49 - Université Paris Diderot

JOURNAL DE L’UNIVERSITÉ OUVERTE PARIS 7
Editorial de Marie-Pierre Baudrier
Directrice pédagogique de l’Université Ouverte
Chers stagiaires, chers amis,
L’Histoire que nous sommes en train de vivre tient aussi à
ce que nous voulons y mettre à titre de contribution propre.
C’est pourquoi les expériences vécues et relatées dans ce
numéro de l’Apostille nous ont paru faire sens et rendre
compte de ce lien auquel chacun peut apporter sa part de
mille façons. Il nous a semblé également que des gens supérieurement intelligents (ceci dit avec humour) ont déjà
réfléchi au sens du lien. C’est pourquoi nous avons réuni
quelques citations de penseurs autour de ce sujet.
A
ssez naturellement est venu entre nous le sujet du
prochain numéro qui sera intitulé Générations parce
que c’est ce que nous vivons tous peu ou prou, ne
serait-ce que dans l’aide à apporter aux ascendants comme
aux descendants. Cela nous a paru un des sujets à aborder,
dans le droit fil de ce lien.
Notre propre présence à l’Université Ouverte contribue à
ce brassage de générations diverses entre étudiants, enseignants et stagiaires. C’est une communauté informelle où
chacun apporte à l’autre, contribue au vivre ensemble et
donne sens à la vie, à la vie culturelle en particulier.
L’irruption et le développement exponentiel du tout-numérique questionnent aujourd’hui tout un chacun et des pistes
nous paraissent susceptibles d’être explorées. Ce type de réflexions nous conduira peut-être à émettre des contributions
autour du thème de l’altérité. Car les générations mettent en
présence des individus les uns par rapport aux autres, tissent
des liens qu’il conviendrait de respecter et de comprendre.
Ce pourrait être une nouvelle piste autour du lien.
Nous quittons une année « pleine de bruits et de
fureurs »- une année commencée et achevée dans la terreur, le sang et les larmes. Il est donc difficile d’accueillir
la nouvelle année sans appréhension ; difficile d’adresser nos vœux sans qu’une ombre ne vienne troubler ce
moment d’union et d’espoir…. C’est précisément pour
cela que je voudrais tout particulièrement, avec ferveur,
vous souhaiter une année de paix, de forces conservées
ou retrouvées, une belle et heureuse année en un mot.
L’Université Ouverte a maintenant pris place au
sein de la DEF ( Direction des Etudes et de la Formation) où elle est une des composantes de la Formation
Continue. Elle dispose à nouveau d’une équipe administrative, jeune, compétente, dynamique et qui s’emploie
à améliorer, moderniser l’appareil gestionnaire. Vous
aurez pu constater que nous disposons dans notre site
internet d’une page d’accueil qui nous permet de vous
informer en temps réel des événements présents et futurs
intéressant la vie de l’UO. Constater aussi que désormais
les brochures, les plannings et bientôt l’Apostille sont
consultables en ligne.
Nous consacrerons cette année à la recherche et
à la mise en place des outils informatiques nécessaires
pour vous permettre d’accéder à la majeure partie des
événements constituant la vie universitaire, celle de
Paris Diderot comme celle des Universités et Instituts
dont nous sommes partenaires. Echanges, partage, circulation des savoirs et dans les lieux de savoirs conditionnent notre ouverture aux autres et sur le monde, et
sont depuis toujours notre « philosophie ».
Mais l’Université Ouverte doit demeurer, dans
ses changements mêmes, un lieu où il fait bon vivre, se
rencontrer, tisser des liens. Nous avons le désir immense
de faire de cette année, une année accueillante, chaleureuse, une année lumineuse en dépit de tout, une année de
vie, d’amitié, de solidarité….
Lien(s), génération(s), altérité(s), voilà un processus a priori
assez naturel qui sera soumis à votre lecture et à vos réflexions qu’à certaines occasions nous pourrions échanger.
http://www.univ-paris-diderot.fr
Pour ce numéro sur le lien, nous
sommes allés à la rencontre des associations dont les membres - bien souvent bénévoles - sont les acteurs privilégiés des multiples initiatives qui
travaillent à resserrer les relations
entre les personnes. Nous vous présentons ici trois d’entre elles :
n AGIR ABCD
n PASSERELLES
n SUR UN LIT DE COULEUR
Propos recueillis par
Sophie Rismont
Stagiaire à l’Université ouverte
«Du fil et une aiguille
pour tisser le lien avec les
autres»
Julie Bloch-Lainé
A
23 ans, après 2 ans de vie professionnelle dans le domaine
social, Brigitte Euverte part
faire un chantier de jeunes au Cameroun pour un mois, avec la ferme intention de trouver du travail sur place.
Enseignante dans un collège, elle est
parallèlement envoyée régulièrement
en brousse par l’Institut Pasteur de
Yaoundé pour faire des enquêtes alimentaires auprès de femmes sur la
façon dont les nourrissons sont sevrés.
Ces femmes parlent peu le français,
Brigitte ne parle pas leur dialecte.
Pour communiquer, les enfants servent
d’interprètes, mais les mamans parlent
peu. Des travaux de couture proposés
et faits ensemble ouvrent alors le dialogue, la communication s’installe.
C’est là que j’ai découvert la couture
comme outil de communication.
Elle a eu, par la suite, l’opportunité de
2
travailler à l’étranger, au Japon, puis
aux États-Unis où elle a donné des
cours de couture et de sérigraphie. Travailler à l’étranger donne une ouverture profonde sur l’autre et sa culture .
Depuis 10 ans, elle est bénévole au sein
de l’association AGIRabcd (association générale des intervenants retraités
- action de bénévolat pour la coopération et le développement), fondée en
1983. Trois mois après son entrée dans
cette association, elle est envoyée, pour
6 mois, au Vietnam, à Hanoï, dans une
école de tailleurs qui savaient déjà très
bien coudre. Elle se retrouve devant
une centaine de jeunes venant de milieu
très défavorisés, voire de la rue, tous
malentendants. Sa mission consiste à
leur apprendre à oser créer une collection, à la fabriquer et la présenter.
Nous avons beaucoup dessiné, nous
avons sélectionné et fabriqué les modèles ; les jeunes servaient de mannequins. Et nous avons organisé un défilé
de mode sur un podium dans un grand
hôtel de Hanoï, devant les autorités et
les notables, et la presse. Ils ne parlaient pas français, ni elle le vietnamien
et en plus ils étaient sourds-muets.
J’ai enseigné la couture aux ÉtatsUnis, au fin fond du Cameroun, au
Vietnam, en Inde, en Algérie, en Haïti.
Je n’ai jamais eu de gros problèmes
pour me faire comprendre. La barrière
linguistique n’est pas un obstacle à la
couture. Dans tout travail manuel, on
montre avec les mains, mais aussi avec
le visage et les gestes. Alors, qu’ils entendent ou soient malentendants, c’est
pareil. L’expression corporelle compte
autant que le savoir-faire .
Q
uand Brigitte arrive en mission, d’abord elle écoute, regarde, cerne les besoins et les
envies des gens. La première semaine,
je regarde, je pose plein de questions,
quand c’est possible, je prends des
notes et le soir je réfléchis. Après je
fais des propositions, nous choisissons
ensemble le programme et du coup ça
marche forcément. Je vais là-bas pour
les autres, je n’ai rien à prouver, je
n’impose rien, je n’ai qu’à recevoir et
proposer mon savoir-faire pour leurs
propres idées.
Les modèles créés étaient plutôt occidentaux, avec cependant quelques traits
typiquement vietnamiens (boutonnage
en tissu, broderie de Sape, …), et couvraient l’ensemble de la mode, homme,
femme, enfant. L’option vietnamienne
fut retenue pour les uniformes destinés
aux serveurs en restaurant d’une école
de cuisine.
P
endant un an, Brigitte a travaillé, en tant que styliste, pour
une ONG locale œuvrant pour
des paysannes très pauvres, dans la
campagne autour de Saïgon et dans
le delta du Mékong. Ces agricultrices
cultivaient leur petite parcelle de riz,
chez elles. Quand elles n’avaient plus
rien à cultiver, elles partaient ailleurs
pour gagner quelques sous, laissant
leurs enfants aux plus âgés. Faute de
moyens, leurs enfants n’allaient pas à
l’école, les soins médicaux étaient inabordables. Beaucoup émigraient dans
les villes et devenaient mendiantes.
L’objectif de cette ONG est de permettre à ces femmes de rester chez elles
grâce à la couture. Ce projet a démarré
il y a environ 13 ans avec 3 femmes. Aujourd’hui, elles sont 350. Les femmes
reçoivent chez elles le matériel, les
modèles, la formation. Le travail terminé est acheminé sur Saïgon pour être
vendu et les bénéfices sont reversés aux
femmes dans les villages . La difficulté
dans un tel projet, c’est de vendre. Et il
faut vendre à ceux qui ont de l’argent,
avec le plus de valeur ajoutée possible
pour qu’il y ait le plus de bénéfice possible à reverser aux couturières. On
vend principalement aux expatriés et
aux touristes, qui ont des goûts occidentaux. Il a donc fallu travailler au
niveau de l’assortiment des couleurs,
des dessins, pour que les Occidentaux
apprécient les ouvrages réalisés.
L’assortiment rouge et jaune va très
bien au Vietnam, mais moins en Occident. On a travaillé aussi au niveau
technique pour la qualité.
On m’a demandé de réaliser le premier
catalogue de cette ONG. Bien que fait
avec les moyens du bord, ce catalogue
a eu beaucoup de succès et j’ai utilisé
les photos pour en faire la carte de visite de l’ONG .
La collection des œuvres réalisées
par les paysannes vietnamiennes et
cambodgiennes est vendue à Saïgon,
à Hanoï, à Bangkok, à Phnom Penh
et Siem Reap (au Cambodge où
Brigitte est allée plusieurs fois former
des paysannes) ainsi que sur Internet. Elle a réalisé deux autres missions au Vietnam, dont l’une a duré deux mois, dans un hôpital pour des enfants atteints de
graves malformations.
Le personnel voulait apprendre à coudre à certains enfants qui en avaient la
capacité. Il fallait donc monter un atelier de couture pour les infirmières qui ne
savaient pas coudre. On m’a donné un local, dix vieilles machines qui ne marchaient pas. J’ai dû commencer par faire de la mécanique et ensuite, je leur ai
appris à coudre, à faire des petits objets facilement transférables aux enfants.
La vue de ces enfants difformes était très dure. Le soir je rentrais et je pleurais.
Avec les infirmières, qui m’écrivent encore, cela s’est bien passé . Le Vietnam
m’a fascinée. C’est un pays de progrès où les gens travaillent beaucoup. J’en ai
tiré beaucoup d’énergie, une envie d’apprendre. Au Vietnam, j’ai vécu un vrai
partage de culture. J’apportais un petit bout d’Europe, de France aussi. Les
personnes pour lesquelles j’étais là ne connaissaient guère que le mot « Paris »
et se souvenaient que les Français avaient été leurs colonisateurs. C’était important de pouvoir se rencontrer paisiblement, joyeusement, amicalement, autour de
www.mekong-guilts.org
quelque chose que l’on crée . n
SUR UN LIT
DE COULEUR
L’Attente
Anonyme du XXIème siècle
Il est 3h. Cœur de la nuit.
Sur la Seine passe une brise.
Paris dort dans son ennui,
En attendant une aube grise.
Venant de l’avenue soudain,
Tout là-haut une silhouette
Se hâte vers les Grands Moulins :
Il est important d’être en tête !
Depuis 20 ans, sans défaillir
C’est le numéro UN heureux,
Celui que rien ne fait fléchir
Pour être premier de la queue.
Puis viendront de plus raisonnables
A 4h, 5h, qui dit mieux ?
Avec la crainte épouvantable :
Ne pas avoir ce que l’on veut !
Que cherchent ces explorateurs
Dans le petit matin qui vente ?
Quelle quête et quel bonheur ?
Pour couronner une telle attente ?
6h sonnent. A l’heure fatale
Du mystère apparaît la clé :
Une femme à lampe frontale
Qui distribuera les tickets.
Et le précieux Sésame en main
Enfin ! On peut se disperser !
Il n’est que 7h du matin
Mais qu’il sera bon, le café !
Rencontre avec
Christine Géricot
Marine
L’hôpital est un univers clos, un univers de souffrance, un univers où pour les
parents et les enfants, la vie a basculé dans l’horreur. Dans un état de sidération,
les parents se sentent tout d’un coup impuissants et il n’y a rien de pire, pour eux,
que l’impuissance devant la douleur d’un enfant, devant leur enfant qui va peutêtre mourir, inimaginable. C’est grâce à ma propre histoire, l’hospitalisation de
ma fille Stéphanie, suite à un accident, que j’ai créé cet atelier, il y a 20 ans.
Le Savoir, valeur éternelle
A soutenu ces postulants.
La Lune n’est plus dans le ciel…
Mais il nous reste les croissants.
«Si Dante n’avait pas connu le deuil de Béatrice, ni connu l’exil, son œuvre
n’aurait pas eu le même visage».
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S
i moi, je n’avais pas connu ce
drame avec ma fille, je serais
peut-être restée enseignante en
lycée et collège. L’épreuve de la vie
fait évoluer. Lors de son hospitalisation, le lien avec ma fille s’est renforcé
et lorsque nous sommes rentrés toutes
les deux à la maison, j’ai continué à
l’accompagner ; en même temps il a
fallu me ressourcer. J’ai trouvé cette
ressource dans la création qui m’a
permis de maintenir le lien avec moimême, afin de mieux l’aider.
Plusieurs années après, je me suis retrouvée à l’hôpital, face à des enfants
démunis devant la maladie, dans un
univers que je connaissais pour l’avoir
fréquenté en tant que mère et non en
tant que plasticienne. La maladie qui
nous met devant notre finitude, nous
remet devant l’essentiel. Quel est-il à
ce moment-là ?
C’est le lien avec nous-même. Lorsque
les enfants découvrent leurs capacités
créatrices, ils éprouvent une joie intense, retrouvent ce lien et oublient
momentanément leur maladie.
L’enfant ou l’adulte atteint de la maladie d’Alzheimer, dont je m’occupe
maintenant, sont toujours vivantes au
fond d’elles-mêmes. Lorsqu’elles sont
dans la création, elles sont dans l’instant présent, dans un plaisir, reliées à
elles-mêmes, apaisées et dans un effet
de capillarisation.
Elles sortent de leur isolement dû à
la maladie, se parlent et transmettent
l’apaisement trouvé à leur entourage.
La création et l’art ont un rôle très
important dans la préservation d’une
identité pour les personnes âgées, malades, atteintes d’absences dues à leurs
problèmes de mémoire. La maladie
n’en fait pas des artistes, mais elle est
une opportunité qui révèle l’essentiel et
la création est une façon de résister. La
maladie permet au corps de lâcher prise
et celui-ci parle : « j’en ai plein le dos ».
Aujourd’hui l’hôpital a pris conscience
que le patient est une personne à part
entière, douée d’un corps et d’un esprit.
Je travaille sur ce lien du corps et de
l’esprit avec les parents des enfants très
bouleversés au sens profond du terme.
Je me souviens de la mère d’une petite
Marine, qui, quand je lui avais présenté
l’atelier, pensait que c’était du superflu.
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Elle a ensuite vu que l’essentiel était là
pour sa fille ainsi que pour elle-même.
Le père de Barbara me disait que,
quand il savait sa fille dans l’atelier, il
était moins angoissé parce qu’il la sentait libérée de quelque chose de noué.
Il est vrai que la douleur et l’angoisse
nouent. Dans cette notion de lien, il y a
le nœud. Comment le desserrer ?
Il y a des liens très beaux, ceux de
l’amitié, de la famille, de l’amour et
des liens plus mortifères, la haine, la
peur, l’exclusion.
Dans les épreuves de la vie, le lien
compte, le lien avec soi-même et avec
les autres. La maladie isole et il n’y a
rien de pire que la solitude dans ces
moments-là. La création ouvre des horizons, c’est une sorte de voyage avec soimême qui emmène loin de la douleur.
Comment fonctionnent les ateliers ?
Cette association, créée en 2010, est le
prolongement d’un travail de 16 ans,
effectué au sein de l’hôpital Gustave
Roussy, à Villejuif, auprès d’enfants et
d’adolescents, atteints de cancer.
Je n’ai pas forcément à faire à des artistes, dit Christine Géricot. Je donne
les moyens techniques aux personnes
qui sont là de s’ouvrir à leur propre
créativité. Ces personnes éprouvent le
besoin d’aller vers le beau et de ressentir du plaisir à créer.
Ma démarche est différente de l’art
thérapie. Interpréter un dessin n’est pas
mon truc. Le dessin d’un enfant dans le
bureau du médecin n’est pas le même
que celui fait dans mon atelier. Pour
moi, c’est l’art qui est thérapeutique.
Je reste dans mon rôle d’enseignante
et ma démarche est essentiellement
pédagogique. Les enfants, comme les
adultes ont envie d’apprendre. Je stimule leur intelligence, leur curiosité,
leurs perceptions. Je leur apprends une
autre façon de regarder, d’observer et
de se faire confiance.
Cette association, soutenue au départ
par l’Education Nationale, est devenue
indispensable et continue à se développer dans d’autres centres de soins,
grâce à des liens amicaux, sociaux...
L’exceptionnel est devenu plus normal.
Merci, vous nous avez permis d’oser,
m’a dit une dame l’autre jour. n
www.surunlitdecouleurs.com
La peinture m’a
Extrait de Petites Chroniques de la vie comme elle va
Etienne Gruyot
Parmi tous les liens, celui de la
fraternité semble privilégié puisqu’il
disposerait, du moins à son origine,
d’un étayage sur le sang.
Néanmoins, il convient de ne pas se
contenter d’un terme risquant de devenir une coquille vide. Comme nous le
montre Etienne Gruyot dans ses
Petites Chroniques de la vie comme
elle va.
L
LA FRATERNITÉ
’autre idée de Levinas, c’est que la
fraternité nous devance. Comme
dans la famille, on ne choisit pas
ses frères : le lien moral qui nous relie
aux autres nous précède toujours. Du
fait même d’être, nous sommes en lien.
Gestation de l’autre dans le même,
responsabilité indéclinable dont on ne
prend même pas l’initiative : la fraternité est ce lien anarchique qui nous
précède. D’où cette formule fameuse et
assez curieuse : la proximité, est fraternité avant l’essence. Avant même tout
lien biologique, logique, contractuel
ou politique aux autres, je suis responsable de l’autre : tu es responsable de
ton frère, comme en écho à la parole
de mauvaise foi de Caïn : Mais suis-je
le gardien de mon frère ?... La fraternité commande, la fraternité me met
en dette du prochain. Je me découvre
un-pour-l’autre, appelé, happé par la
détresse de l’étranger, de la veuve ou
de l’orphelin. Mais si nous sommes
frères humains, quel est donc notre air
de famille ?
Pour Levinas, on en lit quelque chose
dans le visage, ce visage où s’expose
l’Infini dans toute sa fragilité...
libéré le corps
Louis
Voilà qui fait donc de l’amitié une fraternité sacrée, une fraternité, comme
l’on dit, à la vie à la mort. Et l’on est
prêt à tout entendre, à tout pardonner
de l’ami, sauf qu’il nous trahisse. Sur
le visage de l’ami qui vous trahit, vous
voyez tout à coup le masque du fauxfrère, le masque du frère ennemi.
Abel et Caïn nous rappellent que les
deux premiers-nés de l’espèce humaine
se sont entretués. Et bien des mythologies s’accordent pour donner au meurtre
du frère une valeur fondatrice : Etéocle
et Polynice, Romulus et Rémus, Jésus
et Judas, en un sens Je t’aime, moi non
plus rendrait à merveille l’ambiguïté
du sentiment fraternel... Mais pour un
peu, on en oublierait que si la fraternité génère des tensions endogènes,
elle constitue aussi bien une menace
exogène : même et surtout soudée, la
fraternité peut être dangereuse pour la
société. A un niveau atténué, on ne peut
ignorer que les fraternités religieuse,
monastique, corporatiste ou sectaire
reposent toujours sur un principe de
sécession : on fait jouer la communauté
en dehors de, sinon contre la société.
Le monastère s’enferme dans le cercle
de l’utopie, il coupe la fraternité spirituelle de l’ordre temporel. Remarquons
au passage qu’il y a rarement des communautés mixtes, que cette coupure
avec la société se double donc d’une
coupure entre hommes et femmes...
Plus violemment encore, Freud, dans
son incroyable mythologie de Totem
et Tabou, nous présente la fraternisation comme soudant les enfants dans le
crime collectif contre le père : la horde
des frères aurait tué le père primitif !
Mais dans un sens voisin, les bandes
de délinquants ou de criminels ne
réclament-elles pas au postulant de tuer
pour être intronisé ?
La mafia japonaise demande l’automutilation d’une phalange comme
témoignage de fraternité ; La Camorra
requiert le meurtre d’un proche, d’un
ami, d’un parent... d’un frère, pour être
reconnu. Autrement dit, on devient
frère de coeur en tuant son frère de sang
5
suite de FRATERNITÉ
étymologiquement, il faudrait dire que
l’on devient frater en tuant l’adelphos.
La fraternité peut devenir donc un
principe d’altercation réactif et agressif : c’est le serment révolutionnaire,
analysé par Sartre dans la Critique de
la raison dialectique, et qui plonge
les conjurés dans la fraternité-terreur
: c’est le système de la vendetta, qui
assure la réciprocité des vengeances
dans la fraternité de sang ou de clan ; à
l’extrême, c’est le racisme, où la fraternité est enrôlée au service de la négation de l’autre : la parenté aryenne est
invoquée par les nazis contre le peuple
juif ; prétexte à la haine, elle devient
principe de ségrégation, puis d’extermination. On justifie avec elle toutes
les stratégies de diabolisation et de
persécution. Lévi-Strauss a pu montrer
que le colonialisme développait déjà
cette forme discrète de racisme qu’est
l’assimilationnisme et qui fait les
sociétés anthropophages : on déclare la
grande fraternité humaine pour mieux
absorber l’étranger, pour mieux réduire
l’autre au même.
La fraternité met ainsi la société en
crise, pour le meilleur et pour le pire.
Comment pourrions-nous donc passer
de cette fraternité qui ligue les hommes
les uns contre les autres à une fraternité
élargie, qui lie touts les peuples dans
une amitié cosmopolitique ?
nnn
La solidarité
est le fondement
du lien social,
elle doit correspondre
à une adhésion rationnelle
émanant d’un contrat tacite
qui lie l’individu à la société
comme un tout.
6
Rencontre avec
Ariane Mercerton-Vicat
Après avoir longtemps enseigné (collège, lycée et université en même temps),
Ariane Merceron- Vicat réalise son rêve de toujours : créer un lieu convivial qui
permette la rencontre de conférenciers choisis pour leur savoir et leur charisme
avec des jeunes et moins jeunes, actifs et étudiants. C’est ainsi que Passerelles
proposent des conférences sur des thèmes aussi éclectiques que la vie elle-même.
Passerelles, créée, il y a 5 ou 6 ans, avec l’aide d’adultes et d’étudiants, ce qui lui
vaut une certaine stabilité en même temps qu’un renouvellement régulier - s’est
développée progressivement. Aujourd’hui nous avons deux soirées par semaine,
hors vacances scolaires. Les sujets abordés y sont très variés. La soirée débute
de façon conviviale par un apéritif et se termine par un dîner qui favorise les
échanges.
T
ous ont compris qu’ils ne venaient pas ici pour consommer une conférence, se taire et repartir, mais pour apporter ce qu’ils peuvent en terme
de présence. Les plus âgés sont là pour transmettre et les jeunes, prenant
conscience d’appartenir à une culture, à un monde de traditions, repartent avec
une envie d’agir pour fonder ensemble un futur dont ils seront les acteurs. Les
conférences proposées en littérature, philosophie, histoire, économie... tentent
d’aller à la source des savoirs et des concepts. «Pour moi ce qui est important,
c’est d’essayer d’aller à la source».
Nous sommes aujourd’hui bombardés d’informations qui ne nous apportent rien
parce qu’elles ne sont pas assimilées et que l’on n’en a pas fait sa propre substance. Or un savoir désincarné est tout à fait inutile. La connaissance n’est intéressante que quand elle permet d’approfondir ce qu’on est et quand elle nous
permet de vivre .
Le but de Passerelles est de donner un souffle, une respiration, de pousser une fenêtre, de montrer qu’il existe une autre manière de vivre que de chercher à gagner
de l’argent ou de se contenter de satisfactions matérielles et instantanées. Il s’agit
d’aider à comprendre que l’on peut être heureux sur cette terre en donnant et en
recevant. C’est un projet à la fois ambitieux et modeste, un projet de « colibri ». «
Je pense toujours à la petite histoire de Pierre Rabhi sur le colibri, une ravissante
histoire africaine qu’il faut connaître ». C’est l’histoire d’une forêt en feu. Tous
les animaux fuient aussi vite qu’ils le peuvent. Seul un oiseau, le plus petit de tous
les oiseaux, le colibri, va à la mer, prend un peu d’eau dans son bec, et la rapporte
pour la jeter sur le feu. Alors qu’il fait de nombreux allers et retours, un animal
beaucoup plus puissant - le lion, par exemple - lui demande ce qu’il fait et lui dit
que cela ne sert strictement à rien et le colibri lui répond : Je fais ma part. Si, par
le biais de la culture, Passerelles apporte un peu de souffle à ceux qui viennent,
elle aura fait sa part de colibri ! n
www.ariane-et-passerelles.fr
L’expression lien social
est aujourd’hui employée
pour désigner
tout à la fois le désir
de vivre ensemble,
la volonté
de relier
les individus dispersés,
l’ ambition d’une cohésion
plus profonde
de la société
dans son ensemble.
Quatre grands types de liens
sociaux peuvent être
distingués :
le lien de filiation
le lien de participation
élective
entre conjoints, amis,
proches choisis,
le lien de participation
organique
entre acteurs
de la vie professionnelle,
le lien de citoyenneté
entre membres d’une même
communauté politique
Etudier le lien social
implique d’analyser
non seulement
la multiplicité
des liens sociaux
mais aussi leurs fragilités
et leurs éventuelles ruptures,
comme dans une étoffe ou
les fils sont entrecroisés, le
risque est toujours
que la rupture
de l’un d’entre eux
entraine un effilochage...
Extrait de «Le Lien Social»
Serge Paugam
ROMAN
Mathias ENARD
BOUSSOLE
Editions Actes Sud
B
oussole plutôt essai même thèse
que roman, est un livre qu’il
faut déguster tranquillement,
en acceptant de se laisser embarquer,
au fil de longues phrases souvent poétiques, dans les souvenirs, songes et
délires qui, au fil des heures, rythment
une interminable nuit d’insomnie de
l’autrichien malade Franz Ritter. De sa
chambre viennoise, encombrée d’objets évocateurs de son passé, cet orientaliste musicologue nous emporte «sur
son tapis volant équipé d’une boussole
toujours pointée vers l’est, l’orient ».
Quel Orient ? l’Orient «imaginable»
qui a attiré, fasciné depuis longtemps
aventuriers, artistes, savants à la recherche des influences, des traces sensibles laissées par l’Orient sur la culture
occidentale, musique, littérature...
C’est ainsi qu’au fil des heures se
téléscopent les souvenirs de lieux,
de personnages, d’histoires... Soit la
découverte de l’étonnant, quartier juif
d’Iskoy à Istanbul, les déambulations
dans les pittoresques ruelles d’Alep ou
dans le célèbre et désuet hôtel Baron,
le désert iranien, la nuit magique dans
la citadelle dominant les ruines de Palmyre, le séjour universitaire à Damas
où l’Institut français de langue arabe
accueillait le petit monde d’orientalistes européens, chercheurs acharnés,
passionnés, parfois paranos.
Certains d’entre eux sont des amis ori-
ginaux tels Bilger «le roi de Damas» le
fou d’archéologie, Faugier spécialiste
des bas fonds, et surtout la belle Sarah,
l’amour impossible de Franz, qui hante
sa nuit, passionnée de messes noires
et surtout d’Orient ; parlant l’arabe et
le persan, elle veut «briser le miroir
entre Orient et Occident, elle recherche
l’altérité dans une quête «éperdue de
l’autre en soi». Complice moqueuse
de Franz, elle lui fait découvrir des
lieux insolites, des personnages qui
la passionnent comme l’archéologue
suisse A.M. Schwarzenbach ou Marga
d’Andurain la troublante reine de
Palmyre, héroïnes passerelles entre
l’ouest et l’est. Si l’érudition de l’auteur
peut rebuter - beaucoup de noms inconnus, de détails, de savoirs, elle nous
incite aussi à découvrir ; à avoir envie
de déguster les vers des poètes persans
Hafez, Parvis, ou la prose de Hedayat,
de réécouter Mendelssohn, Liszt,
Massenet en pensant à l’influence de F.
David ou de F. Salvador tombés dans
l’oubli «alors qu’ils ont oeuvré par
amour de la musique pour la connaissance des instruments, rythmes, répertoires arabes, turcs ou persans» ; désir
aussi de relire «La peau de chagrin»
de Balzac, premier romancier français
à inclure un texte en arabe dans un de
ses romans, Proust «sans l’Orient, pas
de recherche du temps perdu», Hugo
«choses vues».
Ce livre fleuve dans lequel on peut
se perdre est teinté de mélancolie, de
nostalgie pour un monde perdu, révolu mais aussi de colère contre les
pillages des colonisateurs, les destructions des dictatures et des fous de
l’Islam : «odeur de la bêtise et de la
tristesse partout à Alep» - «Téhéran le
deuil éternel». Boussole est un de mes
coups de coeur que l’on peut feuilleter
comme une encyclopédie sans vouloir
tout retenir ! Un pont jeté entre l’Orient
et l’Occident, hier et demain, un livre
d’Histoire ouverte sur la pluralité des
mondes et des aires géographiques une
halte pour reposer la conscience afin de
sauver le temps de la frénésie du présent. (P. Boucheron) n
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Thème du prochain numéro : Générations
Sur un lit de couleur
Barbara
ESSAI
Marcel PROUST
SUR LA LECTURE
Editions Actes Sud
C
e petit livre n’est que la préface écrite par Marcel Proust en
1905 de sa traduction de «Sésame et le Lys» de l’anglais Ruskin.
C’est l’occasion pour l’écrivain français de développer sa conception de la
lecture très critique de celle développée par l’esthète anglais dans son essai.
Dans une première partie autobiographique Proust fait une place à part aux
lectures d’enfance, et nous enchante
par ses souvenirs «de ce temps le
plus pleinement vécu, de cette course
éperdue des yeux» dans une solitude
difficilement conquise et défendue,
mais aussi de cette terrible frustration
éprouvée quand le mot FIN surgissait.
L’écrivain le reconnaît : le souvenir de
ces charmantes lectures est plus celui
des lieux et jours où elles ont été faites
que des livres eux mêmes : « sortilèges
d’instants exquis» pendant les belles
heures d’après midi d’été «sous la
charmille, adossé aux noisetiers»... ou
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dans la chambre chapelle encombrée
de choses inutiles «petites étoles ajourées au crochet jetant un manteau de
roses blanches sur le dos du fauteuil»...
Souvenirs aussi des moments volés
à la lecture : les trop longs repas prolongés par les critiques culinaires de la
grand-tante, embaumés par «la cendre
odorante et brune» du café préparé par
l’oncle, spécialiste aussi du dessert de
fraises à la crème savamment dosées
«avec l’expérience d’un coloriste et la
divination d’un gourmand».
Proust aborde dans une seconde partie
plus théorique l’objet de son propos :
pour lui, la lecture ne peut être assimilée à une conversation ni constituer la
vie elle même, une discipline comme
le prétend Ruskin, mais elle joue un
rôle salutaire d’initiatrice, d’éveil à la
vie personnelle de l’esprit «donnant
accès aux régions de l’âme jusque là
fermées», à condition de ne pas être un
lecteur passif, «de ne pas déguster passivement le miel tout préparé dans un
repos du corps et de l’esprit». Il considère que la lecture est amitié sincère,
«l’atmosphère en étant le silence plus
pur que la parole». En ce qui concerne
la langue, Proust fait l’éloge du XVIIème
siècle : «c’est bien la syntaxe vivante
en France au XVIIème siècle, et en elle
des coutumes et un tour de pensée disparus que nous aimons à trouver dans
les vers de Racine».
Ce sont également la langue et le style
qui font le charme de ce bel éloge de
la lecture : rythme lent des phrases,
digressions, appels à la mémoire, aux
souvenirs, attention extrême, parfois
ironique aux personnes, aux choses.
Une introduction à la Recherche ? n
L’Apostille existe pour vous
elle ne peut exister
sans vous.
Cette fois l’Apostille a choisi pour
thème Liens... Vaste sujet qui nous
permet d’aborder bien des questions.
Mais s’il est un lien prioritaire, c’est
celui qui unit l’Apostille à l’Université
Ouverte, à ses stagiaires.
C’est pourquoi nous lançons cet appel
pour que celles et ceux qui le souhaitent acceptent de s’impliquer, et il y
a toutes sortes de façons de le faire :
ce peut être en proposant un entretien
avec une personnalité, en suggérant un
thème qui vous semble pouvoir intéresser le public de l’UO. Il y aurait place
aussi pour une rubrique concernant
des films, des émissions, des expositions, à côté de la rubrique régulière
des lectures. Ou bien encore en rendant compte d’une visite, d’un voyage
collectif. Ce ne sont là que quelques
pistes, mais il y en a bien d’autres. A
vous de nous les suggérer, l’essentiel
étant qu’il s’agisse d’un travail personnel.
N’hésitez pas à venir nous rejoindre en
prenant contact avec Sophie Rismont
[email protected]
Publication de l’Université
Paris-Diderot-Paris 7
Directrice de la Publication
Christine Clerici
Coordination
Sophie Rismont
Maquette : Rita Leys
Imprimeur : Imprimerie Paris Diderot
Tiré à 300 exemplaires
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