, en effet, comme ils n’assimilent pas ce qui dans l’art est vraiment nourricier, ils ont tout le temps besoin de joies artistiques, en proie à une boulimie qui ne les rassasie jamais. Ils vont donc applaudir longtemps de suite la même œuvre, croyant, de plus, que leur présence réalise un devoir, un acte, comme d’autres personnes la leur à une séance d’un Conseil d’administration, à un enterrement. Puis viennent des œuvres autres, même opposées, que ce soit en littérature, en peinture ou en musique. Car la faculté de lancer des idées, des systèmes, et surtout de se les assimiler, a toujours été beaucoup plus fréquente, même chez ceux qui produisent, que le véritable goût, mais prend une extension plus considérable depuis que les revues, les journaux littéraires se sont multipliés (et avec eux les vocations factices d’écrivains et d’artistes). Ainsi la meilleure partie de la jeunesse, la plus intelligente, la plus intéressée, n’aimait-elle plus que les œuvres ayant une haute portée morale et sociologique, même religieuse. Elle s’imaginait que c’était là le critérium de la valeur d’une œuvre, renouvelant ainsi l’erreur des David, des Chenavard, des Brunetière, etc. On préférait à Bergotte, dont les plus jolies phrases avaient exigé en réalité un bien plus profond repli sur soi-même, des écrivains qui semblaient plus profonds simplement parce qu’ils écrivaient moins bien. La complication de son écriture n’était faite que pour des gens du monde, disaient des démocrates, qui faisaient ainsi aux gens du monde un honneur immérité. Mais dès que l’intelligence raisonneuse veut se mettre à juger des œuvres d’art, il n’y a plus rien de fixe, de certain : on peut démontrer tout ce qu’on veut. Alors que la réalité du talent est un bien, une acquisition universelle, dont on doit avant tout constater la présence sous les modes apparentes de la pensée et du style, c’est sur ces dernières que la critique s’arrête pour classer les auteurs. Elle sacre prophète à cause de son ton péremptoire, de son mépris affiché pour l’école qui l’a précédé, un écrivain qui n’apporte nul message nouveau. Cette constante aberration de la critique est telle qu’un écrivain devrait presque préférer être jugé par le grand public (si celui-ci n’était incapable de se rendre compte même de ce qu’un artiste a tenté dans un ordre de recherches qui lui est inconnu). Car il y a plus d’analogie entre la vie instinctive du public et le talent d’un grand écrivain, qui n’est qu’un instinct religieusement écouté au milieu du silence, imposé à tout le reste, un instinct perfectionné et compris, qu’avec le verbiage superficiel et les critères changeants des juges attitrés. Leur logomachie se renouvelle de dix ans en dix ans (car le kaléidoscope n’est pas composé seulement par les groupes mondains, mais par les idées sociales, politiques, religieuses qui prennent une ampleur momentanée grâce à leur réfraction dans les masses étendues, mais restent limitées malgré cela à la courte vie des idées dont la nouveauté n’a pu séduire que des esprits peu exigeants en fait de preuves). Ainsi s’étaient succédé les partis et les écoles, faisant se prendre à eux toujours les mêmes esprits, hommes d’une intelligence relative, toujours voués aux engouements dont s’abstiennent des esprits plus scrupuleux et plus difficiles en fait de preuves. Malheureusement, justement parce que les autres ne sont que de demiesprits, ils ont besoin de se compléter dans l’action, ils agissent ainsi plus que les esprits supérieurs, attirent à eux la foule et créent autour d’eux non seulement les réputations surfaites et les dédains injustifiés mais les guerres civiles et les guerres extérieures, dont un peu de critique point royaliste sur soimême devrait préserver. Et quant à la jouissance que donne à un esprit parfaitement juste, à un cœur vraiment vivant, la belle pensée d’un maître, elle est sans doute entièrement saine, mais, si précieux que soient les hommes qui la goûtent vraiment (combien y en a-t-il en vingt ans), elle les réduit tout de même à n’être que la pleine conscience d’un autre. Qu’un homme ait tout fait pour être aimé d’une femme qui n’eût pu que le rendre malheureux, mais n’ait même pas réussi, malgré ses efforts redoublés pendant des années, à obtenir un rendez-vous de cette femme, au lieu de chercher à exprimer ses souffrances et le péril auquel il a échappé, il relit sans cesse, en mettant sous elle « un million de mots » et les souvenirs les plus émouvants de sa propre vie, cette pensée de La Bruyère : « Les hommes souvent veulent aimer et ne sauraient y réussir, ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer, et, si j’ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres. » Que ce soit ce sens ou non qu’ait eu cette pensée pour celui qui l’écrivit (pour qu’elle l’eût, et ce serait plus beau, il faudrait « être aimés » au lieu d’« aimer »), il est certain qu’en lui ce lettré sensible la vivifie, la gonfle de signification jusqu’à la faire éclater, il ne peut la redire qu’en débordant de joie tant il la trouve vraie et belle, mais il n’y a malgré tout rien ajouté, et il reste seulement la pensée de La Bruyère. Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque, puisque c’est sous de petites choses comme celles qu’elle note que la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d’un aéroplane, dans la ligne du clocher de SaintHilaire, le passé dans la saveur d’une madeleine, etc.) et qu’elles sont sans signification par elles-mêmes si on ne l’en dégage pas ? Peu à peu conservée par la mémoire, c’est la chaîne de toutes les impressions inexactes, où ne reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c’est ce mensonge-là que ne ferait que reproduire un art soi-disant « vécu », simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate, qu’on se demande où celui qui s’y livre trouve l’étincelle joyeuse et motrice, capable de le mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne. La grandeur de l’art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l’avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie, par conséquent, réellement vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Ressaisir notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et qui bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont ils émanaient, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial. Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l’amour-propre, la passion, l’intelligence et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’« observer », dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites, et souvent lues à rebours, et péniblement déchiffrées. Ce travail qu’avaient fait notre amourpropre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs, où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous qu’il nous fera suivre. Et sans doute c’était une grande tentation que de recréer la vraie vie, de rajeunir les impressions. Mais il y fallait du courage de tout genre et même sentimental. Car c’était avant tout abroger ses plus chères illusions, cesser de croire à l’objectivité de ce qu’on a élaboré soi-même, et au lieu de se bercer une centième fois de ces mots « elle était bien gentille », lire au travers : « j’avais du plaisir à l’embrasser ». Certes, ce que j’avais éprouvé dans ces heures d’amour, tous les hommes l’éprouvent aussi. On éprouve, mais ce qu’on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu’on ne les a pas mis près d’une lampe, et qu’eux aussi il faut regarder à l’envers : on ne sait pas ce que c’est tant qu’on ne l’a pas approché de l’intelligence. Alors seulement quand elle l’a éclairé, quand elle l’a intellectualisé, on distingue, et avec quelle peine, la figure de ce qu’on a senti. Mais je me rendais compte aussi que cette souffrance, que j’avais connue d’abord avec Gilberte, que notre amour n’appartienne pas à l’être qui l’inspire, est salutaire accessoirement comme moyen. (Car si peu que notre vie doive durer, ce n’est que pendant que nous souffrons que nos pensées, en quelque sorte agitées de mouvements perpétuels et changeants, font monter comme dans une tempête, à un niveau d’où nous pouvons les voir, toute cette immensité réglée par des lois, sur laquelle, postés à une fenêtre mal placée, nous n’avons pas vue, car le calme du bonheur la laisse unie et à un niveau trop bas ; peutêtre seulement pour quelques grands génies ce mouvement existe-t-il constamment sans qu’il y ait besoin pour eux des agitations de la douleur ; encore n’est-il pas certain, quand nous contemplons l’ample et régulier développement de leurs œuvres joyeuses, que nous ne soyons trop portés à supposer d’après la joie de l’œuvre celle de la vie, qui a peut-être été au contraire constamment douloureuse.) Mais principalement parce que si notre amour n’est pas seulement d’une Gilberte, ce qui nous fit tant souffrir ce n’est pas parce qu’il est aussi l’amour d’une Albertine, mais parce qu’il est une portion de notre âme plus durable que les moi divers qui meurent successivement en nous et qui voudraient égoïstement le retenir, portion de notre âme qui doit, quelque mal, d’ailleurs utile, que cela nous fasse, se détacher des êtres pour que nous en comprenions, et pour en restituer la généralité et donner cet amour, la compréhension de cet amour, à tous, à l’esprit universel et non à telle puis à telle, en lesquelles tel puis tel de ceux que nous avons été successivement voudraient se fondre. Il me fallait donc rendre leur sens aux moindres signes qui m’entouraient (Guermantes, Albertine, Gilberte, Saint-Loup, Balbec, etc.) et auxquels l’habitude l’avait fait perdre pour moi. Nous devons savoir que lorsque nous aurons atteint la réalité, pour l’exprimer, pour la conserver, nous devrons écarter ce qui est différent d’elle et ce que ne cesse de nous apporter la vitesse acquise de l’habitude. Plus que tout j’écarterais donc ces paroles que les lèvres plutôt que l’esprit choisissent, ces paroles pleines d’humour, comme on dit dans la conversation, et qu’après une longue conversation avec les autres on continue à s’adresser facticement et qui nous remplissent l’esprit de mensonges, ces paroles toutes physiques qu’accompagne chez l’écrivain qui s’abaisse à les transcrire le petit sourire, la petite grimace qui altère à tout moment, par exemple, la phrase parlée d’un Sainte-Beuve, tandis que les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie mais de l’obscurité et du silence. Et comme l’art recompose exactement la vie, autour des vérités qu’on a atteintes en soi-même flottera toujours une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que le vestige de la pénombre que nous avons dû traverser, l’indication, marquée exactement comme par un altimètre, de la profondeur d’une œuvre. (Car cette profondeur n’est pas inhérente à certains sujets, comme le croient des romanciers matérialistement spiritualistes puisqu’ils ne peuvent pas descendre au delà du monde des apparences et dont toutes les nobles intentions, pareilles à ces vertueuses tirades habituelles chez certaines personnes incapables du plus petit effort de bonté, ne doivent pas nous empêcher de remarquer qu’ils n’ont même pas eu la force d’esprit de se débarrasser de toutes les banalités de forme acquises par l’imitation.) Quant aux vérités que l’intelligence – même des plus hauts esprits – cueille à claire-voie, devant elle, en pleine lumière, leur valeur peut être très grande ; mais elles ont des contours plus secs et sont planes, n’ont pas de profondeur parce qu’il n’y a pas eu de profondeurs à franchir pour les atteindre, parce qu’elles n’ont pas été recréées. Souvent des écrivains au fond de qui n’apparaissent plus ces vérités mystérieuses n’écrivent plus, à partir d’un certain âge, qu’avec leur intelligence qui a pris de plus en plus de force ; les livres de leur âge mûr ont, à cause de cela, plus de force que ceux de leur jeunesse, mais ils n’ont plus le même velours. Je sentais pourtant que ces vérités, que l’intelligence dégage directement de la réalité ne sont pas à dédaigner entièrement, car elles pourraient enchâsser d’une manière moins pure, mais encore pénétrée d’esprit, ces impressions que nous apporte hors du temps l’essence commune aux sensations du passé et du présent, mais qui, plus précieuses, sont aussi trop rares pour que l’œuvre d’art puisse être composée seulement avec elles. Capables d’être utilisées pour cela, je sentais se presser en moi une foule de vérités relatives aux passions, aux caractères, aux mœurs. Chaque personne qui nous fait souffrir peut être rattachée par nous à une divinité dont elle n’est qu’un reflet fragmentaire et le dernier degré, divinité dont la contemplation en tant qu’idée nous donne aussitôt de la joie au lieu de la peine que nous avions. Tout l’art de vivre, c’est de ne nous servir des personnes qui nous font souffrir que comme d’un degré permettant d’accéder à sa forme divine et de peupler ainsi journellement notre vie de divinités. La perception de ces vérités me causait de la joie ; pourtant il me semblait me rappeler que plus d’une d’entre elles, je l’avais découverte dans la souffrance, d’autres dans de bien médiocres plaisirs. Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m’avait fait apercevoir que l’œuvre d’art était le seul moyen de retrouver le Temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur emmagasinée par moi, sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. Comme la graine, je pourrais mourir quand la plante se serait développée, et je me trouvais avoir vécu pour elle sans le savoir, sans que jamais ma vie me parût devoir entrer jamais en contact avec ces livres que j’aurais voulu écrire et pour lesquels, quand je me mettais autrefois à ma table, je ne trouvais pas de sujet. Ainsi toute ma vie jusqu’à ce jour aurait pu et n’aurait pas pu être résumée sous ce titre : Une vocation. Elle ne l’aurait pas pu en ce sens que la littérature n’avait joué aucun rôle dans ma vie. Elle l’aurait pu en ce que cette vie, les souvenirs de ses tristesses, de ses joies, formaient une réserve pareille à cet albumen qui est logé dans l’ovule des plantes et dans lequel celui-ci puise sa nourriture pour se transformer en graine, en ce temps où on ignore encore que l’embryon d’une plante se développe, lequel est pourtant le lieu de phénomènes chimiques et respiratoires secrets mais très actifs. Ainsi ma vie étaitelle en rapport avec ce qui amènerait sa maturation. Et ceux qui se nourriraient ensuite d’elle ignoreraient ce qui aurait été fait pour leur nourriture, comme ignorent ceux qui mangent les graines alimentaires que les riches substances qu’elles contiennent ont d’abord nourri la graine et permis sa maturation. En cette matière, les mêmes comparaisons, qui sont fausses si on part d’elles, peuvent être vraies si on y aboutit. Le littérateur envie le peintre, il aimerait prendre des croquis, des notes, il est perdu s’il le fait. Mais quand il écrit, il n’est pas un geste de ses personnages, un tic, un accent, qui n’ait été apporté à son inspiration par sa mémoire ; il n’est pas un nom de personnage inventé sous lequel il ne puisse mettre soixante noms de personnages vus, dont l’un a posé pour la grimace, l’autre pour le monocle, tel pour la colère, tel pour le mouvement avantageux du bras, etc. Et alors l’écrivain se rend compte que si son rêve d’être un peintre n’était pas réalisable d’une manière consciente et volontaire, il se trouve pourtant avoir été réalisé et que l’écrivain lui aussi a fait son carnet de croquis sans le savoir… Car, mû par l’instinct qui était en lui, l’écrivain, bien avant qu’il crût le devenir un jour, omettait régulièrement de regarder tant de choses que les autres remarquent, ce qui le faisait accuser par les autres de distraction et par lui-même de ne savoir ni écouter ni voir, mais pendant ce temps-là il dictait à ses yeux et à ses oreilles de retenir à jamais ce qui semblait aux autres des riens puérils, l’accent avec lequel avait été dite une phrase, et l’air de figure et le mouvement d’épaules qu’avait fait à un certain moment telle personne dont il ne sait peut-être rien d’autre, il y a de cela bien des années, et cela parce que, cet accent, il l’avait déjà entendu, ou sentait qu’il pourrait le réentendre, que c’était quelque chose de renouvelable, de durable ; c’est le sentiment du général qui, dans l’écrivain futur, choisit lui-même ce qui est général et pourra entrer dans l’œuvre d’art. Car il n’a écouté les autres que quand, si bêtes ou si fous qu’ils fussent, répétant comme des perroquets ce que disent les gens de caractère semblable, ils s’étaient faits par là même les oiseaux prophètes, les porte-paroles d’une loi psychologique. Il ne se souvient que du général. Par de tels accents, par de tels jeux de physionomie, par de tels mouvements d’épaules, eussent-ils été vus dans sa plus lointaine enfance, la vie des autres est représentée en lui et, quand plus tard il écrira, elle lui servira à recréer la réalité, soit en composant un mouvement d’épaules commun à beaucoup, vrai comme s’il était noté sur le cahier d’un anatomiste, mais gravé ici pour exprimer une vérité psychologique, soit en emmanchant sur ce mouvement d’épaules un mouvement de cou fait par un autre, chacun ayant donné son instant de pose. Il n’est pas certain que, pour créer une œuvre littéraire, l’imagination et la sensibilité ne soient pas des qualités interchangeables et que la seconde ne puisse sans grand inconvénient être substituée à la première, comme des gens dont l’estomac est incapable de digérer chargent de cette fonction leur intestin. Un homme né sensible et qui n’aurait pas d’imagination pourrait malgré cela écrire des romans admirables. La souffrance que les autres lui causeraient, ses efforts pour la prévenir, les conflits qu’elle et la seconde personne cruelle créeraient, tout cela, interprété par l’intelligence, pourrait faire la matière d’un livre non seulement aussi beau que s’il était imaginé, inventé, mais encore aussi extérieur à la rêverie de l’auteur s’il avait été livré à lui-même et heureux, aussi surprenant pour lui-même, aussi accidentel qu’un caprice fortuit de l’imagination. Les êtres les plus bêtes par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu’ils ne perçoivent pas, mais que l’artiste surprend en eux. A cause de ce genre d’observations, le vulgaire croit l’écrivain méchant, et il le croit à tort, car dans un ridicule l’artiste voit une belle généralité, il ne l’impute pas plus à grief à la personne observée que le chirurgien ne la mésestimerait d’être affectée d’un trouble assez fréquent de la circulation ; aussi se moque-t-il moins que personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu’il n’est méchant quand il s’agit de ses propres passions ; tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s’affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu’elles causent. Sans doute, quand un insolent nous insulte, nous aurions mieux aimé qu’il nous louât, et surtout, quand une femme que nous adorons nous trahit, que ne donnerions-nous pas pour qu’il en fût autrement. Mais le ressentiment de l’affront, les douleurs de l’abandon auront alors été les terres que nous n’aurions jamais connues, et dont la découverte, si pénible qu’elle soit à l’homme, devient précieuse pour l’artiste. Aussi les méchants et les ingrats, malgré lui, malgré eux, figurent dans son œuvre. Le pamphlétaire associe involontairement à sa gloire la canaille qu’il a flétrie. On peut reconnaître dans toute œuvre d’art ceux que l’artiste a le plus haïs et, hélas, même celles qu’il a le plus aimées. Elles-mêmes n’ont fait que poser pour l’écrivain dans le moment même où, bien contre son gré, elles le faisaient le plus souffrir. Quand j’aimais Albertine, je m’étais bien rendu compte qu’elle ne m’aimait pas et j’avais été obligé de me résigner à ce qu’elle me fît seulement connaître ce que c’est qu’éprouver de la souffrance, de l’amour, et même, au commencement, du bonheur. Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin, à en écrire, nous sommes un peu consolés, peut-être pour une autre raison encore que toutes celles que je donne ici, et qui est que penser d’une façon générale, qu’écrire, est pour l’écrivain une fonction saine et nécessaire dont l’accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques l’exercice, la sueur et le bain. A vrai dire, contre cela je me révoltais un peu. J’avais beau croire que la vérité suprême de la vie est dans l’art, j’avais beau, d’autre part, n’être pas plus capable de l’effort de souvenir qu’il m’eût fallu pour aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand’mère, je me demandais si tout de même une œuvre d’art dont elles ne seraient pas conscientes serait pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement. Ma grand’mère que j’avais, avec tant d’indifférence, vue agoniser et mourir près de moi ! O puissé-je, en expiation, quand mon œuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures abandonné de tous, avant de mourir. D’ailleurs, j’avais une pitié infinie même d’êtres moins chers, même d’indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres, qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s’ils étaient morts pour moi. Il était triste pour moi de penser que mon amour, auquel j’avais tant tenu, serait, dans mon livre, si dégagé d’un être, que des lecteurs divers l’appliqueraient exactement à celui qu’ils avaient éprouvé pour d’autres femmes. Mais devais-je me scandaliser de cette infidélité posthume et que tel ou tel pût donner comme objet à mes sentiments des femmes inconnues, quand cette infidélité, cette division de l’amour entre plusieurs êtres, avait commencé de mon vivant et avant même que j’écrivisse ? J’avais bien souffert successivement pour Gilberte, pour Mme de Guermantes, pour Albertine. Successivement aussi je les avais oubliées, et seul mon amour, dédié à des êtres différents, avait été durable. La profanation d’un de mes souvenirs par des lecteurs inconnus, je l’avais consommée avant eux. Je n’étais pas loin de me faire horreur comme se le ferait peut-être à lui-même quelque parti nationaliste au nom duquel des hostilités se seraient poursuivies, et à qui seul aurait servi une guerre où tant de nobles victimes auraient souffert et succombé sans même savoir, ce qui, pour ma grand’mère du moins, eût été une telle récompense, l’issue de la lutte. Et une seule consolation qu’elle ne sût pas que je me mettais enfin à l’œuvre était que tel est le lot des morts, si elle ne pouvait jouir de mon progrès elle avait cessé depuis longtemps d’avoir conscience de mon inaction, de ma vie manquée qui avaient été une telle souffrance pour elle. Et certes, il n’y aurait pas que ma grand’mère, pas qu’Albertine, mais bien d’autres encore, dont j’avais pu assimiler une parole, un regard, mais qu’en tant que créatures individuelles je ne me rappelais plus ; un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. Parfois, au contraire, on se souvient très bien du nom, mais sans savoir si quelque chose de l’être qui le porta survit dans ces pages. Cette jeune fille aux prunelles profondément enfoncées, à la voix traînante, estelle ici ? Et si elle y repose en effet, dans quelle partie, on ne sait plus, et comment trouver sous les fleurs ? Mais puisque nous vivons loin des êtres individuels, puisque nos sentiments les plus forts, comme avait été mon amour pour ma grand’mère, pour Albertine, au bout de quelques années nous ne les connaissons plus, puisqu’ils ne sont plus pour nous qu’un mot incompris, puisque nous pouvons parler de ces morts avec les gens du monde chez qui nous avons encore plaisir à nous trouver quand tout ce que nous aimions pourtant est mort, alors s’il est un moyen pour nous d’apprendre à comprendre ces mots oubliés, ce moyen ne devons-nous pas l’employer, fallût-il pour cela les transcrire d’abord en un langage universel mais qui du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes ? Même cette loi du changement, qui nous a rendu ces mots inintelligibles, si nous parvenons à l’expliquer, notre infériorité ne devient-elle pas une force nouvelle ? D’ailleurs, l’œuvre à laquelle nos chagrins ont collaboré peut être interprétée pour notre avenir à la fois comme un signe néfaste de souffrance et comme un signe heureux de consolation. En effet, si on dit que les amours, les chagrins du poète lui ont servi, qu’ils l’ont aidé à construire son œuvre, que les inconnues qui s’en doutaient le moins, l’une par une méchanceté, l’autre par une raillerie, ont apporté chacune leur pierre pour l’édification du monument qu’elles ne verront pas, on ne songe pas assez que la vie de l’écrivain n’est pas terminée avec cette œuvre, que la même nature qui lui a fait avoir telles souffrances, lesquelles sont entrées dans son œuvre, cette nature continuera de vivre après l’œuvre terminée, lui fera aimer d’autres femmes dans des conditions qui seraient pareilles, si ne les faisait légèrement dévier tout ce que le temps modifie dans les circonstances, dans le sujet luimême, dans son appétit d’amour et dans sa résistance à la douleur. A ce premier point de vue, l’œuvre doit être considérée seulement comme un amour malheureux qui en présage fatalement d’autres et qui fera que la vie ressemblera à l’œuvre, que le poète n’aura presque plus besoin d’écrire, tant il pourra trouver dans ce qu’il a écrit la figure anticipée de ce qui arrivera. Ainsi mon amour pour Albertine, et tel qu’il en différa, était déjà inscrit dans mon amour pour Gilberte, au milieu des jours heureux duquel j’avais entendu pour la première fois prononcer le nom et faire le portrait d’Albertine par sa tante, sans me douter que ce germe insignifiant se développerait et s’étendrait un jour sur toute ma vie. Mais à un autre point de vue, l’œuvre est signe de bonheur, parce qu’elle nous apprend que dans tout amour le général gît à côté du particulier, et à passer du second au premier par une gymnastique qui fortifie contre le chagrin en faisant négliger sa cause pour approfondir son essence. En effet, comme je devais l’expérimenter par la suite, même au moment où l’on aime et où on souffre, si la vocation s’est enfin réalisée, dans les heures où on travaille on sent si bien l’être qu’on aime se dissoudre dans une réalité plus vaste qu’on arrive à l’oublier par instants et qu’on ne souffre plus de son amour, en travaillant, que comme de quelque mal purement physique où l’être aimé n’est pour rien, comme d’une sorte de maladie de cœur. Il est vrai que c’est une question d’instants, et que l’effet semble être le contraire si le travail vient plus tard. Car lorsque les êtres qui, par leur méchanceté, leur nullité, étaient arrivés malgré nous à détruire nos illusions, se sont réduits eux-mêmes à rien et séparés de la chimère amoureuse que nous nous étions forgée, si nous nous mettons alors à travailler, notre âme les élève de nouveau, les identifie, pour les besoins de notre analyse de nous-même, à des êtres qui nous auraient aimé, et dans ce cas, la littérature, recommençant le travail défait de l’illusion amoureuse, donne une sorte de survie à des sentiments qui n’existaient plus. Certes, nous sommes obligés de revivre notre souffrance particulière avec le courage du médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. Mais en même temps il nous faut la penser sous une forme générale qui nous fait dans une certaine mesure échapper à son étreinte, qui fait de tous les copartageants de notre peine, et qui n’est même pas exempte d’une certaine joie. Là où la vie emmure, l’intelligence perce une issue, car, s’il n’est pas de remède à un amour non partagé, on sort de la constatation d’une souffrance, ne fût-ce qu’en en tirant les conséquences qu’elle comporte. L’intelligence ne connaît pas ces situations fermées de la vie sans issue. Aussi fallait-il me résigner, puisque rien ne peut durer qu’en devenant général et si l’esprit ment à soi-même, à l’idée que même les êtres qui furent le plus chers à l’écrivain n’ont fait, en fin de compte, que poser pour lui comme chez les peintres. Parfois, quand un morceau douloureux est resté à l’état d’ébauche, une nouvelle tendresse, une nouvelle souffrance nous arrivent qui nous permettent de le finir, de l’étoffer. Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas encore trop se plaindre, car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps. Tout de même il faut se dépêcher de profiter d’eux, car ils ne durent pas très longtemps ; c’est qu’on se console, ou bien, quand ils sont trop forts, si le cœur n’est plus très solide, on meurt. En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. A un être qui n’excitait en nous qu’un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec lui. Si nous n’avions pas de rivaux le plaisir ne se transformerait pas en amour. Si nous n’en avions pas, ou si nous ne croyions pas en avoir. Car il n’est pas nécessaire qu’ils existent réellement. Suffisante pour notre bien est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre jalousie. Le bonheur est salutaire pour le corps, mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit. D’ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu’il n’en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la vérité, nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les mauvaises herbes de l’habitude, du scepticisme, de la légèreté, de l’indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n’est pas compatible avec le bonheur, avec la santé, ne l’est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. A chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saille et développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c’est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches des yeux et les rides du front s’il n’y avait la souffrance du cœur. Mais puisque les forces peuvent se changer en d’autres forces, puisque l’ardeur qui dure devient lumière et que l’électricité de la foudre peut photographier, puisque notre sourde douleur au cœur peut élever au-dessus d’elle, comme un pavillon, la permanence visible d’une image à chaque nouveau chagrin, acceptons le mal physique qu’il nous donne pour la connaissance spirituelle qu’il nous apporte ; laissons se désagréger notre corps, puisque chaque nouvelle parcelle qui s’en détache vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au prix de souffrances dont d’autres plus doués n’ont pas besoin, pour la rendre plus solide au fur et à mesure que les émotions effritent notre vie, s’ajouter à notre œuvre. Les idées sont des succédanés des chagrins ; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même, au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. Succédanés dans l’ordre du temps seulement, d’ailleurs, car il semble que l’élément premier ce soit l’idée, et le chagrin seulement le mode selon lequel certaines idées entrent d’abord en nous. Mais il y a plusieurs familles dans le groupe des idées, certaines sont tout de suite des joies. Ces réflexions me faisaient trouver un sens plus fort et plus exact à la vérité que j’avais souvent pressentie, notamment quand Mme de Cambremer se demandait comment je pouvais délaisser pour Albertine un homme remarquable comme Elstir. Même au point de vue intellectuel je sentais qu’elle avait tort, mais je ne savais pas que ce qu’elle méconnaissait, c’était les leçons avec lesquelles on fait son apprentissage d’homme de lettres. La valeur objective des arts est peu de chose en cela ; ce qu’il s’agit de faire sortir, d’amener à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c’est-àdire les passions, les sentiments de tous. Une femme dont nous avons besoin nous fait souffrir, tire de nous des séries de sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu’un homme supérieur qui nous intéresse. Il reste à savoir, selon le plan où nous vivons, si nous trouvons que telle trahison par laquelle nous a fait souffrir une femme est peu de chose auprès des vérités que cette trahison nous a découvertes et que la femme, heureuse d’avoir fait souffrir, n’aurait guère pu comprendre. En tout cas, ces trahisons ne manquent pas. Un écrivain peut se mettre sans crainte à un long travail. Que l’intelligence commence son ouvrage, en cours de route surviendront bien assez de chagrins qui se chargeront de le finir. Quant au bonheur, il n’a presque qu’une seule utilité, rendre le malheur possible. Il faut que dans le bonheur nous formions des liens bien doux et bien forts de confiance et d’attachement pour que leur rupture nous cause le déchirement si précieux qui s’appelle le malheur. Si l’on n’avait été heureux, ne fût-ce que par l’espérance, les malheurs seraient sans cruauté et par conséquent sans fruit. Et plus qu’au peintre, à l’écrivain, pour obtenir du volume, de la consistance, de la généralité, de la réalité littéraire, comme il lui faut beaucoup d’églises vues pour en peindre une seule, il lui faut aussi beaucoup d’êtres pour un seul sentiment, car si l’art est long et la vie courte, on peut dire, en revanche, que si l’inspiration est courte les sentiments qu’elle doit peindre ne sont pas beaucoup plus longs. Ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos d’intervalle qui les écrit. Quand l’inspiration renaît, quand nous pouvons reprendre le travail, la femme qui posait devant nous pour un sentiment ne nous le fait déjà plus éprouver. Il faut continuer à la peindre d’après une autre, et si c’est une trahison pour l’autre, littérairement, grâce à la similitude de nos sentiments qui fait qu’une œuvre est à la fois le souvenir de nos amours passées et la péripétie de nos amours nouvelles, il n’y a pas grand inconvénient à ces substitutions. C’est une des causes de la vanité des études où on essaye de deviner de qui parle un auteur. Car une œuvre, même de confession directe, est pour le moins intercalée entre plusieurs épisodes de la vie de l’auteur, ceux antérieurs qui l’ont inspirée, ceux postérieurs qui ne lui ressemblent pas moins, des amours suivantes les particularités étant calquées sur les précédentes. Car à l’être que nous avons le plus aimé nous ne sommes pas si fidèles qu’à nous-même, et nous l’oublions tôt ou tard pour pouvoir – puisque c’est un des traits de nous-même – recommencer d’aimer. Tout au plus, à cet amour celle que nous avons tant aimée a-telle ajouté une forme particulière, qui nous fera lui être fidèle même dans l’infidélité. Nous aurons besoin, avec la femme suivante, des mêmes promenades du matin ou de la reconduire de même le soir, ou de lui donner cent fois trop d’argent. (Une chose curieuse que cette circulation de l’argent que nous donnons à des femmes qui, à cause de cela, nous rendent malheureux, c’est-à-dire nous permettent d’écrire des livres – on peut presque dire que les œuvres, comme dans les puits artésiens, montent d’autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le cœur.) Ces substitutions ajoutent à l’œuvre quelque chose de désintéressé, de plus général, qui est aussi une leçon austère que ce n’est pas aux êtres que nous devons nous attacher, que ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont, par conséquent, susceptibles d’expression, mais les idées. Encore faut-il se hâter et ne pas perdre de temps pendant qu’on a à sa disposition ces modèles. Car ceux qui posent pour le bonheur n’ont généralement pas beaucoup de séances à nous donner. Mais les êtres qui posent pour nous la douleur nous accordent des séances bien fréquentes, dans cet atelier où nous n’allons que dans ces périodes-là et qui est à l’intérieur de nous-même. Ces périodes-là sont comme une image de notre vie avec ses diverses douleurs. Car elles aussi en contiennent de différentes, et au moment où on croyait que c’était calmé, une nouvelle, une nouvelle, dans tous les sens du mot ; peut-être parce que ces situations imprévues nous forcent à entrer plus profondément en contact avec nousmême ; ces dilemmes douloureux que l’amour nous pose à tout instant nous instruisent, nous découvrent successivement la matière dont nous sommes faits. D’ailleurs, même quand elle ne fournit pas, en nous la découvrant, la matière de notre œuvre, elle nous est utile en nous y incitant. L’imagination, la pensée, peuvent être des machines admirables en soi, mais elles peuvent être inertes. La souffrance alors les met en marche. Aussi, quand Françoise, voyant Albertine entrer, par toutes les portes ouvertes, chez moi comme un chien, mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait (car à ce moment-là j’avais déjà fait quelques articles et quelques traductions) : « Ah ! si Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes les paperoles de Monsieur ! » j’avais peut-être tort de trouver qu’elle parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du chagrin, Albertine m’avait peut-être été plus utile, même au point de vue littéraire, qu’un secrétaire qui eût rangé mes paperoles. Mais tout de même, quand un être est si mal conformé (et peutêtre dans la nature cet être est-il l’homme) qu’il ne puisse aimer sans souffrir, et qu’il faille souffrir pour apprendre des vérités, la vie d’un tel être finit par être bien lassante. Les années heureuses sont les années perdues, on attend une souffrance pour travailler. L’idée de la souffrance préalable s’associe à l’idée du travail, on a peur de chaque nouvelle œuvre en pensant aux douleurs qu’il faudra supporter d’abord pour l’imaginer. Et comme on comprend que la souffrance est la meilleure chose que l’on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi, presque comme à une délivrance, à la mort. Pourtant, si cela me révoltait un peu, encore fallait-il prendre garde que bien souvent nous n’avons pas joué avec la vie, profité des êtres pour les livres, mais tout le contraire. Le cas de Werther, si noble, n’était pas, hélas, le mien. Sans croire un instant à l’amour d’Albertine j’avais vingt fois voulu me tuer pour elle, je m’étais ruiné, j’avais détruit ma santé pour elle. Quand il s’agit d’écrire, on est scrupuleux, on regarde de très près, on rejette tout ce qui n’est pas vérité. Mais tant qu’il ne s’agit que de la vie, on se ruine, on se rend malade, on se tue pour des mensonges. Il est vrai que c’est de la gangue de ces mensongeslà que (si l’âge est passé d’être poète) on peut seulement extraire un peu de vérité. Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux qui ont rencontré la première avant la seconde, et pour qui, si proches qu’elles doivent être l’une de l’autre, l’heure de la vérité a sonné avant l’heure de la mort. De ma vie passée je compris encore que les moindres épisodes avaient concouru à me donner la leçon d’idéalisme dont j’allais profiter aujourd’hui. Mes rencontres avec M. de Charlus, par exemple, ne m’avaient-elles pas permis, même avant que sa germanophilie me donnât la même leçon, et mieux encore que mon amour pour Mme de Guermantes, ou pour Albertine, que l’amour de Saint-Loup pour Rachel, de me convaincre combien la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée, vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l’inversion sexuelle grandit plus encore que celui déjà si instructif de l’amour ; celui-ci nous montre la beauté fuyant la femme que nous n’aimons plus et venant résider dans le visage que les autres trouveraient le plus laid, qui à nous-même aurait pu, pourra un jour nous déplaire ; mais il est encore plus frappant de la voir, obtenant tous les hommages d’un grand seigneur qui délaisse aussitôt une belle princesse, émigrer sous la casquette d’un contrôleur d’omnibus. Mon étonnement, à chaque fois que j’avais revu aux Champs-Elysées, dans la rue, sur la plage, le visage de Gilberte, de Mme de Guermantes, d’Albertine, ne prouvait-il pas combien un souvenir ne se prolonge que dans une direction divergente de l’impression avec laquelle il a coïncidé d’abord et de laquelle il s’éloigne de plus en plus ? L’écrivain ne doit pas s’offenser que l’inverti donne à ses héroïnes un visage masculin. Cette particularité un peu aberrante permet seule à l’inverti de donner ensuite à ce qu’il lit toute sa généralité. Si M. de Charlus n’avait pas donné à l’« infidèle » sur qui Musset pleure dans la Nuit d’Octobre ou dans le Souvenir le visage de Morel, il n’aurait ni pleuré, ni compris, puisque c’était par cette seule voie, étroite et détournée, qu’il avait accès aux vérités de l’amour. L’écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces : « mon lecteur ». En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur. De plus, le livre peut être trop savant, trop obscur pour le lecteur naïf et ne lui présenter ainsi qu’un verre trouble, avec lequel il ne pourra pas lire. Mais d’autres particularités (comme l’inversion) peuvent faire que le lecteur ait besoin de lire d’une certaine façon pour bien lire ; l’auteur n’a pas à s’en offenser mais, au contraire, à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant : « Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre. » Si je m’étais toujours tant intéressé aux rêves que l’on a pendant le sommeil, n’est-ce pas parce que, compensant la durée par la puissance, ils nous aident à mieux comprendre ce qu’a de subjectif, par exemple, l’amour ? Et cela par le simple fait que – mais avec une vitesse prodigieuse – ils réalisent ce qu’on appellerait vulgairement nous mettre une femme dans la peau, jusqu’à nous faire passionnément aimer pendant quelques minutes une laide, ce qui dans la vie réelle eût demandé des années d’habitude, de collage et – comme si elles étaient inventées par quelque docteur miraculeux – des piqûres intraveineuses d’amour, aussi bien qu’elles peuvent l’être aussi de souffrance ; avec la même vitesse la suggestion amoureuse qu’ils nous ont inculquée se dissipe, et quelquefois non seulement l’amoureuse nocturne a cessé d’être pour nous comme telle, étant redevenue la laide bien connue, mais quelque chose de plus précieux se dissipe aussi, tout un tableau ravissant de sentiments, de tendresse, de volupté, de regrets vaguement estompés, tout un embarquement pour Cythère de la passion dont nous voudrions noter, pour l’état de veille, les nuances d’une vérité délicieuse, mais qui s’efface comme une toile trop pâlie qu’on ne peut restituer. Eh bien, c’était peut-être aussi par le jeu formidable qu’ils font avec le Temps que les Rêves m’avaient fasciné. N’avais-je pas vu souvent en une nuit, en une minute d’une nuit, des temps bien lointains, relégués à ces distances énormes où nous ne pouvons presque plus rien distinguer des sentiments que nous y éprouvions, fondre à toute vitesse sur nous, nous aveuglant de leur clarté, comme s’ils avaient été des avions géants au lieu des pâles étoiles que nous croyions, nous faire ravoir tout ce qu’ils avaient contenu pour nous, nous donner l’émotion, le choc, la clarté de leur voisinage immédiat, qui ont repris une fois qu’on est réveillé la distance qu’ils avaient miraculeusement franchie, jusqu’à nous faire croire, à tort d’ailleurs, qu’ils étaient un des modes pour retrouver le Temps perdu ? Je m’étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée place tout dans l’objet, quand tout est dans l’esprit ; j’avais perdu ma grand’mère en réalité bien des mois après l’avoir perdue en fait, j’avais vu les personnes varier d’aspect selon l’idée que moi ou d’autres s’en faisaient, une seule être plusieurs selon les personnes qui la voyaient (tels les divers Swann du début de cet ouvrage, suivant ceux qui le rencontraient ; la princesse de Luxembourg, suivant qu’elle était vue par le premier président ou par moi), même pour une seule au cours des années (les variations du nom de Guermantes, et les divers Swann pour moi). J’avais vu l’amour placer dans une personne ce qui n’est que dans la personne qui aime. Je m’en étais d’autant mieux rendu compte que j’avais fait varier et s’étendre à l’extrême la distance entre la réalité objective et l’amour (Rachel pour Saint-Loup et pour moi, Albertine pour moi et Saint-Loup, Morel ou le conducteur d’omnibus pour Charlus ou d’autres personnes). Enfin, dans une certaine mesure, la germanophilie de M. de Charlus, comme le regard de Saint-Loup sur la photographie d’Albertine, m’avait aidé à me dégager pour un instant, sinon de ma germanophobie, du moins de ma croyance en la pure objectivité de celle-ci et à me faire penser que peut-être en était-il de la haine comme de l’amour, et que, dans le jugement terrible que porte en ce moment même la France à l’égard de l’Allemagne, qu’elle juge hors de l’humanité, y avait-il surtout une objectivité de sentiments, comme ceux qui faisaient paraître Rachel et Albertine si précieuses, l’une à SaintLoup, l’autre à moi. Ce qui rendait possible, en effet, que cette perversité ne fût pas entièrement intrinsèque à l’Allemagne est que, de même qu’individuellement j’avais eu des amours successives, après la fin desquelles l’objet de cet amour m’apparaissait sans valeur, j’avais déjà vu dans mon pays des haines successives qui avaient fait apparaître, par exemple, comme des traîtres – mille fois pires que les Allemands auxquels ils livraient la France – des dreyfusards comme Reinach avec lequel collaboreraient aujourd’hui les patriotes contre un pays dont chaque membre était forcément un menteur, une bête féroce, un imbécile, exception faite des Allemands qui avaient embrassé la cause française, comme le roi de Roumanie ou l’impératrice de Russie. Il est vrai que les antidreyfusards m’eussent répondu : « Ce n’est pas la même chose. » Mais, en effet, ce n’est jamais la même chose, pas plus que ce n’est la même personne, sans cela, devant le même phénomène, celui qui en est la dupe ne pourrait accuser que son état subjectif et ne pourrait croire que les qualités ou les défauts sont dans l’objet. L’intelligence n’a point de peine alors à baser sur cette différence une théorie (enseignement contre nature des congréganistes selon les radicaux, impossibilité de la race juive à se nationaliser, haine perpétuelle de la race allemande contre la race latine, la race jaune étant momentanément réhabilitée). Ce côté subjectif se marquait, d’ailleurs, dans les conversations des neutres, où les germanophiles, par exemple, avaient la faculté de cesser un instant de comprendre et même d’écouter quand on leur parlait des atrocités allemandes en Belgique. (Et pourtant, elles étaient réelles.) Ce que je remarquais de subjectif dans la haine comme dans la vue ellemême n’empêchait pas que l’objet pût posséder des qualités ou des défauts réels et ne faisait nullement s’évanouir la réalité en un pur « relativisme ». Et si, après tant d’années écoulées et de temps perdu, je sentais cette influence capitale du lac interne jusque dans les relations internationales, tout au commencement de ma vie ne m’en étais-je pas douté quand je lisais dans le jardin de Combray un de ces romans de Bergotte que même aujourd’hui, si j’en ai feuilleté quelques pages oubliées où je vois les ruses d’un méchant, je ne repose le livre qu’après m’être assuré, en passant cent pages, que vers la fin ce même méchant est dûment humilié et vit assez pour apprendre que ses ténébreux projets ont échoué. Car je ne me rappelais plus bien ce qui était arrivé à ces personnages, ce qui ne les différenciait d’ailleurs pas des personnes qui se trouvaient cet après-midi chez Mme de Guermantes et dont, pour plusieurs au moins, la vie passée était aussi vague pour moi que si je l’eusse lue dans un roman à demi oublié. Le prince d’Agrigente avait-il fini par épouser Mlle X ? Ou plutôt n’était-ce pas le frère de Mlle X qui avait dû épouser la sœur du prince d’Agrigente ? Ou bien faisais-je une confusion avec une ancienne lecture ou un rêve récent ? Le rêve était encore un de ces faits de ma vie qui m’avait toujours le plus frappé, qui avait dû le plus servir à me convaincre du caractère purement mental de la réalité, et dont je ne dédaignerais pas l’aide dans la composition de mon œuvre. Quand je vivais, d’une façon un peu moins désintéressée, pour un amour, un rêve venait rapprocher singulièrement de moi, lui faisant parcourir de grandes distances de temps perdu, ma grand’mère, Albertine que j’avais recommencé à aimer parce qu’elle m’avait fourni, dans mon sommeil, une version, d’ailleurs atténuée, de l’histoire de la blanchisseuse. Je pensai qu’ils viendraient quelquefois rapprocher ainsi de moi des vérités, des impressions, que mon effort seul, ou même les rencontres de la nature ne me présentaient pas ; qu’ils réveilleraient en moi du désir, du regret de certaines choses inexistantes, ce qui est la condition pour travailler, pour s’abstraire de l’habitude, pour se détacher du concret. Je ne dédaignerais pas cette seconde muse, cette muse nocturne qui suppléerait parfois à l’autre. J’avais vu les nobles devenir vulgaires quand leur esprit (comme celui du duc de Guermantes, par exemple) était vulgaire : « Vous n’êtes pas gêné », disait-il, comme eût pu dire Cottard. J’avais vu dans la médecine, dans l’affaire Dreyfus, pendant la guerre, croire que la vérité c’est un certain fait, que les ministres, le médecin possèdent, un oui ou non qui n’a pas besoin d’interprétation, qui font qu’un cliché radiographique indiquerait sans interprétation ce qu’a le malade, que les gens au pouvoir savaient si Dreyfus était coupable, savaient (sans avoir besoin d’envoyer pour cela Roques enquêter sur place) si Sarrail avait ou non les moyens de marcher en même temps que les Russes. Il n’est pas une heure de ma vie qui n’eût ainsi servi à m’apprendre, comme je l’ai dit, que seule la perception grossière et erronée place tout dans l’objet quand tout, au contraire, est dans l’esprit. En somme, si j’y réfléchissais, la matière de mon expérience me venait de Swann, non pas seulement par tout ce qui le concernait lui-même et Gilberte. Mais c’était lui qui m’avait, dès Combray, donné le désir d’aller à Balbec, où, sans cela, mes parents n’eussent jamais eu l’idée de m’envoyer, et sans quoi je n’aurais pas connu Albertine. Certes, c’est à son visage, tel que je l’avais aperçu pour la première fois devant la mer, que je rattachais certaines choses que j’écrirais sans doute. En un sens j’avais raison de les lui rattacher, car si je n’étais pas allé sur la digue ce jour-là, si je ne l’avais pas connue, toutes ces idées ne se seraient pas développées (à moins qu’elles ne l’eussent été par une autre). J’avais tort aussi, car ce plaisir générateur que nous aimons à trouver rétrospectivement dans un beau visage de femme vient de nos sens : il était bien certain, en effet, que ces pages que j’écrirais, Albertine, surtout l’Albertine d’alors, ne les eût pas comprises. Mais c’est justement pour cela (et c’est une indication à ne pas vivre dans une atmosphère trop intellectuelle), parce qu’elle était si différente de moi, qu’elle m’avait fécondé par le chagrin et même d’abord par le simple effort pour imaginer ce qui diffère de soi. Ces pages, si elle avait été capable de les comprendre, par cela même elle ne les eût pas inspirées. Mais sans Swann je n’aurais pas connu même les Guermantes, puisque ma grand’mère n’eût pas retrouvé Mme de Villeparisis, moi fait la connaissance de Saint-Loup et de M. de Charlus, ce qui m’avait fait connaître la duchesse de Guermantes et par elle sa cousine, de sorte que ma présence même en ce moment chez le prince de Guermantes, où venait de me venir brusquement l’idée de mon œuvre (ce qui faisait que je devrais à Swann non seulement la matière mais la décision), me venait aussi de Swann. Pédoncule un peu mince peut-être pour supporter ainsi l’étendue de toute ma vie. (Ce « côté de Guermantes » s’était trouvé, en ce sens, ainsi procéder du « côté de chez Swann ».) Mais bien souvent cet auteur des aspects de notre vie est quelqu’un de bien inférieur à Swann, est l’être le plus médiocre. N’eût-il pas suffi qu’un camarade quelconque m’indiquât quelque agréable fille à y posséder (que probablement je n’y aurais pas rencontrée) pour que je fusse allé à Balbec ? Souvent ainsi on rencontre plus tard un camarade déplaisant, on lui serre à peine la main, et pourtant, si jamais on y réfléchit, c’est d’une parole en l’air qu’il nous a dite, d’un « vous devriez venir à Balbec », que toute notre vie et notre œuvre sont sorties. Nous ne lui en avons aucune reconnaissance, sans que cela soit faire preuve d’ingratitude. Car en disant ces mots, il n’a nullement pensé aux énormes conséquences qu’ils auraient pour nous. C’est notre sensibilité et notre intelligence qui ont exploité les circonstances, lesquelles, la première impulsion donnée, se sont engendrées les unes les autres sans qu’il eût pu prévoir la cohabitation avec Albertine plus que la soirée masquée chez les Guermantes. Sans doute son impulsion fut nécessaire, et par là la forme extérieure de notre vie, la matière même de notre œuvre dépendent de lui. Sans Swann, mes parents n’eussent jamais eu l’idée de m’envoyer à Balbec. Il n’était pas, d’ailleurs, responsable des souffrances que lui-même avait indirectement causées. Elles tenaient à ma faiblesse. La sienne l’avait bien fait souffrir lui-même par Odette. Mais, en déterminant ainsi la vie que nous avons menée, il a par là même exclu toutes les vies que nous aurions pu mener à la place de cellelà. Si Swann ne m’avait pas parlé de Balbec, je n’aurais pas connu Albertine, la salle à manger de l’hôtel, les Guermantes. Mais je serais allé ailleurs, j’aurais connu des gens différents, ma mémoire comme mes livres serait remplie de tableaux tout autres, que je ne peux même pas imaginer et dont la nouveauté, inconnue de moi, me séduit et me fait regretter de n’être pas allé plutôt vers elle, et qu’Albertine et la plage de Balbec et de Rivebelle et les Guermantes ne me fussent pas toujours restés inconnus. La jalousie est un bon recruteur qui, quand il y a un creux dans notre tableau, va nous chercher dans la rue la belle fille qu’il fallait. Elle n’était plus belle, elle l’est redevenue, car nous sommes jaloux d’elle, elle remplira ce vide. Une fois que nous serons morts, nous n’aurons pas de joie que ce tableau ait été ainsi complété. Mais cette pensée n’est nullement décourageante. Car nous sentons que la vie est un peu plus compliquée qu’on ne dit, et même les circonstances. Et il y a une nécessité pressante à montrer cette complexité. La jalousie, si utile, ne naît pas forcément d’un regard, ou d’un récit, ou d’une rétroflexion. On peut la trouver, prête à nous piquer, entre les feuillets d’un annuaire – ce qu’on appelle « Tout-Paris » pour Paris, et pour la campagne « Annuaire des Châteaux » ; – nous avions distraitement entendu dire par telle belle fille qui nous était devenue indifférente qu’il lui faudrait aller voir quelques jours sa sœur dans le Pas-de-Calais. Nous avions aussi distraitement pensé autrefois que peut-être bien la belle fille avait été courtisée par M. E. qu’elle ne voyait plus jamais, car plus jamais elle n’allait dans ce bar où elle le voyait jadis. Que pouvait être sa sœur ? femme de chambre peut-être ? Par discrétion nous ne l’avions pas demandé. Et puis voici qu’en ouvrant au hasard l’Annuaire des Châteaux, nous trouvons que M. E. a son château dans le Pas-deCalais, près de Dunkerque. Plus de doute, pour faire plaisir à la belle fille il a pris sa sœur comme femme de chambre, et si la belle fille ne le voit plus dans le bar, c’est qu’il la fait venir chez lui, habitant Paris presque toute l’année, mais ne pouvant se passer d’elle, même pendant qu’il est dans le Pas-deCalais. Les pinceaux, ivres de fureur et d’amour, peignent, peignent. Et pourtant, si ce n’était pas cela ? Si vraiment M. E. ne voyait plus jamais la belle fille mais, par serviabilité, avait recommandé la sœur de celle-ci à un frère qu’il a, habitant, lui, toute l’année le Pas-de-Calais ? De sorte qu’elle va même peut-être par hasard voir sa sœur au moment où M. E. n’est pas là, car ils ne se soucient plus l’un de l’autre. Et à moins encore que la sœur ne soit pas femme de chambre dans le château ni ailleurs, mais ait des parents dans le Pas-de-Calais. Notre douleur du premier instant cède devant ces dernières suppositions qui calment toute jalousie. Mais qu’importe ? celle-ci, cachée dans les feuillets de l’Annuaire des Châteaux, est venue au bon moment, car maintenant le vide qu’il y avait dans la toile est comblé. Et tout se compose bien, grâce à la présence suscitée par la jalousie de la belle fille dont déjà nous ne sommes plus jaloux et que nous n’aimons plus. *** A ce moment le maître d’hôtel vint me dire que, le premier morceau étant terminé, je pouvais quitter la bibliothèque et entrer dans les salons. Cela me fit ressouvenir où j’étais. Mais je ne fus nullement troublé dans le raisonnement que je venais de commencer par le fait qu’une réunion mondaine, le retour dans la société, m’eussent fourni ce point de départ vers une vie nouvelle que je n’avais pas su trouver dans la solitude. Ce fait n’avait rien d’extraordinaire, une impression qui pouvait ressusciter en moi l’homme éternel n’étant pas liée plus forcément à la solitude qu’à la société (comme j’avais cru autrefois, comme cela avait peut-être été pour moi autrefois, comme cela aurait peut-être dû être encore si je m’étais harmonieusement développé, au lieu de ce long arrêt qui semblait seulement prendre fin). Car n’éprouvant cette impression de beauté que quand à une sensation actuelle, si insignifiante fût-elle, venait se superposer une sensation semblable qui, renaissant spontanément en moi, venait étendre la première sur plusieurs époques à la fois, et remplissait mon âme, où habituellement les sensations particulières laissaient tant de vide, par une essence générale, il n’y avait pas de raison pour que je ne reçusse des sensations de ce genre dans le monde aussi bien que dans la nature, puisqu’elles sont fournies par le hasard, aidé sans doute par l’excitation particulière qui fait que, les jours où on se trouve en dehors du train courant de la vie, les choses même les plus simples recommencent à nous donner des sensations dont l’habitude fait faire l’économie à notre système nerveux. Que ce fût justement et uniquement ce genre de sensations qui dût conduire à l’œuvre d’art, j’allais essayer d’en trouver la raison objective, en continuant les pensées que je n’avais cessé d’enchaîner dans la bibliothèque, car je sentais que le déchaînement de la vie spirituelle était assez fort en moi maintenant pour pouvoir continuer aussi bien dans le salon, au milieu des invités, que seul dans la bibliothèque ; il me semblait qu’à ce point de vue même, au milieu de cette assistance si nombreuse, je saurais réserver ma solitude. Car pour la même raison que de grands événements n’influent pas du dehors sur nos puissances d’esprit, et qu’un écrivain médiocre vivant dans une époque épique restera un tout aussi médiocre écrivain, ce qui était dangereux dans le monde c’étaient les dispositions mondaines qu’on y apporte. Mais par lui-même il n’était pas plus capable de vous rendre médiocre qu’une guerre héroïque de rendre sublime un mauvais poète. En tout cas, qu’il fût théoriquement utile ou non que l’œuvre d’art fût constituée de cette façon, et en attendant que j’eusse examiné ce point comme j’allais le faire, je ne pouvais nier que vraiment, en ce qui me concernait, quand des impressions vraiment esthétiques m’étaient venues, ç’avait toujours été à la suite de sensations de ce genre. Il est vrai qu’elles avaient été assez rares dans ma vie, mais elles la dominaient, je pouvais retrouver dans le passé quelques-uns de ces sommets que j’avais eu le tort de perdre de vue (ce que je comptais ne plus faire désormais). Et déjà je pouvais dire que si c’était chez moi, par l’importance exclusive qu’il prenait, un trait qui m’était personnel, cependant j’étais rassuré en découvrant qu’il s’apparentait à des traits moins marqués, mais reconnaissables, discernables et, au fond, assez analogues chez certains écrivains. N’est-ce pas à mes sensations du genre de celle de la madeleine qu’est suspendue la plus belle partie des Mémoires d’OutreTombe : « Hier au soir je me promenais seul… je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. A l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive. » Et une des deux ou trois plus belles phrases de ces Mémoires n’estelle pas celle-ci : « Une odeur fine et suave d’héliotrope s’exhalait d’un petit carré de fèves en fleurs ; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum, non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum chargé d’aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l’absence et de la jeunesse. » Un des chefs-d’œuvre de la littérature française, Sylvie, de Gérard de Nerval, a, tout comme le livre des Mémoires d’Outre-Tombe relatif à Combourg, une sensation du même genre que le goût de la madeleine et « le gazouillement de la grive ». Chez Baudelaire enfin, ces réminiscences, plus nombreuses encore, sont évidemment moins fortuites et par conséquent, à mon avis, décisives. C’est le poète lui-même qui, avec plus de choix et de paresse, recherche volontairement, dans l’odeur d’une femme par exemple, de sa chevelure et de son sein, les analogies inspiratrices qui lui évoqueront « l’azur du ciel immense et rond » et « un port rempli de voiles et de mâts ». J’allais chercher à me rappeler les pièces de Baudelaire à la base desquelles se trouve ainsi une sensation transposée, pour achever de me replacer dans une filiation aussi noble et me donner par là l’assurance que l’œuvre que je n’avais plus aucune hésitation à entreprendre méritait l’effort que j’allais lui consacrer, quand, étant arrivé au bas de l’escalier qui descendait de la bibliothèque, je me trouvai tout à coup dans le grand salon et au milieu d’une fête qui allait me sembler bien différente de celles auxquelles j’avais assisté autrefois et allait revêtir pour moi un aspect particulier et prendre un sens nouveau. En effet, dès que j’entrai dans le grand salon, bien que je tinsse toujours ferme en moi, au point où j’en étais, le projet que je venais de former, un coup de théâtre se produisit qui allait élever contre mon entreprise la plus grave des objections. Une objection que je surmonterais sans doute, mais qui, tandis que je continuais à réfléchir en moi-même aux conditions de l’œuvre d’art, allait, par l’exemple cent fois répété de la considération la plus propre à me faire hésiter, interrompre à tout instant mon raisonnement. Au premier moment je ne compris pas pourquoi j’hésitais à reconnaître le maître de maison, les invités, pourquoi chacun semblait s’être « fait une tête », généralement poudrée et qui les changeait complètement. Le prince avait encore, en recevant, cet air bonhomme d’un roi de féerie que je lui avais trouvé la première fois, mais cette fois, semblant s’être soumis lui-même à l’étiquette qu’il avait imposée à ses invités, il s’était affublé d’une barbe blanche et traînait à ses pieds, qu’elles alourdissaient, comme des semelles de plomb. Il semblait avoir assumé de figurer un des « âges de la vie ». Ses moustaches étaient blanches aussi, comme s’il restait après elles le gel de la forêt du Petit Poucet. Elles semblaient incommoder sa bouche raidie et, l’effet une fois produit, il aurait dû les enlever. A vrai dire, je ne le reconnus qu’à l’aide d’un raisonnement, et en concluant de la simple ressemblance de certains traits à une identité de la personne. Je ne sais ce que ce petit Lezensac avait mis sur sa figure, mais tandis que d’autres avaient blanchi, qui la moitié de leur barbe, qui leurs moustaches seulement, lui, sans s’embarrasser de ces teintures, avait trouvé le moyen de couvrir sa figure de rides, ses sourcils de poils hérissés ; tout cela, d’ailleurs, ne lui seyait pas, son visage faisait l’effet d’être durci, bronzé, solennisé, cela le vieillissait tellement qu’on n’aurait plus dit du tout un jeune homme. Je fus bien étonné au même moment en entendant appeler duc de Châtellerault un petit vieillard aux moustaches argentées d’ambassadeur, dans lequel seul un petit bout de regard resté le même me permit de reconnaître le jeune homme que j’avais rencontré une fois en visite chez Mme de Villeparisis. A la première personne que je parvins ainsi à identifier, en tâchant de faire abstraction du travestissement et de compléter les traits restés naturels, par un effort de mémoire, ma première pensée eût dû être et fut peut-être, bien moins d’une seconde, de la féliciter d’être si merveilleusement grimée qu’on avait d’abord, avant de la reconnaître, cette hésitation que les grands acteurs paraissant dans un rôle où ils sont différents d’eux-mêmes donnent, en entrant en scène, au public qui, même averti par le programme, reste un instant ébahi avant d’éclater en applaudissements. A ce point de vue, le plus extraordinaire de tous était mon ennemi personnel, M. d’Argencourt, le véritable clou de la matinée. Non seulement, au lieu de sa barbe à peine poivre et sel, il s’était affublé d’une extraordinaire barbe d’une invraisemblable blancheur, mais encore, tant de petits changements matériels pouvant rapetisser, élargir un personnage et, bien plus, changer son caractère apparent, sa personnalité, c’était un vieux mendiant qui n’inspirait plus aucun respect qu’était devenu cet homme dont la solennité, la raideur empesée était encore présente à mon souvenir, et il donnait à son personnage de vieux gâteux une telle vérité, que ses membres tremblotaient, que les traits détendus de sa figure, habituellement hautaine, ne cessaient de sourire avec une niaise béatitude. Poussé à ce degré, l’art du déguisement devient quelque chose de plus, une transformation. En effet, quelques riens avaient beau me certifier que c’était bien M. d’Argencourt qui donnait ce spectacle inénarrable et pittoresque, combien d’états successifs d’un visage ne me fallait-il pas traverser si je voulais retrouver celui du d’Argencourt que j’avais connu, et qui était tellement différent de lui-même, tout en n’ayant à sa disposition que son propre corps. C’était évidemment la dernière extrémité où il avait pu le conduire sans en crever ; le plus fier visage, le torse le plus cambré n’était plus qu’une loque en bouillie, agitée de-ci de-là. A peine, en se rappelant certains sourires de M. d’Argencourt qui jadis tempéraient parfois un instant sa hauteur, pouvait-on comprendre que la possibilité de ce sourire de vieux marchand d’habits ramolli existât dans le gentleman correct d’autrefois. Mais à supposer que ce fût la même intention de sourire qu’eût d’Argencourt, à cause de la prodigieuse transformation du visage, la matière même de l’œil, par laquelle il l’exprimait, était tellement différente, que l’expression devenait tout autre et même d’un autre. J’eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié dans sa bénévole caricature de lui-même que l’était, dans la manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli. M. d’Argencourt, dans son incarnation de moribond-bouffe d’un Regnard exagéré par Labiche, était d’un accès aussi facile, aussi affable, que M. de Charlus roi Lear qui se découvrait avec application devant le plus médiocre salueur. Pourtant je n’eus pas l’idée de lui dire mon admiration pour la vision extraordinaire qu’il offrait. Ce ne fut pas mon antipathie ancienne qui m’en empêcha, car précisément il était arrivé à être tellement différent de lui-même que j’avais l’illusion d’être devant une autre personne aussi bienveillante, aussi désarmée, aussi inoffensive que l’Argencourt habituel était rogue, hostile et dangereux. Tellement une autre personne, qu’à voir ce personnage si ineffablement grimaçant, comique et blanc, ce bonhomme de neige simulant un général Dourakine en enfance, il me semblait que l’être humain pouvait subir des métamorphoses aussi complètes que celles de certains insectes. J’avais l’impression de regarder, derrière le vitrage instructif d’un muséum d’histoire naturelle, ce que peut être devenu le plus rapide, le plus sûr en ses traits d’un insecte, et je ne pouvais pas ressentir les sentiments que m’avait toujours inspirés M. d’Argencourt devant cette molle chrysalide, plutôt vibratile que remuante. Mais je me tus, je ne félicitai pas M. d’Argencourt d’offrir un spectacle qui semblait reculer les limites entre lesquelles peuvent se mouvoir les transformations du corps humain. Certes, dans les coulisses d’un théâtre, ou pendant un bal costumé, on est plutôt porté par politesse à exagérer la peine, presque à affirmer l’impossibilité qu’on a à reconnaître la personne travestie. Ici, au contraire, un instinct m’avait averti de les dissimuler le plus possible, qu’elles n’avaient plus rien de flatteur parce que la transformation n’était pas voulue, et je m’avisai enfin, ce à quoi je n’avais pas songé en entrant dans ce salon, que toute fête, si simple soit-elle, quand elle a lieu longtemps après qu’on a cessé d’aller dans le monde et pour peu qu’elle réunisse quelques-unes des mêmes personnes qu’on a connues autrefois, vous fait l’effet d’une fête travestie, de la plus réussie de toutes, de celle où l’on est le plus sincèrement « intrigué » par les autres, mais où ces têtes, qu’ils se sont faites depuis longtemps sans le vouloir, ne se laissent pas défaire par un débarbouillage, une fois la fête finie. Intrigué par les autres ? Hélas, aussi les intriguant nous-même. Car la même difficulté que j’éprouvais à mettre le nom qu’il fallait sur les visages semblait partagée par toutes les personnes qui apercevaient le mien, n’y prenaient pas plus garde que si elles ne l’eussent jamais vu, ou tâchaient de dégager de l’aspect actuel un souvenir différent. Si M. d’Argencourt venait faire cet extraordinaire « numéro », qui était certainement la vision la plus saisissante dans son burlesque que je garderais de lui, c’était comme un acteur qui rentre une dernière fois sur la scène avant que le rideau tombe tout à fait au milieu des éclats de rire. Si je ne lui en voulais plus, c’est parce qu’en lui, qui avait retrouvé l’innocence du premier âge, il n’y avait plus aucun souvenir des notions méprisantes qu’il avait pu avoir de moi, aucun souvenir d’avoir vu M. de Charlus me lâcher brusquement le bras, soit qu’il n’y eût plus rien en lui de ces sentiments, soit qu’ils fussent obligés, pour arriver jusqu’à nous, de passer par des réfracteurs physiques si déformants qu’ils changeaient en route absolument de sens et que M. d’Argencourt semblât bon, faute de moyens physiques d’exprimer encore qu’il était mauvais et de refouler sa perpétuelle hilarité invitante. C’était trop de parler d’un acteur, et, débarrassé qu’il était de toute âme consciente, c’est comme une poupée trépidante, à la barbe postiche de laine blanche, que je le voyais agité, promené dans ce salon, comme dans un guignol à la fois scientifique et philosophique où il servait, comme dans une oraison funèbre ou un cours en Sorbonne, à la fois de rappel à la vanité de tout et d’exemple d’histoire naturelle. Un guignol de poupées que, pour identifier à ceux qu’on avait connus, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois, situés derrière elles et qui leur donnaient de la profondeur et forçaient à faire un travail d’esprit quand on avait devant soi ces vieillards fantoches, car on était obligé de les regarder, en même temps qu’avec les yeux, avec la mémoire. Un guignol de poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, de poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d’habitude n’est pas visible, qui pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. Aussi immatériel que jadis Golo sur le bouton de porte de ma chambre de Combray, ainsi le nouveau et si méconnaissable d’Argencourt était là comme la révélation du Temps, qu’il rendait partiellement visible. Dans les éléments nouveaux qui composaient la figure de M. d’Argencourt et son personnage, on lisait un certain chiffre d’années, on reconnaissait la figure symbolique de la vie, non telle qu’elle nous apparaît, c’est-à-dire permanente, mais réelle, atmosphère si changeante que le fier seigneur s’y peint en caricature, le soir, comme un marchand d’habits. En d’autres êtres, d’ailleurs, ces changements, ces véritables aliénations semblaient sortir du domaine de l’histoire naturelle et on s’étonnait, en entendant un nom, qu’un même être pût présenter non, comme M. d’Argencourt, les caractéristiques d’une nouvelle espèce différente mais les traits extérieurs d’un autre caractère. C’étaient bien, comme pour M. d’Argencourt, des possibilités insoupçonnées que le temps avait tirées de telle jeune fille, mais ces possibilités, bien qu’étant toutes physionomiques ou corporelles, semblaient avoir quelque chose de moral. Les traits du visage, s’ils changent, s’ils s’assemblent autrement, s’ils se contractent de façon habituelle d’une manière plus lente, prennent, avec un aspect autre, une signification différente. De sorte qu’il y avait telle femme qu’on avait connue bornée et sèche, chez laquelle un élargissement des joues devenues méconnaissables, un busquage imprévisible du nez, causaient la même surprise, la même bonne surprise souvent, que tel mot sensible et profond, telle action courageuse et noble qu’on n’aurait jamais attendus d’elle. Autour de ce nez, nez nouveau, on voyait s’ouvrir des horizons qu’on n’eût pas osé espérer. La bonté, la tendresse jadis impossibles devenaient possibles avec ces joues-là. On pouvait faire entendre devant ce menton ce qu’on n’aurait jamais eu l’idée de dire devant le précédent. Tous ces traits nouveaux du visage impliquaient d’autres traits de caractère ; la sèche et maigre jeune fille était devenue une vaste et indulgente douairière. Ce n’est plus dans un sens zoologique, comme M. d’Argencourt, c’est dans un sens social et moral qu’on pouvait dire que c’était une autre personne. Par tous ces côtés, une matinée comme celle où je me trouvais était quelque chose de beaucoup plus précieux qu’une image du passé, m’offrant comme toutes les images successives et que je n’avais jamais vues qui séparaient le passé du présent, mieux encore, le rapport qu’il y avait entre le présent et le passé ; elle était comme ce qu’on appelait autrefois une vue d’optique, mais une vue d’optique des années, la vue non d’un monument, mais d’une personne située dans la perspective déformante du Temps. Quant à la femme dont M. d’Argencourt avait été l’amant, elle n’avait pas beaucoup changé, si on tenait compte du temps passé, c’est-àdire que son visage n’était pas trop complètement démoli pour celui d’un être qui se déforme tout le long de son trajet dans l’abîme où il est lancé, abîme dont nous ne pouvons exprimer la direction que par des comparaisons également vaines, puisque nous ne pouvons les emprunter qu’au monde de l’espace, et qui, que nous les orientions dans le sens de l’élévation, de la longueur ou de la profondeur, ont comme seul avantage de nous faire sentir que cette dimension inconcevable et sensible existe. La nécessité, pour donner un nom aux figures, de remonter effectivement le cours des années, me forçait, en réaction, de rétablir ensuite, en leur donnant leur place réelle, les années auxquelles je n’avais pensé. A ce point de vue, et pour ne pas me laisser tromper par l’identité apparente de l’espace, l’aspect tout nouveau d’un être comme M. d’Argencourt m’était une révélation frappante de cette réalité du millésime qui d’habitude nous reste abstraite, comme l’apparition de certains arbres nains ou des baobabs géants nous avertit du changement de latitude. Alors la vie nous apparaît comme la féerie où l’on voit d’acte en acte le bébé devenir adolescent, homme mûr et se courber vers la tombe. Et comme c’est par des changements perpétuels qu’on sent que ces êtres prélevés à des distances assez grandes sont si différents, on sent qu’on a suivi la même loi que ces créatures qui se sont tellement transformées qu’elles ne ressemblent plus, sans avoir cessé d’être – justement parce qu’elles n’ont pas cessé d’être – à ce que nous avons vu d’elles jadis. Une jeune femme que j’avais connue autrefois, maintenant blanche et tassée en petite vieille maléfique, semblait indiquer qu’il est nécessaire que, dans le divertissement final d’une pièce, les êtres fussent travestis à ne pas les reconnaître. Mais son frère était resté si droit, si pareil à lui-même qu’on s’étonnait que sur sa figure jeune il eût fait passer au blanc sa moustache bien relevée. Les parties d’une blancheur de neige de barbes jusque-là entièrement noires rendaient mélancolique le paysage humain de cette matinée, comme les premières feuilles jaunes des arbres alors qu’on croyait encore pouvoir compter sur un long été, et qu’avant d’avoir commencé d’en profiter on voit que c’est déjà l’automne. Alors moi qui, depuis mon enfance, vivais au jour le jour, ayant reçu d’ailleurs de moimême et des autres une impression définitive, je m’aperçus pour la première fois, d’après les métamorphoses qui s’étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu’il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me désolait en m’avertissant des approches de la mienne. Celles-ci me furent, du reste, proclamées coup sur coup par des paroles qui, à quelques minutes d’intervalle, vinrent me frapper comme les trompettes du Jugement. La première fut prononcée par la duchesse de Guermantes ; je venais de la voir, passant entre une double haie de curieux qui, sans se rendre compte des merveilleux artifices de toilette et d’esthétique qui agissaient sur eux, émus devant cette tête rousse, ce corps saumoné émergeant à peine de ses ailerons de dentelle noire, et étranglé de joyaux, le regardaient, dans la sinuosité héréditaire de ses lignes, comme ils eussent fait de quelque vieux poisson sacré, chargé de pierreries, en lequel s’incarnait le Génie protecteur de la famille Guermantes. « Ah ! me ditelle, quelle joie de vous voir, vous mon plus vieil ami. » Et, dans mon amour-propre de jeune homme de Combray qui ne m’étais jamais compté à aucun moment comme pouvant être un de ses amis, participant vraiment à la vraie vie mystérieuse qu’on menait chez les Guermantes, un de ses amis au même titre que M. de Bréauté, que M. de Forestelle, que Swann, que tous ceux qui étaient morts, j’aurais pu en être flatté, j’en étais surtout malheureux. « Son plus vieil ami ! me dis-je, elle exagère ; peut-être un des plus vieux, mais suis-je donc… » A ce moment un neveu du prince s’approcha de moi : « Vous qui êtes un vieux Parisien », me dit-il. Un instant après on me remit un mot. J’avais rencontré, en arrivant, un jeune Létourville, dont je ne savais plus très bien la parenté avec la duchesse mais qui me connaissait un peu. Il venait de sortir de Saint-Cyr, et, me disant que ce serait pour moi un gentil camarade comme avait été Saint-Loup, qui pourrait m’initier aux choses de l’armée, avec les changements qu’elle avait subis, je lui avais dit que je le retrouverais tout à l’heure et que nous prendrions rendez-vous pour dîner ensemble, ce dont il m’avait beaucoup remercié. Mais j’étais resté trop longtemps à rêver dans la bibliothèque et le petit mot qu’il avait laissé pour moi était pour me dire qu’il n’avait pu m’attendre et me laisser son adresse. La lettre de ce camarade rêvé finissait ainsi : « Avec tout le respect de votre petit ami, Létourville. » « Petit ami ! » C’est ainsi qu’autrefois j’écrivais aux gens qui avaient trente ans de plus que moi, à Legrandin par exemple. Quoi ! ce sous-lieutenant, que je me figurais mon camarade comme Saint-Loup, se disait mon petit ami. Mais alors il n’y avait donc pas que les méthodes militaires qui avaient changé depuis lors, et pour M. de Létourville j’étais donc, non un camarade, mais un vieux monsieur, et de M. de Létourville, dans la compagnie duquel je me figurais, moi, tel que je m’apparaissais à moi-même, un bon camarade, en étais-je donc séparé par l’écartement d’un invisible compas auquel je n’avais pas songé et qui me situait si loin du jeune sous-lieutenant qu’il semblait que pour celui qui se disait mon « petit ami » j’étais un vieux monsieur ! Presque aussitôt après quelqu’un parla de Bloch, je demandai si c’était du jeune homme ou du père (dont j’avais ignoré la mort, pendant la guerre, d’émotion, avait-on dit, de voir la France envahie). « Je ne savais pas qu’il eût des enfants, je ne le savais même pas marié, me dit la duchesse. Mais c’est évidemment du père que nous parlons, car il n’a rien d’un jeune homme, ajouta-t-elle en riant. Il pourrait avoir des fils qui seraient eux-mêmes déjà des hommes. » Et je compris qu’il s’agissait de mon camarade. Il entra, d’ailleurs, au bout d’un instant. J’eus de la peine à le reconnaître. D’ailleurs, il avait pris maintenant non seulement un pseudonyme, mais le nom de Jacques du Rozier, sous lequel il eût fallu le flair de mon grand’père pour reconnaître la douce vallée de l’Hébron et les chaînes d’Israël que mon ami semblait avoir définitivement rompues. Un chic anglais avait, en effet, complètement transformé sa figure et passé au rabot tout ce qui se pouvait effacer. Les cheveux, jadis bouclés, coiffés à plat avec une raie au milieu, brillaient de cosmétique. Son nez restait fort et rouge mais semblait plutôt tuméfié par une sorte de rhume permanent qui pouvait expliquer l’accent nasal dont il débitait paresseusement ses phrases, car il avait trouvé, de même qu’une coiffure appropriée à son teint, une voix à sa prononciation où le nasonnement d’autrefois prenait un air de dédain particulier qui allait avec les ailes enflammées de son nez. Et grâce à la coiffure, à la suppression des moustaches, à l’élégance du type, à la volonté, ce nez juif disparaissait comme semble presque droite une bossue bien arrangée. Mais surtout, dès que Bloch apparaissait, la signification de sa physionomie était changée par un redoutable monocle. La part de machinisme que ce monocle introduisait dans la figure de Bloch la dispensait de tous ces devoirs difficiles auxquels une figure humaine est soumise, devoir d’être belle, d’exprimer l’esprit, la bienveillance, l’effort. La seule présence de ce monocle dans la figure de Bloch dispensait d’abord de se demander si elle était jolie ou non, comme devant ces objets anglais dont un garçon dit, dans un magasin, que c’est le grand chic, après quoi on n’ose plus se demander si cela vous plaît. D’autre part, il s’installait derrière la glace de ce monocle dans une position aussi hautaine, distante et confortable que si ç’avait été la glace d’un huit ressorts, et, pour assortir la figure aux cheveux plats et au monocle, ses traits n’exprimaient plus jamais rien. Sur cette figure de Bloch je vis se superposer cette mine débile et opinante, ces frêles hochements de tête qui trouvent si vite leur cran d’arrêt, et où j’aurais reconnu la docte fatigue des vieillards aimables, si, d’autre part, je n’avais enfin reconnu devant moi mon ami et si mes souvenirs ne l’avaient animé de cet entrain juvénile et ininterrompu dont il semblait actuellement dépossédé. Pour moi qui l’avais connu au seuil de la vie, il était mon camarade, un adolescent dont je mesurais la jeunesse par celle que, n’ayant cru vivre depuis ce momentlà, je me donnais inconsciemment à moi-même. J’entendis dire qu’il paraissait bien son âge, je fus étonné de remarquer sur son visage quelques-uns de ces signes qui sont plutôt la caractéristique des hommes qui sont vieux. Je compris que c’est parce qu’il l’était en effet et que c’est avec des adolescents qui durent un assez grand nombre d’années que la vie fait ses vieillards. Comme quelqu’un, entendant dire que j’étais souffrant, demanda si je ne craignais pas de prendre la grippe qui régnait à ce moment-là, un autre bienveillant me rassura en me disant : « Non, cela atteint plutôt les personnes encore jeunes, les gens de votre âge ne risquent plus grand’chose. » Et on assura que le personnel m’avait bien reconnu. Ils avaient chuchoté mon nom, et même « dans leur langage », raconta une dame, elle les avait entendus dire : « Voilà le Père… » (cette expression était suivie de mon nom. Et comme je n’avais pas d’enfant, elle ne pouvait se rapporter qu’à l’âge). En attendant la duchesse de Guermantes dire : « Comment, si j’ai connu le maréchal ? Mais j’ai connu des gens bien plus représentatifs, la duchesse de Galliera, Pauline de Périgord, Mgr Dupanloup », je regrettais naïvement de ne pas avoir connu moi-même ceux qu’elle appelait un reste d’ancien régime. J’aurais dû penser qu’on appelle ancien régime ce dont on n’a pu connaître que la fin ; c’est ainsi que ce que nous apercevons à l’horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer sur un monde qu’on ne reverra plus ; cependant nous avançons, et c’est bientôt nous-même qui sommes à l’horizon pour les générations qui sont derrière nous ; cependant l’horizon recule, et le monde, qui semblait fini, recommence. « J’ai même pu voir, quand j’étais jeune fille, ajouta Mme de Guermantes, la duchesse de Dino. Dame, vous savez que je n’ai plus vingt-cinq ans. » Ces derniers mots me fâchèrent. Elle ne devrait pas dire cela, ce serait bon pour une vieille femme. « Quant à vous, reprit-elle, vous êtes toujours le même, vous n’avez pour ainsi dire pas changé », me dit la duchesse, et cela me fit presque plus de peine que si elle m’avait parlé d’un changement, car cela prouvait, puisqu’il était extraordinaire qu’il s’en fût si peu produit, que bien du temps s’était écoulé. « Ami, me ditelle, vous êtes étonnant, vous restez toujours jeune », expression si mélancolique puisqu’elle n’a de sens que si nous sommes, en fait sinon d’apparence, devenus vieux. Et elle me donna le dernier coup en ajoutant : « J’ai toujours regretté que vous ne vous soyez pas marié. Au fond, qui sait, c’est peut-être plus heureux. Vous auriez été d’âge à avoir des fils à la guerre, et s’ils avaient été tués, comme l’a été ce pauvre Robert de Saint-Loup (je pense encore souvent à lui), sensible comme vous êtes, vous ne leur auriez pas survécu. » Et je pus me voir, comme dans la première glace véridique que j’eusse rencontrée dans les yeux de vieillards restés jeunes, à leur avis, comme je le croyais moi-même de moi, et qui, quand je me citais à eux, pour entendre un démenti, comme exemple de vieux, n’avaient pas dans leurs regards, qui me voyaient tel qu’ils ne se voyaient pas eux-mêmes et tel que je les voyais, une seule protestation. Car nous ne voyions pas notre propre aspect, nos propres âges, mais chacun, comme un miroir opposé, voyait celui de l’autre. Et sans doute, à découvrir qu’ils ont vieilli, bien des gens eussent été moins tristes que moi. Mais d’abord il en est de la vieillesse comme de la mort, quelques-uns les affrontent avec indifférence, non pas parce qu’ils ont plus de courage que les autres, mais parce qu’ils ont moins d’imagination. Puis un homme qui depuis son enfance vise une même idée, auquel sa paresse même et jusqu’à son état de santé, en lui faisant remettre sans cesse les réalisations, annule chaque soir le jour écoulé et perdu, si bien que la maladie qui hâte le vieillissement de son corps retarde celui de son esprit, est plus surpris et plus bouleversé de voir qu’il n’a cessé de vivre dans le Temps, que celui qui vit peu en soimême, se règle sur le calendrier, et ne découvre pas d’un seul coup le total des années dont il a poursuivi quotidiennement l’addition. Mais une raison plus grave expliquait mon angoisse ; je découvrais cette action destructrice du Temps au moment même où je voulais entreprendre de rendre claires, d’intellectualiser dans une œuvre d’art, des réalités extratemporelles. Chez certains êtres le remplacement successif, mais accompli en mon absence, de chaque cellule par d’autres, avait amené un changement si complet, une si entière métamorphose que j’aurais pu dîner cent fois en face d’eux dans un restaurant sans me douter plus que je les avais connus autrefois que je n’aurais pu deviner la royauté d’un souverain incognito ou le vice d’un inconnu. La comparaison devient même insuffisante pour le cas où j’entendais leur nom, car on peut admettre qu’un inconnu assis en face de vous soit criminel ou roi, tandis qu’eux, je les avais connus, ou plutôt j’avais connu des personnes portant le même nom, mais si différentes que je ne pouvais croire que ce fussent les mêmes. Pourtant, comme j’aurais fait en partant de l’idée de souveraineté ou de vice qui ne tarde pas à donner à l’inconnu (avec qui on aurait fait si aisément, quand on avait encore les yeux bandés, la gaffe d’être insolent ou aimable), dans les mêmes traits de qui on discerne maintenant quelque chose de distingué ou de suspect, je m’appliquais à introduire dans le visage de l’inconnue, entièrement inconnue, l’idée qu’elle était Mme Sazerat, et je finissais par rétablir le sens autrefois connu de ce visage, mais qui serait resté vraiment aliéné pour moi, entièrement celui d’une autre femme ayant autant perdu tous les attributs humains que j’avais connus, qu’un homme devenu singe, si le nom et l’affirmation de l’identité ne m’avaient mis, malgré ce que le problème avait d’ardu, sur la voie de la solution. Parfois pourtant, l’ancienne image renaissait assez précise pour que je puisse essayer une confrontation ; et comme un témoin mis en présence d’un inculpé qu’il a vu, j’étais forcé, tant la différence était grande, de dire : « Non… je ne le reconnais pas. » Une jeune femme me dit : « Voulezvous que nous allions dîner tous les deux au restaurant ? » Comme je répondais : « Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme », j’entendis que tout le monde autour de moi riait, et je m’empressai d’ajouter : « ou plutôt avec un vieil homme ». Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu’aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère, ma mère pour qui j’étais toujours un enfant. Or je m’apercevais que je me plaçais pour me juger au même point de vue qu’elle. Si j’avais fini par enregistrer comme elle certains changements qui s’étaient faits depuis ma première enfance, c’était tout de même des changements maintenant très anciens. J’en étais resté à celui qui faisait qu’on avait dit un temps, presque en prenant de l’avance sur le fait : « C’est maintenant presque un grand jeune homme. » Je le pensais encore, mais cette fois avec un immense retard. Je ne m’apercevais pas combien j’avais changé. Mais, au fait, eux, qui venaient de rire aux éclats, à quoi s’en apercevaient-ils ? Je n’avais pas un cheveu gris, ma moustache était noire. J’aurais voulu pouvoir leur demander à quoi se révélait l’évidence de la terrible chose. Et maintenant je comprenais ce qu’était la vieillesse – la vieillesse qui, de toutes les réalités, est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu’au jour où nous apercevons une silhouette inconnue, comme celle de M. d’Argencourt, laquelle nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde ; jusqu’au jour où le petit-fils d’une de nos amies, jeune homme qu’instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparu comme un grand-père ; je comprenais ce que signifiaient la mort, l’amour, les joies de l’esprit, l’utilité de la douleur, la vocation. Car si les noms avaient perdu pour moi de leur individualité, les mots me découvraient tout leur sens. La beauté des images est logée à l’arrière des choses, celle des idées à l’avant. De sorte que la première cesse de nous émerveiller quand on les a atteintes, mais qu’on ne comprend la seconde que quand on les a dépassées. Or, à toutes ces idées, la cruelle découverte que je venais de faire relativement au Temps qui s’était écoulé ne pourrait que s’ajouter et me servir en ce qui concernait la matière même de mon livre. Puisque j’avais décidé qu’elle ne pouvait être uniquement constituée par les impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du Temps, parmi les vérités avec lesquelles je comptais les sertir, celles qui se rapportent au Temps, au Temps dans lequel baignent et s’altèrent les hommes, les sociétés, les nations, tiendraient une place importante. Je n’aurais pas soin seulement de faire une place à ces altérations que subit l’aspect des êtres et dont j’avais de nouveaux exemples à chaque minute, car tout en songeant à mon œuvre, assez définitivement mise en marche pour ne pas se laisser arrêter par des distractions passagères, je continuais à dire bonjour aux gens que je connaissais et à causer avec eux. Le vieillissement, d’ailleurs, ne se marquait pas pour tous d’une manière analogue. Je vis quelqu’un qui demandait mon nom, on me dit que c’était M. de Cambremer. Et alors, pour me montrer qu’il m’avait reconnu : « Est-ce que vous avez toujours vos étouffements ? » me demanda-t-il, et sur ma réponse affirmative : « Vous voyez que ça n’empêche pas la longévité », me ditil, comme si j’étais décidément centenaire. Je lui parlais les yeux attachés sur deux ou trois traits que je pouvais faire rentrer par la pensée dans cette synthèse, pour le reste toute différente, de mes souvenirs, que j’appelais sa personne. Mais un instant il tourna à demi la tête. Et alors je vis qu’il était rendu méconnaissable par l’adjonction d’énormes poches rouges aux joues qui l’empêchaient d’ouvrir complètement la bouche et les yeux, si bien que je restais hébété, n’osant regarder cette sorte d’anthrax dont il me semblait plus convenable qu’il me parlât le premier. Mais comme, en malade courageux, il n’y faisait pas allusion et riait, j’avais peur d’avoir l’air de manquer de cœur en ne lui demandant pas, de tact en lui demandant ce qu’il avait. Mais « ils ne vous viennent pas plus rarement avec l’âge ? » me demanda-t-il, en continuant à parler de mes étouffements. Je lui dis que non. « Ah ! pourtant, ma sœur en a sensiblement moins qu’autrefois », me dit-il, d’un ton de contradiction comme si cela ne pouvait pas être autrement pour moi que pour sa sœur, et comme si l’âge était un de ces remèdes dont il n’admettait pas, quand ils avaient fait du bien à Mme de Gaucourt, qu’ils ne me fussent pas salutaires. Mme de CambremerLegrandin s’étant approchée, j’avais de plus en plus peur de paraître insensible en ne déplorant pas ce que je remarquais sur la figure de son mari et je n’osais pas cependant parler de ça le premier. « Vous êtes content de le voir ? me dit-elle. – Il va bien ? répliquai-je sur un ton incertain. – Mais comme vous voyez. » Elle ne s’était pas aperçue de ce mal qui offusquait ma vue et qui n’était autre qu’un des masques du Temps que celui-ci avait appliqué à la figure du marquis, mais peu à peu, et en l’épaississant si progressivement que la marquise n’en avait rien vu. Quand M. de Cambremer eut fini ses questions sur mes étouffements, ce fut mon tour de m’informer tout bas auprès de quelqu’un si la mère du marquis vivait encore. Elle vivait. Dans l’appréciation du temps écoulé, il n’y a que le premier pas qui coûte. On éprouve d’abord beaucoup de peine à se figurer que tant de temps ait passé et ensuite qu’il n’en ait pas passé davantage. On n’avait jamais songé que le XIIIe siècle fût si loin, et après on a peine à croire qu’il puisse subsister encore des églises du XIIIe siècle, lesquelles pourtant sont innombrables en France. En quelques instants s’était fait en moi ce travail plus lent qui se fait chez ceux qui, ayant eu peine à comprendre qu’une personne qu’ils ont connue jeune ait soixante ans, en ont plus encore, quinze ans après, à apprendre qu’elle vit encore et n’a pas plus de soixante-quinze ans. Je demandai à M. de Cambremer comment allait sa mère. « Elle est toujours admirable », me dit-il, usant d’un adjectif qui, par opposition aux tribus où on traite sans pitié les parents âgés, s’applique dans certaines familles aux vieillards chez qui l’usage des facultés les plus matérielles, comme d’entendre, d’aller à pied à la messe, et de supporter avec insensibilité les deuils, s’empreint, aux yeux de leurs enfants, d’une extraordinaire beauté morale. Si certaines femmes avouaient leur vieillesse en se fardant, elle apparaissait, au contraire, par l’absence de fard chez certains hommes sur le visage desquels je ne l’avais jamais expressément remarquée, et qui tout de même me semblaient bien changés depuis que, découragés de chercher à plaire, ils en avaient cessé l’usage. Parmi eux était Legrandin. La suppression du rose, que je n’avais jamais soupçonné artificiel, de ses lèvres et de ses joues donnait à sa figure l’apparence grisâtre et à ses traits allongés et mornes la précision sculpturale et lapidaire de ceux d’un dieu égyptien. Un dieu ! un revenant plutôt. Il avait perdu non seulement le courage de se peindre, mais de sourire, de faire briller son regard, de tenir des discours ingénieux. On s’étonnait de le voir si pâle, abattu, ne prononçant que de rares paroles qui avaient l’insignifiance de celles que disent les morts qu’on évoque. On se demandait quelle cause l’empêchait d’être vif, éloquent, charmant, comme on se le demande devant « le double » insignifiant d’un homme brillant de son vivant et auquel un spirite pose pourtant des questions qui prêteraient aux développements charmeurs. Et on se disait que cette cause qui avait substitué au Legrandin coloré et rapide un pâle et triste fantôme de Legrandin, c’était la vieillesse. Chez certains même les cheveux n’avaient pas blanchi. Ainsi je reconnus, quand il vint dire un mot à son maître, le vieux valet de chambre du prince de Guermantes. Les poils bourrus qui hérissaient ses joues tout autant que son crâne étaient restés d’un roux tirant sur le rose et on ne pouvait le soupçonner de se teindre comme la duchesse de Guermantes. Mais il n’en paraissait pas moins vieux. On sentait seulement qu’il existe chez les hommes comme, dans le règne végétal, les mousses, les lichens et tant d’autres, des espèces qui ne changent pas à l’approche de l’hiver. Chez d’autres invités, dont le visage était intact, l’âge se marquait autrement ; ils semblaient seulement embarrassés quand ils avaient à marcher ; on croyait d’abord qu’ils avaient mal aux jambes, et ce n’est qu’ensuite qu’on comprenait que la vieillesse leur avait attaché ses semelles de plomb. Elle en embellissait d’autres, comme le prince d’Agrigente. A cet homme long, mince, au regard terne, aux cheveux qui semblaient devoir rester éternellement rougeâtres, avait succédé, par une métamorphose analogue à celle des insectes, un vieillard chez qui les cheveux rouges, trop longtemps vus, avaient été, comme un tapis de table qui a trop servi, remplacé par des cheveux blancs. Sa poitrine avait pris une corpulence inconnue, robuste, presque guerrière, et qui avait dû nécessiter un véritable éclatement de la frêle chrysalide que j’avais connue ; une gravité consciente d’elle-même baignait les yeux, où elle était teintée d’une bienveillance nouvelle qui s’inclinait vers chacun. Et comme, malgré tout, une certaine ressemblance subsistait entre le puissant prince actuel et le portrait que gardait mon souvenir, j’admirais la force de renouvellement original du temps qui, tout en respectant l’unité de l’être et les lois de la vie, sait changer ainsi le décor et introduire de hardis contrastes dans deux aspects successifs d’un même personnage, car, beaucoup de ces gens, on les identifiait immédiatement, mais comme d’assez mauvais portraits d’eux-mêmes réunis dans l’exposition où un artiste inexact et malveillant durcit les traits de l’un, enlève la fraîcheur du teint ou la légèreté de la taille à celle-ci, assombrit le regard de tel autre. Comparant ces images avec celles que j’avais sous les yeux de ma mémoire, j’aimais moins celles qui m’étaient montrées en dernier lieu. Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une des photographies entre lesquelles un ami vous a prié de choisir. A chaque personne et devant l’image qu’elle me montrait d’elle-même j’aurais voulu dire : « Non, pas celle-ci, vous êtes moins bien, ce n’est pas vous. » Je n’aurais pas osé ajouter : « Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous ai jamais connu. » En effet, c’était un nez nouveau et familial. Bref, l’artiste le Temps avait « rendu » tous ces modèles de telle façon qu’ils étaient reconnaissables, mais ils n’étaient pas ressemblants, non parce qu’il les avait flattés, mais parce qu’il les avait vieillis. Cet artiste-là, du reste, travaille fort lentement. Ainsi cette réplique du visage d’Odette, dont, le jour où j’avais pour la première fois vu Bergotte, j’avais aperçu l’esquisse à peine ébauchée dans le visage de Gilberte, le temps l’avait enfin poussée jusqu’à la plus parfaite ressemblance, comme on le verra tout à l’heure, pareil à ces peintres qui gardent longtemps une œuvre et la complètent année par année. En plusieurs, je finissais par reconnaître, non seulement euxmêmes, mais eux tels qu’ils étaient autrefois, et Ski, par exemple, pas plus modifié qu’une fleur ou un fruit qui a séché, type de ces amateurs « célibataires de l’art » qui vieillissent inutiles et insatisfaits. Ski était resté ainsi un essai informe, confirmant mes théories sur l’art. D’autres le suivaient qui n’étaient nullement des amateurs ; c’étaient des gens du monde qui ne s’intéressaient à rien, et eux aussi, la vieillesse ne les avait pas mûris et, même s’il s’entourait d’un premier cercle de rides et d’un arc de cheveux blancs, leur même visage poupin gardait l’enjouement de la dixhuitième année. Ils n’étaient pas des vieillards, mais des jeunes gens de dix-huit ans extrêmement fanés. Peu de chose eût suffi à effacer ces flétrissures de la vie, et la mort n’aurait pas plus de peine à rendre au visage sa jeunesse qu’il n’en faut pour nettoyer un portrait que seul un peu d’encrassement empêche de briller comme autrefois. Aussi je pensais à l’illusion dont nous sommes dupes quand, entendant parler d’un célèbre vieillard, nous nous fions d’avance à sa bonté, à sa justice, à sa douceur d’âme ; car je sentais qu’ils avaient été, quarante ans plus tôt, de terribles jeunes gens dont il n’y avait aucune raison pour supposer qu’ils n’avaient pas gardé la vanité, la duplicité, la morgue et les ruses. Et pourtant, avec ceux-ci, causer avec femmes, jadis en complet contraste j’eus la surprise de des hommes et des insupportables, et qui avaient perdu à peu près tous leurs défauts, soit que la vie, en décevant ou comblant leurs désirs, leur eût enlevé de leur présomption ou de leur amertume. Un riche mariage qui ne nous rend plus nécessaire la lutte ou l’ostentation, l’influence même de la femme, la connaissance lentement acquise de valeurs autres que celles auxquelles croit exclusivement une jeunesse frivole, leur avait permis de détendre leur caractère et de montrer leurs qualités. Ceux-là en vieillissant semblaient avoir une personnalité différente, comme ces arbres dont l’automne, en variant leurs couleurs, semble changer l’essence. Pour eux celle de la vieillesse se manifestait vraiment, mais comme une chose morale (qu’ils ne possédaient pas avant). Chez d’autres elle était plutôt physique, et si nouvelle que la personne – Mme de Souvré par exemple – me semblait à la fois inconnue et connue. Inconnue, car il m’était impossible de soupçonner que ce fût elle, et malgré moi je ne pus m’empêcher, en répondant à son salut, de laisser voir le travail d’esprit qui me faisait hésiter entre trois ou quatre personnes (parmi lesquelles n’était pas Mme de Souvré) pour savoir à qui je le rendais avec une chaleur, du reste, qui dut l’étonner, car dans le doute, ayant peur d’être trop froid si c’était une amie intime, j’avais compensé l’incertitude du regard par la chaleur de la poignée de main et du sourire. Mais, d’autre part, son aspect nouveau ne m’était pas inconnu. C’était celui que j’avais souvent vu, au cours de ma vie, à des femmes âgées et fortes, mais sans soupçonner alors qu’elles avaient pu, beaucoup d’années avant, ressembler à Mme de Souvré. Cet aspect était si différent de celui que j’avais connu dans le passé qu’on eût dit qu’elle était un être condamné, comme un personnage de féerie, à apparaître d’abord en jeune fille, puis en épaisse matrone, et qui reviendrait sans doute bientôt en vieille branlante et courbée. Elle semblait, comme une lourde nageuse qui ne voit plus le rivage qu’à une grande distance, repousser avec peine les flots du temps qui la submergeaient. J’arrivai à force de regarder sa figure hésitante, incertaine comme une mémoire infidèle qui ne peut plus retenir les formes d’autrefois, j’arrivai pourtant à en retrouver quelque chose en me livrant au petit jeu d’éliminer les carrés et les hexagones que l’âge avait ajoutés à ces joues. D’ailleurs, ce qu’il mêlait à celles des femmes n’était pas toujours seulement des figures géométriques. Dans les joues de la duchesse de Guermantes, restées si semblables pourtant et pourtant composites maintenant comme un nougat, je distinguais une trace de vert-de-gris, un petit morceau rose de coquillage concassé, une grosseur difficile à définir, plus petite qu’une boule de gui et moins transparente qu’une perle de verre. Certains hommes boitaient dont on sentait bien que ce n’était pas par suite d’un accident de voiture, mais à cause d’une attaque et parce qu’ils avaient déjà, comme on dit, un pied dans la tombe. Dans l’entrebâillement de la leur, à demi paralysées, certaines femmes, comme Mme de Franquetot, semblaient ne pas pouvoir retirer complètement leur robe restée accrochée à la pierre du caveau, et elles ne pouvaient se redresser, infléchies qu’elles étaient, la tête basse, en une courbe qui était comme celle qu’elles occupaient actuellement entre la vie et la mort, avant la chute dernière. Rien ne pouvait lutter contre le mouvement de cette parabole qui les emportait et, dès qu’elles voulaient se lever, elles tremblaient et leurs doigts ne pouvaient rien retenir. Certaines figures sous la cagoule de leurs cheveux blancs avaient déjà la rigidité, les paupières scellées de ceux qui vont mourir, et leurs lèvres, agitées d’un tremblement perpétuel, semblaient marmonner la prière des agonisants. A un visage linéairement le même il suffisait, pour qu’il semblât autre, de cheveux blancs au lieu de cheveux noirs ou blonds. Les costumiers de théâtre savent qu’il suffit d’une perruque poudrée pour déguiser très suffisamment quelqu’un et le rendre méconnaissable. Le jeune marquis de Beausergent, que j’avais vu dans la loge de Mme de Cambremer, alors sous-lieutenant, le jour où Mme de Guermantes était dans la baignoire de sa cousine, avait toujours ses traits aussi parfaitement réguliers, plus même, la rigidité physiologique de l’artério-sclérose exagérant encore la rectitude impassible de la physionomie du dandy et donnant à ces traits l’intense netteté, presque grimaçante à force d’immobilité, qu’ils auraient eue dans une étude de Mantegna ou de Michel-Ange. Son teint jadis d’une rougeur égrillarde était maintenant d’une solennelle pâleur ; des poils argentés, un léger embonpoint, une noblesse de doge, une fatigue qui allait jusqu’à l’envie de dormir, tout concourait chez lui à donner une impression nouvelle de majesté fatale. Au rectangle de sa barbe blonde le rectangle égal de sa barbe blanche se substituait si parfaitement que, remarquant que ce sous-lieutenant que j’avais connu avait cinq galons, ma première pensée fut de le féliciter non d’avoir été promu colonel, mais d’être si bien en colonel, déguisement pour lequel il semblait avoir emprunté l’uniforme, l’air grave et triste de l’officier supérieur qu’avait été son père. Chez un autre, la barbe blanche avait succédé à la barbe blonde, mais comme le visage était resté vif, souriant et jeune, elle le faisait paraître seulement plus rouge et plus militant, augmentant l’éclat des yeux, et donnant au mondain resté jeune l’air inspiré d’un prophète. La transformation que les cheveux blancs et d’autres éléments encore avaient opérée, surtout chez les femmes, m’eussent retenu avec moins de force s’ils n’avaient été qu’un changement de couleur, ce qui peut charmer les yeux, mais parce qu’est troublant pour l’esprit un changement de personnes. En effet, « reconnaître » quelqu’un, et plus encore, après n’avoir pas pu le reconnaître, l’identifier, c’est penser sous une seule dénomination deux choses contradictoires, c’est admettre que ce qui était ici l’être qu’on se rappelle n’est plus, et que ce qui y est, c’est un être qu’on ne connaissait pas, c’est avoir à percer un mystère presque aussi troublant que celui de la mort dont il est, du reste, comme la préface et l’annonciateur. Car, ces changements, je savais ce qu’ils voulaient dire, ce à quoi ils préludaient. Aussi cette blancheur des cheveux impressionnait chez les femmes, jointe à tant d’autres changements. On me disait un nom et je restais stupéfait de penser qu’il s’appliquait à la fois à la blonde valseuse que j’avais connue autrefois et à la lourde dame à cheveux blancs qui passait pesamment près de moi. Avec une certaine roseur de teint ce nom était peut-être la seule chose qu’il y avait de commun entre ces deux femmes, plus différentes – celle de la mémoire et celle de la matinée Guermantes – qu’une ingénue et une douairière de pièce de théâtre. Pour que la vie ait pu arriver à donner à la valseuse ce corps énorme, pour qu’elle eût pu ralentir, comme au métronome, ses mouvements embarrassés, pour qu’avec peut-être comme seule parcelle permanente, les joues – plus larges certes, mais qui dès la jeunesse étaient déjà couperosées – elle eût pu substituer à la légère blonde ce vieux maréchal ventripotent, il lui avait fallu accomplir plus de dévastations et de reconstitutions que pour mettre un dôme à la place d’une flèche, et quand on pensait qu’un pareil travail s’était opéré non sur la matière inerte mais sur une chair qui ne change qu’insensiblement, le contraste bouleversant entre l’apparition présente et l’être que je me rappelais reculait celui-ci dans un passé plus que lointain, presque invraisemblable. On avait peine à réunir les deux aspects, à penser les deux personnes sous une même dénomination ; car de même qu’on a peine à penser qu’un mort fut vivant ou que celui qui était vivant est mort aujourd’hui, il est presque aussi difficile, et du même genre de difficulté (car l’anéantissement de la jeunesse, la destruction d’une personne pleine de forces et de légèreté est déjà un premier néant), de concevoir que celle qui fut jeune est vieille, quand l’aspect de cette vieille, juxtaposé à celui de la jeune, semble tellement l’exclure que tour à tour c’est la vieille, puis la jeune, puis la vieille encore qui vous paraissent un rêve, et qu’on ne croirait pas que ceci peut avoir jamais été cela, que la matière de cela est elle-même, sans se réfugier ailleurs, grâce aux savantes manipulations du temps, devenue ceci, que c’est la même matière n’ayant pas quitté le même corps – si l’on n’avait l’indice du nom pareil et le témoignage affirmatif des amis auquel donne seule une apparence de vraisemblance la couperose, jadis étroite entre l’or des épis, aujourd’hui étalée sous la neige. On était effrayé en pensant aux périodes qui avaient dû s’écouler avant que s’accomplît une pareille révolution dans la géologie d’un visage, et de voir quelles érosions s’étaient faites le long du nez, quelles énormes alluvions, au bord des joues, entouraient toute la figure de leurs masses opaques et réfractaires. J’avais bien considéré toujours notre individu à un moment donné du temps comme un polypier où l’œil, organisme indépendant bien qu’associé, si une poussière passe, cligne sans que l’intelligence le commande ; bien plus, où l’intestin, parasite enfoui, s’infecte sans que l’intelligence l’apprenne, mais aussi et pareillement pour l’âme, dans la durée de la vie, comme une suite de moi juxtaposés mais distincts qui mourraient les uns après les autres ou même alterneraient entre eux comme ceux qui, à Combray, prenaient pour moi la place l’un de l’autre quand venait le soir. Mais aussi j’avais vu que ces cellules morales qui composent un être sont plus durables que lui. J’avais vu les vices, le courage des Guermantes revenir en Saint-Loup comme en luimême ses défauts étranges et brefs de caractère, comme le sémitisme de Swann. Je pouvais le voir encore en Bloch. Depuis qu’il avait perdu son père, l’idée, outre les grands sentiments de famille qui existent souvent dans les familles juives, que son père était un homme tellement supérieur à tous, avait donné à son amour pour lui la forme d’un culte. Il n’avait pu supporter l’idée de l’avoir perdu et avait dû s’enfermer près d’une année dans une maison de santé. Il avait répondu à mes condoléances sur un ton à la fois profondément senti et presque hautain, tant il me jugeait enviable d’avoir approché cet homme supérieur dont il eût volontiers donné la voiture à deux chevaux à quelque musée historique. Et maintenant, à sa table de famille (car, contrairement à ce que croyait la duchesse de Guermantes, il était marié), la même colère qui animait Bloch contre M. Nissim Bernard animait Bloch contre son beau-père. Il lui faisait les mêmes sorties. De même qu’en écoutant parler Cottard, Brichot, tant d’autres, j’avais senti que, par la culture et la mode, une seule ondulation propage dans toute l’étendue de l’espace les mêmes manières de dire, de penser, de même dans toute la durée du temps de grandes lames de fond soulèvent des profondeurs des âges les mêmes colères, les mêmes tristesses, les mêmes bravoures, les mêmes manies, à travers les générations superposées, chaque section, prise à plusieurs niveaux d’une même série, offrant la répétition, comme des ombres sur des écrans successifs, d’un tableau aussi identique, quoique souvent moins insignifiant, que celui qui mettait aux prises de la même façon M. Bloch et son beaupère, M. Bloch père et M. Nissim Bernard et d’autres que je n’avais pas connus. Il y avait des hommes que je savais parents d’autres sans avoir jamais pensé qu’ils eussent un trait commun ; en admirant le vieil ermite aux cheveux blancs qu’était devenu Legrandin, tout d’un coup je constatai, je peux dire que je découvris, avec une satisfaction de zoologiste, dans le méplat de ses joues la construction de celles de son jeune neveu Léonor de Cambremer, qui pourtant avait l’air de ne lui ressembler nullement ; à ce premier trait commun j’en ajoutai un autre que je n’avais pas jusqu’ici remarqué chez Léonor de Cambremer, puis d’autres et qui n’étaient aucun de ceux que m’offrait d’habitude la synthèse de sa jeunesse, de sorte que j’eus bientôt de lui comme une caricature plus vraie, plus profonde, que si elle avait été littéralement ressemblante ; son oncle me semblait maintenant le jeune Cambremer ayant pris pour s’amuser les apparences du vieillard qu’en réalité il serait un jour, si bien que ce n’était plus seulement ce qu’étaient devenus les jeunes d’autrefois, mais ce que deviendraient ceux d’aujourd’hui qui me donnait avec tant de force la sensation du Temps. Les femmes tâchaient à rester en contact avec ce qui avait été le plus individuel de leur charme, mais souvent la matière nouvelle de leur visage ne s’y prêtait plus. Les traits où s’était gravée sinon la jeunesse du moins la beauté ayant disparu chez la plupart d’entre elles, elles avaient alors cherché si, avec le visage qui leur restait, on ne pouvait s’en faire une autre. Déplaçant le centre, sinon de gravité du moins de perspective de leur visage, en composant les traits autour de lui suivant un autre caractère, elles commençaient à cinquante ans une nouvelle sorte de beauté, comme on prend sur le tard un nouveau métier, ou comme à une terre qui ne vaut plus rien pour la vigne on fait produire des betteraves. Autour de ces traits nouveaux on faisait fleurir une nouvelle jeunesse. Seules ne pouvaient s’accommoder de ces transformations les femmes trop belles ou trop laides. Les premières, sculptées comme un marbre aux lignes définitives duquel on ne peut plus rien changer, s’effritaient comme une statue. Les secondes, qui avaient quelque difformité de la face, avaient même sur les belles certains avantages. D’abord c’étaient les seules qu’on reconnaissait tout de suite. On savait qu’il n’y avait pas à Paris deux bouches pareilles et la leur me les faisait reconnaître dans cette matinée où je ne reconnaissais plus personne. Et puis elles n’avaient même pas l’air d’avoir vieilli. La vieillesse est quelque chose d’humain. Elles étaient des monstres, et elles ne semblaient pas avoir plus « changé » que des baleines. D’autres hommes, d’autres femmes ne semblaient pas non plus avoir vieilli ; leur tournure était aussi svelte, leur visage aussi jeune. Mais si pour leur parler on se mettait tout près de leur figure lisse de peau et fine de contours, alors elle apparaissait tout autre, comme il arrive pour une surface végétale, une goutte d’eau, de sang, si on la place sous le microscope. Alors je distinguais de multiples taches graisseuses sur la peau que j’avais crue lisse, et dont elles me donnaient le dégoût. Les lignes ne résistaient pas à cet agrandissement. Celle du nez se brisait de près, s’arrondissait, envahie par les mêmes cercles huileux que le reste de la figure ; et de près les yeux rentraient sous des poches qui détruisaient la ressemblance du visage actuel avec celui du visage d’autrefois qu’on avait cru retrouver. De sorte que, à l’égard de ces invités-là, ils étaient jeunes vus de loin, leur âge augmentait avec le grossissement de leur figure et la possibilité d’en observer les différents plans. Pour eux, en somme, la vieillesse restait dépendante du spectateur, qui avait à se bien placer pour voir ces figures- là rester jeunes et à n’appliquer sur elles que ces regards lointains qui diminuent l’objet sans le verre que choisit l’opticien pour un presbyte ; pour elles la vieillesse, décelable comme la présence des infusoires dans une goutte d’eau, était amenée par le progrès moins des années que, dans la vision de l’observateur, du degré de l’échelle de grossissement. En général, le degré de blancheur des cheveux semblait comme un signe de la profondeur du temps vécu, comme ces sommets montagneux qui, même apparaissant aux yeux sur la même ligne que d’autres, révèlent pourtant le niveau de leur altitude par l’éclat de leur neigeuse blancheur. Et ce n’était pourtant pas toujours exact, surtout pour les femmes. Ainsi les mèches de la princesse de Guermantes, qui, lorsqu’elles étaient grises et brillantes comme de la soie, semblaient d’argent autour de son front bombé, ayant pris à force de devenir blanches une matité de laine et d’étoupe, semblaient au contraire, à cause de cela, être grises comme une neige salie qui a perdu son éclat. Et souvent de blondes danseuses ne s’étaient pas seulement annexé avec une perruque de cheveux blancs l’amitié de duchesses qu’elles ne connaissaient pas autrefois. Mais n’ayant fait jadis que danser, l’art les avait touchées comme la grâce. Et comme au XVIIe siècle d’illustres dames entraient en religion, elles vivaient dans un appartement rempli de peintures cubistes, un peintre cubiste ne travaillant que pour elles et elles ne vivant que pour lui. Pour les vieillards dont les traits avaient changé, ils tâchaient pourtant de garder, fixée sur eux à l’état permanent, une de ces expressions fugitives qu’on prend pour une seconde de pose et avec lesquelles on essaye, soit de tirer parti d’un avantage extérieur, soit de pallier un défaut ; ils avaient l’air d’être définitivement devenus d’immutables instantanés d’euxmêmes. Tous ces gens avaient mis tant de temps à revêtir leur déguisement que celui-ci passait généralement inaperçu de ceux qui vivaient avec eux. Même un délai leur était souvent concédé où ils pouvaient continuer assez tard à rester euxmêmes. Mais alors ce déguisement prorogé se faisait plus rapidement ; de toutes façons il était inévitable. Je n’avais jamais trouvé aucune ressemblance entre Mme X et sa mère, que je n’avais connue que vieille, ayant l’air d’un petit Turc tout tassé. Et, en effet, j’avais toujours connu Mme X charmante et droite et pendant très longtemps elle l’était restée, pendant trop longtemps, car, comme une personne qui, avant que la nuit n’arrive, a à ne pas oublier de revêtir son déguisement de Turque, elle s’était mise en retard, et aussi était-ce précipitamment, presque tout d’un coup, qu’elle s’était tassée et avait reproduit avec fidélité l’aspect de vieille Turque revêtu jadis par sa mère. Je retrouvai là un de mes anciens camarades que, pendant dix ans, j’avais vu presque tous les jours. On demanda à nous représenter. J’allai donc à lui et il me dit d’une voix que je reconnus très bien : « C’est une bien grande joie pour moi après tant d’années. » Mais quelle surprise pour moi ! Cette voix semblait émise par un phonographe perfectionné, car si c’était celle de mon ami, elle sortait d’un gros bonhomme grisonnant que je ne connaissais pas, et dès lors il me semblait que ce ne pût être qu’artificiellement, par un truc de mécanique, qu’on avait logé la voix de mon camarade sous ce gros vieillard quelconque. Pourtant je savais que c’était lui, la personne qui nous avait présentés, après si longtemps, l’un à l’autre n’avait rien d’un mystificateur. Lui-même me déclara que je n’avais pas changé, et je compris ainsi qu’il ne se croyait pas changé. Alors je le regardai mieux. Et, en somme, sauf qu’il avait tellement grossi, il avait gardé bien des choses d’autrefois. Pourtant je ne pouvais comprendre que ce fût lui. Alors j’essayai de me rappeler. Il avait dans sa jeunesse des yeux bleus, toujours riants, perpétuellement mobiles, en quête évidemment de quelque chose à quoi je n’avais pensé et qui devait être fort désintéressé, la vérité sans doute, poursuivie en perpétuelle incertitude, avec une sorte de gaminerie, de respect errant pour tous les amis de sa famille. Or, devenu homme politique influent, capable, despotique, ces yeux bleus qui, d’ailleurs, n’avaient pas trouvé ce qu’ils cherchaient s’étaient immobilisés, ce qui leur donnait un regard pointu, comme sous un sourcil froncé. Aussi l’expression de gaîté, d’abandon, d’innocence s’était-elle changée en une expression de ruse et de dissimulation. Décidément il me semblait que c’était quelqu’un d’autre, quand tout d’un coup j’entendis, à une chose que je disais, son rire, son fou rire d’autrefois, celui qui allait avec la perpétuelle mobilité gaie du regard. Des mélomanes trouvent qu’orchestrée par X la musique de Z devient absolument différente. Ce sont des nuances que le vulgaire ne saisit pas, mais un fou rire étouffé d’enfant, sous un œil en pointe comme un crayon bleu bien taillé, quoique un peu de travers, c’est plus qu’une différence d’orchestration. Le rire cessé, j’aurais bien voulu reconnaître mon ami, mais comme, dans l’Odyssée, Ulysse s’élançant sur sa mère morte, comme un spirite essayant en vain d’obtenir d’une apparition une réponse qui l’identifie, comme le visiteur d’une exposition d’électricité qui ne peut croire que la voix que le phonographe restitue inaltérée ne soit tout de même spontanément émise par une personne, je cessai de reconnaître mon ami. Il faut cependant faire cette réserve que les mesures du temps lui-même peuvent être pour certaines personnes accélérées ou ralenties. Par hasard j’avais rencontré dans la rue, il y avait quatre ou cinq ans, la vicomtesse de Saint-Fiacre (bellefille de l’amie des Guermantes). Ses traits sculpturaux semblaient lui assurer une jeunesse éternelle. D’ailleurs, elle était encore jeune. Or je ne pus, malgré ses sourires et ses bonjours, la reconnaître en une dame aux traits tellement déchiquetés que la ligne du visage n’était pas restituable. C’est que depuis trois ans elle prenait de la cocaïne et d’autres drogues. Ses yeux, profondément cernés de noir, étaient presque hagards. Sa bouche avait un rictus étrange. Elle s’était levée, me dit-on, pour cette matinée, restant des mois sans quitter son lit ou sa chaise longue. Le Temps a ainsi des trains express et spéciaux qui mènent à une vieillesse prématurée. Mais sur la voie parallèle circulent des trains de retour, presque aussi rapides. Je pris M. de Courgivaux pour son fils, car il avait l’air plus jeune (il devait avoir dépassé la cinquantaine et semblait plus jeune qu’à trente ans). Il avait trouvé un médecin intelligent, supprimé l’alcool et le sel ; il était revenu à la trentaine et semblait même, ce jourlà, ne pas l’avoir atteinte. C’est qu’il s’était, le matin même, fait couper les cheveux. Chose curieuse, le phénomène de la vieillesse semblait, dans ses modalités, tenir compte de quelques habitudes sociales. Certains grands seigneurs, mais qui avaient toujours été revêtus du plus simple alpaga, coiffés de vieux chapeaux de paille que les petits bourgeois n’auraient pas voulu porter, avaient vieilli de la même façon que les jardiniers, que les paysans au milieu desquels ils avaient vécu. Des taches brunes avaient envahi leurs joues, et leur figure avait jauni, s’était foncée comme un livre. Et je pensais aussi à tous ceux qui n’étaient pas là parce qu’ils ne le pouvaient pas, que leur secrétaire, cherchant à donner l’illusion de leur survie, avait excusés par une de ces dépêches qu’on remettait de temps à autre à la princesse, à ces malades depuis des années mourants, qui ne se lèvent plus, ne bougent plus, et, même au milieu de l’assiduité frivole de visiteurs attirés par une curiosité de touristes ou une confiance de pèlerins, les yeux clos, tenant leur chapelet, rejetant à demi leur drap déjà mortuaire, sont pareils à des gisants que le mal a sculptés jusqu’au squelette dans une chair rigide et blanche comme le marbre, et étendus sur leur tombeau. Sans doute certaines femmes étaient encore très reconnaissables, le visage était resté presque le même, et elles avaient seulement, comme par une harmonie convenable avec la saison, revêtu les cheveux gris, qui étaient leur parure d’automne. Mais pour d’autres, et pour des hommes aussi, la transformation était si complète, l’identité si impossible à établir – par exemple entre un noir viveur qu’on se rappelait et le vieux moine qu’on avait sous les yeux – que plus même qu’à l’art de l’acteur, c’était à celui de certains prodigieux mimes, dont Fregoli reste le type, que faisaient penser ces fabuleuses transformations. La vieille femme avait envie de pleurer en comprenant que l’indéfinissable et mélancolique sourire qui avait fait son charme ne pouvait plus arriver à irradier jusqu’à la surface de ce masque de plâtre que lui avait appliqué la vieillesse. Puis tout à coup découragée de plaire, trouvant plus spirituel de se résigner, elle s’en servait comme d’un masque de théâtre pour faire rire ! Mais presque toutes les femmes n’avaient pas de trêve dans leur effort pour lutter contre l’âge et tendaient vers la beauté qui s’éloignait comme un soleil couchant et dont elles voulaient passionnément conserver les derniers rayons, le miroir de leur visage. Pour y réussir certaines cherchaient à l’aplanir, à élargir la blanche superficie, renonçant au piquant des fossettes menacées, aux mutineries d’un sourire condamné et déjà à demi désarmé ; tandis que d’autres, voyant la beauté définitivement disparue et obligées de se réfugier dans l’expression, comme on compense par l’art de la diction la perte de la voix, se raccrochaient à une moue, à une patte d’oie, à un regard vague, parfois à un sourire qui, à cause de l’incoordination de muscles qui n’obéissaient plus, leur donnait l’air de pleurer. Une grosse dame me dit un bonjour pendant la courte durée duquel les pensées les plus différentes se pressèrent dans mon esprit. J’hésitai un instant à lui répondre, craignant que, ne reconnaissant pas les gens mieux que moi, elle eût cru que j’étais quelqu’un d’autre, puis son assurance me fit au contraire, de peur que ce fût quelqu’un avec qui j’avais été lié, exagérer l’amabilité de mon sourire, pendant que mes regards continuaient à chercher dans ses traits le nom que je ne trouvais pas. Tel un candidat au baccalauréat, incertain de ce qu’il doit répondre, attache ses regards sur la figure de l’examinateur et espère vainement y trouver la réponse qu’il ferait mieux de chercher dans sa propre mémoire, tel, tout en lui souriant, j’attachais mes regards sur les traits de la grosse dame. Ils me semblèrent être ceux de Mme de Forcheville, aussi mon sourire se nuança-t-il de respect, pendant que mon indécision commençait à cesser. Alors j’entendis la grosse dame me dire, une seconde plus tard : « Vous me preniez pour maman, en effet je commence à lui ressembler beaucoup. » Et je reconnus Gilberte. D’ailleurs, même chez les hommes qui n’avaient subi qu’un léger changement, dont seule la moustache était devenue blanche, on sentait que ce changement n’était pas positivement matériel. C’était comme si on les avait vus à travers une vapeur colorante, ou mieux un verre peint qui changeait l’aspect de leur figure mais surtout par ce qu’il y ajoutait de trouble, montrait que ce qu’il nous permettait de voir « grandeur nature » était en réalité très loin de nous, dans un éloignement différent, il est vrai, de celui de l’espace, mais du fond duquel, comme d’un autre rivage, nous sentions qu’ils avaient autant de peine à nous reconnaître que nous eux. Seule peut-être Mme de Forcheville, que j’aperçus alors comme injectée d’un liquide, d’une espèce de paraffine qui gonfle la peau mais l’empêche de se modifier, avait l’air d’une cocotte d’autrefois à jamais « naturalisée ». « Vous me prenez pour ma mère », m’avait dit Gilberte. C’était vrai. C’eût été, d’ailleurs, aimable pour la fille. D’ailleurs, il n’y avait pas que chez cette dernière qu’avaient apparu des traits familiaux qui jusque-là étaient restés aussi invisibles dans sa figure que ces parties d’une graine repliées à l’intérieur et dont on ne peut deviner la saillie qu’elles feront un jour en dehors. Ainsi un énorme busquage maternel venait, chez l’une ou chez l’autre, transformer vers la cinquantaine un nez jusque-là droit et pur. Chez une autre fille de banquier, le teint, d’une fraîcheur de jardinière, se roussissait, se cuivrait, et prenait comme le reflet de l’or qu’avait tant manié le père. Certains même avaient fini par ressembler à leur quartier, portaient sur eux comme le reflet de la rue de l’Arcade, de l’avenue du Bois, de la rue de l’Elysée. Mais surtout ils reproduisaient les traits de leurs parents. On part de l’idée que les gens sont restés les mêmes et on les trouve vieux. Mais une fois que l’idée dont on part est qu’ils sont vieux, on les retrouve, on ne les trouve pas si mal. Pour Odette, ce n’était pas seulement cela ; son aspect, une fois qu’on savait son âge et qu’on s’attendait à une vieille femme, semblait un défi plus miraculeux aux lois de la chronologie que la conservation du radium à celles de la nature. Elle, si je ne la reconnus pas d’abord, ce fut non parce qu’elle avait, mais parce qu’elle n’avait pas changé. Me rendant compte depuis une heure de ce que le temps ajoutait de nouveau aux êtres et de ce qu’il fallait soustraire pour les retrouver tels que je les avais connus, je faisais maintenant rapidement ce calcul et, ajoutant à l’ancienne Odette le chiffre d’années qui avait passé sur elle, le résultat que je trouvai fut une personne qui me semblait ne pas pouvoir être celle que j’avais sous les yeux, précisément parce que celle-là était pareille à celle d’autrefois. Quel était le fait du fard, de la teinture ? Elle avait l’air, sous ses cheveux dorés tout plats – un peu un chignon ébouriffé de grosse poupée mécanique sur une figure étonnée et immuable également de poupée – auxquels se superposait un chapeau de paille plat aussi, de l’Exposition de 1878 (dont elle eût certes été alors, et surtout si elle eût eu alors l’âge d’aujourd’hui, la plus fantastique merveille) venant débiter son compliment dans une revue de fin d’année, mais de l’Exposition de 1878 représentée par une femme encore jeune. A côté de nous, un ministre d’avant l’époque boulangiste, et qui l’était de nouveau, passait, lui aussi, en envoyant aux dames un sourire tremblotant et lointain, mais comme emprisonné dans les mille liens du passé, comme un petit fantôme qu’une main invisible promenait, diminué de taille, changé dans sa substance et ayant l’air d’une réduction en pierre ponce de soimême. Cet ancien président du Conseil, si bien reçu dans le Faubourg Saint-Germain, avait jadis été l’objet de poursuites criminelles, exécré du monde et du peuple. Mais grâce au renouvellement des individus qui composent l’un et l’autre, et, dans les individus subsistant, des passions et même des souvenirs, personne ne le savait plus et il était honoré. Aussi n’y a-t-il pas d’humiliation si grande dont on ne devrait prendre aisément son parti, sachant qu’au bout de quelques années, nos fautes ensevelies ne seront plus qu’une invisible poussière sur laquelle sourira la paix souriante et fleurie de la nature. L’individu momentanément taré se trouvera, par le jeu d’équilibre du temps, pris entre deux couches sociales nouvelles qui n’auront pour lui que déférence et admiration, et au-dessus desquelles il se prélassera aisément. Seulement c’est au temps qu’est confié ce travail ; et, au moment de ses ennuis, rien ne peut le consoler que la jeune laitière d’en face l’ait entendu appeler « chéquard » par la foule qui montrait le poing tandis qu’il entrait dans le « panier à salade », la jeune laitière qui ne voit pas les choses dans le plan du temps, qui ignore que les hommes qu’encense le journal du matin furent déconsidérés jadis, et que l’homme qui frise la prison en ce moment, et peut-être en pensant à cette jeune laitière, n’aura pas les paroles humbles qui lui concilieraient la sympathie, sera un jour célébré par la presse et recherché par les duchesses. Le temps éloigne pareillement les querelles de famille. Et chez la princesse de Guermantes on voyait un couple où le mari et la femme avaient pour oncles, morts aujourd’hui, deux hommes qui ne s’étaient pas contentés de se souffleter mais dont l’un pour humilier l’autre lui avait envoyé comme témoins son concierge et son maître d’hôtel, jugeant que des gens du monde eussent été trop bien pour lui. Mais ces histoires dormaient dans les journaux d’il y a trente ans et personne ne les savait plus. Et ainsi le salon de la princesse de Guermantes était illuminé, oublieux et fleuri, comme un paisible cimetière. Le temps n’y avait pas seulement défait d’anciennes créatures, il y avait rendu possibles, il y avait créé des associations nouvelles. Pour en revenir à cet homme politique, malgré son changement de substance physique, tout aussi profond que la transformation des idées morales qu’il éveillait maintenant dans le public, en un mot malgré tant d’années passées depuis qu’il avait été Président du Conseil, il était redevenu ministre. Ce président du Conseil d’il y a quarante ans faisait partie du nouveau cabinet, dont le chef lui avait donné un portefeuille un peu comme ces directeurs de théâtre confient un rôle à une de leurs anciennes camarades, retirée depuis longtemps, mais qu’ils jugent encore plus capable que les jeunes de tenir un rôle avec finesse, de laquelle, d’ailleurs, ils savent la difficile situation financière et qui, à près de quatre-vingts ans, montre encore au public l’intégrité de son talent presque intact avec cette continuation de la vie qu’on s’étonne ensuite d’avoir pu constater quelques jours avant la mort. L’aspect de Mme de Forcheville était si miraculeux, qu’on ne pouvait même pas dire qu’elle avait rajeuni mais plutôt qu’avec tous ses carmins, toutes ses rousseurs, elle avait refleuri. Plus même que l’incarnation de l’Exposition universelle de 1878, elle eût été, dans une exposition végétale d’aujourd’hui, la curiosité et le clou. Pour moi, du reste, elle ne semblait pas dire : « Je suis l’Exposition de 1878 », mais plutôt : « Je suis l’allée des Acacias de 1892. » Il semblait qu’elle eût pu y être encore. D’ailleurs, justement parce qu’elle n’avait pas changé, elle ne semblait guère vivre. Elle avait l’air d’une rose stérilisée. Je lui dis bonjour, elle chercha quelque temps, mais en vain, mon nom sur mon visage. Je me nommai et aussitôt, comme si j’avais perdu, grâce à ce nom incantateur, l’apparence d’arbousier ou de kangourou que l’âge m’avait sans doute donnée, elle me reconnut et se mit à me parler de cette voix si particulière que les gens qui l’avaient applaudie dans les petits théâtres étaient si émerveillés, quand ils étaient invités à déjeuner avec elle, « à la ville », de retrouver dans chacune de ses paroles, pendant toute la causerie, tant qu’ils voulaient. Cette voix était restée la même, inutilement chaude, prenante, avec un rien d’accent anglais. Et pourtant, de même que ses yeux avaient l’air de me regarder d’un rivage lointain, sa voix était triste, presque suppliante, comme celle des morts dans l’Odyssée. Odette eût pu jouer encore. Je lui fis des compliments sur sa jeunesse. Elle me dit : « Vous êtes gentil, my dear, merci », et comme elle donnait difficilement à un sentiment, même le plus vrai, une expression qui ne fût pas affectée par le souci de ce qu’elle croyait élégant, elle répéta à plusieurs reprises : « Merci tant, merci tant ». Mais moi, qui avais jadis fait de si longs trajets pour l’apercevoir au Bois, qui avais écouté le son de sa voix tomber de sa bouche, la première fois que j’avais été chez elle, comme un trésor, les minutes passées maintenant auprès d’elle me semblaient interminables à cause de l’impossibilité de savoir que lui dire, et je m’éloignai. Hélas, elle ne devait pas rester toujours telle. Moins de trois ans après, non pas en enfance, mais un peu ramollie, je devais la voir à une soirée donnée par Gilberte, devenue incapable de cacher sous un masque immobile ce qu’elle pensait – pensait est beaucoup dire – ce qu’elle éprouvait, hochant la tête, serrant la bouche, secouant les épaules à chaque impression qu’elle ressentait, comme ferait un ivrogne, un enfant, comme font certains poètes qui ne tiennent pas compte de ce qui les entoure, et, inspirés, composent dans le monde et tout en allant à table au bras d’une dame étonnée, froncent les sourcils, font la moue. Les impressions de Mme de Forcheville – sauf une, celle qui l’avait fait précisément assister à la soirée donnée par Gilberte, la tendresse pour sa fille bien-aimée, l’orgueil qu’elle donnât une soirée si brillante, orgueil que ne voilait pas chez la mère la mélancolie de ne plus être rien – ces impressions n’étaient pas joyeuses et commandaient seulement une perpétuelle défense contre les avanies qu’on lui faisait, défense timorée comme celle d’un enfant. On n’entendait que ces mots : « Je ne sais pas si Mme de Forcheville me reconnaît, je devrais peut-être me faire présenter à nouveau. – Ca, par exemple, vous pouvez vous en dispenser (répondait-on à tue-tête, sans songer que la mère de Gilberte entendait tout, sans y songer, ou sans s’en soucier), c’est bien inutile. Pour l’agrément qu’elle vous apportera ! On la laisse dans son coin. Du reste, elle est un peu gaga. » Furtivement Mme de Forcheville lançait un regard de ses yeux restés si beaux sur les interlocuteurs injurieux, puis vite ramenait ce regard à elle de peur d’avoir été impolie, et, tout de même agitée par l’offense, taisant sa débile indignation, on voyait sa tête branler, sa poitrine se soulever, elle jetait un nouveau regard sur un autre assistant aussi peu poli, et ne s’étonnait pas outre mesure, car, se sentant très mal depuis quelques jours, elle avait à mots couverts suggéré à sa fille de remettre la fête, mais sa fille avait refusé. Mme de Forcheville ne l’en aimait pas moins ; toutes les duchesses qui entraient, l’admiration de tout le monde pour le nouvel hôtel inondait de joie son cœur, et quand entra la marquise de Sebran, qui était alors la dame où menait si difficilement le plus haut échelon social, Mme de Forcheville sentit qu’elle avait été une bonne et prévoyante mère et que sa tâche maternelle était achevée. De nouveaux invités ricaneurs la firent à nouveau regarder et parler toute seule, si c’est parler que tenir un langage muet qui se traduit seulement par des gesticulations. Si belle encore, elle était devenue – ce qu’elle n’avait jamais été – infiniment sympathique ; car elle qui avait trompé Swann et tout le monde, c’était l’univers entier qui maintenant la trompait ; et elle était devenue si faible qu’elle n’osait même plus, les rôles étant retournés, se défendre contre les hommes. Et bientôt elle ne se défendrait pas contre la mort. Mais après cette anticipation, revenons trois ans en arrière, c’est-à-dire à la matinée où nous sommes chez la princesse de Guermantes. Bloch m’ayant demandé de le présenter au maître de maison, je ne fis à cela pas l’ombre des difficultés auxquelles je m’étais heurté le jour où j’avais été pour la première fois en soirée chez le prince de Guermantes, qui m’avaient semblé naturelles, alors que maintenant cela me semblait si simple de lui présenter un de ses invités, et cela m’eût même paru simple de me permettre de lui amener et présenter à l’improviste quelqu’un qu’il n’eût pas invité. Etait-ce parce que, depuis cette époque lointaine, j’étais devenu un « familier », quoique depuis quelque temps un « oublié », de ce monde où alors j’étais si nouveau ? était-ce, au contraire, parce que, n’étant pas un véritable homme du monde, tout ce qui fait difficulté pour eux n’existait plus pour moi, une fois la timidité tombée ? était-ce parce que, les êtres ayant peu à peu laissé tomber devant moi leur premier, souvent leur second et leur troisième aspect factice, je sentais derrière la hauteur dédaigneuse du prince une grande avidité humaine de connaître des êtres, de faire la connaissance de ceux-là mêmes qu’ils affectent de dédaigner ? Etaitce parce que aussi le prince avait changé comme tous ces insolents de la jeunesse et de l’âge mûr, à qui la vieillesse apporte sa douceur (d’autant plus que les hommes débutants et les idées inconnues contre lesquels ils regimbaient, ils les connaissaient depuis longtemps de vue et les savaient reçus autour d’eux), surtout si cette vieillesse a pour adjuvant quelques vertus ou quelques vices qui étendent les relations, ou la révolution que fait une conversion politique, comme celle du prince au dreyfusisme ? Bloch m’interrogeait comme moi je faisais autrefois en entrant dans le monde, comme il m’arrivait encore de faire sur les gens que j’y avais connus alors et qui étaient aussi loin, aussi à part de tout, que ces gens de Combray qu’il m’était souvent arrivé de vouloir « situer » exactement. Mais Combray avait pour moi une forme si à part, si impossible à confondre avec le reste, que c’était un puzzle que je ne pouvais jamais arriver à faire rentrer dans la carte de France. « Alors je ne peux avoir aucune idée de ce qu’était jadis le prince de Guermantes en me représentant Swann, ou M. de Charlus ? me demandait Bloch à qui j’avais longtemps emprunté sa manière de parler et qui maintenant imitait souvent la mienne. – Nullement. – Mais en quoi consiste la différence ? – Il aurait fallu les entendre parler entre eux, pour la saisir, mais c’est maintenant impossible, Swann est mort et M. de Charlus ne vaut guère mieux. Mais ces différences étaient énormes. » Et tandis que l’œil de Bloch brillait en pensant à ce que pouvait être la conversation de ces personnages merveilleux, je pensais que je lui exagérais le plaisir que j’avais eu à me trouver avec eux, n’en ayant jamais ressenti que quand j’étais seul, et l’impression des différenciations véritables n’ayant lieu que dans notre imagination. Bloch s’en aperçut-il ? « Tu me peins peut-être cela trop en beau, me ditil ; ainsi la maîtresse de maison d’ici, la princesse de Guermantes, je sais bien qu’elle n’est plus jeune, mais enfin il n’y a pas tellement longtemps que tu me parlais de son charme incomparable, de sa merveilleuse beauté. Certes, je reconnais qu’elle a grand air, et elle a bien ces yeux extraordinaires dont tu me parlais, mais enfin je ne la trouve pas tellement inouïe que tu disais. Evidemment elle est très racée, mais enfin… » Je fus obligé de dire à Bloch qu’il ne me parlait pas de la même personne. La princesse de Guermantes, en effet, était morte et c’est l’ex-Madame Verdurin que le prince, ruiné par la défaite allemande, avait épousée et que Bloch ne reconnaissait pas. « Tu te trompes, j’ai cherché dans le Gotha de cette année, me confessa naïvement Bloch, et j’ai trouvé le prince de Guermantes, habitant l’hôtel où nous sommes et marié à tout ce qu’il y a de plus grandiose, attends un peu que je me rappelle, marié à Sidonie, duchesse de Duras, née des Baux. » En effet, Mme Verdurin, peu après la mort de son mari, avait épousé le vieux duc de Duras, ruiné, qui l’avait faite cousine du prince de Guermantes, et était mort après deux ans de mariage. Il avait été pour Mme Verdurin une transition fort utile, et maintenant celle-ci, par un troisième mariage, était princesse de Guermantes et avait dans le faubourg SaintGermain une grande situation qui eût fort étonné à Combray, où les dames de la rue de l’Oiseau, la fille de Mme Goupil et la belle-fille de Mme Sazerat, toutes ces dernières années, avant que Mme Verdurin ne fût princesse de Guermantes, avaient dit en ricanant : « la duchesse de Duras », comme si c’eût été un rôle que Mme Verdurin eût tenu au théâtre. Même, le principe des castes voulant qu’elle mourût Mme Verdurin, ce titre, qu’on ne s’imaginait lui conférer aucun pouvoir mondain nouveau, faisait plutôt mauvais effet. « Faire parler d’elle », cette expression qui dans tous les mondes est appliquée à une femme qui a un amant, pouvait l’être dans le faubourg Saint-Germain à celles qui publient des livres, dans la bourgeoisie de Combray à celles qui font des mariages dans un sens ou dans l’autre « disproportionnés ». Quand elle eut épousé le prince de Guermantes, on dut se dire que c’était un faux Guermantes, un escroc. Pour moi, à me figurer cette identité de titre, de nom, qui faisait qu’il y avait encore une princesse de Guermantes et qu’elle n’avait aucun rapport avec celle qui m’avait tant charmé et qui n’était plus, qui était comme une morte sans défense à qui on l’eût volé, il y avait quelque chose d’aussi douloureux qu’à voir les objets qu’avait possédés la princesse Hedwige, comme son château, comme tout ce qui avait été à elle et dont une autre jouissait. La succession au nom est triste comme toutes les successions, comme toutes les usurpations de propriété ; et toujours sans interruptions viendraient, comme un flot, de nouvelles princesses de Guermantes, ou plutôt, millénaire, remplacée d’âge en âge dans son emploi par une femme différente, vivrait une seule princesse de Guermantes, ignorante de la mort, indifférente à tout ce qui change et blesse nos cœurs, et le nom comme la mer refermerait sur celles qui sombrent de temps à autre sa toujours pareille et immémoriale placidité. Mais – contradiction avec cette permanence – les anciens habitués assuraient que dans le monde tout était changé, qu’on y recevait des gens que jamais de leur temps on n’aurait reçus et, comme on dit : « c’était vrai, et ce n’était pas vrai ». Ce n’était pas vrai parce qu’ils ne se rendaient pas compte de la courbe du temps qui faisait que ceux d’aujourd’hui voyaient ces gens nouveaux à leur point d’arrivée tandis qu’eux se les rappelaient à leur point de départ. Et quand eux, les anciens, étaient entrés dans le monde, il y avait là des gens arrivés dont d’autres se rappelaient le départ. Une génération suffit pour que s’y ramène ce changement qui en des siècles s’est fait pour le nom bourgeois d’un Colbert devenu nom noble. Et, d’autre part, cela pourrait être vrai, car si les personnes changent de situation, les idées et les coutumes les plus indéracinables (de même que les fortunes et les alliances de pays et les haines de pays) changent aussi, parmi lesquelles même celles de ne recevoir que des gens chic. Non seulement le snobisme change de forme, mais il pourrait disparaître, comme la guerre même, et les radicaux, les juifs être reçus au Jockey. Certes, même ce changement extérieur dans les figures que j’avais connues n’était que le symbole d’un changement intérieur qui s’était effectué jour par jour. Peut-être ces gens avaient-ils continué à accomplir les mêmes choses, mais, jour par jour, l’idée qu’ils se faisaient d’elles et des êtres qu’ils fréquentaient, ayant un peu de vie, au bout de quelques années, sous les mêmes noms c’était d’autres choses, d’autres gens qu’ils aimaient, et étant devenus d’autres personnes, il eût été étonnant qu’ils n’eussent pas eu de nouveaux visages. Si, dans ces périodes de vingt ans, les conglomérats de coteries se défaisaient et se reformaient selon l’attraction d’astres nouveaux destinés, d’ailleurs, eux aussi, à s’éloigner puis à reparaître, des cristallisations, puis des émiettements suivis de cristallisations nouvelles avaient lieu dans l’âme des êtres. Si pour moi la duchesse de Guermantes avait été bien des personnes, pour la duchesse de Guermantes, pour Mme Swann, etc., telle personne donnée avait été un favori d’une époque précédant l’Affaire Dreyfus, puis un fanatique ou un imbécile à partir de l’affaire Dreyfus, qui avait changé pour eux la valeur des êtres et reclassé autour les partis, lesquels s’étaient depuis encore défaits et refaits. Ce qui y sert puissamment et y ajoute son influence aux pures affinités intellectuelles, c’est le temps écoulé, qui nous fait oublier nos antipathies, nos dédains, les raisons mêmes qui expliquaient nos antipathies et nos dédains. Si on eût jadis analysé l’élégance de la jeune Mme Léonor de Cambremer, on y eût trouvé qu’elle était la nièce du marchand de notre maison, Jupien, et que ce qui avait pu s’ajouter à cela pour la rendre brillante, c’était que son oncle procurait des hommes à M. de Charlus. Mais tout cela combiné avait produit des effets scintillants, alors que les causes déjà lointaines, non seulement étaient inconnues de beaucoup de nouveaux, mais encore que ceux qui les avaient connues les avaient oubliées, pensant beaucoup plus à l’éclat actuel qu’aux hontes passées, car on prend toujours un nom dans son acception actuelle. Et c’était l’intérêt de ces transformations des salons qu’elles étaient aussi un effet du temps perdu et un phénomène de mémoire. Parmi les personnes présentes se trouvait un homme considérable qui venait, dans un procès fameux, de donner un témoignage dont la seule valeur résidait dans sa haute moralité devant laquelle les juges et les avocats s’étaient unanimement inclinés et qui avait entraîné la condamnation de deux personnes. Aussi y eut-il un mouvement de curiosité et de déférence quand il entra. C’était Morel. J’étais peut-être seul à savoir qu’il avait été entretenu par M. de Charlus, puis par SaintLoup et en même temps par un ami de Saint-Loup. Malgré ces souvenirs, il me dit bonjour avec plaisir quoique avec réserve. Il se rappelait le temps où nous nous étions vus à Balbec, et ces souvenirs avaient pour lui la poésie et la mélancolie de la jeunesse. Mais il y avait aussi des personnes que je ne pouvais pas reconnaître pour la raison que je ne les avais pas connues, car, aussi bien que sur les êtres eux-mêmes, le temps avait aussi, dans ce salon, exercé sa chimie sur la société. Ce milieu, en la nature spécifique duquel, définie par certaines affinités qui lui attiraient tous les grands noms princiers de l’Europe et par la répulsion qui éloignait d’elle tout élément non aristocratique, j’avais trouvé un refuge matériel pour ce nom de Guermantes auquel il prêtait sa dernière réalité, ce milieu avait luimême subi, dans sa constitution intime et que j’avais crue stable, une altération profonde. La présence de gens que j’avais vus dans de tout autres sociétés et qui me semblaient ne devoir jamais pénétrer dans cellelà m’étonna moins encore que l’intime familiarité avec laquelle ils y étaient reçus, appelés par leur prénom ; un certain ensemble de préjugés aristocratiques, de snobisme, qui jadis écartait automatiquement du nom de Guermantes tout ce qui ne s’harmonisait pas avec lui, avait cessé de fonctionner. Certains étrangers qui, quand j’avais débuté dans le monde, donnaient de grands dîners où ils ne recevaient que la princesse de Guermantes, la duchesse de Guermantes, la princesse de Parme et étaient chez ces dames à la place d’honneur, passaient pour ce qu’il y a de mieux assis dans la société d’alors et l’étaient peut-être, avaient passé sans laisser aucune trace. Etaient-ce des étrangers en mission diplomatique repartis pour leur pays ? Peut-être un scandale, un suicide, un enlèvement les avait-il empêchés de reparaître dans le monde, ou bien étaient-ils allemands ? Mais leur nom ne devait son lustre qu’à leur situation d’alors et n’était plus porté par personne : on ne savait même pas qui je voulais dire ; si je parlais d’eux en essayant d’épeler le nom, on croyait à des rastaquouères. Les personnes qui n’auraient pas dû, selon l’ancien code social, se trouver là avaient, à mon grand étonnement, pour meilleures amies, des personnes admirablement nées, lesquelles n’étaient venues s’embêter chez la princesse de Guermantes qu’à cause de leurs nouvelles amies. Car ce qui caractérisait le plus cette société, c’était sa prodigieuse aptitude au déclassement. Détendus ou brisés, les ressorts de la machine refoulante ne fonctionnaient plus, mille corps étrangers y pénétraient, lui ôtaient toute homogénéité, toute tenue, toute couleur. Le faubourg Saint-Germain, comme une douairière gâteuse, ne répondait que par des sourires timides à des domestiques insolents qui envahissaient ses salons, buvaient son orangeade et lui présentaient leurs maîtresses. Encore la sensation du temps écoulé et de l’anéantissement d’une partie de mon passé disparu m’était-elle donnée moins vivement encore par la destruction de cet ensemble cohérent (qu’avait été le salon Guermantes) d’éléments dont mille nuances, mille raisons expliquaient la présence, la fréquence, la coordination, qu’expliquée par l’anéantissement même de la connaissance des mille raisons, des mille nuances qui faisaient que tel qui s’y trouvait encore maintenant y était tout naturellement indiqué et à sa place, tandis que tel autre qui l’y coudoyait y présentait une nouveauté suspecte. Cette ignorance n’était pas que du monde, mais de la politique, de tout. Car la mémoire dure moins que la vie chez les individus, et, d’ailleurs, de très jeunes, qui n’avaient jamais eu les souvenirs abolis chez les autres, faisant maintenant partie du monde, et très légitimement, même au sens nobiliaire, les débuts étant oubliés ou ignorés, on prenait les gens – au point d’élévation ou de chute – où ils se trouvaient, croyant qu’il en avait toujours été ainsi, et que la princesse de Guermantes et Bloch avaient toujours eu la plus grande situation, que Clemenceau et Viviani avaient toujours été conservateurs. Et comme certains faits ont plus de durée, le souvenir exécré de l’Affaire Dreyfus persistant vaguement chez eux, grâce à ce que leur avaient dit leurs pères, si on leur disait que Clemenceau avait été dreyfusard, ils disaient : « Pas possible, vous confondez, il est juste de l’autre côté. » Des ministres tarés et d’anciennes filles publiques étaient tenus pour des parangons de vertu. Quelqu’un ayant demandé à un jeune homme de la plus grande famille s’il n’y avait pas eu quelque chose à dire sur la mère de Gilberte, le jeune seigneur répondit qu’en effet, dans la première partie de son existence, elle avait épousé un aventurier du nom de Swann, mais qu’ensuite elle avait épousé un des hommes les plus en vue de la société, le comte de Forcheville. Sans doute quelques personnes encore dans ce salon, la duchesse de Guermantes par exemple, eussent souri de cette assertion (qui, niant l’élégance de Swann, me paraissait monstrueuse, alors que moi-même jadis, à Combray, j’avais cru avec ma grand’tante que Swann ne pouvait connaître des « princesses ») et aussi des femmes qui eussent pu se trouver là mais qui ne sortaient plus guère, les duchesses de Montmorency, de Mouchy, de Sagan, qui avaient été les amies intimes de Swann et n’avaient jamais aperçu ce Forcheville, non reçu dans le monde au temps où elles y allaient encore. Mais précisément c’est que la société d’alors, de même que les visages aujourd’hui modifiés et les cheveux blonds remplacés par des cheveux blancs, n’existait plus que dans la mémoire d’êtres dont le nombre diminuait tous les jours. Bloch, pendant la guerre, avait cessé de « sortir », de fréquenter ses anciens milieux d’autrefois où il faisait piètre figure. En revanche, il n’avait cessé de publier de ces ouvrages dont je m’efforçais aujourd’hui, pour ne pas être entravé par elle, de détruire l’absurde sophistique, ouvrages sans originalité, mais qui donnaient aux jeunes gens et à beaucoup de femmes du monde l’impression d’une hauteur intellectuelle peu commune, d’une sorte de génie. Ce fut donc après une scission complète entre son ancienne mondanité et la nouvelle que, dans une société reconstituée, il avait fait, pour une phase nouvelle de sa vie, honorée, glorieuse, une apparition de grand homme. Les jeunes gens ignoraient naturellement qu’il fît à cet âge-là des débuts dans la société, d’autant que le peu de noms qu’il avait retenus dans la fréquentation de Saint-Loup lui permettaient de donner à son prestige actuel une sorte de recul indéfini. En tout cas il paraissait un de ces hommes de talent qui à toute époque ont fleuri dans le grand monde et on ne pensait pas qu’il eût jamais vécu ailleurs. Dès que j’eus fini de parler au prince de Guermantes, Bloch se saisit de moi et me présenta à une jeune femme qui avait beaucoup entendu parler de moi par la duchesse de Guermantes. Si les gens des nouvelles générations tenaient la duchesse de Guermantes pour peu de chose parce qu’elle connaissait des actrices, etc., les dames – aujourd’hui vieilles – de la famille la considéraient toujours comme un personnage extraordinaire, d’une part parce qu’elles savaient exactement sa naissance, sa primauté héraldique, ses intimités avec ce que Mme de Forcheville eût appelé des « royalties », mais encore parce qu’elle dédaignait de venir dans la famille, s’y ennuyait et qu’on savait qu’on n’y pouvait jamais compter sur elle. Ses relations théâtrales et politiques, d’ailleurs mal sues, ne faisaient qu’augmenter sa rareté, donc son prestige. De sorte que, tandis que dans le monde politique et artistique on la tenait pour une créature mal définie, une sorte de défroquée du faubourg SaintGermain qui fréquente les soussecrétaires d’Etat et les étoiles, dans ce même faubourg Saint-Germain, si on donnait une belle soirée, on disait : « Est-ce même la peine d’inviter Marie Sosthènes ? elle ne viendra pas. Enfin pour la forme, mais il ne faut pas se faire d’illusions. » Et si, vers 10 h. ½, dans une toilette éclatante, paraissant, de ses yeux durs pour elles, mépriser toutes ses cousines, entrait Marie Sosthènes qui s’arrêtait sur le seuil avec une sorte de majestueux dédain, et si elle restait une heure, c’était une plus grande fête pour la vieille grande dame qui donnait la soirée qu’autrefois pour un directeur de théâtre que Sarah Bernhardt, qui avait vaguement promis un concours sur lequel on ne comptait pas, fût venue et eût, avec une complaisance et une simplicité infinies, récité, au lieu du morceau promis, vingt autres. La présence de Marie Sosthènes, à laquelle les chefs de cabinet parlaient de haut en bas et qui n’en continuait pas moins (l’esprit mène ainsi le monde) à chercher à en connaître de plus en plus, venait de classer la soirée de la douairière, où il n’y avait pourtant que des femmes excessivement chic, en dehors et audessus de toutes les autres soirées de douairières de la même « season » (comme aurait encore dit Mme de Forcheville), mais pour lesquelles soirées ne s’était pas dérangée Marie Sosthènes qui était une des femmes les plus élégantes du jour. Le nom de la jeune femme à laquelle Bloch m’avait présenté m’était entièrement inconnu, et celui des différents Guermantes ne devait pas lui être très familier, car elle demanda à une Américaine à quel titre Mme de Saint-Loup avait l’air si intime avec toute la plus brillante société qui se trouvait là. Or, cette Américaine était mariée au comte de Furcy, parent obscur des Forcheville et pour lequel ils représentaient ce qu’il y a de plus brillant au monde. Aussi répondit-elle tout naturellement : « Quand ce ne serait que parce qu’elle est née Forcheville. C’est ce qu’il y a de plus grand. » Encore Mme de Furcy, tout en croyant naïvement le nom de Forcheville supérieur à celui de Saint-Loup, savait-elle du moins ce qu’était ce dernier. Mais la charmante amie de Bloch et de la duchesse de Guermantes l’ignorait absolument et, étant assez étourdie, répondit de bonne foi à une jeune fille qui lui demandait comment Mme de SaintLoup était parente du maître de la maison, le prince de Guermantes : « Par les Forcheville », renseignement que la jeune fille communiqua, comme si elle l’avait possédé de tout temps, à une de ses amies, laquelle, ayant mauvais caractère et étant nerveuse, devint rouge comme un coq la première fois qu’un monsieur lui dit que ce n’était pas par les Forcheville que Gilberte tenait aux Guermantes, de sorte que le monsieur crut qu’il s’était trompé, adopta l’erreur et ne tarda pas à la propager. Les dîners, les fêtes mondaines, étaient pour l’Américaine une sorte d’Ecole Berlitz. Elle entendait les noms et les répétait sans avoir connu préalablement leur valeur, leur portée exacte. On expliqua à quelqu’un qui demandait si Tansonville venait à Gilberte de son père M. de Forcheville, que cela ne venait pas du tout par là, que c’était une terre de la famille de son mari, que Tansonville était voisin de Guermantes, appartenait à Mme de Marsantes, mais étant très hypothéqué, avait été racheté, en dot, par Gilberte. Enfin un vieux de la vieille, ayant évoqué Swann ami des Sagan et des Mouchy, et l’Américaine amie de Bloch ayant demandé comment je l’avais connu, déclara que je l’avais connu chez Mme de Guermantes, ne se doutant pas du voisin de campagne, jeune ami de mon grand-père, qu’il représentait pour moi. Des méprises de ce genre ont été commises par les hommes les plus fameux et passent pour particulièrement graves dans toute société conservatrice. SaintSimon, voulant montrer que Louis XIV était d’une ignorance qui « le fit tomber quelquefois, en public, dans les absurdités les plus grossières », ne donne de cette ignorance que deux exemples, à savoir que le Roi, ne sachant pas que Rénel était de la famille de Clermont-Gallerande ni Saint-Hérem de celle de Montmorin, les traita en hommes de peu. Du moins, en ce qui concerne SaintHérem, avons-nous la consolation de savoir que le Roi ne mourut pas dans l’erreur, car il fut détrompé « fort tard » par M. de la Rochefoucauld. « Encore, ajoute Saint-Simon avec un peu de pitié, lui fallut-il expliquer quelles étaient ces maisons que leur nom ne lui apprenait pas. » Cet oubli si vivace qui recouvre si rapidement le passé le plus récent, cette ignorance si envahissante, créent par contre-coup une valeur d’érudition à un petit savoir d’autant plus précieux qu’il est peu répandu, s’appliquant à la généalogie des gens, à leurs vraies situations, à la raison d’amour, d’argent ou autre pour quoi ils se sont alliés à telle famille, ou mésalliés, savoir prisé dans toutes les sociétés où règne un esprit conservateur, savoir que mon grand-père possédait au plus haut degré, concernant la bourgeoisie de Combray et de Paris, savoir que Saint-Simon prisait tant que, au moment où il célèbre la merveilleuse intelligence du prince de Conti, avant même de parler des sciences, ou plutôt comme si c’était la première des sciences, il le loue d’avoir été « un très bel esprit, lumineux, juste, exact, étendu, d’une lecture infinie, qui n’oubliait rien, qui connaissait les généalogies, leurs chimères et leurs réalités, d’une politesse distinguée selon le rang, le mérite, rendant tout ce que les princes du sang doivent et qu’ils ne rendent plus. Il s’en expliquait même et, sur leurs usurpations, l’histoire des livres et des conversations lui fournissait de quoi placer ce qu’il trouvait de plus obligeant sur la naissance, les emplois, etc. » Moins brillant, pour tout ce qui avait trait à la bourgeoisie de Combray et de Paris, mon grand-père ne le savait pas avec moins d’exactitude et ne le savourait pas avec moins de gourmandise. Ces gourmets-là, ces amateurs-là étaient déjà devenus peu nombreux qui savaient que Gilberte n’était pas Forcheville, ni Mme de Cambremer Méséglise, ni la plus jeune une Valintonais. Peu nombreux, peut-être même pas recrutés dans la plus haute aristocratie (ce ne sont pas forcément les dévots, ni même les catholiques, qui sont le plus savants concernant la Légende Dorée ou les vitraux du XIIIe siècle), mais souvent dans une aristocratie secondaire, plus friande de ce qu’elle n’approche guère et qu’elle a d’autant plus le loisir d’étudier qu’elle le fréquente moins, se retrouvant avec plaisir, faisant la connaissance les uns des autres, donnant de succulents dîners de corps, comme la société des bibliophiles ou des amis de Reims, dîners où on déguste des généalogies. Les femmes n’y sont pas admises, mais les maris rentrent en disant à la leur : « J’ai fait un dîner intéressant. Il y avait un M. de la Raspelière qui nous a tenus sous le charme en nous expliquant que cette Mme de Saint-Loup qui a cette jolie fille n’est pas du tout née Forcheville. C’est tout un roman. » L’amie de Bloch et de la duchesse de Guermantes n’était pas seulement élégante et charmante, elle était intelligente aussi, et la conversation avec elle était agréable, mais m’était rendue difficile parce que ce n’était pas seulement le nom de mon interlocutrice qui était nouveau pour moi, mais celui d’un grand nombre de personnes dont elle me parla et qui formaient actuellement le fond de la société. Il est vrai que, d’autre part, comme elle voulait m’entendre raconter des histoires, beaucoup de ceux que je lui citai ne lui dirent absolument rien, ils étaient tous tombés dans l’oubli, du moins ceux qui n’avaient brillé que de l’éclat individuel d’une personne et n’étaient pas le nom générique et permanent de quelque célèbre famille aristocratique (dont la jeune femme savait rarement le titre exact, supposant des naissances inexactes sur un nom qu’elle avait entendu de travers la veille dans un dîner), et elle ne les avait pour la plupart jamais entendu prononcer, n’ayant commencé à aller dans le monde (non seulement parce qu’elle était encore jeune, mais parce qu’elle habitait depuis peu la France et n’avait pas été reçue tout de suite) que quelques années après que je m’en étais moi-même retiré. De sorte que, si nous avions en commun un même vocabulaire de mots, pour les noms, celui de chacun de nous était différent. Je ne sais comment le nom de Mme Leroi tomba de mes lèvres et, par hasard, mon interlocutrice, grâce à quelque vieil ami, galant auprès d’elle, de Mme de Guermantes, en avait entendu parler. Mais inexactement comme je le vis au ton dédaigneux dont cette jeune femme snob me répondit : « Si, je sais qui est Mme Leroi, une vieille amie de Bergotte » d’un ton qui voulait dire « une personne que je n’aurais jamais voulu faire venir chez moi ». Je compris très bien que le vieil ami de Mme de Guermantes, en parfait homme du monde imbu de l’esprit des Guermantes, dont un des traits était de ne pas avoir l’air d’attacher d’importance aux fréquentations aristocratiques, avait trouvé trop bête et trop antiGuermantes de dire : « Mme Leroi, qui fréquentait toutes les altesses, toutes les duchesses » et il avait préféré dire : « Elle était assez drôle. Elle a répondu un jour à Bergotte ceci. » Seulement, pour les gens qui ne savent pas, ces renseignements par la conversation équivalent à ceux que donne la Presse aux gens du peuple et qui croient alternativement, selon leur journal, que M. Loubet et M. Reinach sont des voleurs ou de grands citoyens. Pour mon interlocutrice, Mme Leroi avait été une espèce de Mme Verdurin première manière, avec moins d’éclat et dont le petit clan eût été limité au seul Bergotte… Cette jeune femme est, d’ailleurs, une des dernières qui, par un pur hasard, ait entendu le nom de Mme Leroi. Aujourd’hui personne ne sait plus qui c’est, ce qui est, du reste, parfaitement juste. Son nom ne figure même pas dans l’index des mémoires posthumes de Mme de Villeparisis, de laquelle Mme Leroi occupa tant l’esprit. La marquise n’a, d’ailleurs, pas parlé de Mme Leroi, moins parce que celle-ci, de son vivant, avait été peu aimable pour elle, que parce que personne ne pouvait s’intéresser à elle après sa mort, et ce silence est dicté moins par la rancune mondaine de la femme que par le tact littéraire de l’écrivain. Ma conversation avec l’élégante amie de Bloch fut charmante, car cette jeune femme était intelligente, mais cette différence entre nos deux vocabulaires la rendait malaisée et en même temps instructive. Nous avons beau savoir que les années passent, que la jeunesse fait place à la vieillesse, que les fortunes et les trônes les plus solides s’écroulent, que la célébrité est passagère, notre manière de prendre connaissance et, pour ainsi dire, de prendre le cliché de cet univers mouvant, entraîné par le Temps, l’immobilise au contraire. De sorte que nous voyons toujours jeunes les gens que nous avons connus jeunes, que ceux que nous avons connus vieux nous les parons rétrospectivement dans le passé des vertus de la vieillesse, que nous nous fions sans réserve au crédit d’un milliardaire et à l’appui d’un souverain, sachant par le raisonnement, mais ne croyant pas effectivement, qu’ils pourront être demain des fugitifs dénués de pouvoir. Dans un champ plus restreint et de mondanité pure, comme dans un problème plus simple qui initie à des difficultés plus complexes mais de même ordre, l’inintelligibilité qui résultait, dans notre conversation avec la jeune femme, du fait que nous avions vécu dans un certain monde à vingt-cinq ans de distance, me donnait l’impression et aurait pu fortifier chez moi le sens de l’histoire. Du reste, il faut bien dire que cette ignorance des situations réelles, qui tous les dix ans fait surgir les élus dans leur apparence actuelle et comme si le passé n’existait pas, qui empêche, pour une Américaine fraîchement débarquée, de voir que M. de Charlus avait eu la plus grande situation de Paris à une époque où Bloch n’en avait aucune, et que Swann qui faisait tant de frais pour M. Bontemps avait été traité avec la plus grande amitié par le prince de Galles, cette ignorance n’existe pas seulement chez les nouveaux venus, mais chez ceux qui ont fréquenté toujours des sociétés voisines, et cette ignorance, chez ces derniers comme chez les autres, est aussi un effet (mais cette fois s’exerçant sur l’individu et non sur la courbe sociale) du Temps. Sans doute, nous avons beau changer de milieu, de genre de vie, notre mémoire, en retenant le fil de notre personnalité identique, attache à elle, aux époques successives, le souvenir des sociétés où nous avons vécu, fût-ce quarante ans plus tôt. Bloch, chez le prince de Guermantes, savait parfaitement l’humble milieu juif où il avait vécu à dix-huit ans, et Swann, quand il n’aima plus Mme Swann mais une femme qui servait le thé chez ce même Colombin où Mme Swann avait cru quelque temps qu’il était chic d’aller, comme au thé de la rue Royale, Swann savait très bien sa valeur mondaine, se rappelant Twickenham, n’avait aucun doute sur les raisons pour lesquelles il allait plutôt chez Colombin que chez la duchesse de Broglie, et savait parfaitement qu’eût-il été lui-même mille fois moins « chic », cela ne l’eût pas empêché davantage d’aller chez Colombin ou à l’hôtel Ritz, puisque tout le monde peut y aller en payant. Sans doute les amis de Bloch ou de Swann se rappelaient eux aussi la petite société juive ou les invitations à Twickenham, et ainsi les amis, comme des « moi » un peu moins distincts de Swann et de Bloch, ne séparaient pas, dans leur mémoire, du Bloch élégant d’aujourd’hui le Bloch sordide d’autrefois, du Swann de chez Colombin des derniers jours le Swann de Buckingham Palace. Mais ces amis étaient, en quelque sorte, dans la vie, les voisins de Swann ; la leur s’était développée sur une ligne assez voisine pour que leur mémoire pût être assez pleine de lui ; mais chez d’autres plus éloignés de Swann, à une distance plus grande de lui, non pas précisément socialement, mais d’intimité, qui avait fait la connaissance plus vague et les rencontres très rares, les souvenirs moins nombreux avaient rendu les notions plus flottantes. Or, chez des étrangers de ce genre, au bout de trente ans on ne se rappelle plus rien de précis qui puisse prolonger dans le passé et changer de valeur l’être qu’on a sous les yeux. J’avais entendu, dans les dernières années de la vie de Swann, des gens du monde pourtant, à qui on parlait de lui, dire et comme si ç’avait été son titre de notoriété : « Vous parlez du Swann de chez Colombin ? » J’entendais maintenant des gens qui auraient pourtant dû savoir, dire en parlant de Bloch : « Le Bloch-Guermantes ? Le familier des Guermantes ? » Ces erreurs qui scindent une vie et en isolant le présent font de l’homme dont on parle un autre homme, un homme différent, une création de la veille, un homme qui n’est que la condensation de ses habitudes actuelles (alors que lui porte en lui-même la continuité de sa vie qui le relie au passé), ces erreurs dépendent bien aussi du Temps, mais elles sont non un phénomène social, mais un phénomène de mémoire. J’eus dans l’instant même un exemple, d’une variété assez différente, il est vrai, mais d’autant plus frappante, de ces oublis qui modifient pour nous l’aspect des êtres. Un jeune neveu de Mme de Guermantes, le marquis de Villemandois, avait été jadis pour moi d’une insolence obstinée qui m’avait conduit par représailles à adopter à son égard une attitude si insultante que nous étions devenus tacitement comme deux ennemis. Pendant que j’étais en train de réfléchir sur le temps, à cette matinée chez la princesse de Guermantes, il se fit présenter à moi en disant qu’il croyait que j’avais connu de ses parents, qu’il avait lu des articles de moi et désirait faire ou refaire ma connaissance. Il est vrai de dire qu’avec l’âge il était devenu, comme beaucoup, d’impertinent sérieux, qu’il n’avait plus la même arrogance et que, d’autre part, on parlait de moi, pour de bien minces articles cependant, dans le milieu qu’il fréquentait. Mais ces raisons de sa cordialité et de ses avances ne furent qu’accessoires. La principale, ou du moins celle qui permit aux autres d’entrer en jeu, c’est que, ou ayant une plus mauvaise mémoire que moi, ou ayant attaché une attention moins soutenue à mes ripostes que je n’avais fait autrefois à ses attaques, parce que j’étais alors pour lui un bien plus petit personnage qu’il n’était pour moi, il avait entièrement oublié notre inimitié. Mon nom lui rappelait tout au plus qu’il avait dû me voir, ou quelqu’un des miens, chez une de ses tantes… Et ne sachant pas au juste s’il se faisait présenter ou représenter, il se hâta de me parler de sa tante, chez qui il ne doutait pas qu’il avait dû me rencontrer, se rappelant qu’on y parlait souvent de moi, mais non de nos querelles. Un nom, c’est tout ce qui reste bien souvent pour nous d’un être, non pas même quand il est mort, mais de son vivant. Et nos notions actuelles sur lui sont si vagues ou si bizarres, et correspondent si peu à celles que nous avons eues de lui, que nous avons entièrement oublié que nous avons failli nous battre en duel avec lui, mais que nous nous rappelons qu’il portait, enfant, d’étranges guêtres jaunes aux Champs-Elysées, dans lesquels par contre, malgré que nous le lui assurions, il n’a aucun souvenir d’avoir joué avec nous. Bloch était entré en sautant comme une hyène. Je pensais : « Il vient dans des salons où il n’eût pas pénétré il y a vingt ans. » Mais il avait aussi vingt ans de plus. Il était plus près de la mort. A quoi cela l’avançait-il ? De près, dans la translucidité d’un visage où, de plus loin et mal éclairé, je ne voyais que la jeunesse gaie (soit qu’elle y survécût, soit que je l’y évoquasse), se tenait le visage presque effrayant, tout anxieux, d’un vieux Shylock attendant, tout grimé dans la coulisse, le moment d’entrer en scène, récitant déjà les premiers vers à mi-voix. Dans dix ans, dans ces salons où leur veulerie l’aurait imposé, il entrerait en béquillant, devenu maître, trouvant une corvée d’être obligé d’aller chez les La Trémoïlle. A quoi cela l’avançait-il ? Des changements produits dans la société je pouvais d’autant plus extraire des vérités importantes et dignes de cimenter une partie de mon œuvre qu’ils n’étaient nullement, comme j’aurais pu être au premier moment tenté de le croire, particuliers à notre époque. Au temps où moi-même, à peine parvenu, j’étais entré, plus nouveau que ne l’était Bloch lui-même aujourd’hui, dans le milieu des Guermantes, j’avais dû y contempler, comme faisant partie intégrante de ce milieu, des éléments absolument différents, agrégés depuis peu et qui paraissaient étrangement nouveaux à de plus anciens dont je ne les différenciais pas et qui eux-mêmes, crus, par les ducs d’alors, membres de tout temps du faubourg, y avaient, eux, ou leurs pères, ou leurs grandspères, été jadis des parvenus. Si bien que ce n’était pas la qualité d’hommes du grand monde qui rendait cette société si brillante, mais le fait d’avoir été assimilés plus ou moins complètement par cette société qui faisait, de gens qui cinquante ans plus tard paraissaient tous pareils, des gens du grand monde. Même dans le passé où je reculais le nom de Guermantes pour lui donner toute sa grandeur, et avec raison du reste, car sous Louis XIV les Guermantes, quasi royaux, faisaient plus grande figure qu’aujourd’hui, le phénomène que je remarquais en ce moment se produisait de même. Ne les avait-on pas vus alors s’allier à la famille Colbert par exemple, laquelle aujourd’hui, il est vrai, nous paraît très noble puisque épouser une Colbert semble un grand parti pour un La Rochefoucauld. Mais ce n’est pas parce que les Colbert, simples bourgeois alors, étaient nobles, que les Guermantes s’allièrent avec eux, c’est parce que les Guermantes s’allièrent avec eux qu’ils devinrent nobles. Si le nom d’Haussonville s’éteint avec le représentant actuel de cette maison, il tirera peut-être son illustration de descendre de Mme de Staël, alors qu’avant la Révolution, M. d’Haussonville, un des premiers seigneurs du royaume, tirait vanité auprès de M. de Broglie de ne pas connaître le père de Mme de Staël et de ne pas pouvoir plus le présenter que M. de Broglie ne pouvait le présenter lui-même, ne se doutant guère que leurs fils épouseraient un jour l’un la fille, l’autre la petite-fille de l’auteur de Corinne. Je me rendais compte, d’après ce que me disait la duchesse de Guermantes, que j’aurais pu faire dans ce monde la figure d’homme élégant non titré, mais qu’on croit volontiers affilié de tout temps à l’aristocratie, que Swann y avait faite autrefois, et avant lui M. Lebrun, M. Ampère, tous ces amis de la duchesse de Broglie, qui elle-même était au début fort peu du grand monde. Les premières fois que j’avais dîné chez Mme de Guermantes, combien n’avais-je pas dû choquer des hommes comme M. de Beauserfeuil, moins par ma présence que par des remarques témoignant que j’étais entièrement ignorant des souvenirs qui constituaient son passé et donnaient sa forme à l’usage qu’il avait de la société. Bloch un jour, quand, devenu très vieux, il aurait une mémoire assez ancienne du salon Guermantes tel qu’il se présentait à ce moment à ses yeux, éprouverait le même étonnement, la même mauvaise humeur en présence de certaines intrusions et de certaines ignorances. Et, d’autre part, il aurait sans doute contracté et dispenserait autour de lui ces qualités de tact et de discrétion que j’avais crues le privilège d’hommes comme M. de Norpois, et qui se reforment et s’incarnent dans ceux qui nous paraissent entre tous les exclure. D’ailleurs, le cas qui s’était présenté pour moi d’être admis dans la société des Guermantes m’avait paru quelque chose d’exceptionnel. Mais si je sortais de moi et du milieu qui m’entourait immédiatement, je voyais que ce phénomène social n’était pas aussi isolé qu’il m’avait paru d’abord et que du bassin de Combray où j’étais né, assez nombreux, en somme, étaient les jets d’eau qui symétriquement à moi s’étaient élevés au-dessus de la même masse liquide qui les avait alimentés. Sans doute les circonstances ayant toujours quelque chose de particulier et les caractères d’individuel, c’était de façons toutes différentes que Legrandin (par l’étrange mariage de son neveu) à son tour avait pénétré dans ce milieu, que la fille d’Odette s’y était apparentée, que Swann lui-même, et moi enfin y étions venus. Pour moi qui avais passé enfermé dans ma vie et la voyant du dedans, celle de Legrandin me semblait n’avoir aucun rapport et avoir suivi un chemin opposé, de même que celui qui suit le cours d’une rivière dans sa vallée profonde ne voit pas qu’une rivière divergente, malgré les écarts de son cours, se jette dans le même fleuve. Mais à vol d’oiseau, comme fait le statisticien qui néglige la raison sentimentale, les imprudences évitables qui ont conduit telle personne à la mort, et compte seulement le nombre de personnes qui meurent par an, on voyait que plusieurs personnes, parties d’un même milieu dont la peinture a occupé le début de ce récit, étaient parvenues dans un autre tout différent, et il est probable que, comme il se fait par an à Paris un nombre moyen de mariages, tout autre milieu bourgeois cultivé et riche eût fourni une proportion à peu près égale de gens comme Swann, comme Legrandin, comme moi et comme Bloch, qu’on retrouverait se jetant dans l’océan du « grand monde ». Et, d’ailleurs, ils s’y reconnaissaient, car si le jeune comte de Cambremer émerveillait tout le monde par sa distinction, sa grâce, sa sobre élégance, je reconnaissais en elles – en même temps que dans son beau regard et dans son désir ardent de parvenir – ce qui caractérisait déjà son oncle Legrandin, c’est-à-dire un vieil ami fort bourgeois, quoique de tournure aristocratique, de mes parents. La bonté, simple maturation qui a fini par sucrer des natures plus primitivement acides que celle de Bloch, est aussi répandue que ce sentiment de la justice qui fait que, si notre cause est bonne, nous ne devons pas plus redouter un juge prévenu qu’un juge ami. Et les petitsenfants de Bloch seraient bons et discrets presque de naissance. Bloch n’en était peut-être pas encore là. Mais je remarquai que lui, qui jadis feignait de se croire obligé à faire deux heures de chemin de fer pour aller voir quelqu’un qui ne le lui avait guère demandé, maintenant qu’il recevait beaucoup d’invitations, non seulement à déjeuner et à dîner, mais à venir passer quinze jours ici, quinze jours là, en refusait beaucoup et sans le dire, sans se vanter de les avoir reçues, de les avoir refusées. La discrétion, discrétion dans les actions, dans les paroles, lui était venue avec la situation sociale et l’âge, avec une sorte d’âge social, si l’on peut dire. Sans doute Bloch était jadis indiscret autant qu’incapable de bienveillance et de conseils. Mais certains défauts, certaines qualités sont moins attachés à tel individu, à tel autre, qu’à tel ou tel moment de l’existence considéré au point de vue social. Ils sont presque extérieurs aux individus, lesquels passent dans leur lumière comme sous des solstices variés, préexistants, généraux, inévitables. Les médecins qui cherchent à se rendre compte si tel médicament diminue ou augmente l’acidité de l’estomac, active ou ralentit ses sécrétions, obtiennent des résultats différents, non pas selon l’estomac sur les sécrétions duquel ils prélèvent un peu de suc gastrique, mais selon qu’ils le lui empruntent à un moment plus ou moins avancé de l’ingestion du remède. *** Ainsi, à chacun des moments de sa durée, le nom de Guermantes, considéré comme un ensemble de tous les noms qu’il admettait en lui, autour de lui, subissait des déperditions, recrutait des éléments nouveaux, comme ces jardins où à tout moment des fleurs à peine en bouton et se préparant à remplacer celles qui se flétrissent déjà se confondent dans une masse qui semble pareille, sauf à ceux qui n’ont pas toujours vu les nouvelles venues et gardent dans leur souvenir l’image précise de celles qui ne sont plus. Plus d’une des personnes que cette matinée réunissait, ou dont elle m’évoquait le souvenir, me donnait les aspects qu’elle avait tour à tour présentés pour moi, par les circonstances différentes, opposées, d’où elle avait, les unes après les autres, surgi devant moi, faisait ressortir les aspects variés de ma vie, les différences de perspective, comme un accident de terrain, de colline ou château, qui, apparaissant tantôt à droite, tantôt à gauche, semble d’abord dominer une forêt, ensuite sortir d’une vallée, et révéler ainsi au voyageur des changements d’orientation et des différences d’altitude dans la route qu’il suit. En remontant de plus en plus haut, je finissais par trouver des images d’une même personne séparées par un intervalle de temps si long, conservées par des « moi » si distincts, ayant elles-mêmes des significations si différentes, que je les omettais d’habitude quand je croyais embrasser le cours passé de mes relations avec elles, que j’avais même cessé de penser qu’elles étaient les mêmes que j’avais connues autrefois et qu’il me fallait le hasard d’un éclair d’attention pour les rattacher, comme à une étymologie, à cette signification primitive qu’elles avaient eue pour moi. Mlle Swann me jetait, de l’autre côté de la haie d’épines roses, un regard dont j’avais dû, d’ailleurs, rétrospectivement retoucher la signification, qui était du désir. L’amant de Mme Swann, selon la chronique de Combray, me regardait derrière cette même haie d’un air dur qui n’avait pas non plus le sens que je lui avais donné alors, et ayant, d’ailleurs, tellement changé depuis, que je ne l’avais nullement reconnu à Balbec dans le Monsieur qui regardait une affiche, près du Casino, et dont il m’arrivait une fois tous les dix ans de me souvenir en me disant : « Mais c’était M. de Charlus, déjà, comme c’est curieux. » Mme de Guermantes au mariage du Dr Percepied, Mme Swann en rose chez mon grand-oncle, Mme de Cambremer, sœur de Legrandin, si élégante qu’il craignait que nous ne le priions de nous donner une recommandation pour elle, c’étaient, ainsi que tant d’autres concernant Swann, Saint-Loup, etc., autant d’images que je m’amusais parfois, quand je les retrouvais, à placer comme frontispice au seuil de mes relations avec ces différentes personnes, mais qui ne me semblaient, en effet, qu’une image, et non déposée en moi par l’être luimême, auquel rien ne la reliait plus. Non seulement certaines gens ont de la mémoire et d’autres pas (sans aller jusqu’à l’oubli constant où vivent les ambassadeurs de Turquie), ce qui leur permet de trouver toujours – la nouvelle précédente s’étant évanouie au bout de huit jours, ou la suivante ayant le don de l’exorciser – de la place pour la nouvelle contraire qu’on leur dit. Mais même à égalité de mémoire, deux personnes ne se souviennent pas des mêmes choses. L’une aura prêté peu d’attention à un fait dont l’autre gardera grand remords, et, en revanche, aura saisi à la volée comme signe sympathique et caractéristique une parole que l’autre aura laissé échapper sans presque y penser. L’intérêt de ne pas s’être trompé quand on a émis un pronostic faux abrège la durée du souvenir de ce pronostic et permet d’affirmer très vite qu’on ne l’a pas émis. Enfin, un intérêt plus profond, plus désintéressé, diversifie les mémoires, si bien que le poète, qui a presque tout oublié des faits qu’on lui rappelle, retient une impression fugitive. De tout cela vient qu’après vingt ans d’absence on rencontre, au lieu de rancunes présumées, des pardons involontaires, inconscients, et, en revanche, tant de haines dont on ne peut s’expliquer (parce qu’on a oublié à son tour l’impression mauvaise qu’on a faite) la raison. L’histoire même des gens qu’on a le plus connus, on en a oublié les dates. Et parce qu’il y avait au moins vingt ans qu’elle avait vu Bloch pour la première fois, Mme de Guermantes eût juré qu’il était né dans son monde et avait été bercé sur les genoux de la duchesse de Chartres quand il avait deux ans. Et combien de fois ces personnes étaient revenues devant moi, au cours de leur vie dont les diverses circonstances semblaient présenter les mêmes êtres, mais sous des formes et pour des fins variées ; et la diversité des points de ma vie par où avait passé le fil de celle de chacun de ces personnages avait fini par mêler ceux qui semblaient le plus éloignés, comme si la vie ne possédait qu’un nombre limité de fils pour exécuter les dessins les plus différents. Quoi de plus séparé, par exemple, dans mes passés divers, que mes visites à mon oncle Adolphe, que le neveu de Mme de Villeparisis cousine du Maréchal, que Legrandin et sa sœur, que l’ancien giletier ami de Françoise, dans la cour ! Et aujourd’hui tous ces fils différents s’étaient réunis pour faire la trame ici du ménage Saint-Loup, là jadis du jeune ménage Cambremer, pour ne pas parler de Morel et de tant d’autres dont la conjonction avait concouru à former une circonstance, si bien qu’il me semblait que la circonstance était l’unité complète et le personnage seulement une partie composante. Et ma vie était déjà assez longue pour qu’à plus d’un des êtres qu’elle m’offrait je trouvasse dans des régions opposées de mes souvenirs un autre être pour le compléter. Aux Elstir que je voyais ici en une place qui était un signe de la gloire maintenant acquise, je pouvais ajouter les plus anciens souvenirs des Verdurin, des Cottard, la conversation dans le restaurant de Rivebelle, la matinée où j’avais connu Albertine, et tant d’autres. Ainsi un amateur d’art à qui on montre le volet d’un retable se rappelle dans quelle église, dans quel musée, dans quelle collection particulière, les autres sont dispersés (de même qu’en suivant les catalogues des ventes ou en fréquentant les antiquaires, il finit par trouver l’objet jumeau de celui qu’il possède et qui fait avec lui la paire, il peut reconstituer dans sa tête la prédelle, l’autel tout entier). Comme un seau, montant le long d’un treuil, vient toucher la corde à diverses reprises et sur des côtés opposés, il n’y avait pas de personnage, presque pas même de choses ayant eu place dans ma vie, qui n’y eût joué tour à tour des rôles différents. Une simple relation mondaine, même un objet matériel, si je le retrouvais au bout de quelques années dans mon souvenir, je voyais que la vie n’avait pas cessé de tisser autour de lui des fils différents qui finissaient par le feutrer de ce beau velours pareil à celui qui, dans les vieux parcs, enveloppe une simple conduite d’eau d’un fourreau d’émeraude. Ce n’était pas que l’aspect de ces personnes qui donnait l’idée de personnes de songe. Pour ellesmêmes la vie, déjà ensommeillée dans la jeunesse et l’amour, était de plus en plus devenue un songe. Elles avaient oublié jusqu’à leurs rancunes, leurs haines, et pour être certaines que c’était à la personne qui était là qu’elles n’adressaient plus la parole il y a dix ans, il eût fallu qu’elles se reportassent à un registre, mais qui était aussi vague qu’un rêve où on a été insulté on ne sait plus par qui. Tous ces songes formaient les apparences contrastées de la vie politique où on voyait dans un même ministère des gens qui s’étaient accusés de meurtre ou de trahison. Et ce songe devenait épais comme la mort chez certains vieillards, dans les jours qui suivaient celui où ils avaient fait l’amour. Pendant ces jours-là on ne pouvait plus rien demander au président de la République, il oubliait tout. Puis si on le laissait se reposer quelques jours, le souvenir des affaires publiques lui revenait, fortuit comme celui d’un rêve. Parfois ce n’était pas en une seule image qu’apparaissait cet être si différent de celui que j’avais connu depuis. C’est pendant des années que Bergotte m’avait paru un doux vieillard divin, que je m’étais senti paralysé comme par une apparition devant le chapeau gris de Swann, le manteau violet de sa femme, le mystère dont le nom de sa race entourait la duchesse de Guermantes jusque dans un salon : origines presque fabuleuses, charmante mythologie de relations devenues si banales ensuite, mais qu’elles prolongeaient dans le passé comme en plein ciel, avec un éclat pareil à celui que projette la queue étincelante d’une comète. Et même celles qui n’avaient pas commencé dans le mystère, comme mes relations avec Mme de Souvré, si sèches et si purement mondaines aujourd’hui, gardaient à leurs débuts leur premier sourire, plus calme, plus doux, et si onctueusement tracé dans la plénitude d’une après-midi au bord de la mer, d’une fin de journée de printemps à Paris, bruyante d’équipages, de poussière soulevée, et de soleil remué comme de l’eau. Et peut-être Mme de Souvré n’eût pas valu grand’chose si on l’eût détachée de ce cadre, comme ces monuments – la Salute par exemple – qui, sans grande beauté propre, font admirablement là où ils sont situés, mais elle faisait partie d’un lot de souvenirs que j’estimais à un certain prix, « l’un dans l’autre », sans me demander pour combien exactement la personne de Mme de Souvré y figurait. Une chose me frappa plus encore chez tous ces êtres que les changements physiques, sociaux, qu’ils avaient subis, ce fut celui qui tenait à l’idée différente qu’ils avaient les uns des autres. Legrandin méprisait Bloch autrefois et ne lui adressait jamais la parole. Il fut très aimable avec lui. Ce n’était pas du tout à cause de la situation plus grande qu’avait prise Bloch, ce qui, dans ce cas, ne mériterait pas d’être noté, car les changements sociaux amènent forcément des changements respectifs de position entre ceux qui les ont subis. Non ; c’était que les gens – les gens, c’est-à-dire ce qu’ils sont pour nous – n’ont plus dans notre mémoire l’uniformité d’un tableau. Au gré de notre oubli, ils évoluent. Quelquefois nous allons jusqu’à les confondre avec d’autres : « Bloch, c’est quelqu’un qui venait à Combray », et en disant Bloch c’était moi qu’on voulait dire. Inversement, Mme Sazerat était persuadée que de moi était telle thèse historique sur Philippe II (laquelle était de Bloch). Sans aller jusqu’à ces interversions, on oublie les crasses que l’un vous a faites, ses défauts, la dernière fois où on s’est quitté sans se serrer la main et, en revanche, on s’en rappelle une plus ancienne, où on était bien ensemble. Et c’est à cette fois plus ancienne que les manières de Legrandin répondaient dans son amabilité avec Bloch, soit qu’il eût perdu la mémoire d’un certain passé, soit qu’il le jugeât prescrit, mélange de pardon, d’oubli, d’indifférence qui est aussi un effet du Temps. D’ailleurs, les souvenirs que nous avons les uns des autres, même dans l’amour, ne sont pas les mêmes. J’avais vu Albertine me rappeler à merveille telle parole que je lui avais dite dans nos premières rencontres et que j’avais complètement oubliée. D’un autre fait enfoncé à jamais dans ma tête comme un caillou elle n’avait aucun souvenir. Nos vies parallèles ressemblaient aux bords de ces allées où de distance en distance des vases de fleurs sont placés symétriquement, mais non en face les uns des autres. A plus forte raison est-il compréhensible que pour des gens qu’on connaît peu on se rappelle à peine qui ils sont, ou on s’en rappelle autre chose, mais de plus ancien, que ce qu’on en pensait autrefois, quelque chose qui est suggéré par les gens au milieu de qui on les retrouve, qui ne les connaissent que depuis peu, parés de qualités et d’une situation qu’ils n’avaient pas autrefois mais que l’oublieux accepte d’emblée. Sans doute la vie, en mettant à plusieurs reprises ces personnes sur mon chemin, me les avait présentées dans des circonstances particulières qui, en les entourant de toutes parts, m’avaient rétréci la vue que j’avais eue d’elles, et m’avait empêché de connaître leur essence. Ces Guermantes mêmes, qui avaient été pour moi l’objet d’un si grand rêve, quand je m’étais approché d’abord de l’un d’eux, m’étaient apparus sous l’aspect, l’une d’une vieille amie de grand’mère, l’autre d’un monsieur qui m’avait regardé d’un air si désagréable à midi dans les jardins du casino. (Car il y a entre nous et les êtres un liséré de contingences, comme j’avais compris, dans mes lectures de Combray, qu’il y en a un de perception et qui empêche la mise en contact absolue de la réalité et de l’esprit.) De sorte que ce n’était jamais qu’après coup, en les rapportant à un nom, que leur connaissance était devenue pour moi la connaissance des Guermantes. Mais peut-être cela même me rendait-il la vie plus poétique de penser que la race mystérieuse aux yeux perçants, au bec d’oiseau, la race rose, dorée, inapprochable, s’était trouvée si souvent, si naturellement, par l’effet de circonstances aveugles et différentes, s’offrir à ma contemplation, à mon commerce, même à mon intimité, au point que, quand j’avais voulu connaître Mlle de Stermaria ou faire faire des robes à Albertine, c’était, comme aux plus serviables de mes amis, à des Guermantes que je m’étais adressé. Certes, cela m’ennuyait d’aller chez eux autant que chez les autres gens du monde que j’avais connus ensuite. Même, pour la duchesse de Guermantes, comme pour certaines pages de Bergotte, son charme ne m’était visible qu’à distance et s’évanouissait quand j’étais près d’elle, car il résidait dans ma mémoire et dans mon imagination. Mais enfin, malgré tout, les Guermantes, comme Gilberte aussi, différaient des autres gens du monde en ce qu’ils plongeaient plus avant leurs racines dans un passé de ma vie où je rêvais davantage et croyais plus aux individus. Ce que je possédais avec ennui, en causant en ce moment avec l’une et avec l’autre, c’était du moins celles des imaginations de mon enfance que j’avais trouvées le plus belles et crues le plus inaccessibles, et je me consolais en confondant, comme un marchand qui s’embrouille dans ses livres, la valeur de leur possession avec le prix auquel les avait cotées mon désir. Mais pour d’autres êtres, le passé de mes relations avec eux était gonflé de rêves plus ardents, formés sans espoir, où s’épanouissait si richement ma vie d’alors, dédiée à eux tout entière, que je pouvais à peine comprendre comment leur exaucement était ce mince, étroit et terne ruban d’une intimité indifférente et dédaignée où je ne pouvais plus rien retrouver de ce qui avait fait leur mystère, leur fièvre et leur douceur. *** « Que devient la marquise d’Arpajon ? demanda Mme de Cambremer. – Mais elle est morte, répondit Bloch. – Vous confondez avec la comtesse d’Arpajon qui est morte l’année dernière. » La princesse de Malte se mêla à la discussion ; jeune veuve d’un vieux mari très riche et porteur d’un grand nom, elle était beaucoup demandée en mariage et en avait pris une grande assurance. « La marquise d’Arpajon est morte aussi il y a à peu près un an. – Ah ! un an, je vous réponds que non, répondit Mme de Cambremer, j’ai été à une soirée de musique chez elle il y a moins d’un an. » Bloch, pas plus que les « gigolos » du monde, ne put prendre part utilement à la discussion, car toutes ces morts de personnes âgées étaient à une distance d’eux trop grande, soit par la différence énorme des années, soit par la récente arrivée (de Bloch, par exemple) dans une société différente qu’il abordait de biais, au moment où elle déclinait, dans un crépuscule où le souvenir d’un passé qui ne lui était pas familier ne pouvait l’éclairer. Et pour les gens du même âge et du même milieu, la mort avait perdu de sa signification étrange. D’ailleurs, on faisait tous les jours prendre des nouvelles de tant de gens à l’article de la mort, et dont les uns s’étaient rétablis tandis que d’autres avaient « succombé », qu’on ne se souvenait plus au juste si telle personne qu’on n’avait jamais l’occasion de voir s’était sortie de sa fluxion de poitrine ou avait trépassé. La mort se multipliait et devenait plus incertaine dans ces régions âgées. A cette croisée de deux générations et de deux sociétés qui, en vertu de raisons différentes, mal placées pour distinguer la mort, la confondaient presque avec la vie, la première s’était mondanisée, était devenue un incident qui qualifiait plus ou moins une personne ; sans que le ton dont on parlait eût l’air de signifier que cet incident terminait tout pour elle, on disait : « mais vous oubliez, un tel est mort », comme on eût dit : « il est décoré » (l’adjectif était autre, quoique pas plus important), « il est de l’Académie », ou – et cela revenait au même puisque cela empêchait aussi d’assister aux fêtes – « il est allé passer l’hiver dans le Midi », « on lui a ordonné les montagnes ». Encore, pour des hommes connus, ce qu’ils laissaient en mourant aidait à se rappeler que leur existence était terminée. Mais pour les simples gens du monde très âgés, on s’embrouillait sur le fait qu’ils fussent morts ou non, non seulement parce qu’on connaissait mal ou qu’on avait oublié leur passé, mais parce qu’ils ne tenaient en quoi que ce soit à l’avenir. Et la difficulté qu’avait chacun de faire un triage entre les maladies, l’absence, la retraite à la campagne, la mort des vieilles gens du monde, consacrait, tout autant que l’indifférence des hésitants, l’insignifiance des défunts. « Mais si elle n’est pas morte, comment se fait-il qu’on ne la voie plus jamais, ni son mari non plus ? demanda une vieille fille qui aimait faire de l’esprit. – Mais je te dirai, reprit la mère, qui, quoique quinquagénaire, ne manquait pas une fête, que c’est parce qu’ils sont vieux, et qu’à cet âge-là on ne sort plus. » Il semblait qu’il y eût avant le cimetière toute une cité close des vieillards, aux lampes toujours allumées dans la brume. Mme de Sainte-Euverte trancha le débat en disant que la comtesse d’Arpajon était morte, il y avait un an, d’une longue maladie, mais que la marquise d’Arpajon était morte aussi depuis, très vite, « d’une façon tout à fait insignifiante », mort qui par là ressemblait à toutes ces vies, et par là aussi expliquait qu’elle eût passé inaperçue, excusait ceux qui confondaient. En entendant que Mme d’Arpajon était vraiment morte, la vieille fille jeta sur sa mère un regard alarmé, car elle craignait que d’apprendre la mort d’une de ses « contemporaines » ne la « frappât » ; elle croyait entendre d’avance parler de la mort de sa propre mère avec cette explication : « Elle avait été « très frappée » par la mort de Madame d’Arpajon. » Mais la mère, au contraire, se faisait à elle-même l’effet de l’avoir emporté dans un concours sur des concurrents de marque, chaque fois qu’une personne de son âge « disparaissait ». Leur mort était la seule manière dont elle prît encore agréablement conscience de sa propre vie. La vieille fille s’aperçut que sa mère, qui n’avait pas semblé fâchée de dire que Mme d’Arpajon était recluse dans les demeures d’où ne sortent plus guère les vieillards fatigués, l’avait été moins encore d’apprendre que la marquise était entrée dans la Cité d’après, celle d’où on ne sort plus. Cette constatation de l’indifférence de sa mère amusa l’esprit caustique de la vieille fille. Et pour faire rire ses amies, plus tard, elle fit un récit désopilant de la manière allègre, prétendait-elle, dont sa mère avait dit en se frottant les mains : « Mon Dieu, il est bien vrai que cette pauvre Madame d’Arpajon est morte. » Même pour ceux qui n’avaient pas besoin de cette mort pour se réjouir d’être vivants, elle les rendit heureux. Car toute mort est pour les autres une simplification d’existence, ôte le scrupule de se montrer reconnaissant, l’obligation de faire des visites. Toutefois, comme je l’ai dit, ce n’est pas ainsi que la mort de M. Verdurin avait été accueillie par Elstir. *** Une dame sortit, car elle avait d’autres matinées et devait aller goûter avec deux reines. C’était cette grande cocotte du monde que j’avais connue autrefois, la princesse de Nassau. Mis à part le fait que sa taille avait diminué – ce qui lui donnait l’air, par sa tête située à une bien moindre hauteur qu’elle n’était autrefois, d’avoir ce qu’on appelle « un pied dans la tombe » – on aurait à peine pu dire qu’elle avait vieilli. Elle restait une Marie-Antoinette au nez autrichien, au regard délicieux, conservée, embaumée grâce à mille fards adorablement unis qui lui faisaient une figure lilas. Il flottait sur elle cette expression confuse et tendre d’être obligée de partir, de promettre tendrement de revenir, de s’esquiver discrètement, qui tenait à la foule des réunions d’élite où on l’attendait. Née presque sur les marches d’un trône, mariée trois fois, entretenue longtemps et richement par de grands banquiers, sans compter les mille fantaisies qu’elle s’était offertes, elle portait légèrement, comme ses yeux admirables et ronds, comme sa figure fardée et comme sa robe mauve, les souvenirs un peu embrouillés de ce passé innombrable. Comme elle passait devant moi en se sauvant « à l’anglaise », je la saluai. Elle me reconnut, elle me serra la main et fixa sur moi ses rondes prunelles mauves de l’air qui voulait dire : « Comme il y a longtemps que nous nous sommes vus, nous parlerons de cela une autre fois. » Elle me serrait la main avec force, ne se rappelant pas au juste si en voiture, un soir qu’elle me ramenait de chez la duchesse de Guermantes, il y avait eu ou non une passade entre nous. A tout hasard, elle sembla faire allusion à ce qui n’avait pas été, chose qui ne lui était pas difficile puisqu’elle prenait un air de tendresse pour une tarte aux fraises et revêtait, si elle était obligée de partir avant la fin de la musique, l’attitude désespérée d’un abandon qui toutefois ne serait pas définitif. Incertaine, d’ailleurs, sur la passade avec moi, son serrement furtif ne s’attarda pas et elle ne me dit pas un mot. Elle me regarda seulement comme j’ai dit, d’une façon qui signifiait « qu’il y a longtemps ! » et où repassaient ses maris, les hommes qui l’avaient entretenue, deux guerres, et ses yeux stellaires, semblables à une horloge astronomique taillée dans une opale, marquèrent successivement toutes ces heures solennelles d’un passé si lointain, qu’elle retrouvait à tout moment quand elle voulait vous dire un bonjour qui était toujours une excuse. Puis m’ayant quitté, elle se mit à trotter vers la porte pour qu’on ne se dérangeât pas pour elle, pour me montrer que, si elle n’avait pas causé avec moi, c’est qu’elle était pressée, pour rattraper la minute perdue à me serrer la main afin d’être exacte chez la reine d’Espagne qui devait goûter seule avec elle. Même, près de la porte, je crus qu’elle allait prendre le pas de course. Elle courait, en effet, à son tombeau. Pendant ce temps on entendait la princesse de Guermantes répéter d’un air exalté et d’une voix de ferraille que lui faisait son râtelier : « Oui, c’est cela, nous ferons clan ! nous ferons clan ! J’aime cette jeunesse si intelligente, si participante, ah ! quelle mugichienne vous êtes ! » Elle parlait, son gros monocle dans son œil rond, miamusé, mi-s’excusant de ne pouvoir soutenir la gaîté longtemps, mais jusqu’au bout elle était décidée à « participer », à « faire clan ». *** Je m’étais assis à côté de Gilberte de Saint-Loup. Nous parlâmes beaucoup de Robert, Gilberte en parlait sur un ton déférent, comme si c’eût été un être supérieur qu’elle tenait à me montrer qu’elle avait admiré et compris. Nous nous rappelâmes l’un à l’autre combien les idées qu’il exposait jadis sur l’art de la guerre (car il lui avait souvent redit à Tansonville les mêmes thèses que je lui avais entendu exposer à Doncières et plus tard) s’étaient souvent et, en somme, sur un grand nombre de points trouvées vérifiées par la dernière guerre. « Je ne puis vous dire à quel point la moindre des choses qu’il me disait à Doncières et aussi pendant la guerre me frappe maintenant. Les dernières paroles que j’ai entendues de lui, quand nous nous sommes quittés pour ne plus nous revoir, étaient qu’il attendait Hindenburg, général napoléonien, à un des types de la bataille napoléonienne, celle qui a pour but de séparer deux adversaires, peutêtre, avait-il ajouté, les Anglais et nous. Or, à peine un an après la mort de Robert, un critique pour lequel il avait une profonde admiration et qui exerçait visiblement une grande influence sur ses idées militaires, M. Henry Bidou, disait que l’offensive d’Hindenburg en mars 1918, c’était « la bataille de séparation d’un adversaire massé contre deux adversaires en ligne, manœuvre que l’Empereur a réussie en 1796 sur l’Apennin et qu’il a manquée en 1815 en Belgique ». Quelques instants auparavant, Robert comparait devant moi les batailles à des pièces où il n’est pas toujours facile de savoir ce qu’a voulu l’auteur, où lui-même a changé son plan en cours de route. Or, pour cette offensive allemande de 1918, sans doute, en l’interprétant de cette façon Robert ne serait pas d’accord avec M. Bidou. Mais d’autres critiques pensent que c’est le succès d’Hindenburg dans la direction d’Amiens, puis son arrêt forcé, son succès dans les Flandres, puis l’arrêt encore qui ont fait, accidentellement en somme, d’Amiens, puis de Boulogne, des buts qu’il ne s’était pas préalablement assignés. Et, chacun pouvant refaire une pièce à sa manière, il y en a qui voient dans cette offensive l’annonce d’une marche foudroyante sur Paris, d’autres des coups de boutoir désordonnés pour détruire l’armée anglaise. Et même si les ordres donnés par le chef s’opposent à telles ou telles conceptions, il restera toujours aux critiques le moyen de dire, comme Mounet-Sully à Coquelin qui l’assurait que le Misanthrope n’était pas la pièce triste, dramatique qu’il voulait jouer (car Molière, au témoignage des contemporains, en donnait une interprétation comique et y faisait rire) : « Hé bien, c’est que Molière se trompait. » « Et sur les avions, répondit Gilberte, vous rappelez-vous quand il disait – il avait de si jolies phrases – : « il faut que chaque armée soit un Argus aux cent yeux ». Hélas ! il n’a pu voir la vérification de ses dires. – Mais si, répondis-je, à la bataille de la Somme, il a bien su qu’on a commencé par aveugler l’ennemi en lui crevant les yeux, en détruisant ses avions et ses ballons captifs. – Ah ! oui, c’est vrai » Et comme depuis qu’elle ne vivait plus que pour l’intelligence, elle était devenue un peu pédante : « Et lui qui prétendait aussi qu’on reviendrait aux anciens moyens. Savez-vous que les expéditions de Mésopotamie dans cette guerre (elle avait dû lire cela à l’époque, dans les articles de Brichot) évoquent à tout moment, inchangée, la retraite de Xénophon ? Et pour aller du Tigre à l’Euphrate, le commandement anglais s’est servi de bellones, bateaux longs et étroits, gondoles de ce pays, et dont se servaient déjà les plus antiques Chaldéens. » Ces paroles me donnaient bien le sentiment de cette stagnation du passé qui dans certains lieux, par une sorte de pesanteur spécifique, s’immobilise indéfiniment, si bien qu’on peut le retrouver tel quel. Et j’avoue que, pensant aux lectures que j’avais faites à Balbec, non loin de Robert, j’étais très impressionné – comme dans la campagne de France de retrouver la tranchée de Mme de Sévigné – en Orient, à propos du siège de Kout-el-Amara (Kout-l’émir, comme nous disons Vaux-le-Vicomte et Boilleau-l’Evêque, aurait dit le curé de Combray, s’il avait étendu sa soif d’étymologie aux langues orientales), de voir revenir auprès de Bagdad ce nom de Bassorah dont il est tant question dans les Mille et une Nuits et que gagne chaque fois, après avoir quitté Bagdad ou avant d’y rentrer, pour s’embarquer ou débarquer, bien avant le général Townsend, aux temps des Khalifes, Simbad le Marin. « Il y a un côté de la guerre qu’il commençait à apercevoir, dis-je, c’est qu’elle est humaine, se vit comme un amour ou comme une haine, pourrait être racontée comme un roman, et que par conséquent, si tel ou tel va répétant que la stratégie est une science, cela ne l’aide en rien à comprendre la guerre, parce que la guerre n’est pas stratégique. L’ennemi ne connaît pas plus nos plans que nous ne savons le but poursuivi par la femme que nous aimons, et ces plans peut-être ne les savons-nous pas nous-mêmes. Les Allemands, dans l’offensive de mars 1918, avaient-ils pour but de prendre Amiens ? Nous n’en savons rien. Peut-être ne le savaient-ils pas euxmêmes, et est-ce l’événement de leur progression à l’ouest, vers Amiens, qui détermina leur projet. A supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu, comme Dostoïevski raconterait une vie. D’ailleurs, il est trop certain que la guerre n’est point stratégique, mais plutôt médicale, comportant des accidents imprévus que le clinicien pouvait espérer éviter, comme la Révolution russe. » Dans toute cette conversation, Gilberte m’avait parlé de Robert avec une déférence qui semblait plus s’adresser à mon ancien ami qu’à son époux défunt. Elle avait l’air de me dire : « Je sais combien vous l’admiriez. Croyez bien que j’ai su comprendre l’être supérieur qu’il était. » Et pourtant, l’amour que certainement elle n’avait plus pour son souvenir était peut-être encore la cause lointaine de particularités de sa vie actuelle. Ainsi Gilberte avait maintenant pour amie inséparable Andrée. Quoique celle-ci commençât, surtout à la faveur du talent de son mari et de sa propre intelligence, à pénétrer non pas, certes, dans le milieu des Guermantes, mais dans un monde infiniment plus élégant que celui qu’elle fréquentait jadis, on fut étonné que la marquise de SaintLoup condescendît à devenir sa meilleure amie. Le fait sembla être un signe, chez Gilberte, de son penchant pour ce qu’elle croyait une existence artistique, et pour une véritable déchéance sociale. Cette explication peut être la vraie. Une autre pourtant vint à mon esprit, toujours fort pénétré de ce fait que les images que nous voyons assemblées quelque part sont généralement le reflet, ou d’une façon quelconque l’effet, d’un premier groupement, assez différent quoique symétrique, d’autres images extrêmement éloignées du second. Je pensais que si on voyait tous les soirs ensemble Andrée, son mari et Gilberte, c’était peut-être parce que, tant d’années auparavant, on avait pu voir le futur mari d’Andrée vivant avec Rachel, puis la quittant pour Andrée. Il est probable que Gilberte alors, dans le monde trop distant, trop élevé, où elle vivait, n’en avait rien su. Mais elle avait dû l’apprendre plus tard, quand Andrée avait monté et qu’elle-même avait descendu assez pour qu’elles pussent s’apercevoir. Alors avait dû exercer sur elle un grand prestige de la femme pour laquelle Rachel avait été quittée par l’homme, pourtant séduisant sans doute, qu’elle avait préféré à Robert. Ainsi peut-être la vue d’Andrée rappelait à Gilberte le roman de jeunesse qu’avait été son amour pour Robert, et lui inspirait aussi un grand respect pour Andrée, de laquelle était toujours amoureux un homme tant aimé par cette Rachel que Gilberte sentait avoir été plus aimée de Saint-Loup qu’elle ne l’avait été elle-même. Peut-être, au contraire, ces souvenirs ne jouaientils aucun rôle dans la prédilection de Gilberte pour ce ménage artiste et fallait-il y voir simplement – comme chez beaucoup – l’épanouissement des goûts, habituellement inséparables chez les femmes du monde, de s’instruire et de s’encanailler. Peut-être Gilberte avait-elle oublié Robert autant que moi Albertine, et si même elle savait que c’était Rachel que l’artiste avait quittée pour Andrée, ne pensait-elle jamais, quand elle les voyait, à ce fait qui n’avait jamais joué aucun rôle dans son goût pour eux. On n’aurait pu décider si mon explication première n’était pas seulement possible, mais était vraie, que grâce au témoignage des intéressés, seul recours qui reste en pareil cas, s’ils pouvaient apporter dans leurs confidences de la clairvoyance et de la sincérité. Or la première s’y rencontre rarement et la seconde jamais. « Mais comment venez-vous dans des matinées si nombreuses ? me demanda Gilberte. Vous retrouver dans une grande tuerie comme cela, ce n’est pas ainsi que je vous schématisais. Certes, je m’attendais à vous voir partout ailleurs qu’à un des grands tralalas de ma tante, puisque tante il y a », ajouta-t-elle d’un air fin, car étant Mme de SaintLoup depuis un peu plus longtemps que Mme Verdurin n’était entrée dans la famille, elle se considérait comme une Guermantes de tout temps et atteinte par la mésalliance que son oncle avait faite en épousant Mme Verdurin, qu’il est vrai elle avait entendu railler mille fois devant elle, dans la famille, tandis que, naturellement, ce n’était que hors de sa présence qu’on avait parlé de la mésalliance qu’avait faite Saint-Loup en l’épousant. Elle affectait, d’ailleurs, d’autant plus de dédain pour cette tante mauvais teint que la princesse de Guermantes, par l’espèce de perversion qui pousse les gens intelligents à s’évader du chic habituel, par le besoin aussi de souvenirs qu’ont les gens âgés, pour tâcher de donner un passé à son élégance nouvelle aimait à dire, en parlant de Gilberte : « Je vous dirai que ce n’est pas pour moi une relation nouvelle, j’ai énormément connu la mère de cette petite ; tenez, c’était une grande amie à ma cousine Marsantes. C’est chez moi qu’elle a connu le père de Gilberte. Quant au pauvre Saint-Loup, je connaissais d’avance toute sa famille, son propre oncle était mon intime autrefois à la Raspelière. » « Vous voyez que les Verdurin n’étaient pas du tout des bohèmes, me disaient les gens qui entendaient parler ainsi la princesse de Guermantes, c’étaient des amis de tout temps de la famille de Mme de Saint-Loup. » J’étais peut-être seul à savoir par mon grand-père qu’en effet les Verdurin n’étaient pas des bohèmes. Mais ce n’était pas précisément parce qu’ils avaient connu Odette. Mais on arrange aisément les récits du passé que personne ne connaît plus, comme ceux des voyages dans les pays où personne n’est jamais allé. « Enfin, conclut Gilberte, puisque vous sortez quelquefois de votre Tour d’Ivoire, des petites réunions intimes chez moi, où j’inviterais des esprits sympathiques, ne vous conviendraient-elles pas mieux ? Ces grandes machines comme ici sont bien peu faites pour vous. Je vous voyais causer avec ma tante Oriane, qui a toutes les qualités qu’on voudra, mais à qui nous ne ferons pas tort, n’est-ce pas, en déclarant qu’elle n’appartient pas à l’élite pensante. » Je ne pouvais mettre Gilberte au courant des pensées que j’avais depuis une heure, mais je crus que, sur un point de pure distraction, elle pourrait servir mes plaisirs, lesquels, en effet, ne me semblaient pas devoir être de parler littérature avec la duchesse de Guermantes plus qu’avec Mme de Saint-Loup. Certes, j’avais l’intention de recommencer dès demain, bien qu’avec un but cette fois, à vivre dans la solitude. Même chez moi je ne laisserais pas les gens venir me voir dans mes instants de travail, car le devoir de faire mon œuvre primait celui d’être poli, ou même bon. Ils insisteraient sans doute. Ceux qui ne m’avaient pas vu depuis si longtemps, venaient de me retrouver et me jugeaient guéri. Ils insisteraient, venant quand le labeur de leur journée, de leur vie, serait fini ou interrompu, et ayant alors le même besoin de moi que j’avais eu autrefois de Saint-Loup, et cela parce que, comme je m’en étais aperçu à Combray quand mes parents me faisaient des reproches au moment où je venais de prendre à leur insu les plus louables résolutions, les cadrans intérieurs qui sont départis aux hommes ne sont pas tous réglés à la même heure, l’un sonne celle du repos en même temps que l’autre celle du travail, l’un celle du châtiment par le juge quand chez le coupable celle du repentir et du perfectionnement intérieur est sonnée depuis longtemps. Mais j’aurais le courage de répondre à ceux qui viendraient me voir ou me feraient chercher que j’avais, pour des choses essentielles au courant desquelles il fallait que je fusse mis sans retard, un rendez-vous urgent, capital, avec moi-même. Et pourtant, bien qu’il y ait peu de rapport entre notre moi véritable et l’autre, à cause de l’homonymat et du corps commun aux deux, l’abnégation qui vous fait faire le sacrifice des devoirs plus faciles, même des plaisirs, paraît aux autres de l’égoïsme. Et d’ailleurs, n’était-ce pas pour m’occuper d’eux que je vivrais loin de ceux qui se plaindraient de ne pas me voir, pour m’occuper d’eux plus à fond que je n’aurais pu le faire avec eux, pour chercher à les révéler à eux-mêmes, à les réaliser ? A quoi eût servi que, pendant des années encore, j’eusse perdu des soirées à faire glisser sur l’écho à peine expiré de leurs paroles le son tout aussi vain des miennes, pour le stérile plaisir d’un contact mondain qui exclut toute pénétration ? Ne valait-il pas mieux que ces gestes qu’ils faisaient, ces paroles qu’ils disaient, leur vie, leur nature, j’essayasse d’en décrire la courbe et d’en dégager la loi ? Malheureusement, j’aurais à lutter contre cette habitude de se mettre à la place des autres qui, si elle favorise la conception d’une œuvre, en retarde l’exécution. Car, par une politesse supérieure, elle pousse à sacrifier aux autres non seulement son plaisir, mais son devoir, quand, se mettant à la place des autres, le devoir quel qu’il soit, fût-ce, pour quelqu’un qui ne peut rendre aucun service au front, de rester à l’arrière s’il est utile, paraîtra comme, ce qu’il n’est pas en réalité, notre plaisir. Et bien loin de me croire malheureux de cette vie sans amis, sans causerie, comme il est arrivé aux plus grands de le croire, je me rendais compte que les forces d’exaltation qui se dépensent dans l’amitié sont une sorte de porte-à-faux visant une amitié particulière qui ne mène à rien et se détournent d’une vérité vers laquelle elles étaient capables de nous conduire. Mais enfin, quand des intervalles de repos et de société me seraient nécessaires, je sentais que, plutôt que les conversations intellectuelles que les gens du monde croient utiles aux écrivains, de légères amours avec des jeunes filles en fleurs seraient un aliment choisi que je pourrais à la rigueur permettre à mon imagination semblable au cheval fameux qu’on ne nourrissait que de roses ! Ce que tout d’un coup je souhaitais de nouveau, c’est ce dont j’avais rêvé à Balbec, quand, sans les connaître encore, j’avais vu passer devant la mer Albertine, Andrée et leurs amies. Mais hélas ! je ne pouvais plus chercher à retrouver celles que justement en ce moment je désirais si fort. L’action des années qui avait transformé tous les êtres que j’avais vus aujourd’hui, et Gilberte elle-même, avait certainement fait de toutes celles qui survivaient, comme elle eût fait d’Albertine si elle n’avait pas péri, des femmes trop différentes de ce que je me rappelais. Je souffrais d’être obligé de moi-même à atteindre celles-là, car le temps qui change les êtres ne modifie pas l’image que nous avons gardée d’eux. Rien n’est plus douloureux que cette opposition entre l’altération des êtres et la fixité du souvenir, quand nous comprenons que ce qui a gardé tant de fraîcheur dans notre mémoire n’en peut plus avoir dans la vie, que nous ne pouvons, au dehors, nous rapprocher de ce qui nous paraît si beau au-dedans de nous, de ce qui excite en nous un désir, pourtant si individuel, de le revoir. Ce violent désir que la mémoire excitait en moi pour ces jeunes filles vues jadis, je sentais que je ne pourrais espérer l’assouvir qu’à condition de le chercher dans un être du même âge, c’est-à-dire dans un autre être. J’avais pu souvent soupçonner que ce qui semble unique dans une personne qu’on désire ne lui appartient pas. Mais le temps écoulé m’en donnait une preuve plus complète, puisque, après vingt ans, spontanément, je voulais chercher, au lieu des filles que j’avais connues, celles possédant maintenant la jeunesse que les autres avaient alors. D’ailleurs, ce n’est pas seulement le réveil de nos désirs charnels qui ne correspond à aucune réalité parce qu’il ne tient pas compte du temps perdu. Il m’arrivait parfois de souhaiter que par un miracle vinssent auprès de moi, restées vivantes contrairement à ce que j’avais cru, ma grand’mère, Albertine. Je croyais les voir, mon cœur s’élançait vers elles. J’oubliais seulement une chose, c’est que, si elles vivaient en effet, Albertine aurait à peu près maintenant l’aspect que m’avait présenté à Balbec Mme Cottard, et que ma grand’mère, ayant plus de quatre-vingt-quinze ans, ne me montrerait rien du beau visage calme et souriant avec lequel je l’imaginais encore maintenant, aussi arbitrairement qu’on donne une barbe à Dieu le Père, ou qu’on représentait, au XVIIe siècle, les héros d’Homère avec un accoutrement de gentilshommes et sans tenir compte de leur antiquité. Je regardai Gilberte et je ne pensai pas : « Je voudrais la revoir », mais je lui dis qu’elle me ferait toujours plaisir en m’invitant avec des jeunes filles, sans que j’eusse, d’ailleurs, à leur rien demander que de faire renaître en moi les rêveries, les tristesses d’autrefois, peut-être, un jour improbable, un chaste baiser. Comme Elstir aimait à voir incarnée devant lui, dans sa femme, la beauté vénitienne, qu’il avait si souvent peinte dans ses œuvres, je me donnais l’excuse d’être attiré, par un certain égoïsme esthétique, vers les belles femmes qui pouvaient me causer de la souffrance, et j’avais un certain sentiment d’idolâtrie pour les futures Gilberte, les futures duchesses de Guermantes, les futures Albertine que je pourrais rencontrer, et qui, me semblait-il, pourraient m’inspirer, comme un sculpteur qui se promène au milieu de beaux marbres antiques. J’aurais dû pourtant penser qu’antérieur à chacune était mon sentiment du mystère où elles baignaient et qu’ainsi, plutôt que de demander à Gilberte de me faire connaître des jeunes filles, j’aurais mieux fait d’aller dans ces lieux où rien ne nous rattache à elles, où entre elles et soi on sent quelque chose d’infranchissable, où, à deux pas, sur la plage, allant au bain, on se sent séparé d’elles par l’impossible. C’est ainsi que mon sentiment du mystère avait pu s’appliquer successivement à Gilberte, à la duchesse de Guermantes, à Albertine, à tant d’autres. Sans doute l’inconnu et presque l’inconnaissable était devenu le commun, le familier, indifférent ou douloureux, mais retenant de ce qu’il avait été un certain charme. Et, à vrai dire, comme dans ces calendriers que le facteur nous apporte pour avoir ses étrennes, il n’était pas une de mes années qui n’ait eu à son frontispice, ou intercalée dans ses jours, l’image d’une femme que j’y avais désirée ; image souvent d’autant plus arbitraire que parfois je n’avais pas vu cette femme, quand c’était, par exemple, la femme de chambre de Mme Putbus, Mlle d’Orgeville, ou telle jeune fille dont j’avais vu le nom dans le compte rendu mondain d’un journal, parmi l’essaim des charmantes valseuses. Je la devinais belle, m’éprenais d’elle, et lui composais un corps idéal dominant de toute sa hauteur un paysage de la province où j’avais lu, dans l’Annuaire des Châteaux, que se trouvaient les propriétés de sa famille. Pour les femmes que j’avais connues, ce paysage était au moins double. Chacune s’élevait, à un point différent de ma vie, dressée comme une divinité protectrice et locale, d’abord au milieu d’un de ces paysages rêvés dont la juxtaposition quadrillait ma vie et où je m’étais attaché à l’imaginer ; ensuite, vue du côté du souvenir entourée des sites où je l’avais connue et qu’elle me rappelait, y restant attachée, car si notre vie est vagabonde notre mémoire est sédentaire, et nous avons beau nous élancer sans trêve, nos souvenirs, eux, rivés aux lieux dont nous nous détachons, continuent à y continuer leur vie casanière, comme ces amis momentanés que le voyageur s’était faits dans une ville et qu’il est obligé d’abandonner quand il la quitte, parce que c’est là qu’eux, qui ne partent pas, finiront leur journée et leur vie comme s’il était là encore, au pied de l’église, devant la porte et sous les arbres du cours. Si bien que l’ombre de Gilberte s’allongeait, non seulement devant une église de l’Ile- de-France où je l’avais imaginée, mais aussi sur l’allée d’un parc, du côté de Méséglise, celle de Mme de Guermantes dans un chemin humide où montaient en quenouilles des grappes violettes et rougeâtres, ou sur l’or matinal d’un trottoir parisien. Et cette seconde personne, celle née non du désir, mais du souvenir, n’était, pour chacune de ces femmes, unique. Car, chacune, je l’avais connue à diverses reprises, en des temps différents où elle était une autre pour moi, où moi-même j’étais autre, baignant dans des rêves d’une autre couleur. Or la loi qui avait gouverné les rêves de chaque année maintenant assemblés autour d’eux les souvenirs d’une femme que j’y avais connue, tout ce qui se rapportait, par exemple, à la duchesse de Guermantes au temps de mon enfance, était concentré, par une force attractive, autour de Combray, et tout ce qui avait trait à la duchesse de Guermantes qui allait tout à l’heure m’inviter à déjeuner, autour d’un sensitif tout différent ; il y avait plusieurs duchesses de Guermantes, comme il y avait eu, depuis la dame en rose, plusieurs Mmes Swann, séparées par l’éther incolore des années, et de l’une à l’autre desquelles je ne pouvais pas plus sauter que si j’avais eu à quitter une planète pour aller dans une autre planète que l’éther en sépare. Non seulement séparée, mais différente, parée des rêves que j’avais eus dans des temps si différents, comme d’une flore particulière, qu’on ne retrouvera pas dans une autre planète ; au point qu’après avoir pensé que je n’irais déjeuner ni chez Mme de Forcheville, ni chez Mme de Guermantes, je ne pouvais me dire, tant cela m’eût transporté dans un monde autre, que l’une n’était pas une personne différente de la duchesse de Guermantes qui descendait de Geneviève de Brabant, et l’autre de la Dame en rose, que parce qu’en moi un homme instruit me l’affirmait avec la même autorité qu’un savant qui m’eût affirmé qu’une voie lactée de nébuleuses était due à la segmentation d’une seule et même étoile. Telle Gilberte, à qui je demandais pourtant, sans m’en rendre compte, de me permettre d’avoir des amies comme elle avait été autrefois, n’était plus pour moi que Mme de Saint-Loup. Je ne songeais plus en la voyant au rôle qu’avait eu jadis dans mon amour, oublié lui aussi par elle, mon admiration pour Bergotte, pour Bergotte redevenu pour moi simplement l’auteur de ses livres, sans que je me rappelasse (que dans des souvenirs rares et entièrement séparés) l’émoi d’avoir été présenté à l’homme, la déception, l’étonnement de sa conversation, dans le salon aux fourrures blanches, plein de violettes, où on apportait si tôt, sur tant de consoles différentes, tant de lampes. Tous les souvenirs qui composaient la première mademoiselle Swann étaient, en effet, retranchés de la Gilberte actuelle, retenus bien loin par les forces d’attraction d’un autre univers, autour d’une phrase de Bergotte avec laquelle ils faisaient corps et baignés d’un parfum d’aubépine. La fragmentaire Gilberte d’aujourd’hui écouta ma requête en souriant. Puis, en se mettant à y réfléchir, elle prit un air sérieux en ayant l’air de chercher dans sa tête. Et j’en fus heureux car cela l’empêcha de faire attention à un groupe qui se trouvait non loin de nous et dont la vue n’eût pu certes lui être agréable. On y remarquait la duchesse de Guermantes en grande conversation avec une affreuse vieille femme que je regardais sans pouvoir du tout deviner qui elle était : je n’en savais absolument rien. « Comme c’est drôle de voir ici Rachel », me dit à l’oreille Bloch qui passait à ce moment. Ce nom magique rompit aussitôt l’enchantement qui avait donné à la maîtresse de Saint-Loup la forme inconnue de cette immonde vieille, et je la reconnus alors parfaitement. De même, j’ai dit ailleurs que dès qu’on me nommait les hommes dont je ne pouvais reconnaître les visages l’enchantement cessait, et que je les reconnaissais. Pourtant il y en eut un que, même nommé, je ne pus reconnaître, et je crus à un homonyme, car il n’avait aucune espèce de rapport avec celui que non seulement j’avais connu autrefois mais que j’avais retrouvé il y a quelques années. C’était pourtant lui, blanchi seulement et engraissé, mais il avait rasé ses moustaches et cela avait suffi pour lui faire perdre sa personnalité. Pour en revenir à Rachel, c’était bien avec elle, devenue une actrice célèbre et qui allait, au cours de cette matinée, réciter des vers de Musset et de La Fontaine, que la tante de Gilberte, la duchesse de Guermantes, causait en ce moment. Or la vue de Rachel ne pouvait en tout cas être bien agréable à Gilberte, et je fus d’autant plus ennuyé d’apprendre qu’elle allait réciter des vers et de constater son intimité avec la duchesse. Celle-ci, consciente depuis trop longtemps d’occuper la première situation de Paris (ne se rendant pas compte qu’une telle situation n’existe que dans les esprits qui y croient et que beaucoup de nouvelles personnes, si elles ne la voyaient nulle part, si elles ne lisaient son nom dans le compte rendu d’aucune fête élégante, croiraient, en effet, qu’elle n’occupait aucune situation), ne voyait plus, qu’en visites aussi rares et aussi espacées qu’elle pouvait, le faubourg Saint-Germain qui, disait-elle, « l’ennuyait à mourir », et, en revanche, se passait la fantaisie de déjeuner avec telle ou telle actrice qu’elle trouvait délicieuse. La duchesse hésitait encore, par peur d’une scène de M. de Guermantes, devant Balthy et Mistinguett, qu’elle trouvait adorables, mais avait décidément Rachel pour amie. Les nouvelles générations en concluaient que la duchesse de Guermantes, malgré son nom, devait être quelque demi-castor qui n’avait jamais été tout à fait du gratin. Il est vrai que, pour quelques souverains dont l’intimité lui était disputée par deux autres grandes dames, Mme de Guermantes se donnait encore la peine de les avoir à déjeuner. Mais, d’une part, ils viennent rarement, connaissent des gens de peu, et la duchesse, par la superstition des Guermantes à l’égard du vieux protocole (car à la fois les gens bien élevés l’assommaient et elle tenait à la bonne éducation), faisait mettre : « Sa Majesté a ordonné à la duchesse de Guermantes », « a daigné », etc. Et les nouvelles couches, ignorantes de ces formules, en concluaient que la position de la duchesse était d’autant plus basse. Au point de vue de Mme de Guermantes, cette intimité avec Rachel pouvait signifier que nous nous étions trompés quand nous croyions Mme de Guermantes hypocrite et menteuse dans ses condamnations de l’élégance, quand nous croyions qu’au moment où elle refusait d’aller chez Mme de SainteEuverte, ce n’était pas au nom de l’intelligence mais du snobisme qu’elle agissait ainsi, ne la trouvant bête que parce que la marquise laissait voir qu’elle était snob, n’ayant pas encore atteint son but. Mais cette intimité avec Rachel pouvait signifier aussi que l’intelligence était, en réalité, chez la duchesse, médiocre, insatisfaite et désireuse sur le tard, quand elle était fatiguée du monde, de réalisations, par ignorance totale des véritables réalités intellectuelles et une pointe de cet esprit de fantaisie qui fait à des dames très bien, qui se disent : « comme ce sera amusant », finir leur soirée d’une façon à vrai dire assommante, en puisant la force d’aller réveiller quelqu’un, à qui finalement on ne sait que dire, près du lit de qui on reste un moment dans son manteau de soirée, après quoi, ayant constaté qu’il est fort tard, on finit par aller se coucher. Il faut ajouter qu’une vive antipathie qu’avait depuis peu pour Gilberte la versatile duchesse pouvait lui faire prendre un certain plaisir à recevoir Rachel, ce qui lui permettait, en plus, de proclamer une des maximes des Guermantes, à savoir qu’ils étaient trop nombreux pour épouser les querelles (presque pour prendre le deuil) les uns des autres, indépendance de « je n’ai pas à » qu’avait renforcée la politique qu’on avait dû adopter à l’égard de M. de Charlus, lequel, si on l’avait suivi, vous eût brouillé avec tout le monde. Quant à Rachel, si elle s’était, en réalité, donné une grande peine pour se lier avec la duchesse de Guermantes (peine que la duchesse n’avait pas su démêler sous des dédains affectés, des impolitesses voulues, qui l’avaient piquée au jeu et lui avaient donné grande idée d’une actrice si peu snob), sans doute cela tenait, d’une façon générale, à la fascination que les gens du monde exercent à partir d’un certain moment sur les bohèmes les plus endurcis, parallèle à celle que ces bohèmes exercent eux-mêmes sur les gens du monde, double reflux qui correspond à ce qu’est, dans l’ordre politique, la curiosité réciproque et le désir de faire alliance entre peuples qui se sont combattus. Mais le désir de Rachel pouvait avoir une raison plus particulière. C’est chez Mme de Guermantes, c’est de Mme de Guermantes, qu’elle avait reçu jadis sa plus terrible avanie. Rachel l’avait peu à peu non pas oubliée mais pardonnée, mais le prestige singulier qu’en avait reçu à ses yeux la duchesse ne devait s’effacer jamais. L’entretien, de l’attention duquel je désirais détourner Gilberte, fut, du reste, interrompu, car la maîtresse de maison vint chercher Rachel dont c’était le moment de réciter et qui bientôt, ayant quitté la duchesse, parut sur l’estrade. *** Or, pendant ce temps, avait lieu à l’autre bout de Paris un spectacle bien différent. La Berma avait convié quelques personnes à venir prendre le thé pour fêter son fils et sa bellefille. Mais les invités ne se pressaient pas d’arriver. Ayant appris que Rachel récitait des vers chez la princesse de Guermantes (ce qui scandalisait fort la Berma, grande artiste pour laquelle Rachel était restée une grue qu’on laissait figurer dans les pièces où elle-même, la Berma, jouait le premier rôle – parce que Saint-Loup lui payait ses toilettes pour la scène – scandale d’autant plus grand que la nouvelle avait couru dans Paris que les invitations étaient au nom de la princesse de Guermantes, mais que c’était Rachel qui, en réalité, recevait chez la princesse), la Berma avait récrit avec insistance à quelques fidèles pour qu’ils ne manquassent pas à son goûter, car elle les savait aussi amis de la princesse de Guermantes qu’ils avaient connue Verdurin. Or, les heures passaient et personne n’arrivait chez la Berma. Bloch, à qui on avait demandé s’il voulait y venir, avait répondu naïvement : « Non, j’aime mieux aller chez la princesse de Guermantes. » Hélas ! c’est ce qu’au fond de soi chacun avait décidé. La Berma, atteinte d’une maladie mortelle qui la forçait à fréquenter peu le monde, avait vu son état s’aggraver quand, pour subvenir aux besoins de luxe de sa fille, besoins que son gendre, souffrant et paresseux, ne pouvait satisfaire, elle s’était remise à jouer. Elle savait qu’elle abrégeait ses jours, mais voulait faire plaisir à sa fille à qui elle rapportait de gros cachets, à son gendre qu’elle détestait mais flattait, car, le sachant adoré par sa fille, elle craignait, si elle le mécontentait, qu’il la privât, par méchanceté, de voir celle-ci. La fille de la Berma, qui n’était cependant pas positivement cruelle et était aimée en secret par le médecin qui soignait sa mère, s’était laissé persuader que ces représentations de Phèdre n’étaient pas bien dangereuses pour la malade. Elle avait en quelque sorte forcé le médecin à le lui dire, n’ayant retenu que cela de ce qu’il lui avait répondu, et parmi des objections dont elle ne tenait pas compte ; en effet, le médecin avait dit ne pas voir grand inconvénient aux représentations de la Berma ; il l’avait dit parce qu’il sentait qu’il ferait ainsi plaisir à la jeune femme qu’il aimait, peut-être aussi par ignorance, parce qu’aussi il savait de toutes façons la maladie inguérissable, et qu’on se résigne volontiers à abréger le martyre des malades quand ce qui est destiné à l’abréger nous profite à nous-même, peut-être aussi par la bête conception que cela faisait plaisir à la Berma et devait donc lui faire du bien, bête conception qui lui parut justifiée quand, ayant reçu une loge des enfants de la Berma et ayant pour cela lâché tous ses malades, il l’avait trouvée aussi extraordinaire de vie sur la scène qu’elle semblait moribonde à la ville. Et, en effet, nos habitudes nous permettent dans une large mesure, permettent même à nos organismes, de s’accommoder d’une existence qui semblerait au premier abord ne pas être possible. Qui n’a vu un vieux maître de manège cardiaque faire toutes les acrobaties auxquelles on n’aurait pu croire que son cœur résisterait une minute ? La Berma n’était pas une moins vieille habituée de la scène, aux exigences de laquelle ses organes étaient si parfaitement adaptés qu’elle pouvait donner, en se dépensant avec une prudence indiscernable pour le public, l’illusion d’une bonne santé troublée seulement par un mal purement nerveux et imaginaire. Après la scène de la déclaration à Hippolyte, la Berma avait beau sentir l’épouvantable nuit qu’elle allait passer, ses admirateurs l’applaudissaient à toute force, la déclarant plus belle que jamais. Elle rentrait dans d’horribles souffrances mais heureuse d’apporter à sa fille les billets bleus, que, par une gaminerie de vieille enfant de la balle, elle avait l’habitude de serrer dans ses bas, d’où elle les sortait avec fierté, espérant un sourire, un baiser. Malheureusement, ces billets ne faisaient que permettre au gendre et à la fille de nouveaux embellissements de leur hôtel, contigu à celui de leur mère, d’où d’incessants coups de marteau qui interrompaient le sommeil dont la grande tragédienne aurait eu tant besoin. Selon les variations de la mode, et pour se conformer au goût de M. de X. ou de Y., qu’ils espéraient recevoir, ils modifiaient chaque pièce. Et la Berma, sentant que le sommeil, qui seul aurait calmé sa souffrance, s’était enfui, se résignait à ne pas se rendormir, non sans un secret mépris pour ces élégances qui avançaient sa mort, rendaient atroces ses derniers jours. C’est sans doute un peu à cause de cela qu’elle les méprisait, vengeance naturelle contre ce qui nous fait mal et que nous sommes impuissants à empêcher. Mais c’est aussi parce qu’ayant conscience du génie qui était en elle, ayant appris dès son plus jeune âge l’insignifiance de tous ces décrets de la mode, elle était quant à elle restée fidèle à la tradition qu’elle avait toujours respectée, dont elle était l’incarnation, qui lui faisait juger les choses et les gens comme trente ans auparavant, et, par exemple, juger Rachel non comme l’actrice à la mode qu’elle était devenue, mais comme la petite grue qu’elle avait connue. La Berma n’était pas, du reste, meilleure que sa fille, c’est en elle que sa fille avait puisé, par l’hérédité et par la contagion de l’exemple, qu’une admiration trop naturelle rendait plus efficace, son égoïsme, son impitoyable raillerie, son inconsciente cruauté. Seulement, tout cela la Berma l’avait immolé à sa fille et s’en était ainsi délivrée. D’ailleurs, la fille de la Berma n’eûtelle pas eu sans cesse des ouvriers chez elle, qu’elle eût fatigué sa mère, comme les forces attractives féroces et légères de la jeunesse fatiguent la vieillesse, la maladie, qui se surmènent à vouloir les suivre. Tous les jours c’était un déjeuner nouveau, et on eût trouvé la Berma égoïste d’en priver sa fille, même de ne pas assister au déjeuner où on comptait, pour attirer bien difficilement quelques relations récentes et qui se faisaient tirer l’oreille, sur la présence prestigieuse de la mère illustre. On la « promettait » à ces mêmes relations pour une fête au dehors, afin de leur faire « une politesse ». Et la pauvre mère, gravement occupée dans son tête-à-tête avec la mort installée en elle, était obligée de se lever de bonne heure, de sortir. Bien plus, comme, à la même époque, Réjane, dans tout l’éblouissement de son talent, donna à l’étranger des représentations qui eurent un succès énorme, le gendre trouva que la Berma ne devait pas se laisser éclipser, voulut que la famille ramassât la même profusion de gloire, et força la Berma à des tournées où on était obligé de la piquer à la morphine, ce qui pouvait la faire mourir à cause de l’état de ses reins. Ce même attrait de l’élégance, du prestige social, de la vie, avait, le jour de la fête chez la princesse de Guermantes, fait pompe aspirante et avait amené là-bas, avec la force d’une machine pneumatique, même les plus fidèles habitués de la Berma, où, par contre et en conséquence, il y avait vide absolu et mort. Un seul jeune homme, qui n’était pas certain que la fête chez la Berma ne fût, elle aussi, brillante, était venu. Quand la Berma vit l’heure passer et comprit que tout le monde la lâchait, elle fit servir le goûter et on s’assit autour de la table, mais comme pour un repas funéraire. Rien dans la figure de la Berma ne rappelait plus celle dont la photographie m’avait, un soir de micarême, tant troublé. La Berma avait, comme dit le peuple, la mort sur le visage. Cette fois c’était bien d’un marbre de l’Erechtéion qu’elle avait l’air. Ses artères durcies étant déjà à demi pétrifiées, on voyait de longs rubans sculpturaux parcourir les joues, avec une rigidité minérale. Les yeux mourants vivaient relativement, par contraste avec ce terrible masque ossifié, et brillaient faiblement comme un serpent endormi au milieu des pierres. Cependant le jeune homme, qui s’était mis à la table par politesse, regardait sans cesse l’heure, attiré qu’il était par la brillante fête chez les Guermantes. La Berma n’avait pas un mot de reproche à l’adresse des amis qui l’avaient lâchée et qui espéraient naïvement qu’elle ignorerait qu’ils étaient allés chez les Guermantes. Elle murmura seulement : « Une Rachel donnant une fête chez la princesse de Guermantes, il faut venir à Paris pour voir de ces choseslà. » Et elle mangeait silencieusement, et avec une lenteur solennelle, des gâteaux défendus, ayant l’air d’obéir à des rites funèbres. Le « goûter » était d’autant plus triste que le gendre était furieux que Rachel, que lui et sa femme connaissaient très bien, ne les eût pas invités. Son crève-cœur fut d’autant plus grand que le jeune homme invité lui avait dit connaître assez bien Rachel pour que, s’il partait tout de suite chez les Guermantes, il pût lui demander d’inviter ainsi, à la dernière heure, le couple frivole. Mais la fille de la Berma savait trop à quel niveau infime sa mère situait Rachel, et qu’elle l’eût tuée de désespoir en sollicitant de l’ancienne grue une invitation. Aussi avait-elle dit au jeune homme et à son mari que c’était chose impossible. Mais elle se vengeait en prenant pendant ce goûter des petites mines exprimant le désir des plaisirs, l’ennui d’être privée d’eux par cette gêneuse qu’était sa mère. Celle-ci faisait semblant de ne pas voir les moues de sa fille et adressait de temps en temps, d’une voix mourante, une parole aimable au jeune homme, le seul invité qui fût venu. Mais bientôt la chasse d’air qui emportait tout vers les Guermantes, et qui m’y avait entraîné moi-même, fut la plus forte, il se leva et partit, laissant Phèdre ou la mort, on ne savait trop laquelle des deux c’était, achever de manger, avec sa fille et son gendre, les gâteaux funéraires. *** La conversation que nous tenions, Gilberte et moi, fut interrompue par la voix de Rachel qui venait de s’élever. Le jeu de celle-ci était intelligent, car il présupposait la poésie que l’actrice était en train de dire comme un tout existant avant cette récitation et dont nous n’entendions qu’un fragment, comme si l’artiste, passant sur un chemin, s’était trouvée pendant quelques instants à portée de notre oreille. Néanmoins, les auditeurs avaient été stupéfaits en voyant cette femme, avant d’avoir émis un seul son, plier les genoux, tendre les bras, en berçant quelque être invisible, devenir cagneuse, et tout d’un coup, pour dire des vers fort connus, prendre un ton suppliant. L’annonce d’une poésie que presque tout le monde connaissait avait fait plaisir. Mais quand on avait vu Rachel, avant de commencer, chercher partout des yeux d’un air égaré, lever les mains d’un air suppliant et pousser comme un gémissement à chaque mot, chacun se sentit gêné, presque choqué de cette exhibition de sentiments. Personne ne s’était dit que réciter des vers pouvait être quelque chose comme cela. Peu à peu on s’habitue, c’est-à-dire qu’on oublie la première sensation de malaise, on dégage ce qui est bien, on compare dans son esprit diverses manières de réciter, pour se dire : ceci c’est mieux, ceci moins bien. La première fois de même, dans une cause simple, lorsqu’on voit un avocat s’avancer, lever en l’air un bras d’où retombe la toge, commencer d’un ton menaçant, on n’ose pas regarder les voisins. Car on se figure que c’est grotesque, mais, après tout, c’est peut-être magnifique et on attend d’être fixé. Tout le monde se regardait, ne sachant trop quelle tête faire ; quelques jeunesses mal élevées étouffèrent un fou rire ; chacun jetait à la dérobée sur son voisin le regard furtif que dans les repas élégants, quand on a auprès de soi un instrument nouveau, fourchette à homard, râpe à sucre, etc., dont on ne connaît pas le but et le maniement, on attache sur un convive plus autorisé qui, espère-t-on, s’en servira avant vous et vous donnera ainsi la possibilité de l’imiter. Ainsi fait-on encore quand quelqu’un cite un vers qu’on ignore mais qu’on veut avoir l’air de connaître et à qui, comme en cédant le pas devant une porte, on laisse à un plus instruit, comme une faveur, le plaisir de dire de qui il est. Tel, en entendant l’actrice, chacun attendait, la tête baissée et l’œil investigateur, que d’autres prissent l’initiative de rire ou de critiquer, ou de pleurer ou d’applaudir. Mme de Forcheville, revenue exprès de Guermantes, d’où la duchesse, comme nous le verrons, était à peu près expulsée, avait pris une mine attentive, tendue, presque carrément désagréable, soit pour montrer qu’elle était connaisseuse et ne venait pas en mondaine, soit par hostilité pour les gens moins versés dans la littérature qui eussent pu lui parler d’autre chose, soit par contention de toute sa personne afin de savoir si elle « aimait » ou si elle n’aimait pas, ou peut-être parce que, tout en trouvant cela « intéressant », elle n’« aimait » pas, du moins, la manière de dire certains vers. Cette attitude eût dû être plutôt adoptée, semble-t-il, par la princesse de Guermantes. Mais comme c’était chez elle, et que, devenue aussi avare que riche, elle était décidée à ne donner que cinq roses à Rachel, elle faisait la claque. Elle provoquait l’enthousiasme et faisait la presse en poussant à tous moments des exclamations ravies. Là seulement elle se retrouvait Verdurin, car elle avait l’air d’écouter les vers pour son propre plaisir, d’avoir eu l’envie qu’on vînt les lui dire, à elle toute seule, et qu’il y eût par hasard là cinq cents personnes, à qui elle avait permis de venir comme en cachette assister à son propre plaisir. Cependant, je remarquai sans aucune satisfaction d’amour-propre, car elle était devenue vieille et laide, que Rachel me faisait de l’œil, avec une certaine réserve d’ailleurs. Pendant toute la récitation, elle laissa palpiter dans ses yeux un sourire réprimé et pénétrant qui semblait l’amorce d’un acquiescement qu’elle eût souhaité venir de moi. Cependant, quelques vieilles dames, peu habituées aux récitations poétiques, disaient à un voisin : « Vous avez vu ? », faisant allusion à la mimique solennelle, tragique, de l’actrice, et qu’elles ne savaient comment qualifier. La duchesse de Guermantes sentit le léger flottement et décida de la victoire en s’écriant : « C’est admirable ! » au beau milieu du poème, qu’elle crut peut-être terminé. Plus d’un invité tint alors à souligner cette exclamation d’un regard approbateur et d’une inclinaison de tête, pour montrer moins peut-être leur compréhension de la récitante que leurs relations avec la duchesse. Quand le poème fut fini, comme nous étions à côté de Rachel, j’entendis celle-ci remercier Mme de Guermantes et en même temps, profitant de ce que j’étais à côté de la duchesse, elle se tourna vers moi et m’adressa un gracieux bonjour. Je compris alors qu’au contraire des regards passionnés du fils de M. de Vaugoubert, que j’avais pris pour le bonjour de quelqu’un qui se trompait, ce que j’avais pris chez Rachel pour un regard de désir n’était qu’une provocation contenue à se faire reconnaître et saluer par moi. Je répondis par un salut souriant au sien. « Je suis sûre qu’il ne me reconnaît pas, dit en minaudant la récitante à la duchesse. – Mais si, dis-je avec assurance, je vous ai reconnue tout de suite. » Si, pendant les plus beaux vers de La Fontaine, cette femme, qui les récitait avec tant d’assurance, n’avait pensé, soit par bonté, ou bêtise, ou gêne, qu’à la difficulté de me dire bonjour, pendant les mêmes beaux vers Bloch n’avait songé qu’à faire ses préparatifs pour pouvoir, dès la fin de la poésie, bondir comme un assiégé qui tente une sortie, et passant, sinon sur le corps, du moins sur les pieds de ses voisins, venir féliciter la récitante, soit par une conception erronée du devoir, soit par désir d’ostentation. « C’était bien beau », dit-il à Rachel, et ayant dit ces simples mots, son désir étant satisfait, il repartit et fit tant de bruit pour regagner sa place que Rachel dut attendre plus de cinq minutes avant de réciter la seconde poésie. Quand elle eut fini celle-ci, les Deux Pigeons, Mme de Monrienval s’approcha de Mme de Saint-Loup, qu’elle savait fort lettrée sans se rappeler assez qu’elle avait l’esprit subtil et sarcastique de son père, et lui demanda : « C’est bien la fable de La Fontaine, n’est-ce pas ? » croyant bien l’avoir reconnue mais n’étant pas absolument certaine, car elle connaissait fort mal les fables de La Fontaine et, de plus, croyait que c’était des choses d’enfants qu’on ne récitait pas dans le monde. Pour avoir un tel succès l’artiste avait sans doute pastiché des fables de La Fontaine, pensait la bonne dame. Or, Gilberte, jusque-là impassible, l’enfonça sans le vouloir dans cette idée, car n’aimant pas Rachel et voulant dire qu’il ne restait rien des fables avec une diction pareille, elle le dit de cette nuance trop subtile qui était celle de son père et qui laissait les personnes naïves dans le doute sur ce qu’il voulait dire. Généralement plus moderne, quoique fille de Swann – comme un canard couvé par une poule – elle était assez lakiste et se contentait de dire : « Je trouve d’un touchant, c’est d’une sensibilité charmante. » Mais à Mme de Morienval Gilberte répondit sous cette forme fantaisiste de Swann à laquelle se trompaient les gens qui prennent tout au pied de la lettre : « Un quart est de l’invention de l’interprète, un quart de la folie, un quart n’a aucun sens, le reste est de La Fontaine », ce qui permit à Mme de Morienval de soutenir que ce qu’on venait d’entendre n’était pas les Deux Pigeons de La Fontaine mais un arrangement où tout au plus un quart était de La Fontaine, ce qui n’étonna personne, vu l’extraordinaire ignorance de ce public. Mais un des amis de Bloch étant arrivé en retard, celui-ci eut la joie de lui demander s’il n’avait jamais entendu Rachel, de lui faire une peinture extraordinaire de sa diction, en exagérant et en trouvant tout d’un coup à raconter, à révéler à autrui cette diction moderniste, un plaisir étrange, qu’il n’avait nullement éprouvé à l’entendre. Puis Bloch, avec une émotion exagérée, félicita de nouveau Rachel sur un ton de fausset et de proclamer son génie, présenta son ami qui déclara n’admirer personne autant qu’elle, et Rachel, qui connaissait maintenant des dames de la haute société et, sans s’en rendre compte, les copiait, répondit : « Oh ! je suis très flattée, très honorée par votre appréciation. » L’ami de Bloch lui demanda ce qu’elle pensait de la Berma. « Pauvre femme, il paraît qu’elle est dans la dernière misère. Elle n’a pas été, je ne dirai pas sans talent, car ce n’était pas au fond du vrai talent, elle n’aimait que des horreurs, mais enfin elle a été utile, certainement ; elle jouait d’une façon assez vivante, et puis c’était une brave personne, généreuse, qui s’est ruinée pour les autres. Voilà bien longtemps qu’elle ne fait plus un sou, parce que le public n’aime pas du tout ce qu’elle fait. Du reste, ajoutat-elle en riant, je vous dirai que mon âge ne m’a permis de l’entendre, naturellement, que tout à fait dans les derniers temps et quand j’étais moi-même trop jeune pour me rendre compte. – Elle ne disait pas très bien les vers ? hasarda l’ami de Bloch pour flatter Rachel, qui répondit : – Oh ! ça, elle n’a jamais su en dire un ; c’était de la prose, du chinois, du volapük, tout, excepté un vers. D’ailleurs, je vous dirai que, bien entendu, je ne l’ai entendue que très peu, sur sa fin, ajouta-t-elle pour se rajeunir, mais on m’a dit qu’autrefois ce n’était pas mieux, au contraire. » Je me rendais compte que le temps qui passe n’amène pas forcément le progrès dans les arts. Et de même que tel auteur du XVIIe siècle, qui n’a connu ni la Révolution française, ni les découvertes scientifiques, ni la guerre, peut être supérieur à tel écrivain d’aujourd’hui, et que peutêtre même Fagon était un aussi grand médecin que du Boulbon (la supériorité du génie compensant ici l’infériorité du savoir), de même la Berma était, comme on dit, à cent pics au-dessus de Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même temps qu’Elstir, avait consacré son génie. Il ne faut pas s’étonner que l’ancienne maîtresse de Saint-Loup débinât la Berma. Elle l’eût fait quand elle était jeune. Ne l’eût-elle pas fait alors, qu’elle l’eût fait maintenant. Qu’une femme du monde de la plus haute intelligence, de la plus grande bonté se fasse actrice, déploie dans ce métier nouveau pour elle de grands talents, n’y rencontre que des succès, on s’étonnera, si on se trouve auprès d’elle après longtemps, d’entendre non son langage à elle, mais celui des comédiennes, leur rosserie spéciale envers les camarades, tout ce qu’ajoutent à l’être humain, quand ils ont passé sur lui, « trente ans de théâtre ». Rachel se comportait de même tout en ne sortant pas du monde. Mme de Guermantes, au déclin de sa vie, avait senti s’éveiller en soi des curiosités nouvelles. Le monde n’avait plus rien à lui apprendre. L’idée qu’elle y avait la première place était, nous l’avons vu, aussi évidente pour elle que la hauteur du ciel bleu par-dessus la terre. Elle ne croyait pas avoir à affermir une position qu’elle jugeait inébranlable. En revanche, lisant, allant au théâtre, elle eût souhaité avoir un prolongement de ces lectures, de ces spectacles ; comme jadis dans l’étroit petit jardin où on prenait de l’orangeade, tout ce qu’il y avait de plus exquis dans le grand monde venait familièrement, parmi les brises parfumées du soir et les nuages de pollen, entretenir en elle le goût du grand monde, de même maintenant un autre appétit lui faisait souhaiter savoir les raisons de telle polémique littéraire, connaître des auteurs, voir des actrices. Son esprit fatigué réclamait une nouvelle alimentation. Elle se rapprocha, pour connaître les uns et les autres, de femmes avec qui jadis elle n’eût pas voulu échanger de cartes et qui faisaient valoir leur intimité avec le directeur de telle revue dans l’espoir d’avoir la duchesse. La première actrice invitée crut être la seule dans un milieu extraordinaire, lequel parut plus médiocre à la seconde quand elle vit celle qui l’y avait précédée. La duchesse, parce qu’à certains soirs elle recevait des souverains, croyait que rien n’était changé à sa situation. En réalité, elle, la seule d’un sang vraiment sans alliage, elle qui, étant née Guermantes, pouvait signer : Guermantes – Guermantes quand elle ne signait pas : la duchesse de Guermantes – elle qui à ses belles-sœurs mêmes semblait quelque chose de plus précieux que tout, comme un Moïse sauvé des eaux, un Christ échappé en Egypte, un Louis XVII enfui du Temple, le pur du pur, maintenant sacrifiant sans doute à ce besoin héréditaire de nourriture spirituelle qui avait fait la décadence sociale de Mme de Villeparisis, elle était devenue ellemême une Mme de Villeparisis, chez qui les femmes snobs redoutaient de rencontrer telle ou tel, et de laquelle les jeunes gens, constatant le fait accompli sans savoir ce qui l’a précédé, croyaient que c’était une Guermantes d’une moins bonne cuvée, d’une moins bonne année, une Guermantes déclassée. Dans les milieux nouveaux qu’elle fréquentait, restée bien plus la même qu’elle ne croyait, elle continuait à croire que s’ennuyer facilement était une supériorité intellectuelle, mais elle l’exprimait avec une sorte de violence qui donnait à sa voix quelque chose de rauque. Comme je lui parlais de Brichot : « Il m’a assez embêtée pendant vingt ans », et comme Mme de Cambremer disait : « Relisez ce que Schopenhauer dit de la musique », elle nous fit remarquer cette phrase en disant avec violence : « Relisez est un chef-d’œuvre ! Ah ! non, ça, par exemple, il ne faut pas nous la faire. » Alors le vieux d’Albon sourit en reconnaissant une des formes de l’esprit Guermantes. « On peut dire ce qu’on veut, c’est admirable, cela a de la ligne, du caractère, c’est intelligent, personne n’a jamais dit les vers comme ça », dit la duchesse en parlant de Rachel, craignant que Gilberte ne la débinât. Celle-ci s’éloigna vers un autre groupe pour éviter un conflit avec sa tante, laquelle, d’ailleurs, ne dit sur Rachel que des choses fort ordinaires. Mais puisque les meilleurs écrivains cessent souvent aux approches de la vieillesse, ou après un excès de production, d’avoir du talent, on peut bien excuser les femmes du monde de cesser, à partir d’un certain moment, d’avoir de l’esprit. Swann ne retrouvait plus dans l’esprit dur de la duchesse de Guermantes le « fondu » de la jeune princesse des Laumes. Sur le tard, fatiguée au moindre effort, Mme de Guermantes disait énormément de bêtises. Certes, à tout moment et bien des fois au cours même de cette matinée, elle redevenait la femme que j’avais connue et parlait des choses mondaines avec esprit. Mais à côté de cela, bien souvent il arrivait que cette parole pétillante sous un beau regard, et qui pendant tant d’années avait tenu sous son sceptre spirituel les hommes les plus éminents de Paris, scintillât encore mais, pour ainsi dire, à vide. Quand le moment de placer un mot venait, elle s’interrompait pendant le même nombre de secondes qu’autrefois, elle avait l’air d’hésiter, de produire, mais le mot qu’elle lançait alors ne valait rien. Combien peu de personnes, d’ailleurs, s’en apercevaient, la continuité du procédé leur faisant croire à la survivance de l’esprit, comme il arrive à ces gens qui, superstitieusement attachés à une marque de pâtisserie, continuent à faire venir leurs petits fours d’une même maison sans s’apercevoir qu’ils sont devenus détestables. Déjà, pendant la guerre, la duchesse avait donné des marques de cet affaiblissement. Si quelqu’un disait le mot culture, elle l’arrêtait, souriait, allumait son beau regard, et lançait : « la KKKKultur », ce qui faisait rire les amis, qui croyaient retrouver là l’esprit des Guermantes. Et certes, c’était le même moule, la même intonation, le même sourire qui avaient jadis ravi Bergotte, lequel, du reste, s’il avait vécu, eût aussi gardé ses coupes de phrase, ses interjections, ses points suspensifs, ses épithètes, mais pour ne rien dire. Mais les nouveaux venus s’étonnaient et parfois disaient, s’ils n’étaient pas tombés un jour où elle était drôle et en pleine possession de ses moyens : « Comme elle est bête ! » La duchesse, d’ailleurs, s’arrangeait pour canaliser son encanaillement et ne pas le laisser s’étendre à celles des personnes de sa famille desquelles elle tirait une gloire aristocratique. Si au théâtre elle avait, pour remplir son rôle de protectrice des arts, invité un ministre ou un peintre et que celui-ci ou celui-là lui demandât naïvement si sa belle-sœur ou son mari n’étaient pas dans la salle, la duchesse, timorée, avec les apparences superbes de l’audace, répondait insolemment : « Je n’en sais rien. Dès que je sors de chez moi, je ne sais plus ce que fait ma famille. Pour tous les hommes politiques, pour tous les artistes, je suis veuve. » Ainsi s’évitait-elle que le parvenu trop empressé s’attirât des rebuffades – et lui attirât à elle-même des réprimandes – de M. de Marsantes et de Basin. Je dis à Mme de Guermantes que j’avais rencontré M. de Charlus. Elle le trouvait encore plus « baissé » qu’il n’était, les gens du monde faisant des différences, en ce qui concerne l’intelligence, non seulement entre divers gens du monde chez lesquels elle est à peu près semblable, mais même chez une même personne à différents moments de sa vie. Puis elle ajouta : « Il a toujours été le portrait de ma belle-mère ; c’est encore plus frappant maintenant. » Cette ressemblance n’avait rien d’extraordinaire. On sait, en effet, que certaines femmes se projettent en quelque sorte elles-mêmes en un autre être avec la plus grande exactitude, la seule erreur est dans le sexe. Erreur dont on ne peut pas dire : felix culpa, car le sexe réagit sur la personnalité, et chez un homme le féminisme devient afféterie, la réserve susceptibilité, etc. N’importe, dans la figure, fûtelle barbue, dans les joues, même congestionnées sous les favoris, il y a certaines lignes superposables à quelque portrait maternel. Il n’est guère de vieux Charlus qui ne soit une ruine où l’on ne reconnaisse avec étonnement sous tous les empâtements de la graisse et de la poudre de riz quelques fragments d’une belle femme en sa jeunesse éternelle. « Je ne peux pas vous dire comme ça me fait plaisir de vous voir, reprit la duchesse. Mon Dieu, quand est-ce que je vous avais vu la dernière fois… – En visite chez Mme d’Agrigente où je vous trouvais souvent. – Naturellement, j’y allais souvent, mon pauvre petit, comme Basin l’aimait à ce moment-là. C’est toujours chez sa bonne amie du moment qu’on me rencontrait le plus parce qu’il me disait : « Ne manquez pas d’aller lui faire une visite. » Au fond, cela me paraissait un peu inconvenant cette espèce de « visite de digestion » qu’il m’envoyait faire une fois qu’il avait consommé. J’avais fini assez vite par m’y habituer, mais ce qu’il y avait de plus ennuyeux c’est que j’étais obligée de garder des relations après qu’il avait rompu les siennes. Ca me faisait toujours penser au vers de Victor Hugo : « Emporte le bonheur et laisse-moi l’ennui. » Comme dans la poésie j’entrais tout de même avec un sourire, mais vraiment ce n’était pas juste, il aurait dû me laisser, à l’égard de ses maîtresses, le droit d’être volage, car, en accumulant tous ses laissés pour compte, j’avais fini par ne plus avoir une après-midi à moi. D’ailleurs, ce temps me semble doux relativement au présent. Mon Dieu, qu’il se soit remis à me tromper, ça ne pourrait que me flatter parce que ça me rajeunit. Mais je préférais son ancienne manière. Dame, il y avait trop longtemps qu’il ne m’avait trompée, il ne se rappelait plus la manière de s’y prendre ! Ah ! mais nous ne sommes pas mal ensemble tout de même, nous nous parlons, nous nous aimons même assez », me dit la duchesse, craignant que je n’eusse compris qu’ils étaient tout à fait séparés, et comme on dit de quelqu’un qui est très malade : « Mais il parle encore très bien, je lui ai fait la lecture ce matin pendant une heure », elle ajouta : « Je vais lui dire que vous êtes là, il voudra vous voir. » Et elle alla près du duc qui, assis sur un canapé auprès d’une dame, causait avec elle. Mais en voyant sa femme venir lui parler, il prit un air si furieux qu’elle ne put que se retirer. « Il est occupé, je ne sais pas ce qu’il fait, nous verrons tout à l’heure », me dit Mme de Guermantes préférant me laisser me débrouiller. Bloch s’étant approché de nous et ayant demandé, de la part de son Américaine, qui était une jeune duchesse qui était là, je répondis que c’était la nièce de M. de Bréauté, nom sur lequel Bloch, à qui il ne disait rien, demanda des explications. « Ah ! Bréauté, s’écria Mme de Guermantes, en s’adressant à moi, vous vous rappelez ? Mon Dieu, que tout cela est loin ! » Puis, se tournant vers Bloch : « Hé bien, c’était un snob. C’étaient des gens qui habitaient près de chez ma bellemère. Cela ne vous intéresserait pas, c’est amusant pour ce petit, ajouta-telle en me désignant, qui a connu tout ça autrefois en même temps que moi », ajouta Mme de Guermantes me montrant par ces paroles, de bien des manières, le long temps qui s’était écoulé. Les amitiés, les opinions de Mme de Guermantes s’étaient tant renouvelées depuis ce moment-là qu’elle considérait son charmant Babal comme un snob. D’autre part, il ne se trouvait pas seulement reculé dans le temps, mais, chose dont je ne m’étais pas rendu compte quand, à mes débuts dans le monde, je l’avais cru une des notabilités essentielles de Paris, qui resterait toujours associé à son histoire mondaine comme celui de Colbert à celle du règne de Louis XIV, il avait lui aussi sa marque provinciale, il était un voisin de campagne de la vieille duchesse, avec lequel la princesse des Laumes s’était liée comme tel. Pourtant ce Bréauté, dépouillé de son esprit, relégué dans ses années si lointaines qu’il datait, ce qui prouvait qu’il avait été entièrement oublié depuis par la duchesse, et dans les environs de Guermantes, était entre la duchesse et moi, ce que je n’eusse jamais cru le premier soir à l’OpéraComique quand il m’avait paru un Dieu nautique habitant son antre marin, un lien, parce qu’elle se rappelait que je l’avais connu, donc que j’étais son ami à elle, sinon sorti du même monde qu’elle, du moins vivant dans le même monde qu’elle depuis bien plus longtemps que bien des personnes présentes, qu’elle se le rappelait, et assez imparfaitement cependant pour avoir oublié certains détails qui m’avaient à moi semblé alors essentiels, que je n’allais pas à Guermantes et n’étais qu’un petit bourgeois de Combray, au temps où elle venait à la messe de mariage de Mlle Percepied, qu’elle ne m’invitait pas, malgré toutes les prières de Saint-Loup, dans l’année qui suivit son apparition à l’Opéra-Comique. A moi cela me semblait capital, car c’est justement à ce moment-là que la vie de la duchesse de Guermantes m’apparaissait comme un Paradis où je n’entrerais pas, mais, pour elle, elle lui apparaissait comme sa même vie médiocre de toujours, et puisque j’avais, à partir d’un certain moment, dîné souvent chez elle, que j’avais d’ailleurs été, avant cela même, un ami de sa tante et de son neveu, elle ne savait plus exactement à quelle époque notre intimité avait commencé et ne se rendait pas compte du formidable anachronisme qu’elle faisait en faisant commencer cette amitié quelques années trop tôt. Car cela faisait que j’eusse connu la Mme de Guermantes du nom de Guermantes impossible à connaître, que j’eusse été reçu dans le nom aux syllabes dorées, dans le faubourg Saint-Germain, alors que tout simplement j’étais allé dîner chez une dame qui n’était déjà plus pour moi qu’une dame comme une autre, et qui m’avait fait quelquefois inviter, non à descendre dans le royaume sous-marin des néréides mais à passer la soirée dans la baignoire de sa cousine. « Si vous voulez des détails sur Bréauté, qui n’en valait guère la peine, ajouta-telle en s’adressant à Bloch, demandez-en à ce petit qui le vaut cent fois : il a dîné cinquante fois avec lui chez moi. N’est-ce pas que c’est chez moi que vous l’avez connu ? En tout cas, c’est chez moi que vous avez connu Swann. » Et j’étais aussi surpris qu’elle pût croire que j’avais peut-être connu M. de Bréauté ailleurs que chez elle, donc que j’allasse dans ce monde-là avant de la connaître, que de voir qu’elle croyait que c’était chez elle que j’avais connu Swann. Moins mensongèrement que Gilberte quand elle disait de Bréauté : « C’est un vieux voisin de campagne, j’ai plaisir à parler avec lui de Tansonville », alors qu’autrefois, à Tansonville, il ne les fréquentait pas, j’aurais pu dire : « C’est un voisin de campagne qui venait souvent nous voir le soir », de Swann qui, en effet, me rappelait tout autre chose que les Guermantes. « Je ne saurais pas vous dire ! reprit-elle. C’était un homme qui avait tout dit quand il parlait d’Altesses. Il avait un lot d’histoires assez drôles sur des gens de Guermantes, sur ma belle-mère, sur Mme de Varambon avant qu’elle fût auprès de la princesse de Parme. Mais qui sait aujourd’hui qui était Mme de Varambon ? Ce petit-là, oui, il a connu tout ça, mais tout ça c’est fini, ce sont des gens dont le nom même n’existe plus et qui, d’ailleurs, ne mériteraient pas de survivre. » Et je me rendais compte, malgré cette chose une que semble le monde, et où, en effet, les rapports sociaux arrivent à leur maximum de concentration et où tout communique, comme il y reste des provinces, ou du moins comme le Temps en fait qui changent de nom, qui ne sont plus compréhensibles pour ceux qui y arrivent seulement quand la configuration a changé. « C’était une bonne dame qui disait des choses d’une bêtise inouïe », reprit en parlant de Mme de Varambon la duchesse qui, insensible à cette poésie de l’incompréhensible, qui est un effet du temps, dégageait en toute chose l’élément drôle, assimilable à la littérature genre Meilhac, à l’esprit des Guermantes. « A un moment, elle avait la manie d’avaler tout le temps des pastilles qu’on donnait dans ce temps-là contre la toux et qui s’appelaient – ajouta-t-elle en riant elle-même d’un nom si spécial, si connu autrefois, si inconnu aujourd’hui des gens à qui elle parlait – des pastilles Géraudel. « Madame de Varambon, lui disait ma belle-mère, en avalant tout le temps comme cela des pastilles Géraudel, vous vous ferez mal à l’estomac. » « Mais Madame la Duchesse, répondait Mme de Varambon, comment voulez-vous que cela fasse mal à l’estomac puisque cela va dans les bronches ? » Et puis c’est elle qui disait : « La duchesse a une vache si belle qu’on la prend toujours pour étalon. » Et Mme de Guermantes eût volontiers continué à raconter des histoires de Mme de Varambon, dont nous connaissions des centaines, mais nous sentions bien que ce nom n’éveillait dans la mémoire ignorante de Bloch aucune des images qui se levaient pour nous aussitôt qu’il était question de Mme de Varambon, de M. de Bréauté, du prince d’Agrigente et, à cause de cela même, excitait peut-être chez lui un prestige que je savais exagéré mais que je trouvais compréhensible, non pas parce que je l’avais moi-même subi, nos propres erreurs et nos propres ridicules ayant rarement pour effet de nous rendre, même quand nous les avons percés à jour, plus indulgents à ceux des autres. Le passé s’était tellement transformé dans l’esprit de la duchesse, ou bien les démarcations qui existaient dans le mien avaient été toujours si absentes du sien, que ce qui avait été événement pour moi avait passé inaperçu d’elle, qu’elle pouvait supposer non seulement que j’avais connu Swann chez elle et M. de Bréauté ailleurs, me faisant ainsi un passé d’homme du monde qu’elle reculait même trop loin. Car cette notion du temps écoulé, que je venais d’acquérir, la duchesse l’avait aussi, et même, avec une illusion inverse de celle qui avait été la mienne de le croire plus court qu’il n’était, elle, au contraire, exagérait, elle le faisait remonter trop haut notamment, sans tenir compte de cette infinie ligne de démarcation entre le moment où elle était pour moi un nom – puis l’objet de mon amour – et le moment où elle n’avait été pour moi qu’une femme du monde quelconque. Or, je n’étais allé chez elle que dans cette seconde période où elle était pour moi une autre personne. Mais à ses propres yeux ces différences échappaient, et elle n’eût pas trouvé plus singulier que j’eusse été chez elle deux ans plus tôt, ne sachant pas qu’elle était alors pour moi une autre personne, sa personne n’offrant pas pour ellemême, comme pour moi, de discontinuité. Je dis à la duchesse de Guermantes, en lui racontant que Bloch avait cru que c’était l’ancienne princesse de Guermantes qui recevait : « Cela me rappelle la première soirée où je suis allé chez la princesse de Guermantes, où je croyais ne pas être invité et qu’on allait me mettre à la porte, et où vous aviez une robe toute rouge et des souliers rouges. – Mon Dieu, que c’est vieux, tout cela », me répondit la duchesse, accentuant pour moi l’impression du temps écoulé. Elle regardait dans le lointain avec mélancolie et pourtant insista particulièrement sur la robe rouge. Je lui demandai de me la décrire, ce qu’elle fit complaisamment. « Maintenant cela ne se porterait plus du tout. C’étaient des robes qui se portaient dans ce temps-là. – Mais est-ce que ce n’était pas joli ? » lui dis-je. Elle avait toujours peur de donner un avantage contre elle par ses paroles, de dire quelque chose qui la diminuât. « Mais si, moi je trouvais cela très joli. On n’en porte pas parce que cela ne se fait plus en ce moment. Mais cela se reportera, toutes les modes reviennent, en robes, en musique, en peinture », ajouta-t-elle avec force, car elle croyait une certaine originalité à cette philosophie. Cependant la tristesse de vieillir lui rendit sa lassitude qu’un sourire lui disputa : « Vous êtes sûr que c’étaient des souliers rouges ? Je croyais que c’étaient des souliers d’or. » J’assurai que cela m’était infiniment présent à l’esprit, sans dire la circonstance qui me permettait de l’affirmer. « Vous êtes gentil de vous rappeler cela », me dit-elle d’un air tendre, car les femmes appellent gentillesse se souvenir de leur beauté comme les artistes admirer leurs œuvres. D’ailleurs, si lointain que soit le passé, quand on est une femme de tête comme la duchesse, il peut ne pas être oublié. « Vous rappelez-vous, me dit-elle en remerciement de mon souvenir pour sa robe et ses souliers, que nous vous avons ramené, Basin et moi ? Vous aviez une jeune fille qui devait venir vous voir après minuit. Basin riait de tout son cœur en pensant qu’on vous faisait des visites à cette heure-là. » Je me rappelais, en effet, que ce soir-là Albertine était venue me voir après la soirée de la princesse de Guermantes, je me le rappelais aussi bien que la duchesse, moi à qui Albertine était maintenant aussi indifférente qu’elle l’eût été à Mme de Guermantes, si Mme de Guermantes eût su que la jeune fille à cause de qui je n’avais pas pu entrer chez eux était Albertine. C’est que longtemps après que les pauvres morts sont sortis de nos cœurs, leur poussière indifférente continue à être mêlée, à servir d’alliage, aux circonstances du passé. Et, sans plus les aimer, il arrive qu’en évoquant une chambre, une allée, un chemin, où ils furent à une certaine heure, nous sommes obligés, pour que la place qu’ils occupaient soit remplie, de faire allusion à eux, même sans les regretter, même sans les nommer, même sans permettre qu’on les identifie. (Mme de Guermantes n’identifiait guère la jeune fille qui devait venir ce soir-là, n’avait jamais su son nom et n’en parlait qu’à cause de la bizarrerie de l’heure et de la circonstance.) Telles sont les formes dernières et peu enviables de la survivance. Si les jugements que la duchesse porta ensuite sur Rachel furent en eux-mêmes médiocres, ils m’intéressèrent en ce que, eux aussi, marquaient une heure nouvelle sur le cadran. Car la duchesse n’avait pas plus complètement que Rachel perdu le souvenir de la soirée que celle-ci avait passée chez elle, mais ce souvenir n’y avait pas subi une moindre transformation. « Je vous dirai, me dit-elle, que cela m’intéresse d’autant plus de l’entendre, et de l’entendre acclamer, que je l’ai dénichée, appréciée, prônée, imposée à une époque où personne ne la connaissait et où tout le monde se moquait d’elle. Oui, mon petit, cela va vous étonner, mais la première maison où elle s’est fait entendre en public, c’est chez moi ! Oui, pendant que tous les gens prétendus d’avant-garde, comme ma nouvelle cousine, dit-elle en montrant ironiquement la princesse de Guermantes qui, pour Oriane, restait Mme Verdurin, l’auraient laissée crever de faim sans daigner l’entendre, je l’avais trouvée intéressante et je lui avais fait offrir un cachet pour venir jouer chez moi devant tout ce que nous faisions de mieux comme gratin. Je peux dire, d’un mot un peu bête et prétentieux, car, au fond, le talent n’a besoin de personne, que je l’ai lancée. Bien entendu, elle n’avait pas besoin de moi. » J’esquissai un geste de protestation et je vis que Mme de Guermantes était toute prête à accueillir la thèse opposée : « Si ? Vous croyez que le talent a besoin d’un appui ? Au fond, vous avez peut-être raison. C’est curieux, vous dites justement ce que Dumas me disait autrefois. Dans ce cas je suis extrêmement flattée si je suis pour quelque chose, pour si peu que ce soit, non pas évidemment dans le talent, mais dans la renommée d’une telle artiste. » Mme de Guermantes préférait abandonner son idée que le talent perce tout seul comme un abcès, parce que c’était plus flatteur pour elle, mais aussi parce que depuis quelque temps, recevant des nouveaux venus, et étant du reste fatiguée, elle s’était faite assez humble, interrogeant les autres, leur demandant leur opinion pour s’en former une. « Je n’ai pas besoin de vous dire, reprit-elle, que cet intelligent public, qui s’appelle le monde, ne comprenait absolument rien à cela. On protestait, on riait. J’avais beau leur dire : « C’est curieux, c’est intéressant, c’est quelque chose qui n’a encore jamais été fait », on ne me croyait pas, comme on ne m’a jamais crue pour rien. C’est comme la chose qu’elle jouait, c’était une chose de Maeterlinck, maintenant c’est très connu, mais à ce moment-là tout le monde s’en moquait, eh bien, moi je trouvais ça admirable. Ca m’étonne même, quand j’y pense, qu’une paysanne comme moi, qui n’ai que l’éducation des filles de province, ait aimé du premier coup ces choses-là. Naturellement, je n’aurais pas pu dire pourquoi, mais ça me plaisait, ça me remuait ; tenez, Basin qui n’a rien d’un sensible avait été frappé de l’effet que ça me produisait. Il m’avait dit : « Je ne veux plus que vous entendiez ces absurdités, ça vous rend malade. » Et c’était vrai parce qu’on me prend pour une femme sèche et que je suis, au fond, un paquet de nerfs. » *** A ce moment se produisit un incident inattendu. Un valet de pied vint dire à Rachel que la fille de la Berma et son gendre demandaient à lui parler. On a vu que la fille de la Berma avait résisté au désir qu’avait son mari de faire demander une invitation à Rachel. Mais après le départ du jeune homme invité, l’ennui du jeune couple auprès de leur mère s’était accru, la pensée que d’autres s’amusaient les tourmentait, bref, profitant d’un moment où la Berma s’était retirée dans sa chambre, crachant un peu de sang, ils avaient quatre à quatre revêtu des vêtements plus élégants, fait appeler une voiture et étaient venus chez la princesse de Guermantes sans être invités. Rachel, se doutant de la chose et secrètement flattée, prit un ton arrogant et dit au valet de pied qu’elle ne pouvait pas se déranger, qu’ils écrivissent un mot pour dire l’objet de leur démarche insolite. Le valet de pied revint portant une carte où la fille de la Berma avait griffonné qu’elle et son mari n’avaient pu résister au désir d’entendre Rachel et lui demandaient de les laisser entrer. Rachel sourit de la niaiserie de leur prétexte et de son propre triomphe. Elle fit répondre qu’elle était désolée, mais qu’elle avait terminé ses récitations. Déjà, dans l’antichambre, où l’attente du couple s’était prolongée, les valets de pied commençaient à se gausser des deux solliciteurs éconduits. La honte d’une avanie, le souvenir du rien qu’était Rachel auprès de sa mère, poussèrent la fille de la Berma à poursuivre à fond une démarche que lui avait fait risquer d’abord le simple besoin du plaisir. Elle fit demander comme un service à Rachel, dût-elle ne pas avoir à l’entendre, la permission de lui serrer la main. Rachel était en train de causer avec un prince italien qu’on disait séduit par l’attrait de sa grande fortune, dont quelques relations mondaines dissimulaient un peu l’origine ; elle mesura le renversement des situations qui mettait maintenant les enfants de l’illustre Berma à ses pieds. Après avoir narré à tout le monde, d’une façon plaisante, cet incident, elle fit dire au jeune couple d’entrer, ce qu’il fit sans se faire prier, ruinant d’un seul coup la situation sociale de la Berma comme il avait détruit sa santé. Rachel l’avait compris, et que son amabilité condescendante donnerait la réputation, à elle de plus de bonté, au jeune couple de plus de bassesse que n’eût fait son refus. Aussi les reçut-elle à bras ouverts, avec affectation, disant d’un air de protectrice en vue et qui sait oublier sa grandeur : « Mais je crois bien ! c’est une joie. La princesse sera ravie. » Ne sachant pas qu’on croyait, au Théâtre, que c’était elle qui invitait, peut-être avait-elle craint qu’en refusant l’entrée aux enfants de la Berma ceux-ci doutassent, au lieu de sa bonne volonté, ce qui lui eût été bien égal, de son influence. La duchesse de Guermantes s’éloigna instinctivement, car au fur et à mesure que quelqu’un avait l’air de rechercher le monde, il baissait dans l’estime de la duchesse. Elle n’en avait plus en ce moment que pour la bonté de Rachel et eût tourné le dos aux enfants de la Berma si on les lui avait présentés. Rachel, cependant, composait déjà dans sa tête la phrase gracieuse dont elle accablerait le lendemain la Berma dans les coulisses : « J’ai été navrée, désolée, que votre fille fasse antichambre. Si j’avais compris ! Elle m’envoyait bien cartes sur cartes. » Elle était ravie de porter ce coup à la Berma. Peut-être eût-elle reculé si elle eût su que ce serait un coup mortel. On aime à faire des victimes, mais sans se mettre précisément dans son tort, et en les laissant vivre. D’ailleurs, où était son tort ? Elle devait dire en riant, quelques jours plus tard : « C’est un peu fort, j’ai voulu être plus aimable pour ses enfants qu’elle n’a jamais été pour moi, et pour un peu on m’accuserait de l’avoir assassinée. Je prends la duchesse à témoin. » Il semble pour les grands artistes que tous les mauvais sentiments et tout le factice de la vie de théâtre passent en leurs enfants sans que chez eux le travail obstiné soit un dérivatif comme chez la mère ; les grandes tragédiennes meurent souvent victimes de complots domestiques noués autour d’elles, comme il leur arrivait tant de fois à la fin des pièces qu’elles jouaient. *** Gilberte, nous l’avons vu, avait voulu éviter un conflit avec sa tante au sujet de Rachel. Elle avait bien fait : il n’était déjà pas facile de prendre devant Mme de Guermantes la défense de la fille d’Odette, tant son animosité était grande, et cela parce que la manière nouvelle dont la duchesse m’avait dit être trompée était la manière dont le duc la trompait, si extraordinaire que cela pût paraître à qui savait l’âge d’Odette, avec Mme de Forcheville. Quand on pensait à l’âge que devait avoir maintenant Mme de Forcheville, cela semblait, en effet, extraordinaire. Mais peut-être Odette avait-elle commencé la vie de femme galante très jeune. Et puis il y a des femmes qu’à chaque décade on retrouve en une nouvelle incarnation, ayant de nouvelles amours, parfois alors qu’on les croyait mortes, faisant le désespoir d’une jeune femme que pour elles abandonne son mari. La vie de la duchesse ne laissait pas, d’ailleurs, d’être très malheureuse et pour une raison qui, par ailleurs, avait pour effet de déclasser parallèlement la société que fréquentait M. de Guermantes. Celuici qui, depuis longtemps calmé par son âge avancé, et quoiqu’il fût encore robuste, avait cessé de tromper Mme de Guermantes, s’était épris de Mme de Forcheville sans qu’on sût bien les débuts de cette liaison. Mais celle-ci avait pris des proportions telles que le vieillard, imitant, dans ce dernier amour, la manière de celles qu’il avait eues autrefois, séquestrait sa maîtresse au point que, si mon amour pour Albertine avait répété, avec de grandes variations, l’amour de Swann pour Odette, l’amour de M. de Guermantes rappelait celui que j’avais eu pour Albertine. Il fallait qu’elle déjeunât, qu’elle dînât avec lui, il était toujours chez elle ; elle s’en parait auprès d’amis qui sans elle n’eussent jamais été en relation avec le duc de Guermantes et qui venaient là pour le connaître, un peu comme on va chez une cocotte pour connaître un souverain son amant. Certes, Mme de Forcheville était depuis longtemps devenue une femme du monde. Mais recommençant à être entretenue sur le tard, et par un si orgueilleux vieillard qui était tout de même chez elle le personnage important, elle se diminuait à chercher seulement à avoir les peignoirs qui lui plussent, la cuisine qu’il aimait, à flatter ses amis en leur disant qu’elle lui avait parlé d’eux, comme elle disait à mon grand-oncle qu’elle avait parlé de lui au Grand-Duc qui lui envoyait des cigarettes, en un mot elle tendait, malgré tout l’acquis de sa situation mondaine, et par la force de circonstances nouvelles, à redevenir, telle qu’elle était apparue à mon enfance, la dame en rose. Certes, il y avait bien des années que mon oncle Adolphe était mort. Mais la substitution autour de nous d’autres personnes aux anciennes nous empêche-t-elle de recommencer la même vie ? Ces circonstances nouvelles, elle s’y était prêtée sans doute par cupidité, mais aussi parce que, assez recherchée dans le monde quand elle avait une fille à marier, laissée de côté dès que Gilberte eut épousé Saint-Loup, elle sentit que le duc de Guermantes, qui eût tout fait pour elle, lui amènerait nombre de duchesses peut-être enchantées de jouer un tour à leur amie Oriane, et peut-être enfin piquée au jeu par le mécontentement de la duchesse sur laquelle un sentiment féminin de rivalité la rendait heureuse de prévaloir. Des neveux fort difficiles du duc de Guermantes, les Courvoisier, Mme de Marsantes, la princesse de Trania, allaient chez Mme de Forcheville dans un espoir d’héritage, sans s’occuper de la peine que cela pouvait faire à Mme de Guermantes, dont Odette, piquée par ses dédains, disait tout le mal possible. Cette liaison avec Mme de Forcheville, liaison qui n’était qu’une imitation de ses liaisons plus anciennes, venait de faire perdre au duc de Guermantes, pour la deuxième fois, la possibilité de la présidence du Jockey et un siège de membre libre à l’Académie des Beaux-Arts, comme la vie de M. de Charlus, publiquement associée à celle de Jupien, lui avait fait manquer la présidence de l’Union et celle aussi de la Société des amis du Vieux Paris. Ainsi les deux frères, si différents dans leurs goûts, étaient arrivés à la déconsidération à cause d’une même paresse, d’un même manque de volonté, lequel était sensible, mais agréablement, chez le duc de Guermantes leur grand-père, membre de l’Académie française, mais qui, chez les deux petits-fils, avait permis à un goût naturel et à un autre qui passe pour ne l’être pas, de les désocialiser. Le vieux duc ne sortait plus, car il passait ses journées et ses soirées chez Odette. Mais aujourd’hui, comme elle-même s’était rendue à la matinée de la princesse de Guermantes, il était venu un instant pour la voir, malgré l’ennui de rencontrer sa femme. Je ne l’eusse sans doute pas reconnu, si la duchesse, quelques instants plus tôt, ne me l’eût clairement désigné en allant jusqu’à lui. Il n’était plus qu’une ruine, mais superbe, et plus encore qu’une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d’avancée montante de la mer qui la circonvenaient, sa figure, effritée comme un bloc, gardait le style, la cambrure que j’avais toujours admirés ; elle était rongée comme une de ces belles têtes antiques trop abîmées mais dont nous sommes trop heureux d’orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne qu’autrefois, non seulement à cause de ce qu’elle avait pris de rude et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais parce que à l’expression de finesse et d’enjouement avait succédé une involontaire, une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale. Et sans que le duc s’en doutât, il découvrait des aspects de nuque, de joue, de front, où l’être, comme obligé de se raccrocher avec acharnement à chaque minute, semblait bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches blanches de sa chevelure moins épaisse venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage. Et comme ces reflets étranges, uniques, que seule l’approche de la tempête où tout va sombrer donne aux roches qui avaient été jusque-là d’une autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles, trop réelles au contraire, mais fantastiques et empruntées à la palette de l’éclairage, inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse, de la proximité de la mort. Le duc ne resta que quelques instants, assez pour que je comprisse qu’Odette, toute à des soupirants plus jeunes, se moquait de lui. Mais, chose curieuse, lui qui jadis était presque ridicule quand il prenait l’allure d’un roi de théâtre avait pris un aspect véritablement grand, un peu comme son frère, à qui la vieillesse, en le désencombrant de tout l’accessoire, le faisait ressembler. Et comme son frère, lui, jadis orgueilleux, bien que d’une autre manière, semblait presque respectueux, quoique aussi d’une autre façon. Car il n’avait pas subi la déchéance de M. de Charlus, réduit à saluer avec une politesse de malade oublieux ceux qu’il eût jadis dédaignés, mais il était très vieux, et quand il voulut passer la porte et descendre l’escalier pour sortir, la vieillesse, qui est tout de même l’état le plus misérable pour les hommes et qui les précipite de leur faîte le plus semblablement aux rois des tragédies grecques, la vieillesse, en le forçant à s’arrêter dans le chemin de croix que devient la vie des impotents menacés, à essuyer son front ruisselant, à tâtonner, en cherchant des yeux une marche qui se dérobait, parce qu’il aurait eu besoin pour ses pas mal assurés, pour ses yeux ennuagés, d’un appui, lui donnait à son insu l’air de l’implorer doucement et timidement des autres, la vieillesse l’avait fait encore plus qu’auguste, suppliant. Ainsi, dans le faubourg SaintGermain, ces positions en apparence imprenables du duc et de la duchesse de Guermantes, du baron de Charlus avaient perdu leur inviolabilité, comme toutes choses changent en ce monde, par l’action d’un principe intérieur auquel on n’avait pas pensé : chez M. de Charlus l’amour de Charlie qui l’avait rendu esclave des Verdurin, puis le ramollissement ; chez Mme de Guermantes, un goût de nouveauté et d’art ; chez M. de Guermantes, un amour exclusif, comme il en avait déjà eu de pareils dans sa vie, que la faiblesse de l’âge rendait plus tyrannique et aux faiblesses duquel la sévérité du salon de la duchesse, où le duc ne paraissait plus et qui, d’ailleurs, ne fonctionnait plus guère, n’opposait plus son démenti, son rachat mondain. Ainsi change la figure des choses de ce monde, ainsi le centre des empires et le cadastre des fortunes, et la charte des situations, tout ce qui semblait définitif est-il perpétuellement remanié et les yeux d’un homme qui a vécu peuvent-ils contempler le changement le plus complet là où justement il lui paraissait le plus impossible. Ne pouvant se passer d’Odette, toujours installé chez elle dans le même fauteuil d’où la vieillesse et la goutte le faisaient difficilement lever, M. de Guermantes la laissait recevoir des amis qui étaient trop contents d’être présentés au duc, de lui laisser la parole, de l’entendre parler de la vieille société, de la marquise de Villeparisis, du duc de Chartres. Par moments, sous le regard des tableaux anciens réunis par Swann dans un arrangement de « collectionneur » qui achevait le caractère démodé de cette scène, avec ce duc si « Restauration » et cette cocotte tellement « Second Empire », dans un des peignoirs qu’il aimait, la dame en rose l’interrompait d’une jacasserie : il s’arrêtait net, plantait sur elle un regard féroce. Peut-être s’était-il aperçu qu’elle aussi, comme la duchesse, disait quelquefois des bêtises ; peut-être, dans une hallucination de vieillard, croyait-il que c’était un trait d’esprit intempestif de Mme de Guermantes qui lui coupait la parole, et se croyait-il à l’hôtel de Guermantes, comme ces fauves enchaînés qui se figurent un instant être encore libres dans les déserts de l’Afrique. Levant brusquement la tête, de ses petits yeux jaunes qui avaient l’éclat d’yeux de fauves il fixait sur elle un de ces regards qui quelquefois chez Mme de Guermantes, quand celle-ci parlait trop, m’avaient fait trembler. Ainsi le duc regardait-il un instant l’audacieuse dame en rose. Mais celle-ci lui tenait tête, ne le quittait pas des yeux, et au bout de quelques instants qui semblaient longs aux spectateurs, le vieux fauve dompté, se rappelant qu’il était, non pas libre chez la duchesse, dans ce Sahara dont le paillasson du palier marquait l’entrée, mais chez Mme de Forcheville, dans la cage du Jardin des Plantes, rentrait dans ses épaules sa tête d’où pendait encore une épaisse crinière dont on n’aurait pu dire si elle était blonde ou blanche, et reprenait son récit. Il semblait n’avoir pas compris ce que Mme de Forcheville avait voulu dire et qui, d’ailleurs, généralement n’avait pas grand sens. Il lui permettait d’avoir des amis à dîner avec lui. Par une manie empruntée à ses anciennes amours, qui n’était pas pour étonner Odette, habituée à avoir eu la même de Swann, et qui me touchait moi, en me rappelant ma vie avec Albertine, il exigeait que ces personnes se retirassent de bonne heure afin qu’il pût dire bonsoir à Odette le dernier. Inutile de dire qu’à peine était-il parti, elle allait en rejoindre d’autres. Mais le duc ne s’en doutait pas ou préférait ne pas avoir l’air de s’en douter ; la vue des vieillards baisse, comme leur oreille devient plus dure, leur clairvoyance s’obscurcit, la fatigue même fait faire relâche à leur vigilance. Et à un certain âge c’est en un personnage de Molière – non pas même en l’olympien amant d’Alcmène mais en un risible Géronte – que se change inévitablement Jupiter. D’ailleurs, Odette trompait M. de Guermantes, et aussi le soignait, sans charme, sans grandeur. Elle était médiocre dans ce rôle comme dans tous les autres. Non pas que la vie ne lui en eût souvent donné de beaux, mais elle ne savait pas les jouer. En attendant, elle jouait celui de recluse. De fait, chaque fois que je voulus la voir dans la suite je n’y pus réussir, car M. de Guermantes, voulant à la fois concilier les exigences de son hygiène et de sa jalousie, ne lui permettait que les fêtes de jour, à condition encore que ce ne fussent pas des bals. Cette réclusion où elle était tenue, elle me l’avoua avec franchise, pour diverses raisons. La principale est qu’elle s’imaginait, bien que je n’eusse écrit que des articles ou publié que des études, que j’étais un auteur connu, ce qui lui faisait même naïvement dire, se rappelant le temps où j’allais avenue des Acacias pour la voir passer, et plus tard chez elle : « Ah ! si j’avais pu deviner que ce petit serait un jour un grand écrivain ! » Or, ayant entendu dire que les écrivains se plaisent auprès des femmes pour se documenter, se faire raconter des histoires d’amour, elle redevenait maintenant avec moi simple cocotte pour m’intéresser : « Tenez, une fois il y avait un homme qui s’était toqué de moi et que j’aimais éperdument aussi. Nous vivions d’une vie divine. Il avait un voyage à faire en Amérique, je devais y aller avec lui. La veille du départ, je trouvai que c’était plus beau de ne pas laisser diminuer un amour qui ne pourrait pas toujours rester à ce point. Nous eûmes une dernière soirée où il était persuadé que je partais, ce fut une nuit folle, j’avais près de lui des joies infinies et le désespoir de sentir que je ne le reverrais pas. Le matin j’étais allée donner mon billet à un voyageur que je ne connaissais pas. Il voulait au moins l’acheter. Je lui répondis : « Non, vous me rendez un tel service en me le prenant, je ne veux pas d’argent. » Puis c’était une autre histoire : « Un jour j’étais dans les Champs-Elysées, M. de Bréauté, que je n’avais vu qu’une fois, se mit à me regarder avec une telle insistance que je m’arrêtai et lui demandai pourquoi il se permettait de me regarder comme ça. Il me répondit : « Je vous regarde parce que vous avez un chapeau ridicule. » C’était vrai. C’était un petit chapeau avec des pensées, les modes de ce tempslà étaient affreuses. Mais j’étais en fureur, je lui dis : « Je ne vous permets pas de me parler ainsi. » Il se mit à pleuvoir. Je lui dis : « Je ne vous pardonnerais que si vous aviez une voiture. – Hé bien, justement j’en ai une et je vais vous accompagner. – Non, je veux bien de votre voiture, mais pas de vous. » Je montai dans la voiture, il partit sous la pluie. Mais le soir il arriva chez moi. Nous eûmes deux années d’un amour fou. » Elle reprit : « Venez prendre une fois le thé avec moi, je vous raconterai comment j’ai fait la connaissance de M. de Forcheville. Au fond, dit-elle d’un air mélancolique, j’ai passé ma vie cloîtrée parce que je n’ai eu de grands amours que pour des hommes qui étaient terriblement jaloux de moi. Je ne parle pas de M. de Forcheville, car, au fond, c’était un médiocre et je n’ai jamais pu aimer véritablement que des gens intelligents. Mais, voyez-vous, M. Swann était aussi jaloux que l’est ce pauvre duc ; pour celui-ci je me prive de tout parce que je sais qu’il n’est pas heureux chez lui. Pour M. Swann, c’était parce que je l’aimais follement, et je trouve qu’on peut bien sacrifier la danse, et le monde, et tout le reste à ce qui peut faire plaisir ou seulement éviter des soucis à un homme qu’on aime. Pauvre Charles, il était si intelligent, si séduisant, exactement le genre d’hommes que j’aimais. » Et c’était peut-être vrai. Il y avait eu un temps où Swann lui avait plu, justement celui où elle n’était pas « son genre ». A vrai dire, « son genre », même plus tard, elle ne l’avait jamais été. Il l’avait pourtant alors tant et si douloureusement aimée. Il était surpris plus tard de cette contradiction. Elle ne doit pas en être une si nous songeons combien est forte dans la vie des hommes la proportion des souffrances pour des femmes « qui n’étaient pas leur genre ». Peut-être cela tient-il à bien des causes ; d’abord, parce qu’elles ne sont pas votre genre on se laisse d’abord aimer sans aimer, par là on laisse prendre sur sa vie une habitude qui n’aurait pas eu lieu avec une femme qui eût été votre genre et qui, se sentant désirée, se fût disputée, ne nous aurait accordé que de rares rendez-vous, n’eût pas pris dans notre vie cette installation dans toutes nos heures qui plus tard, si l’amour vient et qu’elle vienne à nous manquer, pour une brouille, pour un voyage où on nous laisse sans nouvelles, ne nous arrache pas un seul lien mais mille. Ensuite, cette habitude est sentimentale parce qu’il n’y a pas grand désir physique à la base, et si l’amour naît, le cerveau travaille bien davantage : il y a un roman au lieu d’un besoin. Nous ne nous méfions pas des femmes qui ne sont pas notre genre, nous les laissons nous aimer, et si nous les aimons ensuite, nous les aimons cent fois plus que les autres, sans avoir même près d’elles la satisfaction du désir assouvi. Pour ces raisons et bien d’autres, le fait que nous ayons nos plus gros chagrins avec les femmes qui ne sont pas notre genre ne tient pas seulement à cette dérision du destin qui ne réalise notre bonheur que sous la forme qui nous plaît le moins. Une femme qui est notre genre est rarement dangereuse, car ou elle ne veut pas de nous, ou nous contente et nous quitte vite, ne s’installe pas dans notre vie, et ce qui est dangereux et procréateur de souffrances dans l’amour, ce n’est pas la femme ellemême, c’est sa présence de tous les jours, la curiosité de ce qu’elle fait à tous moments ; ce n’est pas la femme, c’est l’habitude. J’eus la lâcheté d’ajouter que ce qu’elle disait de Swann était gentil et noble de sa part, mais je savais combien c’était faux et que sa franchise se mêlait de mensonges. Je pensais avec effroi, au fur et à mesure qu’elle me racontait ses aventures, à tout ce que Swann avait ignoré, dont il aurait tant souffert parce qu’il avait fixé sa sensibilité sur cet être-là, et qu’il devinait à en être sûr, rien qu’à ses regards quand elle voyait un homme ou une femme inconnus et qui lui plaisaient. Au fond, elle le faisait seulement pour me donner ce qu’elle croyait des sujets de nouvelles ! Elle se trompait, non qu’elle n’eût de tout temps abondamment fourni les réserves de mon imagination, mais d’une façon bien plus involontaire et par un acte émané de moi-même, qui dégageait d’elle à son insu les lois de sa vie. M. de Guermantes ne gardait ses foudres que pour la duchesse ; sur les libres fréquentations de laquelle Mme de Forcheville ne manquait pas d’attirer l’attention irritée du duc. Aussi la duchesse était-elle fort malheureuse. Il est vrai que M. de Charlus, à qui j’en avais parlé une fois, prétendait que les premiers torts n’avaient pas été du côté de son frère, que la légende de pureté de la duchesse était faite, en réalité, d’un nombre incalculable d’aventures habilement dissimulées. Je n’avais jamais entendu parler de cela. Pour presque tout le monde Mme de Guermantes était une femme toute différente. L’idée qu’elle avait été toujours irréprochable gouvernait les esprits. Entre ces deux idées je ne pouvais décider laquelle était conforme à la vérité, cette vérité que presque toujours les trois quarts des gens ignorent. Je me rappelais bien certains regards bleus et vagabonds de la duchesse de Guermantes dans la nef de Combray, mais, vraiment, aucune des deux idées n’était réfutée par eux, et l’une et l’autre pouvaient leur donner un sens différent et aussi acceptable. Dans ma folie, enfant, je les avais pris un instant pour des regards d’amour adressés à moi. Depuis j’avais compris qu’ils n’étaient que des regards bienveillants d’une suzeraine, pareille à celle des vitraux de l’église, pour ses vassaux. Fallait-il maintenant croire que c’était ma première idée qui avait été la vraie, et que si, plus tard, jamais la duchesse ne m’avait parlé d’amour, c’est parce qu’elle avait craint de se compromettre avec un ami de sa tante et de son neveu plus qu’avec un enfant inconnu rencontré par hasard à Saint-Hilaire de Combray ? *** La duchesse avait pu un instant être heureuse de sentir son passé plus consistant parce qu’il était partagé par moi, mais à quelques questions que je lui posai à nouveau sur le provincialisme de M. de Bréauté, que j’avais à l’époque peu distingué de M. de Sagan, ou de M. de Guermantes, elle reprit son point de vue de femme du monde, c’est-à-dire de contemptrice de la mondanité. Tout en me parlant, la duchesse me faisait visiter l’Hôtel. Dans des salons plus petits on trouvait des intimes qui, pour écouter la musique, avaient préféré s’isoler. Dans un petit salon Empire, où quelques rares habits noirs écoutaient assis sur un canapé, on voyait, à côté d’une Psyché supportée par une Minerve, une chaise longue, placée de façon rectiligne, mais à l’intérieur incurvée comme un berceau, et où une jeune femme était étendue. La mollesse de sa pose, que l’entrée de la duchesse ne lui fit même pas déranger, contrastait avec l’éclat merveilleux de sa robe Empire en une soierie nacarat devant laquelle les plus rouges fuchsias eussent pâli et sur le tissu nacré de laquelle des insignes et des fleurs semblaient avoir été enfoncés longtemps, car leur trace y restait en creux. Pour saluer la duchesse elle inclina légèrement sa belle tête brune. Bien qu’il fît grand jour, comme elle avait demandé qu’on fermât les grands rideaux, en vue de plus de recueillement pour la musique, on avait, pour ne pas se tordre les pieds, allumé sur un trépied une urne où s’irisait une faible lueur. En réponse à ma demande, la duchesse de Guermantes me dit que c’était Mme de SainteEuverte. Alors je voulus savoir ce qu’elle était à la madame de SainteEuverte que j’avais connue. Mme de Guermantes me dit que c’était la femme d’un de ses petits-neveux, parut supporter l’idée qu’elle était née La Rochefoucauld, mais nia avoir elle-même connu des SainteEuverte. Je lui rappelai la soirée, que je n’avais sue, il est vrai, que par ouïdire, où princesse des Laumes, elle avait retrouvé Swann. Mme de Guermantes m’affirma n’avoir jamais été à cette soirée. La duchesse avait toujours été un peu menteuse et l’était devenue davantage. Mme de Sainte-Euverte était pour elle un salon – d’ailleurs assez tombé avec le temps – qu’elle aimait à renier. Je n’insistai pas. « Non, qui vous avez pu entrevoir chez moi, parce qu’il avait de l’esprit, c’est le mari de celle dont vous parlez et avec qui je n’étais pas en relations. – Mais elle n’avait pas de mari. – Vous vous l’êtes figuré parce qu’ils étaient séparés, mais il était bien plus agréable qu’elle. » Je finis par comprendre qu’un homme énorme, extrêmement grand, extrêmement fort, avec des cheveux tout blancs, que je rencontrais un peu partout et dont je n’avais jamais su le nom était le mari de Mme de Sainte-Euverte. Il était mort l’an passé. Quant à la nièce, j’ignore si c’est à cause d’une maladie d’estomac, de nerfs, d’une phlébite, d’un accouchement prochain, récent ou manqué, qu’elle écoutait la musique étendue sans se bouger pour personne. Le plus probable est que, fière de ses belles soies rouges, elle pensait faire sur sa chaise longue un effet genre Récamier. Elle ne se rendait pas compte qu’elle donnait pour moi la naissance à un nouvel épanouissement de ce nom SainteEuverte, qui à tant d’intervalle marquait la distance et la continuité du Temps. C’est le Temps qu’elle berçait dans cette nacelle où fleurissaient le nom de SainteEuverte et le style Empire en soie de fuchsias rouges. Ce style Empire, Mme de Guermantes déclarait l’avoir toujours détesté ; cela voulait dire qu’elle le détestait maintenant, ce qui était vrai, car elle suivait la mode, bien qu’avec quelque retard. Sans compliquer en parlant de David qu’elle connaissait peu, toute jeune fille elle avait cru M. Ingres le plus ennuyeux des poncifs, puis, brusquement, le plus savoureux des maîtres de l’Art nouveau, jusqu’à détester Delacroix. Par quels degrés elle était revenue de ce culte à la réprobation importe peu, puisque ce sont là des nuances des goûts que le critique d’art reflète dix ans avant la conversation des femmes supérieures. Après avoir critiqué le style Empire, elle s’excusa de m’avoir parlé de gens aussi insignifiants que les Sainte-Euverte et de niaiseries comme le côté provincial de Bréauté, car elle était aussi loin de penser pourquoi cela m’intéressait que Mme de Sainte-Euverte de La Rochefoucauld, cherchant le bien de son estomac ou un effet ingresque, était loin de soupçonner que son nom m’avait ravi, celui de son mari, non celui plus glorieux de ses parents, et que je lui voyais comme une fonction dans cette pièce pleine d’attributs de bercer le temps. « Mais comment puis-je vous parler de ces sottises, comment cela peut-il vous intéresser ? » s’écria la duchesse. Elle avait dit cette phrase à mi-voix et personne n’avait pu entendre ce qu’elle disait. Mais un jeune homme (qui devait m’intéresser dans la suite par un nom bien plus familier de moi autrefois que celui de SainteEuverte) se leva d’un air exaspéré et alla plus loin pour écouter avec plus de recueillement. Car c’était la sonate à Kreutzer qu’on jouait, mais, s’étant trompé sur le programme, il croyait que c’était un morceau de Ravel qu’on lui avait déclaré être beau comme du Palestrina, mais difficile à comprendre. Dans sa violence à changer de place, il heurta, à cause de la demi-obscurité, un bonheur du jour, ce qui n’alla pas sans faire tourner la tête à beaucoup de personnes pour qui cet exercice si simple de regarder derrière soi interrompait un peu le supplice d’écouter « religieusement » la sonate à Kreutzer. Et Mme de Guermantes et moi, causes de ce petit scandale, nous nous hâtâmes de changer de pièce. « Oui, comment ces riens-là peuvent-ils intéresser un homme de votre mérite ? C’est comme tout à l’heure, quand je vous voyais causer avec Gilberte de Saint- Loup. Ce n’est pas digne de vous. Pour moi c’est exactement rien, cette femme-là, ce n’est même pas une femme, c’est ce que je connais de plus factice et de plus bourgeois au monde (car, même à sa défense de l’actualité, la duchesse mêlait ses préjugés d’aristocrate). D’ailleurs devriez-vous venir dans des maisons comme ici ? Aujourd’hui, encore, je comprends parce qu’il y avait cette récitation de Rachel, ça peut vous intéresser. Mais si belle qu’elle ait été, elle ne donne pas devant ce public-là. Je vous ferai déjeuner seule avec elle. Alors vous verrez l’être que c’est. Mais elle est cent fois supérieure à tout ce qui est ici. Et après déjeuner elle vous dira du Verlaine. Vous m’en direz des nouvelles. » Elle me vanta surtout ses après-déjeuners, où il y avait tous les jours X et Y. Car elle en était arrivée à cette conception des femmes à « salons » qu’elle méprisait autrefois (bien qu’elle le niât aujourd’hui) et dont la grande supériorité, le signe d’élection selon elle, étaient d’avoir chez elle « tous les hommes ». Si je lui disais que telle grande dame à « salons » ne disait pas du bien, quand elle vivait, de Mme Howland, la duchesse éclatait de rire devant ma naïveté : « Naturellement, l’autre avait chez elle tous les hommes et celle-ci cherchait à les attirer. » Elle reprit : « Mais dans de grandes machines comme ici, non, ça me passe que vous veniez. A moins que ce ne soit pour faire des études… », ajouta-telle d’un air de doute, de méfiance, et sans trop s’aventurer, car elle ne savait pas très exactement en quoi consistait le genre d’opérations improbables auquel elle faisait allusion. « Est-ce que vous ne croyez pas, disje à la duchesse, que ce soit pénible à Mme de Saint-Loup d’entendre ainsi, comme elle vient de le faire, l’ancienne maîtresse de son mari ? » Je vis se former dans le visage de Mme de Guermantes cette barre oblique qui relie par des raisonnements ce qu’on vient d’entendre à des pensées peu agréables. Raisonnements inexprimés, il est vrai, mais toutes les choses graves que nous disons ne reçoivent jamais de réponse ni verbale, ni écrite. Les sots seuls sollicitent en vain deux fois de suite une réponse à une lettre qu’ils ont eu le tort d’écrire et qui était une gaffe ; car à ces lettres-là il n’est jamais répondu que par des actes, et la correspondante qu’on croit inexacte vous dit Monsieur quand elle vous rencontre, au lieu de vous appeler par votre prénom. Mon allusion à la liaison de Saint-Loup avec Rachel n’avait rien de si grave et ne put mécontenter qu’une seconde Mme de Guermantes en lui rappelant que j’avais été l’ami de Robert, et peutêtre son confident au sujet des déboires qu’avait procurés à Rachel sa soirée chez la duchesse. Mais celle-ci ne persista pas dans ses pensées, la barre orageuse se dissipa, et Mme de Guermantes me répondit à ma question relative à Mme de SaintLoup : « Je vous dirai que je crois que ça lui est d’autant plus égal que Gilberte n’a jamais aimé son mari. C’est une petite horreur. Elle a aimé la situation, le nom, être ma nièce, sortir de sa fange, après quoi elle n’a pas eu d’autre idée que d’y rentrer. Je vous dirai que ça me faisait beaucoup de peine à cause du pauvre Robert, parce qu’il avait beau ne pas être un aigle, il s’en apercevait très bien, et d’un tas de choses. Il ne faut pas le dire parce qu’elle est malgré tout ma nièce, je n’ai pas la preuve positive qu’elle le trompait, mais il y a eu un tas d’histoires. Mais si, je vous dis que je le sais, avec un officier de Méséglise, Robert a voulu se battre. C’est pour tout ça que Robert s’est engagé. La guerre lui est apparue comme une délivrance de ses chagrins de famille ; si vous voulez ma pensée, il n’a pas été tué, il s’est fait tuer. Elle n’a eu aucune espèce de chagrin, elle m’a même étonnée par un rare cynisme dans l’affectation de son indifférence, ce qui m’a fait beaucoup de chagrin parce que j’aimais bien le pauvre Robert. Ca vous étonnera peut-être parce qu’on me connaît mal, mais il m’arrive encore de penser à lui. Je n’oublie personne. Il ne m’a jamais rien dit, mais il avait bien compris que je devinais tout. Mais, voyons, si elle avait aimé tant soit peu son mari, pourrait-elle supporter avec ce flegme de se trouver dans le même salon que la femme dont il a été l’amant éperdu pendant tant d’années, on peut dire toujours, car j’ai la certitude que ça n’a jamais cessé, même pendant la guerre. Mais elle lui sauterait à la gorge », s’écria la duchesse, oubliant qu’elle-même, en faisant inviter Rachel et en rendant possible la scène qu’elle jugeait inévitable si Gilberte eût aimé Robert, agissait cruellement. « Non, voyez-vous, conclut-elle, c’est une cochonne. » Une telle expression était rendue possible à Mme de Guermantes par la pente agréable qu’elle descendait, du milieu des Guermantes à la société des comédiennes, et aussi parce qu’elle greffait cela sur un genre XVIIIe siècle qu’elle jugeait plein de verdeur, enfin parce qu’elle se croyait tout permis. Mais cette expression lui était aussi dictée par la haine qu’elle éprouvait pour Gilberte, par un besoin de la frapper, à défaut de matériellement, en effigie. Et en même temps la duchesse pensait justifier par là toute la conduite qu’elle tenait à l’égard de Gilberte, ou plutôt contre elle, dans le monde, dans la famille, au point de vue même des intérêts et de la succession de Robert. Mais parfois les jugements qu’on porte reçoivent des faits qu’on ignore et qu’on n’eût pu supposer une justification apparente. Gilberte, qui tenait sans doute un peu de l’ascendance de sa mère (et c’est bien cette facilité que j’avais, sans m’en rendre compte, escomptée, en lui demandant de me faire connaître de très jeunes filles), tira, après réflexion, de la demande que j’avais faite, et sans doute pour que le profit ne sortît pas de la famille, une conclusion plus hardie que toutes celles que j’avais pu supposer et, revenant vers moi, me dit : « Si vous le permettez, je vais aller chercher ma fille pour vous la présenter. Elle est là-bas qui cause avec le petit Mortemart et d’autres bambins sans intérêt. Je suis sûre qu’elle sera une gentille amie pour vous. » Je lui demandai si Robert avait été content d’avoir une fille : « Oh ! il était tout fier d’elle. Mais, naturellement, je crois tout de même qu’étant donné ses goûts, dit naïvement Gilberte, il aurait préféré un garçon. » Cette fille, dont le nom et la fortune pouvaient faire espérer à sa mère qu’elle épouserait un prince royal et couronnerait toute l’œuvre ascendante de Swann et de sa femme, choisit plus tard comme mari un homme de lettres obscur, car elle n’avait aucun snobisme, et fit redescendre cette famille plus bas que le niveau d’où elle était partie. Il fut alors extrêmement difficile de faire croire aux générations nouvelles que les parents de cet obscur ménage avaient eu une grande situation. L’étonnement que me causèrent les paroles de Gilberte et le plaisir qu’elles me firent furent bien vite remplacés, tandis que Mme de SaintLoup s’éloignait vers un autre salon, par cette idée du Temps passé, qu’elle aussi, à sa manière, me rendait, et sans même que je l’eusse vue, Mlle de Saint-Loup. Comme la plupart des êtres, d’ailleurs, n’étaitelle pas comme sont dans les forêts les « étoiles » des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents. Elles étaient nombreuses pour moi, celles qui aboutissaient à Mlle de SaintLoup et qui rayonnaient autour d’elle. Et avant tout venaient aboutir à elle les deux grands « côtés » où j’avais fait tant de promenades et de rêves – par son père Robert de SaintLoup le côté de Guermantes, par Gilberte sa mère le côté de Méséglise qui était le côté de chez Swann. L’un, par la mère de la jeune fille et les Champs-Elysées, me menait jusqu’à Swann, à mes soirs de Combray, au côté de Méséglise ; l’autre, par son père, à mes après-midi de Balbec où je le revoyais près de la mer ensoleillée. Déjà entre ces deux routes des transversales s’établissaient. Car ce Balbec réel où j’avais connu Saint-Loup, c’était en grande partie à cause de ce que Swann m’avait dit sur les églises, sur l’église persane surtout, que j’avais tant voulu y aller et, d’autre part, par Robert de Saint-Loup, neveu de la duchesse de Guermantes, je rejoignais, à Combray encore, le côté de Guermantes. Mais à bien d’autres points de ma vie encore conduisait Mlle de Saint-Loup, à la Dame en rose, qui était sa grand’mère et que j’avais vue chez mon grand-oncle. Nouvelle transversale ici, car le valet de chambre de ce grand-oncle et qui m’avait introduit ce jour-là et qui plus tard m’avait, par le don d’une photographie, permis d’identifier la Dame en rose, était l’oncle du jeune homme que, non seulement M. de Charlus, mais le père même de Mlle de Saint-Loup avait aimé, pour qui il avait rendu sa mère malheureuse. Et n’était-ce pas le grand-père de Mlle de Saint-Loup, Swann, qui m’avait le premier parlé de la musique de Vinteuil, de même que Gilberte m’avait la première parlé d’Albertine ? Or, c’est en parlant de la musique de Vinteuil à Albertine que j’avais découvert qui était sa grande amie et commencé avec elle cette vie qui l’avait conduite à la mort et m’avait causé tant de chagrins. C’était, du reste, aussi le père de Mlle de Saint-Loup qui était parti tâcher de faire revenir Albertine. Et même je revoyais toute ma vie mondaine, soit à Paris dans le salon des Swann ou des Guermantes, soit tout à l’opposé, à Balbec chez les Verdurin, faisant ainsi s’aligner, à côté des deux côtés de Combray, les Champs-Elysées et la belle terrasse de la Raspelière. D’ailleurs, quels êtres avons-nous connus qui, pour raconter notre amitié avec eux, ne nous obligent à les placer nécessairement dans tous les sites les plus différents de notre vie ? Une vie de Saint-Loup peinte par moi se déroulerait dans tous les décors et intéresserait toute ma vie, même les parties de cette vie où il fut étranger, comme ma grand’mère ou comme Albertine. D’ailleurs, si à l’opposé qu’ils fussent, les Verdurin tenaient à Odette par le passé de celle-ci, à Robert de Saint-Loup par Charlie, et chez eux quel rôle n’avait pas joué la musique de Vinteuil. Enfin Swann avait aimé la sœur de Legrandin, lequel avait connu M. de Charlus, dont le jeune Cambremer avait épousé la pupille. Certes, s’il s’agit uniquement de nos cœurs, le poète a eu raison de parler des fils mystérieux que la vie brise. Mais il est encore plus vrai qu’elle en tisse sans cesse entre les êtres, entre les événements, qu’elle entre-croise ces fils, qu’elle les redouble pour épaissir la trame, si bien qu’entre le moindre point de notre passé et tous les autres, un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications. On peut dire qu’il n’y avait pas, si je cherchais à ne pas en user inconsciemment mais à me rappeler ce qu’elle avait été, une seule des choses qui nous servaient en ce moment qui n’avait été une chose vivante, et vivant d’une vie personnelle pour nous, transformée ensuite à notre usage en simple matière industrielle. Et ma présentation à Mlle de Saint-Loup allait avoir lieu chez Mme Verdurin devenue princesse de Guermantes ! Avec quel charme je repensais à tous nos voyages avec Albertine – dont j’allais demander à Mlle de Saint- Loup d’être un succédané – dans le petit tram, vers Doville, pour aller chez Mme Verdurin, cette même Mme Verdurin qui avait noué et rompu, avant mon amour pour Albertine, celui du grand-père et de la grand’mère de Mlle de Saint-Loup. Tout autour de nous étaient des tableaux de cet Elstir qui m’avait présenté à Albertine. Et pour mieux fondre tous mes passés, Mme Verdurin, tout comme Gilberte, avait épousé un Guermantes. Nous ne pourrions pas raconter nos rapports avec un être, que nous avons même peu connu, sans faire se succéder les sites les plus différents de notre vie. Ainsi chaque individu – et j’étais moi-même un de ces individus – mesurait pour moi la durée par la révolution qu’il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu’il avait occupées successivement par rapport à moi. Et sans doute tous ces plans différents, suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le ressaisir, dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d’ordinaire, d’une sorte de psychologie dans l’espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu’il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise. Je vis Gilberte s’avancer. Moi, pour qui le mariage de Saint-Loup – les pensées qui m’occupaient alors et qui étaient les mêmes ce matin – était d’hier, je fus étonné de voir à côté d’elle une jeune fille d’environ seize ans, dont la taille élevée mesurait cette distance que je n’avais pas voulu voir. Le temps incolore et insaisissable s’était, afin que, pour ainsi dire, je puisse le voir et le toucher, matérialisé en elle et l’avait pétrie comme un chef-d’œuvre, tandis que parallèlement sur moi, hélas ! il n’avait fait que son œuvre. Cependant Mlle de Saint-Loup était devant moi. Elle avait les yeux profonds, nets, forés et perçants. Je fus frappé que son nez, fait comme sur le patron de celui de sa mère et de sa grand’mère, s’arrêtât juste par cette ligne tout à fait horizontale sous le nez, sublime quoique pas assez courte. Un trait aussi particulier eût fait reconnaître une statue entre des milliers, n’eût-on vu que ce trait-là, et j’admirais que la nature fût revenue à point nommé pour la petite fille, comme pour la mère, comme pour la grand’mère, donner, en grand et original sculpteur, ce puissant et décisif coup de ciseau. Ce nez charmant, légèrement avancé en forme de bec, avait la courbe, non point de celui de Swann mais de celui de Saint-Loup. L’âme de ce Guermantes s’était évanouie ; mais la charmante tête aux yeux perçants de l’oiseau envolé était venue se poser sur les épaules de Mlle de Saint-Loup, ce qui faisait longuement rêver ceux qui avaient connu son père. Je la trouvais bien belle, pleine encore d’espérances. Riante, formée des années mêmes que j’avais perdues, elle ressemblait à ma jeunesse. Enfin cette idée de temps avait un dernier prix pour moi, elle était un aiguillon, elle me disait qu’il était temps de commencer si je voulais atteindre ce que j’avais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes, dans mes promenades en voiture avec Mme de Villeparisis et qui m’avait fait considérer la vie comme digne d’être vécue. Combien me le semblait-elle davantage, maintenant qu’elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu’on vit dans les ténèbres ; ramenée au vrai de ce qu’elle était, elle qu’on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre. Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je ; quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c’est aux arts les plus élevés et les plus différents qu’il faudrait emprunter des comparaisons ; car cet écrivain, qui, d’ailleurs, pour chaque caractère, aurait à en faire apparaître les faces les plus opposées, pour faire sentir son volume comme celui d’un solide devrait préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme pour une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n’ont eu le temps que d’être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l’ampleur même du plan de l’architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées. Longtemps, un tel livre, on le nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite c’est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre les rumeurs et quelque peu contre l’oubli. Mais, pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, comme je l’ai déjà montré, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray, mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c’est bien cela, si les mots qu’ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas, du reste, provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même). Et changeant à chaque instant de comparaison, selon que je me représentais mieux, et plus matériellement, la besogne à laquelle je me livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois blanc je travaillerais à mon œuvre, regardé par Françoise. Comme tous les êtres sans prétention qui vivent à côté de nous ont une certaine intuition de nos tâches et comme j’avais assez oublié Albertine pour avoir pardonné à Françoise ce qu’elle avait pu faire contre elle, je travaillerais auprès d’elle, et presque comme elle (du moins comme elle faisait autrefois : si vieille maintenant, elle n’y voyait plus goutte), car, épinglant de-ci de-là un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. Quand je n’aurais pas auprès de moi tous mes papiers, toutes mes paperoles, comme disait Françoise, et que me manquerait juste celui dont j’aurais eu besoin, Françoise comprendrait bien mon énervement, elle qui disait toujours qu’elle ne pouvait pas coudre si elle n’avait pas le numéro du fil et les boutons qu’il fallait, et puis, parce que, à force de vivre ma vie, elle s’était fait du travail littéraire une sorte de compréhension instinctive, plus juste que celle de bien des gens intelligents, à plus forte raison que celle des gens bêtes. Ainsi quand j’avais autrefois fait mon article pour le Figaro, pendant que le vieux maître d’hôtel, avec une figure de commisération qui exagère toujours un peu ce qu’a de pénible un labeur qu’on ne pratique pas, qu’on ne conçoit même pas, et même une habitude qu’on n’a pas, comme les gens qui vous disent : « Comme ça doit vous fatiguer d’éternuer comme ça », plaignait sincèrement les écrivains en disant : « Quel cassetête ça doit être », Françoise, au contraire, devinait mon bonheur et respectait mon travail. Elle se fâchait seulement que je contasse d’avance mes articles à Bloch, craignant qu’il me devançât, et disant : « Tous ces gens-là, vous n’avez pas assez de méfiance, c’est des copiateurs. » Et Bloch se donnait, en effet, un alibi rétrospectif en me disant, chaque fois que je lui avais esquissé quelque chose qu’il trouvait bien : « Tiens, c’est curieux, j’ai fait quelque chose de presque pareil, il faudra que je te lise cela. » (Il n’aurait pas pu me le lire encore, mais allait l’écrire le soir même.) A force de coller les uns aux autres ces papiers, que Françoise appelait mes paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin Françoise pourrait m’aider à les consolider, de la même façon qu’elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes ou qu’à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l’imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place d’un carreau cassé. Elle me disait, en me montrant mes cahiers rongés comme le bois où l’insecte s’est mis : « C’est tout mité, regardez, c’est malheureux, voilà un bout de page qui n’est plus qu’une dentelle, et – l’examinant comme un tailleur – je ne crois pas que je pourrai la refaire, c’est perdu. C’est dommage, c’est peut-être vos plus belles idées. Comme on dit à Combray, il n’y a pas de fourreurs qui s’y connaissent aussi bien comme les mites. Elles se mettent toujours dans les meilleures étoffes. » D’ailleurs, comme les individualités (humaines ou non) seraient dans ce livre faites d’impressions nombreuses, qui, prises de bien des jeunes filles, de bien des églises, de bien des sonates, serviraient à faire une seule sonate, une seule église, une seule jeune fille, ne ferais-je pas mon livre de la façon que Françoise faisait ce bœuf mode, apprécié par M. de Norpois, et dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée. Et je réaliserais ce que j’avais tant désiré dans mes promenades du côté de Guermantes et cru impossible, comme j’avais cru impossible, en rentrant, de m’habituer jamais à me coucher sans embrasser ma mère ou, plus tard, à l’idée qu’Albertine aimât les femmes, idée avec laquelle j’avais fini par vivre sans même m’apercevoir de sa présence, car nos plus grandes craintes, comme nos plus grandes espérances, ne sont pas au-dessus de nos forces, et nous pouvons finir par dominer les unes et réaliser les autres. – Oui, à cette œuvre, cette idée du temps, que je venais de former, disait qu’il était temps de me mettre. Il était grand temps, cela justifiait l’anxiété qui s’était emparée de moi dès mon entrée dans le salon, quand les visages grimés m’avaient donné la notion du temps perdu ; mais était-il temps encore ? L’esprit a ses paysages dont la contemplation ne lui est laissée qu’un temps. J’avais vécu comme un peintre montant un chemin qui surplombe un lac dont un rideau de rochers et d’arbres lui cache la vue. Par une brèche il l’aperçoit, il l’a tout entier devant lui, il prend ses pinceaux. Mais déjà vient la nuit, où l’on ne peut plus peindre, et sur laquelle le jour ne se relèvera plus ! Une condition de mon œuvre telle que je l’avais conçue tout à l’heure dans la bibliothèque était l’approfondissement d’impressions qu’il fallait d’abord recréer par la mémoire. Or celle-ci était usée. Puis, du moment que rien n’était commencé, je pouvais être inquiet, même si je croyais avoir encore devant moi, à cause de mon âge, quelques années, car mon heure pouvait sonner dans quelques minutes. Il fallait partir, en effet, de ceci que j’avais un corps, c’est-à-dire que j’étais perpétuellement menacé d’un double danger, extérieur, intérieur. Encore ne parlé-je ainsi que pour la commodité du langage. Car le danger intérieur, comme celui d’une hémorragie cérébrale, est extérieur aussi, étant du corps. Et avoir un corps c’est la grande menace pour l’esprit. La vie humaine et pensante (dont il faut sans doute moins dire qu’elle est un miraculeux perfectionnement de la vie animale et physique, mais plutôt qu’elle est une imperfection encore aussi rudimentaire qu’est l’existence commune des protozoaires en polypiers, que le corps de la baleine, etc.), dans l’organisation de la vie spirituelle, est telle que le corps enferme l’esprit dans une forteresse ; bientôt la forteresse est assiégée de toutes parts et il faut à la fin que l’esprit se rende. Mais pour me contenter de distinguer les deux sortes de dangers menaçant l’esprit, et pour commencer par l’extérieur, je me rappelais que souvent déjà, dans ma vie, il m’était arrivé, dans les moments d’excitation intellectuelle où quelque circonstance avait suspendu chez moi toute activité physique, par exemple quand je quittais en voiture, à demi gris, le restaurant de Rivebelle pour aller à quelque casino voisin, de sentir très nettement en moi l’objet présent de ma pensée, et de comprendre qu’il dépendait d’un hasard, non seulement que cet objet n’y fût pas encore entré, mais qu’il fût avec mon corps même anéanti. Je m’en souciais peu alors. Mon allégresse n’était pas prudente, pas inquiète. Que cette joie fuît dans une seconde et entrât dans le néant, peu m’importait. Il n’en était plus de même maintenant ; c’est que le bonheur que j’éprouvais ne tenait pas d’une tension purement subjective des nerfs qui nous isole du passé, mais, au contraire, d’un élargissement de mon esprit en qui se reformait, s’actualisait le passé, et me donnait, mais hélas ! momentanément, une valeur d’éternité. J’aurais voulu léguer celle-ci à ceux que j’aurais pu enrichir de mon trésor. Certes, ce que j’avais éprouvé dans la bibliothèque et que je cherchais à protéger, c’était plaisir encore, mais non plus égoïste, ou du moins d’un égoïsme (car tous les altruismes féconds de la nature se développent selon un mode égoïste, l’altruisme humain qui n’est pas égoïste est stérile, c’est celui de l’écrivain qui s’interrompt de travailler pour recevoir un ami malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des articles de propagande) utilisable pour autrui. Je n’avais plus mon indifférence des retours de Rivebelle, je me sentais accru de cette œuvre que je portais en moi (comme de quelque chose de précieux et de fragile qui m’eût été confié et que j’aurais voulu remettre intact aux mains auxquelles il était destiné et qui n’étaient pas les miennes). Et dire que tout à l’heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait d’un choc accidentel pour que mon corps fût détruit, et que mon esprit, d’où la vie se retirerait, fût obligé de lâcher à jamais les idées qu’en ce moment il enserrait, protégeait anxieusement de sa pulpe frémissante et qu’il n’avait pas eu le temps de mettre en sûreté dans un livre. Maintenant, me sentir porteur d’une œuvre rendait pour moi un accident où j’aurais trouvé la mort plus redoutable, même (dans la mesure où cette œuvre me semblait nécessaire et durable) absurde, en contradiction avec mon désir, avec l’élan de ma pensée, mais pas moins possible pour cela puisque les accidents, étant produits par des causes matérielles, peuvent parfaitement avoir lieu au moment où des volontés fort différentes, qu’ils détruisent sans les connaître, les rendent détestables, comme il arrive chaque jour dans les incidents les plus simples de la vie où, pendant qu’on désire de tout son cœur ne pas faire de bruit à un ami qui dort, une carafe placée trop au bord de la table tombe et le réveille. Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter ? J’étais la seule personne capable de le faire. Pour deux raisons : avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier mineur capable d’extraire les minerais, mais encore le gisement lui-même ; or, tout à l’heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait de la rencontre de l’auto que je prendrais avec une autre pour que mon corps fût détruit et que mon esprit fût forcé d’abandonner à tout jamais mes idées nouvelles. Or, par une bizarre coïncidence, cette crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment où, depuis peu, l’idée de la mort m’était devenue indifférente. La crainte de n’être plus moi m’avait fait jadis horreur et à chaque nouvel amour que j’éprouvais – pour Gilberte, pour Albertine – parce que je ne pouvais supporter l’idée qu’un jour l’être qui les aimait n’existerait plus, ce qui serait comme une espèce de mort. Mais à force de se renouveler cette crainte s’était naturellement changée en un calme confiant. Si l’idée de la mort, dans ce temps-là, m’avait ainsi assombri l’amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l’amour m’aidait à ne pas craindre la mort. Car je comprenais que mourir n’était pas quelque chose de nouveau, mais qu’au contraire depuis mon enfance j’étais déjà mort bien des fois. Pour prendre la période la moins ancienne, n’avais-je pas tenu à Albertine plus qu’à ma vie ? Pouvais-je alors concevoir ma personne sans qu’y continuât mon amour pour elle ? Or je ne l’aimais plus, j’étais, non plus l’être qui l’aimait, mais un être différent qui ne l’aimait pas, j’avais cessé de l’aimer quand j’étais devenu un autre. Or je ne souffrais pas d’être devenu cet autre, de ne plus aimer Albertine ; et certes, ne plus avoir un jour mon corps ne pouvait me paraître, en aucune façon, quelque chose d’aussi triste que m’avait paru jadis de ne plus aimer un jour Albertine. Et pourtant, combien cela m’était égal maintenant de ne plus l’aimer ! Ces morts successives, si redoutées du moi qu’elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces une fois accomplies, et quand celui qui les craignait n’était plus là pour les sentir, m’avaient fait, depuis quelque temps, comprendre combien il serait peu sage de m’effrayer de la mort. Or c’était maintenant qu’elle m’était devenue depuis peu indifférente que je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l’éclosion duquel était, au moins pendant quelque temps, indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit : « Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent. » Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l’herbe ». J’ai dit des dangers extérieurs ; des dangers intérieurs aussi. Si j’étais préservé d’un accident venu du dehors, qui sait si je ne serais pas empêché de profiter de cette grâce par un accident survenu au-dedans de moi, par quelque catastrophe interne, quelque accident cérébral, avant que fussent écoulés les mois nécessaires pour écrire ce livre. L’accident cérébral n’était même pas nécessaire. Des symptômes, sensibles pour moi par un certain vide dans la tête, et par un oubli de toutes choses que je ne retrouvais plus que par hasard, comme quand, en rangeant des affaires, on en trouve une qu’on avait oubliée, qu’on n’avait même pas pensé à chercher, faisaient de moi un thésauriseur dont le coffrefort crevé eût laissé fuir au fur et à mesure ses richesses. Quand, tout à l’heure, je reviendrais chez moi par les Champs-Elysées, qui me disait que je ne serais pas frappé par le même mal que ma grand’mère, un après-midi où elle était venue y faire avec moi une promenade qui devait être pour elle la dernière, sans qu’elle s’en doutât, dans cette ignorance, qui est la nôtre, que l’aiguille est arrivée sur le point précis où le ressort déclenché de l’horlogerie va sonner l’heure. Peutêtre la crainte d’avoir déjà parcouru presque tout entière la minute qui précède le premier coup de l’heure, quand déjà celui-ci se prépare, peutêtre cette crainte du coup qui serait en train de s’ébranler dans mon cerveau était-elle comme une obscure connaissance de ce qui allait être, comme un reflet dans la conscience de l’état précaire du cerveau dont les artères vont céder, ce qui n’est pas plus impossible que cette soudaine acceptation de la mort qu’ont des blessés, qui, quoiqu’ils aient gardé leur lucidité, que le médecin et le désir de vivre cherchent à les tromper, disent, voyant ce qui va être : « Je vais mourir, je suis prêt » et écrivent leurs adieux à leur femme. Cette obscure connaissance de ce qui devait être me fut donnée par la chose singulière qui arriva avant que j’eusse commencé mon livre, et qui m’arriva sous une forme dont je ne me serais jamais douté. On me trouva, un soir où je sortis, meilleure mine qu’autrefois, on s’étonna que j’eusse gardé tous mes cheveux noirs. Mais je manquai trois fois de tomber en descendant l’escalier. Ce n’avait été qu’une sortie de deux heures, mais quand je fus rentré je sentis que je n’avais plus ni mémoire, ni pensée, ni force, ni aucune existence. On serait venu pour me voir, pour me nommer roi, pour me saisir, pour m’arrêter, que je me serais laissé faire sans dire un mot, sans rouvrir les yeux, comme ces gens atteints au plus haut degré du mal de mer et qui, traversant sur un bateau la mer Caspienne, n’esquissent pas même une résistance si on leur dit qu’on va les jeter à la mer. Je n’avais, à proprement parler, aucune maladie, mais je sentais que je n’étais plus capable de rien, comme il arrive à des vieillards alertes la veille et qui, s’étant fracturé la cuisse, ou ayant eu une indigestion, peuvent mener encore quelque temps, dans leur lit, une existence qui n’est plus qu’une préparation plus ou moins longue à une mort désormais inéluctable. Un des moi, celui qui jadis allait dans un de ces festins de barbares qu’on appelle dîners en ville et où, pour les hommes en blanc, pour les femmes à demi nues et emplumées, les valeurs sont si renversées que quelqu’un qui ne vient pas dîner après avoir accepté, ou seulement n’arrive qu’au rôti, commet un acte plus coupable que les actions immorales dont on parle légèrement pendant ce dîner ainsi que des morts récentes, et où la mort ou une grave maladie sont les seules excuses à ne pas venir, à condition qu’on ait fait prévenir à temps, pour l’invitation du quatorzième, qu’on était mourant, ce moi-là en moi avait gardé ses scrupules et perdu sa mémoire. L’autre moi, celui qui avait conçu son œuvre, en revanche se souvenait. J’avais reçu une invitation de Mme Molé et appris que le fils de Mme Sazerat était mort. J’étais résolu à employer une de ces heures après lesquelles je ne pourrais plus prononcer un mot, la langue liée comme ma grand’mère pendant son agonie, ou avaler du lait, à adresser mes excuses à Mme Molé et mes condoléances à Mme Sazerat. Mais, au bout de quelques instants, j’avais oublié que j’avais à le faire. Heureux oubli, car la mémoire de mon œuvre veillait et allait employer à poser mes premières fondations l’heure de survivance qui m’était dévolue. Malheureusement, en prenant un cahier pour écrire, la carte d’invitation de Mme Molé glissait près de moi. Aussitôt le moi oublieux, mais qui avait la prééminence sur l’autre, comme il arrive chez tous les barbares scrupuleux qui ont dîné en ville, repoussait le cahier, écrivait à Mme Molé (laquelle d’ailleurs m’eût sans doute fort estimé, si elle l’eût appris, d’avoir fait passer ma réponse à son invitation avant mes travaux d’architecte). Brusquement, un mot de ma réponse me rappelait que Mme Sazerat avait perdu son fils, je lui écrivais aussi, puis ayant ainsi sacrifié un devoir réel à l’obligation factice de me montrer poli et sensible, je tombais sans forces, je fermais les yeux, ne devant plus que végéter pour huit jours. Pourtant, si tous mes devoirs inutiles, auxquels j’étais prêt à sacrifier le vrai, sortaient au bout de quelques minutes de ma tête, l’idée de ma construction ne me quittait pas un instant. Je ne savais pas si ce serait une église où des fidèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies, le grand plan d’ensemble, ou si cela resterait comme un monument druidique au sommet d’une île, quelque chose d’infréquenté à jamais. Mais j’étais décidé à y consacrer mes forces qui s’en allaient comme à regret, et comme pour pouvoir me laisser le temps d’avoir, tout le pourtour terminé, fermé « la porte funéraire ». Bientôt je pus montrer quelques esquissés. Personne n’y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple me félicitèrent de les avoir découvertes au « microscope » quand je m’étais, au contraire, servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites, en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails. D’ailleurs, à quoi bon faisais-je cela ? j’avais eu de la facilité, jeune, et Bergotte avait trouvé mes pages de collégien « parfaites », mais au lieu de travailler, j’avais vécu dans la paresse, dans la dissipation des plaisirs, dans la maladie, les soins, les manies, et j’entreprenais mon ouvrage à la veille de mourir, sans rien savoir de mon métier. Je ne me sentais plus la force de faire face à mes obligations avec les êtres, ni à mes devoirs envers ma pensée et mon œuvre, encore moins envers tous les deux. Pour les premiers, l’oubli des lettres à écrire simplifiait un peu ma tâche. La perte de la mémoire m’aidait un peu en faisant des coupes dans mes obligations, mon œuvre les remplaçait. Mais tout d’un coup, au bout d’un mois, l’association des idées ramenait, avec mes remords, le souvenir et j’étais accablé du sentiment de mon impuissance. Je fus étonné d’être indifférent aux critiques qui m’étaient faites, mais c’est que, depuis le jour où mes jambes avaient tellement tremblé en descendant l’escalier, j’étais devenu indifférent à tout, je n’aspirais plus qu’au repos, en attendant le grand repos qui finirait par venir. Ce n’était pas parce que je reportais après ma mort l’admiration qu’on devait, me semblait-il, avoir pour mon œuvre que j’étais indifférent aux suffrages de l’élite actuelle. Celle d’après ma mort pourrait penser ce qu’elle voudrait. Cela ne me souciait pas davantage. En réalité, si je pensais à mon œuvre et point aux lettres auxquelles je devais répondre, ce n’était plus que je misse entre les deux choses, comme au temps de ma paresse, et ensuite au temps de mon travail, jusqu’au jour où j’avais dû me retenir à la rampe de l’escalier, une grande différence d’importance. L’organisation de ma mémoire, de mes préoccupations, était liée à mon œuvre, peut-être parce que, tandis que les lettres reçues étaient oubliées l’instant d’après, l’idée de mon œuvre était dans ma tête, toujours la même, en perpétuel devenir. Mais elle aussi m’était devenue importune. Elle était pour moi comme un fils dont la mère mourante doit encore s’imposer la fatigue de s’occuper sans cesse, entre les piqûres et les ventouses. Elle l’aime peut-être encore, mais ne le sait plus que par le devoir excédant qu’elle a de s’occuper de lui. Chez moi les forces de l’écrivain n’étaient plus à la hauteur des exigences égoïstes de l’œuvre. Depuis le jour de l’escalier, rien du monde, aucun bonheur, qu’il vînt de l’amitié des gens, des progrès de mon œuvre, de l’espérance de la gloire, ne parvenait plus à moi que comme un si pâle soleil qu’il n’avait plus la vertu de me réchauffer, de me faire vivre, de me donner un désir quelconque, et encore était-il trop brillant, si blême qu’il fût, pour mes yeux qui préféraient se fermer, et je me retournais du côté du mur. Il me semble, pour autant que je sentais le mouvement de mes lèvres, que je devais avoir un petit sourire infime d’un coin de la bouche quand une dame m’écrivait : « J’ai été surprise de ne pas avoir de réponse à ma lettre. » Néanmoins, cela me rappelait la lettre, et je lui répondais. Je voulais tâcher, pour qu’on ne pût me croire ingrat, de mettre ma gentillesse actuelle au niveau de la gentillesse que les gens avaient pu avoir pour moi. Et j’étais écrasé d’imposer à mon existence agonisante les fatigues surhumaines de la vie. Cette idée de la mort s’installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que j’aimasse la mort, je la détestais. Mais, après y avoir songé sans doute de temps en temps, comme à une femme qu’on n’aime pas encore, maintenant sa pensée adhérait à la plus profonde couche de mon cerveau si complètement que je ne pouvais m’occuper d’une chose, sans que cette chose traversât d’abord l’idée de la mort et même, si je ne m’occupais de rien et restais dans un repos complet, l’idée de la mort me tenait compagnie aussi incessante que l’idée du moi. Je ne pense pas que, le jour où j’étais devenu un demi-mort, c’étaient les accidents qui avaient caractérisé cela, l’impossibilité de descendre un escalier, de me rappeler un nom, de me lever, qui avaient causé, par un raisonnement même inconscient, l’idée de la mort, que j’étais déjà à peu près mort, mais plutôt que c’était venu ensemble, qu’inévitablement ce grand miroir de l’esprit reflétait une réalité nouvelle. Pourtant je ne voyais pas comment des maux que j’avais on pouvait passer sans être averti à la mort complète. Mais alors je pensais aux autres, à tous ceux qui chaque jour meurent sans que l’hiatus entre leur maladie et leur mort nous semble extraordinaire. Je pensais même que c’était seulement parce que je les voyais de l’intérieur (plus encore que par les tromperies de l’espérance) que certains malaises ne me semblaient pas mortels, pris un à un, bien que je crusse à ma mort, de même que ceux qui sont le plus persuadés que leur terme est venu sont néanmoins persuadés aisément que, s’ils ne peuvent pas prononcer certains mots, cela n’a rien à voir avec une attaque, une crise d’aphasie, mais vient d’une fatigue de la langue, d’un état nerveux analogue au bégaiement, de l’épuisement qui a suivi une indigestion. Moi, c’était autre chose que les adieux d’un mourant à sa femme que j’avais à écrire, de plus long et à plus d’une personne. Long à écrire. Le jour, tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille. Et je vivrais dans l’anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan Sheriar, le matin, quand j’interromprais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le prochain soir. Non pas que je prétendisse refaire, en quoi que ce fût, les Mille et une Nuits, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon, écrits eux aussi la nuit, pas plus qu’aucun des livres que j’avais tant aimés et desquels, dans ma naïveté d’enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours, je ne pouvais sans horreur imaginer une œuvre qui serait différente. Mais, comme Elstir, comme Chardin, on ne peut refaire ce qu’on aime qu’en le renonçant. Sans doute mes livres, eux aussi, comme mon être de chair, finiraient un jour par mourir. Mais il faut se résigner à mourir. On accepte la pensée que dans dix ans soi-même, dans cent ans ses livres, ne seront plus. La durée éternelle n’est pas plus promise aux œuvres qu’aux hommes. Ce serait un livre aussi long que les Mille et une Nuits peut-être, mais tout autre. Sans doute, quand on est amoureux d’une œuvre, on voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment et ne pas penser à son goût, mais à une vérité qui ne nous demande pas nos préférences et nous défend d’y songer. Et c’est seulement si on la suit qu’on se trouve parfois rencontrer ce qu’on a abandonné, et avoir écrit, en les oubliant, les Contes arabes ou les Mémoires de Saint-Simon d’une autre époque. Mais était-il encore temps pour moi ? n’était-il pas trop tard ? En tout cas, si j’avais encore la force d’accomplir mon œuvre, je sentais que la nature des circonstances qui m’avaient, aujourd’hui même, au cours de cette matinée chez la princesse de Guermantes, donné à la fois l’idée de mon œuvre et la crainte de ne pouvoir la réaliser, marquerait certainement avant tout, dans celleci, la forme que j’avais pressentie autrefois dans l’église de Combray, au cours de certains jours qui avaient tant influé sur moi – et qui nous reste habituellement invisible – la forme du Temps. Cette dimension du Temps, que j’avais jadis pressentie dans l’église de Combray, je tâcherais de la rendre continuellement sensible dans une transcription du monde qui serait forcément bien différente de celle que nous donnent nos sens si mensongers. Certes, il est bien d’autres erreurs de nos sens – on a vu que divers épisodes de ce récit me l’avaient prouvé – qui faussent pour nous l’aspect réel de ce monde. Mais enfin, je pourrais, à la rigueur, dans la transcription plus exacte que je m’efforcerais de donner, ne pas changer la place des sons, m’abstenir de les détacher de leur cause, à côté de laquelle l’intelligence les situe après coup, bien que faire chanter la pluie au milieu de la chambre et tomber en déluge dans la cour l’ébullition de notre tisane ne doit pas être, en somme, plus déconcertant que ce qu’ont fait si souvent les peintres quand ils peignent, très près ou très loin de nous, selon que les lois de la perspective, l’intensité des couleurs et la première illusion du regard nous les font apparaître, une voile ou un pic que le raisonnement déplacera ensuite de distances quelquefois énormes. Je pourrais, bien que l’erreur soit plus grave, continuer, comme on fait, à mettre des traits dans le visage d’une passante, alors qu’à la place du nez, des joues et du menton, il ne devrait y avoir qu’un espace vide sur lequel jouerait tout au plus le reflet de nos désirs. Et même, si je n’avais pas le loisir de préparer, chose déjà bien plus importante, les cent masques qu’il convient d’attacher à un même visage, ne fût-ce que selon les yeux qui le voient et le sens où ils en lisent les traits et, pour les mêmes yeux, selon l’espérance ou la crainte, ou au contraire l’amour et l’habitude qui cachent pendant tant d’années les changements de l’âge, même enfin si je n’entreprenais pas, ce dont ma liaison avec Albertine suffisait pourtant à me montrer que sans cela tout est factice et mensonger, de représenter certaines personnes non pas au dehors, mais en dedans de nous où leurs moindres actes peuvent amener des troubles mortels, et de faire varier aussi la lumière du ciel moral selon les différences de pression de notre sensibilité ou selon la sérénité de notre certitude, sous laquelle un objet est si petit alors qu’un simple nuage de risque en multiplie en un moment la grandeur, si je ne pouvais apporter ces changements et bien d’autres (dont la nécessité, si on veut peindre le réel, a pu apparaître au cours de ce récit) dans la transcription d’un univers qui était à redessiner tout entier, du moins ne manquerais-je pas avant toute chose d’y décrire l’homme comme ayant la longueur non de son corps mais de ses années, comme devant, tâche de plus en plus énorme et qui finit par le vaincre, les traîner avec lui quand il se déplace. D’ailleurs, que nous occupions une place sans cesse accrue dans le Temps, tout le monde le sent, et cette universalité ne pouvait que me réjouir puisque c’est la vérité, la vérité soupçonnée par chacun, que je devais chercher à élucider. Non seulement tout le monde sent que nous occupons une place dans le Temps, mais, cette place, le plus simple la mesure approximativement comme il mesurerait celle que nous occupons dans l’espace. Sans doute, on se trompe souvent dans cette évaluation, mais qu’on ait cru pouvoir la faire signifie qu’on concevait l’âge comme quelque chose de mesurable. Je me disais aussi : « Non seulement est-il encore temps, mais suis-je en état d’accomplir mon œuvre ? » La maladie qui, en me faisant, comme un rude directeur de conscience, mourir au monde, m’avait rendu service (car si le grain de froment ne meurt après qu’on l’a semé, il restera seul, mais s’il meurt, il portera beaucoup de fruits), la maladie qui, après que la paresse m’avait protégé contre la facilité, allait peut-être me garder contre la paresse, la maladie avait usé mes forces et, comme je l’avais remarqué depuis longtemps, au moment où j’avais cessé d’aimer Albertine, les forces de ma mémoire. Or la recréation par la mémoire d’impressions qu’il fallait ensuite approfondir, éclairer, transformer en équivalents d’intelligence, n’étaitelle pas une des conditions, presque l’essence même de l’œuvre d’art telle que je l’avais conçue tout à l’heure dans la bibliothèque ? Ah ! si j’avais encore eu les forces qui étaient intactes dans la soirée que j’avais alors évoquée en apercevant François le Champi ? C’était de cette soirée, où ma mère avait abdiqué, que datait, avec la mort lente de ma grand’mère, le déclin de ma volonté, de ma santé. Tout s’était décidé au moment où, ne pouvant plus supporter d’attendre au lendemain pour poser mes lèvres sur le visage de ma mère, j’avais pris ma résolution, j’avais sauté du lit et étais allé, en chemise de nuit, m’installer à la fenêtre par où entrait le clair de lune jusqu’à ce que j’eusse entendu partir M. Swann. Mes parents l’avaient accompagné, j’avais entendu la porte s’ouvrir, sonner, se refermer. A ce moment même, dans l’hôtel du prince de Guermantes, ce bruit de pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, interminable, criard et frais de la petite sonnette, qui m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendais encore, je les entendais eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. Alors, en pensant à tous les événements qui se plaçaient forcément entre l’instant où je les avais entendus et la matinée Guermantes, je fus effrayé de penser que c’était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse rien changer aux criaillements de son grelot, puisque, ne me rappelant plus bien comment ils s’éteignaient, pour le réapprendre, pour bien l’écouter, je dus m’efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques tenaient autour de moi. Pour tâcher de l’entendre de plus près, c’est en moi-même que j’étais obligé de redescendre. C’est donc que ce tintement y était toujours, et aussi, entre lui et l’instant présent, tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais pas que je portais. Quand il avait tinté j’existais déjà et, depuis, pour que j’entendisse encore ce tintement, il fallait qu’il n’y eût pas eu discontinuité, que je n’eusse pas un instant pris de repos, cessé d’exister, de penser, d’avoir conscience de moi, puisque cet instant ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu’à lui, rien qu’en descendant plus profondément en moi. C’était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que j’avais maintenant l’intention de mettre si fort en relief dans mon œuvre. Et c’est parce qu’ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu’ils contiennent tant de souvenirs, de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l’ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu’à en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs – si indifférents, si pâlis – sont effacés de celle qui n’est plus et le seront bientôt de celui qu’ils torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d’un corps vivant ne les entretiendra plus. J’éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps si long non seulement avait sans une interruption été vécu, pensé, sécrété par moi, qu’il était ma vie, qu’il était moi-même, mais encore que j’avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu’il me supportait, que j’étais juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer avec moi. La date à laquelle j’entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray, si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne savais pas avoir. J’avais le vertige de voir au-dessous de moi et en moi pourtant, comme si j’avais des lieues de hauteur, tant d’années. Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j’avais admiré, en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu’il eût tellement plus d’années que moi au-dessous de lui, dès qu’il s’était levé et avait voulu se tenir debout, avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n’y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s’empressent les jeunes séminaristes, et ne s’était avancé qu’en tremblant comme une feuille sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d’où tout d’un coup ils tombent. Je m’effrayais que les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j’aurais encore la force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin, et que je portais si douloureusement en moi ! Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes – entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps. q œuvre du domaine public Edité sous la licence Creatives Commons BY-SA Cette œuvre est publiée sous la licence CC-BY-SA : vous pouvez donc légalement la copier, la redistribuer, l'envoyer à vos amis. Vous êtes d'ailleurs encouragé à le faire. Source : B.N.F. - Wikisource Ont contribué à cette édition : Max McRiley Fontes : David Rakowski's Manfred Klein Dan Sayers Justus Erich Walbaum - Khunrath lakemont www.lakemont.co
© Copyright 2024 Paperzz