JOURNAL DE L’UNIVERSITÉ OUVERTE PARIS 7 Editorial de Marie-Pierre Baudrier Directrice pédagogique de l’Université Ouverte Chers stagiaires, chers amis, L’Histoire que nous sommes en train de vivre tient aussi à ce que nous voulons y mettre à titre de contribution propre. C’est pourquoi les expériences vécues et relatées dans ce numéro de l’Apostille nous ont paru faire sens et rendre compte de ce lien auquel chacun peut apporter sa part de mille façons. Il nous a semblé également que des gens supérieurement intelligents (ceci dit avec humour) ont déjà réfléchi au sens du lien. C’est pourquoi nous avons réuni quelques citations de penseurs autour de ce sujet. A ssez naturellement est venu entre nous le sujet du prochain numéro qui sera intitulé Générations parce que c’est ce que nous vivons tous peu ou prou, ne serait-ce que dans l’aide à apporter aux ascendants comme aux descendants. Cela nous a paru un des sujets à aborder, dans le droit fil de ce lien. Notre propre présence à l’Université Ouverte contribue à ce brassage de générations diverses entre étudiants, enseignants et stagiaires. C’est une communauté informelle où chacun apporte à l’autre, contribue au vivre ensemble et donne sens à la vie, à la vie culturelle en particulier. L’irruption et le développement exponentiel du tout-numérique questionnent aujourd’hui tout un chacun et des pistes nous paraissent susceptibles d’être explorées. Ce type de réflexions nous conduira peut-être à émettre des contributions autour du thème de l’altérité. Car les générations mettent en présence des individus les uns par rapport aux autres, tissent des liens qu’il conviendrait de respecter et de comprendre. Ce pourrait être une nouvelle piste autour du lien. Nous quittons une année « pleine de bruits et de fureurs »- une année commencée et achevée dans la terreur, le sang et les larmes. Il est donc difficile d’accueillir la nouvelle année sans appréhension ; difficile d’adresser nos vœux sans qu’une ombre ne vienne troubler ce moment d’union et d’espoir…. C’est précisément pour cela que je voudrais tout particulièrement, avec ferveur, vous souhaiter une année de paix, de forces conservées ou retrouvées, une belle et heureuse année en un mot. L’Université Ouverte a maintenant pris place au sein de la DEF ( Direction des Etudes et de la Formation) où elle est une des composantes de la Formation Continue. Elle dispose à nouveau d’une équipe administrative, jeune, compétente, dynamique et qui s’emploie à améliorer, moderniser l’appareil gestionnaire. Vous aurez pu constater que nous disposons dans notre site internet d’une page d’accueil qui nous permet de vous informer en temps réel des événements présents et futurs intéressant la vie de l’UO. Constater aussi que désormais les brochures, les plannings et bientôt l’Apostille sont consultables en ligne. Nous consacrerons cette année à la recherche et à la mise en place des outils informatiques nécessaires pour vous permettre d’accéder à la majeure partie des événements constituant la vie universitaire, celle de Paris Diderot comme celle des Universités et Instituts dont nous sommes partenaires. Echanges, partage, circulation des savoirs et dans les lieux de savoirs conditionnent notre ouverture aux autres et sur le monde, et sont depuis toujours notre « philosophie ». Mais l’Université Ouverte doit demeurer, dans ses changements mêmes, un lieu où il fait bon vivre, se rencontrer, tisser des liens. Nous avons le désir immense de faire de cette année, une année accueillante, chaleureuse, une année lumineuse en dépit de tout, une année de vie, d’amitié, de solidarité…. Lien(s), génération(s), altérité(s), voilà un processus a priori assez naturel qui sera soumis à votre lecture et à vos réflexions qu’à certaines occasions nous pourrions échanger. http://www.univ-paris-diderot.fr Pour ce numéro sur le lien, nous sommes allés à la rencontre des associations dont les membres - bien souvent bénévoles - sont les acteurs privilégiés des multiples initiatives qui travaillent à resserrer les relations entre les personnes. Nous vous présentons ici trois d’entre elles : n AGIR ABCD n PASSERELLES n SUR UN LIT DE COULEUR Propos recueillis par Sophie Rismont Stagiaire à l’Université ouverte «Du fil et une aiguille pour tisser le lien avec les autres» Julie Bloch-Lainé A 23 ans, après 2 ans de vie professionnelle dans le domaine social, Brigitte Euverte part faire un chantier de jeunes au Cameroun pour un mois, avec la ferme intention de trouver du travail sur place. Enseignante dans un collège, elle est parallèlement envoyée régulièrement en brousse par l’Institut Pasteur de Yaoundé pour faire des enquêtes alimentaires auprès de femmes sur la façon dont les nourrissons sont sevrés. Ces femmes parlent peu le français, Brigitte ne parle pas leur dialecte. Pour communiquer, les enfants servent d’interprètes, mais les mamans parlent peu. Des travaux de couture proposés et faits ensemble ouvrent alors le dialogue, la communication s’installe. C’est là que j’ai découvert la couture comme outil de communication. Elle a eu, par la suite, l’opportunité de 2 travailler à l’étranger, au Japon, puis aux États-Unis où elle a donné des cours de couture et de sérigraphie. Travailler à l’étranger donne une ouverture profonde sur l’autre et sa culture . Depuis 10 ans, elle est bénévole au sein de l’association AGIRabcd (association générale des intervenants retraités - action de bénévolat pour la coopération et le développement), fondée en 1983. Trois mois après son entrée dans cette association, elle est envoyée, pour 6 mois, au Vietnam, à Hanoï, dans une école de tailleurs qui savaient déjà très bien coudre. Elle se retrouve devant une centaine de jeunes venant de milieu très défavorisés, voire de la rue, tous malentendants. Sa mission consiste à leur apprendre à oser créer une collection, à la fabriquer et la présenter. Nous avons beaucoup dessiné, nous avons sélectionné et fabriqué les modèles ; les jeunes servaient de mannequins. Et nous avons organisé un défilé de mode sur un podium dans un grand hôtel de Hanoï, devant les autorités et les notables, et la presse. Ils ne parlaient pas français, ni elle le vietnamien et en plus ils étaient sourds-muets. J’ai enseigné la couture aux ÉtatsUnis, au fin fond du Cameroun, au Vietnam, en Inde, en Algérie, en Haïti. Je n’ai jamais eu de gros problèmes pour me faire comprendre. La barrière linguistique n’est pas un obstacle à la couture. Dans tout travail manuel, on montre avec les mains, mais aussi avec le visage et les gestes. Alors, qu’ils entendent ou soient malentendants, c’est pareil. L’expression corporelle compte autant que le savoir-faire . Q uand Brigitte arrive en mission, d’abord elle écoute, regarde, cerne les besoins et les envies des gens. La première semaine, je regarde, je pose plein de questions, quand c’est possible, je prends des notes et le soir je réfléchis. Après je fais des propositions, nous choisissons ensemble le programme et du coup ça marche forcément. Je vais là-bas pour les autres, je n’ai rien à prouver, je n’impose rien, je n’ai qu’à recevoir et proposer mon savoir-faire pour leurs propres idées. Les modèles créés étaient plutôt occidentaux, avec cependant quelques traits typiquement vietnamiens (boutonnage en tissu, broderie de Sape, …), et couvraient l’ensemble de la mode, homme, femme, enfant. L’option vietnamienne fut retenue pour les uniformes destinés aux serveurs en restaurant d’une école de cuisine. P endant un an, Brigitte a travaillé, en tant que styliste, pour une ONG locale œuvrant pour des paysannes très pauvres, dans la campagne autour de Saïgon et dans le delta du Mékong. Ces agricultrices cultivaient leur petite parcelle de riz, chez elles. Quand elles n’avaient plus rien à cultiver, elles partaient ailleurs pour gagner quelques sous, laissant leurs enfants aux plus âgés. Faute de moyens, leurs enfants n’allaient pas à l’école, les soins médicaux étaient inabordables. Beaucoup émigraient dans les villes et devenaient mendiantes. L’objectif de cette ONG est de permettre à ces femmes de rester chez elles grâce à la couture. Ce projet a démarré il y a environ 13 ans avec 3 femmes. Aujourd’hui, elles sont 350. Les femmes reçoivent chez elles le matériel, les modèles, la formation. Le travail terminé est acheminé sur Saïgon pour être vendu et les bénéfices sont reversés aux femmes dans les villages . La difficulté dans un tel projet, c’est de vendre. Et il faut vendre à ceux qui ont de l’argent, avec le plus de valeur ajoutée possible pour qu’il y ait le plus de bénéfice possible à reverser aux couturières. On vend principalement aux expatriés et aux touristes, qui ont des goûts occidentaux. Il a donc fallu travailler au niveau de l’assortiment des couleurs, des dessins, pour que les Occidentaux apprécient les ouvrages réalisés. L’assortiment rouge et jaune va très bien au Vietnam, mais moins en Occident. On a travaillé aussi au niveau technique pour la qualité. On m’a demandé de réaliser le premier catalogue de cette ONG. Bien que fait avec les moyens du bord, ce catalogue a eu beaucoup de succès et j’ai utilisé les photos pour en faire la carte de visite de l’ONG . La collection des œuvres réalisées par les paysannes vietnamiennes et cambodgiennes est vendue à Saïgon, à Hanoï, à Bangkok, à Phnom Penh et Siem Reap (au Cambodge où Brigitte est allée plusieurs fois former des paysannes) ainsi que sur Internet. Elle a réalisé deux autres missions au Vietnam, dont l’une a duré deux mois, dans un hôpital pour des enfants atteints de graves malformations. Le personnel voulait apprendre à coudre à certains enfants qui en avaient la capacité. Il fallait donc monter un atelier de couture pour les infirmières qui ne savaient pas coudre. On m’a donné un local, dix vieilles machines qui ne marchaient pas. J’ai dû commencer par faire de la mécanique et ensuite, je leur ai appris à coudre, à faire des petits objets facilement transférables aux enfants. La vue de ces enfants difformes était très dure. Le soir je rentrais et je pleurais. Avec les infirmières, qui m’écrivent encore, cela s’est bien passé . Le Vietnam m’a fascinée. C’est un pays de progrès où les gens travaillent beaucoup. J’en ai tiré beaucoup d’énergie, une envie d’apprendre. Au Vietnam, j’ai vécu un vrai partage de culture. J’apportais un petit bout d’Europe, de France aussi. Les personnes pour lesquelles j’étais là ne connaissaient guère que le mot « Paris » et se souvenaient que les Français avaient été leurs colonisateurs. C’était important de pouvoir se rencontrer paisiblement, joyeusement, amicalement, autour de www.mekong-guilts.org quelque chose que l’on crée . n SUR UN LIT DE COULEUR L’Attente Anonyme du XXIème siècle Il est 3h. Cœur de la nuit. Sur la Seine passe une brise. Paris dort dans son ennui, En attendant une aube grise. Venant de l’avenue soudain, Tout là-haut une silhouette Se hâte vers les Grands Moulins : Il est important d’être en tête ! Depuis 20 ans, sans défaillir C’est le numéro UN heureux, Celui que rien ne fait fléchir Pour être premier de la queue. Puis viendront de plus raisonnables A 4h, 5h, qui dit mieux ? Avec la crainte épouvantable : Ne pas avoir ce que l’on veut ! Que cherchent ces explorateurs Dans le petit matin qui vente ? Quelle quête et quel bonheur ? Pour couronner une telle attente ? 6h sonnent. A l’heure fatale Du mystère apparaît la clé : Une femme à lampe frontale Qui distribuera les tickets. Et le précieux Sésame en main Enfin ! On peut se disperser ! Il n’est que 7h du matin Mais qu’il sera bon, le café ! Rencontre avec Christine Géricot Marine L’hôpital est un univers clos, un univers de souffrance, un univers où pour les parents et les enfants, la vie a basculé dans l’horreur. Dans un état de sidération, les parents se sentent tout d’un coup impuissants et il n’y a rien de pire, pour eux, que l’impuissance devant la douleur d’un enfant, devant leur enfant qui va peutêtre mourir, inimaginable. C’est grâce à ma propre histoire, l’hospitalisation de ma fille Stéphanie, suite à un accident, que j’ai créé cet atelier, il y a 20 ans. Le Savoir, valeur éternelle A soutenu ces postulants. La Lune n’est plus dans le ciel… Mais il nous reste les croissants. «Si Dante n’avait pas connu le deuil de Béatrice, ni connu l’exil, son œuvre n’aurait pas eu le même visage». 3 S i moi, je n’avais pas connu ce drame avec ma fille, je serais peut-être restée enseignante en lycée et collège. L’épreuve de la vie fait évoluer. Lors de son hospitalisation, le lien avec ma fille s’est renforcé et lorsque nous sommes rentrés toutes les deux à la maison, j’ai continué à l’accompagner ; en même temps il a fallu me ressourcer. J’ai trouvé cette ressource dans la création qui m’a permis de maintenir le lien avec moimême, afin de mieux l’aider. Plusieurs années après, je me suis retrouvée à l’hôpital, face à des enfants démunis devant la maladie, dans un univers que je connaissais pour l’avoir fréquenté en tant que mère et non en tant que plasticienne. La maladie qui nous met devant notre finitude, nous remet devant l’essentiel. Quel est-il à ce moment-là ? C’est le lien avec nous-même. Lorsque les enfants découvrent leurs capacités créatrices, ils éprouvent une joie intense, retrouvent ce lien et oublient momentanément leur maladie. L’enfant ou l’adulte atteint de la maladie d’Alzheimer, dont je m’occupe maintenant, sont toujours vivantes au fond d’elles-mêmes. Lorsqu’elles sont dans la création, elles sont dans l’instant présent, dans un plaisir, reliées à elles-mêmes, apaisées et dans un effet de capillarisation. Elles sortent de leur isolement dû à la maladie, se parlent et transmettent l’apaisement trouvé à leur entourage. La création et l’art ont un rôle très important dans la préservation d’une identité pour les personnes âgées, malades, atteintes d’absences dues à leurs problèmes de mémoire. La maladie n’en fait pas des artistes, mais elle est une opportunité qui révèle l’essentiel et la création est une façon de résister. La maladie permet au corps de lâcher prise et celui-ci parle : « j’en ai plein le dos ». Aujourd’hui l’hôpital a pris conscience que le patient est une personne à part entière, douée d’un corps et d’un esprit. Je travaille sur ce lien du corps et de l’esprit avec les parents des enfants très bouleversés au sens profond du terme. Je me souviens de la mère d’une petite Marine, qui, quand je lui avais présenté l’atelier, pensait que c’était du superflu. 4 Elle a ensuite vu que l’essentiel était là pour sa fille ainsi que pour elle-même. Le père de Barbara me disait que, quand il savait sa fille dans l’atelier, il était moins angoissé parce qu’il la sentait libérée de quelque chose de noué. Il est vrai que la douleur et l’angoisse nouent. Dans cette notion de lien, il y a le nœud. Comment le desserrer ? Il y a des liens très beaux, ceux de l’amitié, de la famille, de l’amour et des liens plus mortifères, la haine, la peur, l’exclusion. Dans les épreuves de la vie, le lien compte, le lien avec soi-même et avec les autres. La maladie isole et il n’y a rien de pire que la solitude dans ces moments-là. La création ouvre des horizons, c’est une sorte de voyage avec soimême qui emmène loin de la douleur. Comment fonctionnent les ateliers ? Cette association, créée en 2010, est le prolongement d’un travail de 16 ans, effectué au sein de l’hôpital Gustave Roussy, à Villejuif, auprès d’enfants et d’adolescents, atteints de cancer. Je n’ai pas forcément à faire à des artistes, dit Christine Géricot. Je donne les moyens techniques aux personnes qui sont là de s’ouvrir à leur propre créativité. Ces personnes éprouvent le besoin d’aller vers le beau et de ressentir du plaisir à créer. Ma démarche est différente de l’art thérapie. Interpréter un dessin n’est pas mon truc. Le dessin d’un enfant dans le bureau du médecin n’est pas le même que celui fait dans mon atelier. Pour moi, c’est l’art qui est thérapeutique. Je reste dans mon rôle d’enseignante et ma démarche est essentiellement pédagogique. Les enfants, comme les adultes ont envie d’apprendre. Je stimule leur intelligence, leur curiosité, leurs perceptions. Je leur apprends une autre façon de regarder, d’observer et de se faire confiance. Cette association, soutenue au départ par l’Education Nationale, est devenue indispensable et continue à se développer dans d’autres centres de soins, grâce à des liens amicaux, sociaux... L’exceptionnel est devenu plus normal. Merci, vous nous avez permis d’oser, m’a dit une dame l’autre jour. n www.surunlitdecouleurs.com La peinture m’a Extrait de Petites Chroniques de la vie comme elle va Etienne Gruyot Parmi tous les liens, celui de la fraternité semble privilégié puisqu’il disposerait, du moins à son origine, d’un étayage sur le sang. Néanmoins, il convient de ne pas se contenter d’un terme risquant de devenir une coquille vide. Comme nous le montre Etienne Gruyot dans ses Petites Chroniques de la vie comme elle va. L LA FRATERNITÉ ’autre idée de Levinas, c’est que la fraternité nous devance. Comme dans la famille, on ne choisit pas ses frères : le lien moral qui nous relie aux autres nous précède toujours. Du fait même d’être, nous sommes en lien. Gestation de l’autre dans le même, responsabilité indéclinable dont on ne prend même pas l’initiative : la fraternité est ce lien anarchique qui nous précède. D’où cette formule fameuse et assez curieuse : la proximité, est fraternité avant l’essence. Avant même tout lien biologique, logique, contractuel ou politique aux autres, je suis responsable de l’autre : tu es responsable de ton frère, comme en écho à la parole de mauvaise foi de Caïn : Mais suis-je le gardien de mon frère ?... La fraternité commande, la fraternité me met en dette du prochain. Je me découvre un-pour-l’autre, appelé, happé par la détresse de l’étranger, de la veuve ou de l’orphelin. Mais si nous sommes frères humains, quel est donc notre air de famille ? Pour Levinas, on en lit quelque chose dans le visage, ce visage où s’expose l’Infini dans toute sa fragilité... libéré le corps Louis Voilà qui fait donc de l’amitié une fraternité sacrée, une fraternité, comme l’on dit, à la vie à la mort. Et l’on est prêt à tout entendre, à tout pardonner de l’ami, sauf qu’il nous trahisse. Sur le visage de l’ami qui vous trahit, vous voyez tout à coup le masque du fauxfrère, le masque du frère ennemi. Abel et Caïn nous rappellent que les deux premiers-nés de l’espèce humaine se sont entretués. Et bien des mythologies s’accordent pour donner au meurtre du frère une valeur fondatrice : Etéocle et Polynice, Romulus et Rémus, Jésus et Judas, en un sens Je t’aime, moi non plus rendrait à merveille l’ambiguïté du sentiment fraternel... Mais pour un peu, on en oublierait que si la fraternité génère des tensions endogènes, elle constitue aussi bien une menace exogène : même et surtout soudée, la fraternité peut être dangereuse pour la société. A un niveau atténué, on ne peut ignorer que les fraternités religieuse, monastique, corporatiste ou sectaire reposent toujours sur un principe de sécession : on fait jouer la communauté en dehors de, sinon contre la société. Le monastère s’enferme dans le cercle de l’utopie, il coupe la fraternité spirituelle de l’ordre temporel. Remarquons au passage qu’il y a rarement des communautés mixtes, que cette coupure avec la société se double donc d’une coupure entre hommes et femmes... Plus violemment encore, Freud, dans son incroyable mythologie de Totem et Tabou, nous présente la fraternisation comme soudant les enfants dans le crime collectif contre le père : la horde des frères aurait tué le père primitif ! Mais dans un sens voisin, les bandes de délinquants ou de criminels ne réclament-elles pas au postulant de tuer pour être intronisé ? La mafia japonaise demande l’automutilation d’une phalange comme témoignage de fraternité ; La Camorra requiert le meurtre d’un proche, d’un ami, d’un parent... d’un frère, pour être reconnu. Autrement dit, on devient frère de coeur en tuant son frère de sang 5 suite de FRATERNITÉ étymologiquement, il faudrait dire que l’on devient frater en tuant l’adelphos. La fraternité peut devenir donc un principe d’altercation réactif et agressif : c’est le serment révolutionnaire, analysé par Sartre dans la Critique de la raison dialectique, et qui plonge les conjurés dans la fraternité-terreur : c’est le système de la vendetta, qui assure la réciprocité des vengeances dans la fraternité de sang ou de clan ; à l’extrême, c’est le racisme, où la fraternité est enrôlée au service de la négation de l’autre : la parenté aryenne est invoquée par les nazis contre le peuple juif ; prétexte à la haine, elle devient principe de ségrégation, puis d’extermination. On justifie avec elle toutes les stratégies de diabolisation et de persécution. Lévi-Strauss a pu montrer que le colonialisme développait déjà cette forme discrète de racisme qu’est l’assimilationnisme et qui fait les sociétés anthropophages : on déclare la grande fraternité humaine pour mieux absorber l’étranger, pour mieux réduire l’autre au même. La fraternité met ainsi la société en crise, pour le meilleur et pour le pire. Comment pourrions-nous donc passer de cette fraternité qui ligue les hommes les uns contre les autres à une fraternité élargie, qui lie touts les peuples dans une amitié cosmopolitique ? nnn La solidarité est le fondement du lien social, elle doit correspondre à une adhésion rationnelle émanant d’un contrat tacite qui lie l’individu à la société comme un tout. 6 Rencontre avec Ariane Mercerton-Vicat Après avoir longtemps enseigné (collège, lycée et université en même temps), Ariane Merceron- Vicat réalise son rêve de toujours : créer un lieu convivial qui permette la rencontre de conférenciers choisis pour leur savoir et leur charisme avec des jeunes et moins jeunes, actifs et étudiants. C’est ainsi que Passerelles proposent des conférences sur des thèmes aussi éclectiques que la vie elle-même. Passerelles, créée, il y a 5 ou 6 ans, avec l’aide d’adultes et d’étudiants, ce qui lui vaut une certaine stabilité en même temps qu’un renouvellement régulier - s’est développée progressivement. Aujourd’hui nous avons deux soirées par semaine, hors vacances scolaires. Les sujets abordés y sont très variés. La soirée débute de façon conviviale par un apéritif et se termine par un dîner qui favorise les échanges. T ous ont compris qu’ils ne venaient pas ici pour consommer une conférence, se taire et repartir, mais pour apporter ce qu’ils peuvent en terme de présence. Les plus âgés sont là pour transmettre et les jeunes, prenant conscience d’appartenir à une culture, à un monde de traditions, repartent avec une envie d’agir pour fonder ensemble un futur dont ils seront les acteurs. Les conférences proposées en littérature, philosophie, histoire, économie... tentent d’aller à la source des savoirs et des concepts. «Pour moi ce qui est important, c’est d’essayer d’aller à la source». Nous sommes aujourd’hui bombardés d’informations qui ne nous apportent rien parce qu’elles ne sont pas assimilées et que l’on n’en a pas fait sa propre substance. Or un savoir désincarné est tout à fait inutile. La connaissance n’est intéressante que quand elle permet d’approfondir ce qu’on est et quand elle nous permet de vivre . Le but de Passerelles est de donner un souffle, une respiration, de pousser une fenêtre, de montrer qu’il existe une autre manière de vivre que de chercher à gagner de l’argent ou de se contenter de satisfactions matérielles et instantanées. Il s’agit d’aider à comprendre que l’on peut être heureux sur cette terre en donnant et en recevant. C’est un projet à la fois ambitieux et modeste, un projet de « colibri ». « Je pense toujours à la petite histoire de Pierre Rabhi sur le colibri, une ravissante histoire africaine qu’il faut connaître ». C’est l’histoire d’une forêt en feu. Tous les animaux fuient aussi vite qu’ils le peuvent. Seul un oiseau, le plus petit de tous les oiseaux, le colibri, va à la mer, prend un peu d’eau dans son bec, et la rapporte pour la jeter sur le feu. Alors qu’il fait de nombreux allers et retours, un animal beaucoup plus puissant - le lion, par exemple - lui demande ce qu’il fait et lui dit que cela ne sert strictement à rien et le colibri lui répond : Je fais ma part. Si, par le biais de la culture, Passerelles apporte un peu de souffle à ceux qui viennent, elle aura fait sa part de colibri ! n www.ariane-et-passerelles.fr L’expression lien social est aujourd’hui employée pour désigner tout à la fois le désir de vivre ensemble, la volonté de relier les individus dispersés, l’ ambition d’une cohésion plus profonde de la société dans son ensemble. Quatre grands types de liens sociaux peuvent être distingués : le lien de filiation le lien de participation élective entre conjoints, amis, proches choisis, le lien de participation organique entre acteurs de la vie professionnelle, le lien de citoyenneté entre membres d’une même communauté politique Etudier le lien social implique d’analyser non seulement la multiplicité des liens sociaux mais aussi leurs fragilités et leurs éventuelles ruptures, comme dans une étoffe ou les fils sont entrecroisés, le risque est toujours que la rupture de l’un d’entre eux entraine un effilochage... Extrait de «Le Lien Social» Serge Paugam ROMAN Mathias ENARD BOUSSOLE Editions Actes Sud B oussole plutôt essai même thèse que roman, est un livre qu’il faut déguster tranquillement, en acceptant de se laisser embarquer, au fil de longues phrases souvent poétiques, dans les souvenirs, songes et délires qui, au fil des heures, rythment une interminable nuit d’insomnie de l’autrichien malade Franz Ritter. De sa chambre viennoise, encombrée d’objets évocateurs de son passé, cet orientaliste musicologue nous emporte «sur son tapis volant équipé d’une boussole toujours pointée vers l’est, l’orient ». Quel Orient ? l’Orient «imaginable» qui a attiré, fasciné depuis longtemps aventuriers, artistes, savants à la recherche des influences, des traces sensibles laissées par l’Orient sur la culture occidentale, musique, littérature... C’est ainsi qu’au fil des heures se téléscopent les souvenirs de lieux, de personnages, d’histoires... Soit la découverte de l’étonnant, quartier juif d’Iskoy à Istanbul, les déambulations dans les pittoresques ruelles d’Alep ou dans le célèbre et désuet hôtel Baron, le désert iranien, la nuit magique dans la citadelle dominant les ruines de Palmyre, le séjour universitaire à Damas où l’Institut français de langue arabe accueillait le petit monde d’orientalistes européens, chercheurs acharnés, passionnés, parfois paranos. Certains d’entre eux sont des amis ori- ginaux tels Bilger «le roi de Damas» le fou d’archéologie, Faugier spécialiste des bas fonds, et surtout la belle Sarah, l’amour impossible de Franz, qui hante sa nuit, passionnée de messes noires et surtout d’Orient ; parlant l’arabe et le persan, elle veut «briser le miroir entre Orient et Occident, elle recherche l’altérité dans une quête «éperdue de l’autre en soi». Complice moqueuse de Franz, elle lui fait découvrir des lieux insolites, des personnages qui la passionnent comme l’archéologue suisse A.M. Schwarzenbach ou Marga d’Andurain la troublante reine de Palmyre, héroïnes passerelles entre l’ouest et l’est. Si l’érudition de l’auteur peut rebuter - beaucoup de noms inconnus, de détails, de savoirs, elle nous incite aussi à découvrir ; à avoir envie de déguster les vers des poètes persans Hafez, Parvis, ou la prose de Hedayat, de réécouter Mendelssohn, Liszt, Massenet en pensant à l’influence de F. David ou de F. Salvador tombés dans l’oubli «alors qu’ils ont oeuvré par amour de la musique pour la connaissance des instruments, rythmes, répertoires arabes, turcs ou persans» ; désir aussi de relire «La peau de chagrin» de Balzac, premier romancier français à inclure un texte en arabe dans un de ses romans, Proust «sans l’Orient, pas de recherche du temps perdu», Hugo «choses vues». Ce livre fleuve dans lequel on peut se perdre est teinté de mélancolie, de nostalgie pour un monde perdu, révolu mais aussi de colère contre les pillages des colonisateurs, les destructions des dictatures et des fous de l’Islam : «odeur de la bêtise et de la tristesse partout à Alep» - «Téhéran le deuil éternel». Boussole est un de mes coups de coeur que l’on peut feuilleter comme une encyclopédie sans vouloir tout retenir ! Un pont jeté entre l’Orient et l’Occident, hier et demain, un livre d’Histoire ouverte sur la pluralité des mondes et des aires géographiques une halte pour reposer la conscience afin de sauver le temps de la frénésie du présent. (P. Boucheron) n 7 Thème du prochain numéro : Générations Sur un lit de couleur Barbara ESSAI Marcel PROUST SUR LA LECTURE Editions Actes Sud C e petit livre n’est que la préface écrite par Marcel Proust en 1905 de sa traduction de «Sésame et le Lys» de l’anglais Ruskin. C’est l’occasion pour l’écrivain français de développer sa conception de la lecture très critique de celle développée par l’esthète anglais dans son essai. Dans une première partie autobiographique Proust fait une place à part aux lectures d’enfance, et nous enchante par ses souvenirs «de ce temps le plus pleinement vécu, de cette course éperdue des yeux» dans une solitude difficilement conquise et défendue, mais aussi de cette terrible frustration éprouvée quand le mot FIN surgissait. L’écrivain le reconnaît : le souvenir de ces charmantes lectures est plus celui des lieux et jours où elles ont été faites que des livres eux mêmes : « sortilèges d’instants exquis» pendant les belles heures d’après midi d’été «sous la charmille, adossé aux noisetiers»... ou www.univ-paris-diderot.fr dans la chambre chapelle encombrée de choses inutiles «petites étoles ajourées au crochet jetant un manteau de roses blanches sur le dos du fauteuil»... Souvenirs aussi des moments volés à la lecture : les trop longs repas prolongés par les critiques culinaires de la grand-tante, embaumés par «la cendre odorante et brune» du café préparé par l’oncle, spécialiste aussi du dessert de fraises à la crème savamment dosées «avec l’expérience d’un coloriste et la divination d’un gourmand». Proust aborde dans une seconde partie plus théorique l’objet de son propos : pour lui, la lecture ne peut être assimilée à une conversation ni constituer la vie elle même, une discipline comme le prétend Ruskin, mais elle joue un rôle salutaire d’initiatrice, d’éveil à la vie personnelle de l’esprit «donnant accès aux régions de l’âme jusque là fermées», à condition de ne pas être un lecteur passif, «de ne pas déguster passivement le miel tout préparé dans un repos du corps et de l’esprit». Il considère que la lecture est amitié sincère, «l’atmosphère en étant le silence plus pur que la parole». En ce qui concerne la langue, Proust fait l’éloge du XVIIème siècle : «c’est bien la syntaxe vivante en France au XVIIème siècle, et en elle des coutumes et un tour de pensée disparus que nous aimons à trouver dans les vers de Racine». Ce sont également la langue et le style qui font le charme de ce bel éloge de la lecture : rythme lent des phrases, digressions, appels à la mémoire, aux souvenirs, attention extrême, parfois ironique aux personnes, aux choses. Une introduction à la Recherche ? n L’Apostille existe pour vous elle ne peut exister sans vous. Cette fois l’Apostille a choisi pour thème Liens... Vaste sujet qui nous permet d’aborder bien des questions. Mais s’il est un lien prioritaire, c’est celui qui unit l’Apostille à l’Université Ouverte, à ses stagiaires. C’est pourquoi nous lançons cet appel pour que celles et ceux qui le souhaitent acceptent de s’impliquer, et il y a toutes sortes de façons de le faire : ce peut être en proposant un entretien avec une personnalité, en suggérant un thème qui vous semble pouvoir intéresser le public de l’UO. Il y aurait place aussi pour une rubrique concernant des films, des émissions, des expositions, à côté de la rubrique régulière des lectures. Ou bien encore en rendant compte d’une visite, d’un voyage collectif. Ce ne sont là que quelques pistes, mais il y en a bien d’autres. A vous de nous les suggérer, l’essentiel étant qu’il s’agisse d’un travail personnel. N’hésitez pas à venir nous rejoindre en prenant contact avec Sophie Rismont [email protected] Publication de l’Université Paris-Diderot-Paris 7 Directrice de la Publication Christine Clerici Coordination Sophie Rismont Maquette : Rita Leys Imprimeur : Imprimerie Paris Diderot Tiré à 300 exemplaires 8
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