Prologue de l’Odyssée : une « rhétorique sémitique » ? Hubert Tullon 1. Les prémisses du présent travail se trouvent dans une réflexion déjà ancienne1, au reste fondée sur des considérations d’un ordre différent. Toujours est-il que la tradition scolaire et académique cantonne généralement le prologue de l’Odyssée à ses dix premiers vers qu’encadrent, de fait, deux invocations à la Muse non sans analogies : Ἄνδρα μοι ἔννεπε, Μοῦσα, πολύτροπον, […] Le héros, raconte[-le]-moi, Muse, [celui] aux mille tours, […] […] τῶν ἁμόθεν γε, θεά, θύγατερ Διός, εἰπὲ καὶ ἡμῖν. De cela à ton gré, déesse, fille de Zeus, dis[-nous quelque chose] à nous aussi. À l’encontre de cet usage, nous réitérons l’hypothèse que l’ouverture de l’épopée se déploie sur ses vingt-et-un premiers vers ; cette délimitation, on s’efforcera de le montrer, trouve sa principale justification dans la composition même de cet ensemble. Pour analyser celle-ci, nous recourrons principalement aux outils forgés depuis plus d’un siècle par les exégètes des textes bibliques et coraniques confrontés, eux aussi, à la disparité en tout cas apparente de leur objet d’étude. Terminologie et définitions afférentes utilisées dans ce type d’‘analyse rhétorique’ sont résumées par Michel Cuypers au début d’une de ses études faites dans cette perspective2. Par convention, quand nous employons des termes de ce lexique dans leur sens technique, nous le signalons en les encadrant de guillemets anglais simples : ‘…’. En première approximation, les vers 1-21 du premier chant de l’Odyssée peuvent se lire comme une ‘séquence’ constituée de cinq ‘passages’, sc. les plus petites unités de sens bien caractérisées et susceptibles d’être comprises de manière autonome3 : A : Entrée en matière (v. 1-2) B : Un demi-échec pour Ulysse : la vengeance d’Hélios (v. 3-9) C : Invocation à la Muse (v. 10) D : Autre épreuve pour Ulysse : le désir de Calypso (v. 11-15) E : Anticipation du dénouement (v. 16-21) 1 Hubert Tullon, « Odyssée : l’épopée à l’épreuve de la ruse », dans coll., La Comédie de la ruse, Stratégies et discours des rusés, n° spécial de Oualili, cahiers de l’École normale supérieure de Meknès, 1998, p. 69-77. 2 Michel Cuypers, Le Festin, une lecture de la sourate al-Mâ’ida, Paris, Lethielleux, 2007, p. 27-28. 3 Les ‘passages’ sont ainsi définis par Michel Cuypers comme les plus petites unités des « niveaux “supérieurs” (ou autonomes) » (id., p. 27) et correspondent aux « péricopes » de la tradition exégétique. Encore ces cinq ‘passages’ ne font-ils pas que s’additionner par la seule vertu de leur organisation linéaire. On a déjà rappelé ci-dessus l’évidente affinité de (A) avec (C) ; mais, selon nous, (E) exhibe également des analogies significatives avec eux4. Inversement, les deux ‘passages’ restants, (B) et (D), dont le caractère narratif est sensiblement plus accusé, paraissent souvent en rupture avec les autres. On aurait là les éléments d’une composition où les positions initiale, centrale et finale se répondraient par-delà les ‘passages’ ainsi encadrés, à l’instar de ce que Cuypers tient pour spécifique de la « rhétorique sémitique5 », – une composition de type ‘concentrique’ donc, qui serait mieux schématisée comme suit : A : Entrée en matière (v. 1-2) B : Un demi-échec pour Ulysse : la vengeance d’Hélios (v. 3-9) C : Invocation à la Muse (v. 10) D : Autre épreuve pour Ulysse : le désir de Calypso (v. 11-15) E : Anticipation du dénouement (v. 16-21) Au reste, on verra que les principes de cette rhétorique (concentrisme, mais aussi parallélisme et spécularité) se vérifient également aux niveaux inférieurs de la composition, ce qui ne manque pas de poser la question de sa caractérisation comme « sémitique ». 2. Commençons par examiner ce qu’il en est des deux ‘passages’ intermédiaires, (B) et (D). On a déjà noté leur caractère manifestement narratif ; chacun d’entre eux évoque brièvement une péripétie des aventures d’Ulysse qui sera détaillée ultérieurement : l’épisode des bœufs d’Hélios fatal à ses compagnons, d’une part, et celui du séjour contraint chez Calypso, de l’autre. 2.1. (B), le premier de ces ‘passages’, se subdivise en trois ‘parties’ – premier niveau des unités de sens dépourvues d’autonomie –, qui, à l’instar de la composition d’ensemble de la séquence, dessinent une structure ‘concentrique’, où la ‘partie’ initiale répond à la finale autour d’un pivot aux caractéristiques sensiblement différentes : 4 Illustration des quatre premières « lois de Lund » qui font de ces trois positions des lieux distingués et en rapport entre eux de la composition. Ces « lois » ont été formalisées dans un premier temps par Nils Wilhelm Lund dans Chiasmus in the New Testament. A Study in the Form and Function of Chiastic Structures [1942], Peabody MA, Hendrickson, 1992, p. 40-41. Elles ont été traduites en français par Roland Meynet dans L’Anlyse rhétorique. Une nouvelle méthode pour comprendre les textes bibliques : textes fondateurs et exposé systématique, Paris, Éd. du Cerf, 1989, p. 146-147, et sont reprises par Michel Cuypers, ouvr. cité, p. 22. 5 Id., p. 21-22. 2 1 B 2 3 πολλῶν δ´ ἀνθρώπων ἴδεν ἄστεα καὶ νόον ἔγνω, πολλὰ δ´ ὅ γ´ ἐν πόντῳ πάθεν ἄλγεα ὃν κατὰ θυμόν, ἀρνύμενος ἥν τε ψυχὴν καὶ νόστον ἑταίρων. ἀλλ´ οὐδ´ ὧς ἑτάρους ἐρρύσατο, ἱέμενός περ; αὐτῶν γὰρ σφετέρῃσιν ἀτασθαλίῃσιν ὄλοντο, νήπιο ι, οἳ κατὰ βοῦς Ὑπερίονος Ἠελίοιο ἤσθιον; αὐτὰρ ὁ τοῖσ ιν ἀφείλετο νόστιμον ἦμαρ. La première ‘partie’ (B1) détaille les obstacles affrontés par Ulysse (v. 3 et 4) en vue de ramener ses compagnons à bon port et d’échapper lui-même à un destin menaçant (v. 5) ; la deuxième (B2) est le constat, ramassé en un vers (v. 6), de l’échec, en tout cas partiel, de ce projet, en opposition forte (ἀλλ[ά]) avec (B1), et par la brièveté, et par le sens : c’est d’ailleurs la seule prédication négative du ‘passage’, laquelle écarte un possible narratif ainsi réduit à l’état de virtualité ; le contraste n’est pas moins fort avec la troisième ‘partie’ (B3), de trois vers comme la première et reprenant le déploiement du récit pour établir les causes de l’échec (mort des gens d’Ulysse [v. 7] en raison d’un sacrilège [v. 8-9] et de la punition divine consécutive [v. 9]). La continuité entre (B) et (A) est doublement assurée, et par la reprise en anaphore du polyptote initié en (A) : ΠΟΛΎΎτροπον […] ΠΟΛΛΆΆ // […] // // ΠΟΛΛῶΝ […] // ΠΟΛΛΆΆ, et par l’allure d'inventaire des deux premiers vers de (B1) en rapport avec la proposition relative comprise dans (A) : ὃς μάλα πολλὰ // πλάγχθη πολλῶν δ´ ἀνθρώπων ἴδεν ἄστεα καὶ νόον ἔγνω // πολλὰ δ´ ὅ γ´ ἐν πόντῳ πάθεν ἄλγεα. Au reste, on observe que le parallélisme de ces deux vers (v. 3-4) est particulièrement étroit, tant du fait de leur structure syntaxique que de nombreuses homophonies, ceci au rebours du dernier vers cette première ‘partie’ (v. 5), clausule participiale qui, sur un plan différent, énonce la double intention d’Ulysse au long des épreuves rencontrées : B 1 ΠΟΛΛῶν δ´ ἀνθρώΠΩΝ ἴΔΕΝ ἌστΕΑ καὶ νόΟΝ ἔγνω, ΠΟΛΛὰ δ´ ὅ γ´ ἐν ΠΌΌΝτῳ πάΘΕΝ ἌλγΕΑ ὋΝ κατὰ θυμΌΌΝ, ἀρνύμενος ἥν τε ψυχὴν καὶ νόστον ἑταίρων. On observe d’ailleurs que ce déroulé de (B1) ([S=Ulysse]+V > SPartApp) se retrouve jusqu’aux proportions (deux tiers > un tiers) en (B2), à la restriction près que dans ce dernier cas le verbe dont Ulysse est le sujet implicite est frappé de la négation οὐδ[έ] et que, par voie de conséquence, la tête participiale quasi-synonyme de celle du vers précédent (ἀρνύμενος / ἱέμενός) de causale devient concessive : 3 B 2 ἀλλ´ οὐδ´ ὧς ἑτάρους ἐρρύσατο, ἱέμενός περ; Enfin, le polyptote ἑταίρων / ἑτάρους (à la clausule de [B1] / à la fin du premier hémistiche de [B2]) assure également une liaison entre ces deux ‘parties’ à la manière des ‘motscrochets’. Reste que (B2) signe l’échec du projet dont (B1) portait les prémisses. De son côté, (B3) se situe dans le prolongement chronologique de (B1), dont il reprend le régime narratif, en-deçà du constat proprement conclusif de (B2). Mais, à la différence des deux ‘parties’ précédentes, Ulysse n’y joue plus aucun rôle : successivement, ce sont ses compagnons dans leur inconscience, puis Hélios en divinité implacable, qui deviennent les acteurs de la partie : B 3 αὐτῶν γὰρ σφετέρῃσιν ἀτασθαλίῃσιν ὄλοντο, νήπιοι, οἳ κατὰ βοῦς Ὑπερίονος Ἠελίοιο ἤσθιον; αὐτὰρ ὁ τοῖσ ιν ἀφείλετο νόστιμον ἦμαρ. Car ce qui frappe ici, c’est, d’une part, l’insistance mise sur la responsabilité des victimes, à la fois par des outils grammaticaux (cf. le double réfléchi, v. 7) et lexicaux (ἀτασθαλίῃσιν, νήπιο ι), à quoi répond, de l’autre, l’action de la divinité, brutale en dépit l’euphémisme, dans une sorte de talion : ἤσθιον vs ἀφείλετο, ils ont mangé ses bœufs, alors Hélios les a tués à leur tour (v. 9). Le lien de (B3) à (B1) est, en outre, assuré par les SN à la clausule de ces deux ‘parties’, lesquels font polyptote et mettent en valeur un thème majeur de l’Odyssée : ΝΌΌΣΤον ἑταίρων :: ΝΌΌΣΤιμον ἦμαρ (B) offre ainsi un exemple quasi-parfait de structure ‘concentrique’, où les extrêmes (B1, B3) se répondent autour d’un pivot d’une nature différente (B2) ; car c’est bien ce dernier qui, signant l’échec partiel d’Ulysse avant même que la suite du récit ne l’explique, constitue le point focal de cet épisode : dérisoire apparaît l’ambition humaine, fût-elle d’un héros, au regard des puissances qui la surplombent. 2.2. Avec (D), nous sommes en présence d’une structure qui, pour être également narrative, illustre un type de composition différent : il s’agit d’un ‘parallélisme’ : 4 1 D 2 ἔνθ´ ἄλλοι μὲν πάντες, ὅσοι φύγον αἰπὺν ὄλεθρον, οἴκοι ἔσαν, πόλεμόν τε πεφευγότες ἠδὲ θάλασσαν; τὸν δ´ οἶον, νόστου κεχρημένον ἠδὲ γυναικός, νύμφη πότνι´ ἔρυκε Καλυψώ, δῖα θεάων, ἐν σπέεσι γλαφυροῖσ ι, λιλαιομένη πόσιν εἶναι. En l’occurrence, ce parallélisme met en lumière l’opposition entre les deux ‘parties’ de (D) : articulée par le jeu paratactique des particules μέν et δ[έ], celle-ci joue sur de multiples couples d’antonymes : ἄλλοι / τὸν, πάντες / οἶον, φύγον / ἔρυκε, πεφευγότες / κεχρημένον, οἴκοι / ἐν σπέεσι ; le parallélisme syntaxique des seconds hémistiches (sur césures trihémimères) des vers 12 et 13, à la transition des deux ‘parties’ et le chiasme sémantique qu’y dessinent les régimes (« guerre » vs « épouse » [symbolisant la paix du foyer], « mer » vs « retour ») des deux participes en rapport d’antonymie (« ayant échappé à » vs « dans le besoin, l’attente de, l’aspiration à ») concourent au même effet : πόλεμόν τε ΠΕΦΕΥΓΌΌΤΕΣ ἠδὲ θάλασσαν νόστου ΚΕΧΡΗΜΈΈΝΟΝ ἠδὲ γυναικός Au reste, chacune de ces deux ‘parties’ est à son tour bâtie sur une opposition : celle, pour les autres rois grecs, entre un avant tourmenté (φύγον αἰπὺν ὄλεθρον, πόλεμόν τε πεφευγότες ἠδὲ θάλασσαν [noter le polyptote]) et une actualité paisible (οἴκοι ἔσαν), en ce qui concerne la première ; celle entre l’aspiration d’Ulysse (ΝΌΌΣΤΟΥ κεχρημένον ἠδὲ ΓΥΝΑΙΚΌΌΣ ) et le désir de Calypso (λιλαιομένη ΠΌΌ ΣΙΝ εἶναι) pour la seconde, qui se termine sur une clausule participiale à l’instar de (B1) et de (B2) ; mais on observe que le héros n’apparaît alors que comme l’objet de l’agir divin : comme en (B), la divinité, magnifiée au vers 14 (νύμφη πότνι[α] […] Καλυψώ, δῖα θεάων) et dont le dessein est énoncé à l’aide de deux formes verbales imperfectives (ἔρυκε, λιλαιομένη), semble, à ce stade, en situation de garder le dernier mot. 2.3. Sans surprise dans le cadre épique, les deux péripéties indépendantes des (més)aventures d’Ulysse que (B) et (D) évoquent rapidement confrontent, indirectement puis directement, le héros à deux divinités et à leurs passions si humaines, esprit de vengeance ou désir amoureux. Mais, alors que la clôture de (B) est on ne peut plus irrévocable6, celle de (D) ne fait que suspendre l’action et, par voie de conséquence, amorcer véritablement la suite du récit : là où (B) se termine sur un aoriste (ἀφείλετο), (D) le fait sur une séquence de formes imperfectives (κεχρημένον […] ἔρυκε […] λιλαιομένη), opposant aux apirations d’Ulysse 6 Moyennant quoi, la reprise détaillée de l’épisode au chant XII, au fil des récits chez Alkinoos, loin d’être une nécessité, apparaît comme résultant d’un choix du poète. 5 celles de Calypso, pour le moment maîtresse du jeu. De fait, il s’agit bien du point de départ du récit : les menues différences qu’ont vient de relever assurent, au-delà de la symétrie de ces deux ‘passages’, leur inscription dans la linéarité narrative globale de l’épopée. 3. Considérons maintenant les trois ‘passages’ restants, respectivement initial (A), central (C) et final (E). 3. 1. Les deux vers qui constituent le ‘passage’ initial s’analysent en trois ‘parties’ ; ce découpage est en large décalage avec celui de la métrique, chacune des ‘parties’ enjambant, soit une césure, soit la fin du premier vers : 1 A 2 3 ἄνδρα μοι ἔννεπε, Μοῦσα, πολύτροπον, ὃς μάλα πολλὰ πλάγχθη, ἐπεὶ Τροίης ἱερὸν πτολίεθρον ἔπερσε La première ‘partie’ correspond à l’invocation initiale (A1), la deuxième à une relative appositive qui résume tout un pan de l’Odyssée, soit les errances d’Ulysse, (A2) et, enfin, la troisième à l’indication du terminus post quem des (més)aventures du héros prises en charge par l’épopée (A3). Les discordances entre le sens et la métrique mettent spécialement en valeur deux mots clés : ἄνδρα, tête nominale dissociée de l’objet à l’initiale absolue de l’épopée, et πλάγχθη, verbe de la relative appositive en rejet à l’initiale du vers 2, soient deux termes dont le rapprochement spécifie l’Odyssée comme le nostos d’un héros. Mais ce qui assure avant tout la cohésion de ce ‘passage’ et a contrario le distingue de ce qui suit, c’est, outre le polyptote ΠΟΛΎΎτροπον / ΠΟΛΛΆΆ, tout un réseau d’homophonies, dont les plus remarquables sont soulignées ci-après : 1 A ἄνδρα μοι ἔννΕΠΕ, Μοῦσα, ΠΟΛύΤΡΟ ΠΟν, ὃς μάΛΑ ΠΟΛ ΛᾺ 2 ΠΛΆΆγχθη, 3 ἐπεὶ ΤΡΟ ίης ἹΕρὸν ΠτΟΛ ΊΊΕ ΘΡΟν ἜΠΕρσε 6 Pour le reste, on nous accordera que chacune de ces trois parties trouve un écho précis dans la suite de la ‘séquence’ : (A1) en (C) et (A2) en (B), comme on l’a déjà noté, mais également (A3) en (E), on le verra. 3.2. Considérons maintenant le vers unique constituant le passage central (C) : C τῶν ἁμόθεν γε, θεά, θύγατερ Διός, εἰπὲ καὶ ἡμῖν. Il se perçoit a priori comme une réitération, mais emphatique, de (A1) : A 1 ἄνδρα μοι ἔννεπε, Μοῦσα, πολύτροπον Seuls énoncés discursifs de la séquence, ces deux segments exhibent, en effet, chacun un impératif de prière, à la 2e personne du singulier, qui sollicite le dire par des verbes en relation de synonymie et de paronomase (ἔννεπε / εἰπὲ) ; de part et d’autre de ces verbes, mais disposées en miroir, les désignations du (des) bénéficiaire(s) et celles de la divinité sollicitée ; soit, respectivement, DAT-IMPÉR-VOC en (A1) et VOC-IMPÉR-DAT en (C) : mais alors que DAT en (A1) est un clitique de 1re personne du singulier, renvoyant donc au seul aède, il se transforme en (C) en une 1re personne du pluriel tonique, au surplus renforcée par l’adverbe καὶ (« aussi, même »), – pronom qui réunit au poète le cercle indéfini de ses coénonciataires dans leur commune ignorance ; parallèlement, le VOC, qui en (A1) se limitait à un appellatif à peine spécifique (Μοῦσα), ce VOC, donc, se voit substituer en (C) une périphrase synonyme, mais valorisante (θεά), appuyée d’une généalogie prestigieuse (θύγατερ Διός). Entre la ‘partie’ initiale de (A) et (C), d’une prière, somme toute, contingente et convenue adressée par un aède anonyme à une divinité secondaire peu individualisée, on passe à une invocation solennelle et quasi-liturgique confrontant deux ordres de réalité placés dans une relation d’asymétrie : celui des dieux, magnifié par l’évocation du souverain universel (Διός), et celui de la confuse collectivité des hommes (ἡμῖν) jusque-là maintenue, elle7, dans l’ignorance – collectivité dont le poète n’est jamais qu’un représentant parmi d’autres. Inversement, l’objet du dire sollicité, qui était exalté en (A) par les choix syntaxique (dissociation du groupe dont les termes encadrent le reste de l’invocation), métrique (anticipation de la tête de ce groupe à l’initiale absolue du poème) et lexicaux (ἄνδρα, πολύτροπον), cet objet, donc, est en (C) réduit à sa plus simple expression : un pronom résomptif neutre pluriel (τῶν), à l’antédent on ne peut plus vague, pronom encore amoindri 7 À en croire καἱ. 7 par le génitif partitif qui ne sollicite que « quelque chose » du récit des errances et épreuves traversées par Ulysse, sans qu’importe par « où » elles seront abordées (ἁμόθεν γε), choix laissé au bon vouloir de la divinité : révérence supplémentaire à l’asymétrie entre les dieux et les hommes, à la distance qui les sépare. Du ‘passage’ initial (A) de la ‘séquence’ à son ‘passage’ central (C), l’accent qui portait sur un héros est ainsi déplacé sur des dieux régentant la sphère humaine jusqu’aux savoirs relatifs à elle dont les hommes peuvent disposer. Mais (C), s’il rappelle en quelque manière (A1), détone entre (B) et (D), deux ‘passages’ typiquement narratifs : requête simultanément déférente et solennelle, il n’est pas sans évoquer un théologème synthétisant la religion homérique et la hiérarchie dieux / hommes qu’elle emporte. Le théologème ainsi posé reçoit certes un début d’illustration contingent dans les ‘passages’ qui l’encadrent immédiatement, mais c’est le ‘passage’ final (E), où le sort incertain d’Ulysse est explicitement rapporté à un conflit interne à la sphère divine qui lui donne tout son poids. 3.3. Examinons donc ce ‘passage’ final (E). Il se subdivise en trois ‘parties’ : E 1 ἀλλ´ ὅτε δὴ ἔτος ἦλθε περιπλομένων ἐνιαυτῶν, τῷ οἱ ἐπεκλώσαντο θεοὶ οἶκόνδε νέεσθαι εἰς Ἰθάκην, 2 οὐδ´ ἔνθα πεφυγμένος ἦεν ἀέθλων καὶ μετὰ οἷσ ι φίλοισ ι ; 3 θεοὶ δ´ ἐλέαιρον ἅπαντες νόσφι Ποσειδάωνος ; ὁ δ´ ἀσπερχὲς μενέαινεν ἀντιθέῳ Ὀδυσῆϊ πάρος ἣν γαῖαν ἱκέσθαι. La première ‘partie’ lance le récit au moment, déterminé par les dieux, où les errances d’Ulysse commencent à toucher à leur fin (E1), tout en ménageant la perspective de nouvelles épreuves à Ithaque (E2), après que le héros aura échappé au courroux de Poséidon (E3). On observe qu’à l’instar du seul ‘passage’ initial, ce découpage entre en discordance avec la métrique, mettant en valeur, d’une part, le syntagme εἰς Ἰθάκην rejeté en tête du vers 18 devant une césure trihémimère et, d’autre part, καὶ μετὰ οἷσ ι φίλοισ ι au début du vers suivant devant une césure trochaïque : de fait, ces deux groupes sont dans une relation d’équivalence, « Ithaque » et « les êtres qui lui sont chers » s’identifiant pour Ulysse depuis que, sept ans auparavant, l’épisode des bœufs d’Hélios l’a privé de ses compagnons. L’ensemble est une structure ‘concentrique’ : (E1) comme (E3) donnent explicitement l’initiative aux dieux (θεοἱ, v. 17 et 19), ou à l’un d’entre eux (ὁ δ[έ], sc. Poséidon, v. 20) et 8 semblent bien illustrer le théologème (C) de leur toute-puissance ; ils laissent par ailleurs attendre sans équivoque, certes dans un délai relativement imprécis, le retour d’Ulysse à demeure : ἐπεκλώσαντο θεοὶ οἶκόνδε νέεσθαι // εἰς Ἰθάκην (v. 17 et 18), πάρος ἣν γαῖαν ἱκέσθαι (v. 21), et ceci malgré la hargne de Poséidon. S’annonce la fin des errances du héros qui sont au départ de la ‘séquence’ (ὃς μάλα πολλὰ // πλάγχθη, [A2], v. 1-2) et valant assouvissement de l’aspiration au retour, un ressort essentiel de la psychologie du héros au fil de ses (més)aventures : ἀρνύμενος […] νόστον ἑταίρων ([B1], v. 5), νόστου κεχρημένον ([D2], v. 13). Au rebours, (E2), le pivot de cette structure ‘concentrique’, se distingue des ‘parties’ qui l’encadrent et par sa relative brièveté (à l’instar de [C] comme pivot de la ‘séquence’ et de [B2] comme pivot de [B]), et par le fait que, seul énoncé négatif du ‘passage’ (à l’instar, encore, de [B2] en [B]), il exclut un possible narratif, celui du retour sans « épreuves » supplémentaires, y compris « avec les proches » (ἀέθλων // καὶ μετὰ οἷσ ι φίλοισ ι, v. 1819). Au reste, si Ulysse y devient le sujet syntaxique, c’est d’un verbe passif, (οὐδ[έ] […] πεφυγμένος ἦεν ἀέθλων : « il n’était pas quitte d’épreuves ») : autre manière de redire la dépendance radicale des hommes vis-à-vis des dieux, mais en remettant l’accent sur le héros humain de l’épopée. 3.4. L’analyse détaillée de chacune de ces trois ‘parties’ serait ici trop longue. Contentonsnous, à titre d’exemple de la troisième et dernière, évidemment stratégique à l’extrême fin de la ‘séquence’. a E 3 b c α θεοὶ δ´ ἐλέαιρον ἅπαντες les dieux [l’]AVAIENT EN PITIÉ tous ὁ δ´ ἀσπερχὲς μενέαινεν lui sans relâche TOURMENTAIT, β νόσφι Ποσειδάωνος ; sauf POSÉIDON ; ἀντιθέῳ Ὀδυσῆϊ rival des dieux, ULYSSE πάρος ἣν γαῖαν ἱκέσθαι en attendant qu’il rejoignît sa patrie Elle se subdivise en trois ‘morceaux’ ([a], [b] et [c]), dont les deux premiers s’analysent à leur tour en deux ‘segments’ ([α] et [β]) et exhibent un rigoureux parallélisme, tant sur le plan métrique (le second hémistiche d’un premier vers [α] combiné avec le premier hémistiche du vers suivant [β], le tout sur césures trochaïques), que sémantico-syntaxique et rhétorique : les ‘segments’ initiaux sont ‘trimembres’ : sujets (pluriel vs singulier), verbes à l’imparfait (mais de sens opposé : mansuétude vs agressivité), modifieurs généralisants (indéfini s’accordant 9 avec le sujet vs adverbe de manière). Au reste les deux derniers de ces ‘membres’ dessinent un chiasme fonctionnel et phonétique : ΕλΕΑΙροΝV ΑΠαντΕΣModif ΑσΠερχΕΣModif μΕνΕΑΙνεΝV Quant aux ‘segments’ finaux, (E3aβ) et (E3bβ), ils sont ‘bimembres’ : en finale, les noms propres des deux protagonistes de la suite à venir, – celui de Poséidon et, enfin ! celui d’Ulysse ; devant eux, respectivement, une préposition et une épithète, toutes deux pourvues d’une forte charge antagonique : la préposition νόσφι (« sauf, à l’exception de ») d’abord, qui oppose Poséidon à tous (ἅπαντες) les autres dieux ; l’épithète ἀντιθέῳ ensuite, qui pointe, elle, l’opposition (ἀντι-) d’Ulysse à son adversaire divin (-θεος), sinon leur radicale altérité, d’où notre proposition de le comprendre comme « rival (du) des dieu(x) ». Attaque enjambante du dernier vers de la ‘séquence’, ἀντιθέῳ Ὀδυσῆϊ spécifie doublement celle du vers initial, ἄνδρα : « l’Homme8 », alors anonymement évoqué (A1), est a) enfin nommé et b) caractérisé comme « autre » du (des) dieu(x). Enfin, le troisième et dernier ‘morceau’, (E3c), ‘unimembre’ pour sa part, fait évidemment écho à la troisième et dernière ‘partie’ du ‘passage’ initial, (A3) : à eux deux, parallélisme syntaxique aidant, ils posent les bornes spatio-temporelles du récit à venir, soit le sac de Troie naguère procuré par Ulysse et le retour annoncé du héros à Ithaque : A 3 ἐπεὶ Τροίης ἱερὸν πτολίεθρον ἔπερσε E 3 c πάρος ἣν γαῖαν ἱκέσθαι Ces deux éléments, en début et en fin de ‘séquence’, – insistance redoublée sur l’humanité du héros face aux dieux (v. 1 et 21) et inscription accusée du récit de ses (més)aventures à l’intérieur de limites définies (v. 2 et 21) –, constituent, nous semble-t-il, un argument puissant en faveur de l’hypothèse que le prologue de l’Odyssée, loin de se limiter aux dix premiers vers, s’étend effectivement aux vingt-et-un premiers de l’épopée. 3.5. Clairement, les ‘passages’ extrêmes, (A) et (E), et central, (C), jouent un rôle structurant par rapport aux ‘passages’ intermédiaires plus proprement narratifs, (B) et (D) : en fondant le rapport des hommes au libre arbitre divin, (C) libère le récit des errances du héros (A) comme 8 Homère, L’Odyssée, trad. frse de Victor Bérard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1955, p. 561. 10 reflet d’un conflit interne de la sphère divine (E) : seul le dépassement de cette crise amènera le terme des malheurs du héros. De fait, (B) apparaît rétrospectivement comme une sorte de faux départ de l’épopée, auquel (D) substitue, au gré de la Muse, un autre épisode, aussi éloigné dans le temps que dans l’espace, mais prélude à l’assemblée des dieux destinée à assurer les conditions du retour tant désiré. 4. Le rapide examen des vingt-et-un premiers vers de l’Odyssée auquel on vient de procéder emporte, à notre sens, deux conclusions au moins provisoires. D’une part, il semble malaisé de continuer à vouloir limiter le prologue de l’œuvre à ses seuls dix premiers vers, je n’y insiste pas. D’autre part, on observe que les outils élaborés par les biblistes et coranistes au fil du XXe siècle, dans le cadre de l’‘analyse rhétorique’, afin de retrouver la cohérence de textes apparemment décousus, – que ces outils donc sont également susceptibles d’éclairer notre lecture de l’épopée homérique. Certes, nous n’avons expérimenté la méthode que sur un trop bref fragment, mais sous réserve de confirmation à partir d’examens plus larges, surgit une question sur la nature de la rhétorique ainsi mise en œuvre : Cuypers, à la suite de certains de ses devanciers et partant qu’elle se retrouve à l’identique de l’akkadien aux Évangiles, en fait l’attribut d’une « vaste sphère culturelle dont on connaît encore mal les contours historiques et géographiques, mais qui semble s’étendre sur plusieurs millénaires de l’antiquité moyenorientale et n’aurait pris fin qu’avec l’influence généralisée de la culture héllénistique, au lendemain de la première expansion de l’islam9 » et, de ce fait, la baptise « rhétorique sémitique10 ». Peu de rapports ayant jamais été décelés entre l’épopé homérique et l’univers culturel sémitique, on reste surpris. Au rebours, un point commun indéniable entre l’Odyssée et les œuvres moyen-orientales de référence est leur origine largement orale. De là à faire l’hypothèse que les rhétoriques « sémitique » vs « héllénistique » de Cuypers ne recouvrent qu’une opposition entre rhétorique de l’oralité vs de l’écrit, voilà qui est tentant. Bien entendu, pour l’établir, il importerait 1° d’examiner de plus près le rôle de l’une ou l’autre rhétorique dans l’épopée homérique et 2° d'instruire avec plus de précision les rapports des deux, respectivement, avec toute production orale et écrite. Vaste programme. 9 Michel Cuypers, ouvr. cité, p.384. Ibid., et passim. 10 11
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