spécial marathon des mots, à toulouse Flâneries stambouliotes du 26 au 29 juin Rencontres, entre Corne d’Or et Bosphore, avec les écrivains turcs à l’honneur à Toulouse 1|4 Quatre pages autour de la Turquie et des lectures publiques catherine simon Envoyée spéciale en Turquie a Reportage à Istanbul, suite I ls ne tiennent pas en place. Pourquoi le faudrait-il ? Tous vivent à Istanbul et ils y ont grandi. Certains, en pointillé. L’un a passé dix ans à Bruxelles, réfugié politique. L’autre se partage entre la France et la Turquie. Un troisième, né à Rhodes, assure que l’endroit où l’on habite importe peu, « ce sont les gens qui comptent ». Un autre encore, dont la grandmère venait « de Thrace » et lui apprit la cuisine juive séfarade, a consacré son premier livre à Jacques Brel. Quant à la cinquième, la seule à s’afficher comme une inconditionnelle d’Istanbul, elle aime à croire que les empreintes des époques byzantine, ottomane et républicaine sont là, il suffit de tendre l’oreille : « les trois temps d’Istanbul », réunis en une valse urbaine… Ecrivains aux aguets, en perpétuel mouvement, Yigit Bener, Enis Batur, Hakan Günday, Mario Levi et Ayfer Tunç vont faire le voyage de Toulouse : ils figurent parmi les participants du 10e Marathon des mots, dont leur ville est l’invitée d’honneur. « Le Monde des livres » leur a rendu visite. Dans le lieu de leur choix. Le temps d’une promenade stambouliote – pour de bon ou sans bouger –, chacun tentant d’expliquer ce qui l’attache ou le ravit, dans cette « ville reine, ville roi, ville déchue, schizoïde, palimpseste, ville des tumultes et des grands silences », selon les mots d’Enis Batur dans sa splendide Encyclopédie privée (Actes Sud, 2011). C’est dans l’Istanbul de L’Homme désœuvré, de Yusuf Atilgan (1921-1989), un roman détonant, à rebours des codes, publié en Turquie en 1959 (et qui vient d’être traduit chez Actes Sud), qu’Enis Batur a passé la plus grande partie de son enfance. Né en 1952, sur les plateaux d’Anatolie, il venait pour les vacances chez ses grands-parents, dans les faubourgs d’Istanbul, à Bebek, un village sur le Bosphore. Rendez-vous est pris un peu plus au sud, sur les quais d’Ortaköy. Loin du quartier historique (et touristique) de Sultanahmet, où Enis Batur, conseiller dans une maison d’édition, a l’un de ses bureaux. a Entretien avec Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature a Rencontres avec la comédienne Dominique Blanc, les écrivains Agnès Desarthe et Alaa El-Aswany ET AUSSI 6 a Histoire d’un livre Le Plus Grand Philosophe de France, de Joann Sfar Les écrivains Enis Batur et Ayfer Tunc à Sultanahmet, Istanbul. FERDI LIMANI/LE JOURNAL POUR « LE MONDE » a Essais La mosquée d’Ortaköy est en travaux – « Elle date du XIXe siècle : l’église orthodoxe et la synagogue sont beaucoup plus anciennes », relève notre hôte. Mais ce n’est pas de monuments, de son enfance ou de son père, ancien général et chef de l’armée de l’air, que l’auteur du Sarco- phage des pleureuses (Fata Morgana, 2000) et de Route serpentine (Actes Sud, 2014), a envie de parler. Poète, essayiste, écrivain prolifique, éditeur de renom, critique littéraire et intellectuel respecté, Enis Batur est un érudit d’exception, de la stature d’un Umberto Eco, d’un Alberto Manguel. Il n’est pas sûr, du reste, qu’il ait envie de parler. Son épouse, la peintre F. Tülin, est avec lui. On s’assoit devant le Bosphore. 8 a Le feuilleton Eric Chevillard a lu J. W. Ironmonger. Coïncidence ? Les noces du texte et de la voix out au long de cette année, au cours de notre cycle « Voix de femmes », coorganisé par l’Odéon - Théâtre de l’Europe, France Culture et « Le Monde des livres », nous avons pu expérimenter à quel point un texte littéraire, dès lors qu’il est mis non pas en scène, mais simplement en voix, se trouve soudain transfiguré. Si cette métamorphose est fascinante, c’est qu’elle relève aussi de la réminiscence : elle nous fait renouer avec Romans policiers et culture de masse sous le IIIe Reich lire la suite page 2 prière d’insérer j ea n b i r n baum T 7 la longue période de l’histoire humaine, de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle, où les textes écrits étaient d’abord les prétextes d’une cérémonie orale. Le temps d’une lecture publique, nous entrevoyons, même très imparfaitement, ce monde ancien que le linguiste Walter J. Ong (19122003) fit jadis revivre dans un ouvrage classique paru en 1982 et qui vient enfin d’être traduit en français (Oralité et écriture, Les Belles Lettres, 240 p., 27,50 €). Cahier du « Monde » No 21592 daté Vendredi 20 juin 2014 - Ne peut être vendu séparément Nous aurons du reste l’occasion d’y revenir la semaine prochaine. Depuis l’origine, ce que le jésuite Walter J. Ong nommait la « dynamique de l’oralité » distingue le Marathon des mots des autres manifestations littéraires. Chaque année, toute la ville de Toulouse retentit de nombreux textes d’écrivains, sur lesquels la création verbale jette ainsi une autre lumière. La voix du comédien « éclaire le texte de l’intérieur, l’effet produit est celui d’une loupe, très légère », note ainsi Agnès Desarthe, dont le nouveau livre sera lu par le comédien Gérard Desarthe à la Chapelle des Carmélites (lire page 4). Et tandis qu’au Théâtre du Capitole l’actrice Dominique Blanc portera l’écriture de Marguerite Duras, Denis Podalydès fera vibrer les mots d’Alaa El-Aswany au Cloître des Jacobins. C’est le metteur en scène Patrice Chéreau, récemment disparu, qui résuma le mieux ces retrou- vailles de l’écrit et de l’oral, ces noces de la littérature et de la voix, lui qui disait, à propos du Marathon des mots : « La curiosité est partout dans Toulouse, les textes sont partout, ils sont chez eux, des lieux les plus petits aux salles les plus grandes, l’envie de les entendre, de découvrir les auteurs est là, insatiable. Jamais trop de mots à entendre, jamais trop de représentations de toutes les tailles et de toutes les formes, une fringale studieuse, tel est le mot d’ordre. » p 10 a Rencontre Julian Fellowes, aristocrate et demi 2 | Le Marathon des mots 0123 Vendredi 20 juin 2014 Dans cette cité cosmopolite, à chaque auteur sa rive favorite, son quartier de prédilection, son café préféré L’Istanbul des écrivains suite de la page 1 S’il a choisi cet endroit, c’est parce que les rougets grillés y sont bons, que, le lundi midi, il n’y a jamais foule, et parce que c’est ici que « le grand-père de [sa] grand-mère paternelle », arrivé de Crète aux environs de 1850, a fondé les Etablissements des voies maritimes. Dans la Turquie de sa jeunesse, souligne Enis Batur, « toutes les villes étaient cosmopolites ». Lui, qui a fait traduire en turc près de deux mille ouvrages et romans étrangers – de Joyce à Derrida, en passant par Musil et Barthes – se sent « malade » devant la montée des nationalismes. Agnostique revendiqué, il se considère « comme un Européen », c’est-à-dire un « héritier des civilisations grecque et latine ». Son nouveau livre, La Mort de Geronimo (à paraître en septembre chez Galaade) est une « lecture de toutes les images possibles de la mort de Ben Laden ». Et Istanbul, dans tout ça ? Mais il y est. En plein. Promenez-vous dans ses livres : enfant du cosmopolitisme stambouliote du XXe siècle, Enis Batur est le plus amoureux de cette mégapole, « dont les artères ont poursuivi leur chemin à travers [son] corps ». Il lui a consacré un livre, publié il y a deux ans et quasiment intraduisible, vu l’énormité de la chose : une encyclopédie de quelque 2 000 pages… A l’image d’Istanbul. En un demisiècle, la ville a explosé, passant, du début des années 1960 à aujourd’hui, de 1 million à 16 millions d’habitants. Qui arrêtera ce flot ? Dans Gratte-ciel, thriller caustique de Tahsin Yücel (Actes Sud, 2012), ils sont neuf chats qui réussissent à terrifier, par leur seule présence, l’affreux Temel Diker, alias le NewYorkais, promoteur insatiable qui sème désastre et tours de vingt étages sur son passage. Formidables matous. Ils sont partout, dans les rues, les jardins, les livres. Les Stambouliotes les adorent, laissant pour eux des poignées de croquettes sur les trot- toirs. De ces félins idolâtrés, le journaliste Gündüz Vassaf vient de faire les héros d’un livre, richement illustré : « Les Chats d’Istanbul » (non traduit) est un roman politique en vers, ironisant sur l’affairisme des bourgeois islamistes. Quant à la romancière Ayfer Tunç, qui reçoit dans son appartement, perché au-dessus du quartier de Besiktas, elle s’excuse d’emblée de l’incivilité de sa chatte, Sirma, partie se cacher. D’Istanbul, où elle est arrivée en 1976, à l’âge de 22 ans, l’auteure de Nuit d’absinthe (Galaade, 2013) aime tout : les chats, bien sûr, les manifestants de la place Taksim, et « même les embouteillages ». Le quartier où elle aurait voulu nous emmener – elle n’en a pas le temps, hélas –, s’appelle Kurtulus. Elle y a vécu dix ans. « C’est l’un des coins d’Istanbul encore cosmopolite. On y trouve un cimetière chrétien et, un peu plus loin, un cimetière juif. » Dans une nouvelle (non traduite) qu’elle a écrite, on croise quelques-uns de ses habitants, vieux Arméniens pour la plupart, ombres discrètes, d’une « gentillesse exagérée, mais qui ne gâtait rien », comme il sied aux « minoritaires ». Ayfer Tunç n’est « pas fière » d’être devenue stambouliote, mais « heureuse ». A cause de « la liberté » que porte la ville, de sa diversité têtue, de « l’espoir » que les manifestations anti-Erdogan ont fait jaillir, enflammant le pays, d’Izmir à Ankara. « Ce n’est pas une coïncidence, si [le mouvement de protestation du parc] Gezi est parti d’Istanbul. Mai 1968 n’aurait pas pu commencer à Bordeaux… », s’amuse imprudemment le romancier Hakan Günday. L’auteur D’un extrême l’autre et de Ziyan (2013 et 2014, tous les deux chez Galaade) assure qu’il pourrait vivre « aussi bien au pôle Nord qu’au pôle Sud ». Mais il reconnaît, surpris, que c’est ici, à Istanbul, qu’il a écrit ses livres. Hakan Günday a fixé notre rendez-vous à Kadiköy (rive asiatique), « sous la statue du taureau » – imposante sculpture en bronze, sur laquelle des kyrielles de bambins se font prendre en photo. Le jeune écrivain aime ce quartier, ses bistrots, ses ruelles, la mer de Marmara à deux pas. C’est à la pâtisserie Baylan, fondée en 1923, non loin du débarcadère, que le gourmand Mario Levi achète ses kup griye (coupes grillées), « une folie », jure l’auteur d’Istanbul était un conte (Sabine Wespieser, 2011). Sorbet, miel, noix, crème fouettée et croquant : la recette n’a jamais varié. Le collège catholique Saint-Joseph, où chaque promotion d’élèves, depuis les années 1920 jusqu’à aujourd’hui, a été prise en photo (y compris Enis Batur ou le nouvelliste Orgun Tünkay) n’a pas changé d’un pouce, lui non plus. Une vieille librairie de bouquins d’occasion succède à une boutique de téléphones portables. Hakan Günday et son épouse, photographe, n’habitent pas loin, à Bostançi. « Istanbul change tout le temps, elle se soumet aux diktats des nouveaux arrivants, elle improvise – elle n’a pas de culture propre », assure le romancier. Aucun de ses livres ne parle d’Istanbul. La seule ville dont il a fait le personnage principal d’un de ses récits, c’est Berlin – « où je n’ai jamais mis les pieds », précise-t-il. Mais quand on lui demande quels sont les gens qui comptent, « Istanbul change tout le temps, elle improvise – elle n’a pas de culture propre » Hakan Günday écrivain dans sa vie d’écrivain, il ne cite que des Turcs – tous stambouliotes. Quant à son roman-fleuve, Ziyan, il a pour sujet l’histoire de la Turquie moderne, de Mustafa Kemal aux Kurdes du PKK, vue (ou rêvée) par un jeune soldat de 20 ans. Aucun lecteur ne s’en plaindra : cela se lit d’un trait, qu’on soit d’Istanbul, de Francfort ou de Toulouse. Stambouliote et nomade, Yigit Bener l’est aussi. En exil, après le coup d’Etat de 1980, cet ancien militant d’extrême gauche a vécu à Bruxelles et Paris, avant de revenir en Turquie, en 1990. Lui aussi s’est réjoui du mouvement de Gezi, qui a « mis en faillite les discours du pouvoir ». Les jeunes contestataires ont su « utiliser l’humour, au lieu de la langue de bois », jetant aux orties le vieux plomb du « militarisme révolutionnaire ». Il pense à voix haute, tout en marchant, comme il le fait dans ses écrits. Son Istanbul à lui est l’une des îles des Princes, en mer de Marmara : Heybeliada, c’est « la ville lente », dit-il. Un refuge aux senteurs de pins, figure principale de « Rose du matin », l’une de ses nouvelles. Il ouvre la marche : une heure et demie de promenade, parmi les sentiers ombragés. Pas de véhicules à moteur, hormis deux fourgons de l’armée. C’est sur cette « île de l’enfance » Le Marathon des mots pratique La 10e édition du Marathon des mots se tient à Toulouse et ses alentours du 26 au 29 juin 2014. La Turquie est à l’honneur cette année. Marguerite Duras, Michel Houellebecq et Michel Foucault sont eux aussi au centre de plusieurs manifestations. Programme complet et tarifs sur www.lemarathondesmots.com çaise, lit Istanbul. Souvenirs d’une ville, d’Orhan Pamuk (Gallimard). Samedi 28, 14 h 30, Toulouse, Cloître des Jacobins Samedi 28, 17 heures, Toulouse, Centre culturel Bellegarde Manuel Blanc et Marianne Denicourt lisent Moderato Cantabile (Minuit). a Michel Foucault a Marathon France Culture : Mercredi 25, 17 heures et 18 h 30, Toulouse, Librairie Ombres blanches a Turquie Banquet littéraire autour de l’écrivain turc Mario Lévi, animé par la compagnie Les Semeurs de mots. Mercredi 25, 20 h 30, Colomiers, Pavillon blanc Marie-Christine Barrault lit Neige, d’Orhan Pamuk (Gallimard), accompagnée à l’oud par Tarek Abdallah. Samedi 28, 16 heures, Toulouse, Cloître des Jacobins. Denis Podalydès, de la Comédie-Fran- Conférence sur le thème « Turquie, démocratie interdite », avec Ece Temelkuran, Murathan Mungan et Asli Erdogan, animée par Olivier Poivre d'Arvor. Dimanche 29, 12 heures, Toulouse, Centre culturel des chamois a Centenaire Marguerite Duras Jeudi 26, 20 heures, Toulouse, Théâtre du Capitole, Dominique Blanc et Philippe Calvario lisent L’Amant (Minuit). Michel Houellebecq Samedi 28, 14 heures, Toulouse, auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines Jacques Bonnaffé lit La Carte et le Territoire, de Michel Houellebecq (Flammarion). 15 heures, Toulouse, auditorium Saint-Pierre des Cuisines Analyse de l’œuvre de Michel Houellebecq, par Sylvain Bourmeau : « Michel Houellebecq, le roman de la France ». 21 heures, Théâtre national de Toulouse Performance de Michel Houellebecq et Jean-Louis Aubert. Rencontre avec Daniel Defert autour de son essai Une vie politique (Seuil), puis conférence de Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie sur Michel Foucault. Jeudi 26, 20 h 30, Toulouse, Salle du Sénéchal Dominique Reymond lit La Volonté de savoir (Gallimard) ; une lecture présentée par Edouard Louis. Vendredi 27, 11 heures, Toulouse, Salle du Sénéchal Projection de Foucault contre lui-même, documentaire de François Caillat (2014). et de la mort – plusieurs de ses amis chers sont enterrés ici – qu’Yigit Bener passe la moitié de son temps, là qu’il écrit. Sa femme et lui disposent d’un autre point de chute, un appartement à Bostançi. « J’ai toujours vécu dans deux langues, dans deux cultures. Etre dans un seul endroit, ça m’étouffe », souligne l’auteur d’Autres cauchemars, un recueil de nouvelles (Actes Sud, 2010). Traducteur de Céline et de Koltès, interprète de haut niveau (au service, entre autres, du premier ministre Erdogan), Yigit Bener a plus d’une corde à son arc. Son dernier livre (non traduit), compilation d’articles du début des années 2000, s’intitule – coïncidence ? – « La Promenade parfaite ». Quant à son prochain roman, Le Revenant, à paraître chez Actes Sud, il raconte son retour d’exil. Qui a dit que seuls les chats d’Istanbul avaient neuf vies ? Les écrivains aussi, aux voix multiples, qui résonnent d’un bout à l’autre de la planète, loin des enclos – oriental ou occidental – où des esprits bornés voudraient les enfermer. p Catherine Simon Le Marathon des mots | 3 0123 Vendredi 20 juin 2014 Orhan Pamuk : « Sur certains sujets, la Turquie est plus libre aujourd’hui » Le premier roman du Prix Nobel de littérature paraît en France, tandis que six lectures de son œuvre se tiennent à Toulouse entretien propos recueillis par guillaume perrier Correspondant à Istanbul O rhan Pamuk ne sera pas présent à Toulouse, mais son œuvre y fera l’objet de six lectures. Alors que le Prix Nobel de littérature 2006 fait paraître en France son premier roman, Cevdet Bey et ses fils, publié en Turquie en 1982, « Le Monde des livres » l’a rencontré à Istanbul. Les écrivains Hakan Günday sur le port de Kadiköy (ci-contre) et Yigit Bener dans son bureau, sur l’île d’Heybeliada (ci-dessous). FERDI LIMANI/LE JOURNAL POUR « LE MONDE » Pour l’œuvre de jeunesse qu’est « Cevdet Bey et ses fils », vous avez puisé dans votre propre histoire… C’est l’histoire d’une riche famille bourgeoise d’Istanbul, qui coïncide avec l’établissement de la Turquie républicaine et moderne. Le grand-père, Cevdet, comme le mien, a gagné énormément d’argent dans la construction des voies ferrées. Comme ma famille, la sienne vivait dans une vieille demeure ottomane puis a décidé, au nom de la modernité, d’habiter dans un immeuble. C’est l’invention de la bourgeoisie turque. J’ai vécu la même chose dans mon enfance. Cevdet Bey est le prototype du « nouveau riche ». N’y avait-il pas de bourgeoisie musulmane avant 1905 ? Bourgeois et musulman était un oxymore sous l’Empire ottoman. L’élite musulmane était présente dans l’armée, la bureaucratie, l’éducation. Les non-musulmans étaient dans les affaires. Il y a une certaine naïveté dans l’ambition de Cevdet d’être à la fois bourgeois et musulman, moderne et respectueux des traditions. Comme tous les Turcs, il a conscience de ces contradictions et cherche à y échapper. A l’intérieur des maisons, dans les classes supérieures turques, on trouve toujours des tapis épais et des buffets dans lesquels tous les objets ottomans sont rangés. J’adore faire attention à ce genre de détails. De même, ce livre met l’accent sur les réformes d’Ankara, qui semblent idéalistes, mais qui sont occidentalisées et autoritaires. L’atmosphère militaro-nationaliste combinée à la délicatesse de la vie bourgeoise. Mille et une maisons d’édition Peu ou tardivement traduite, la littérature turque reste « mal connue en Europe », regrette le poète Omer Erdem. Ce n’est pourtant pas faute de maisons d’édition : la Turquie en compte quelque 3 800, qui publient à tour de bras, de l’ouvrage religieux à la bande dessinée underground, faisant du pays « le deuxième producteur de livres (en quantité) du Moyen-Orient, derrière l’Iran », précise Timour Muhidine, qui dirige la collection « Lettres turques » chez Actes Sud. Quelques grandes enseignes se signalent par la qualité de leurs parutions, comme Yapi Kredi, Is Bankasi ou Can. Mais le « vrai changement », selon Timour Muhidine, réside dans l’apparition, « depuis dix ou quinze ans », de maisons d’édition musulmanes, telle Dergâh, qui publient des ouvrages de culture islamique ou mystique. Comme partout dans le monde, les romans policiers (turcs) sont ceux qui se vendent le mieux, indique le patron de l’agence littéraire Kalem, Mehmet Demirtas. Eclectique, à l’image du paysage éditorial turc, le 7e Festival du livre d’Istanbul, prévu en mai 2015, aura pour invité Alberto Manguel et comme thème principal l’Arménie. L’une des « fiertés » de l’agence Kalem est d’ailleurs d’avoir fait traduire en arménien Huzur (« Sérénité »), l’un des romans-cultes d’Ahmet Hamdi Tanpinar (1901-1962). Signe des temps : ce n’est plus à l’encontre des écrivains, aussi novateurs qu’ils soient, que les pressions s’exercent. « La censure frappe là où ça fait du bruit. Hier, c’était Nazim Hikmet, aujourd’hui ce sont les journalistes », relève le romancier Hakan Günday. C. S. pression politique ne passe plus par l’assassinat de gens dans les rues. Bien sûr, certaines vieilles méthodes sont toujours utilisées : quarante journalistes sont en prison. Mais le contrôle de la liberté d’expression passe d’avantage par l’achat de journaux, le renvoi de journalistes, les amendes… Pourriez-vous tenir plus facilement aujourd’hui vos propos sur le génocide arménien ? Oui : sur certains sujets, la Turquie est plus libre. Même le premier ministre a adressé des condoléances aux Arméniens de l’Empire ottoman. On peut désormais dire ce que l’on veut sur la question kurde, critiquer l’armée. En revanche, il n’y a pas de liberté lorsqu’il s’agit de critiquer le gouvernement. C’est dans ce contexte qu’a éclaté la révolte de Gezi, au printemps. Comment avez-vous vécu cette protestation contre le premier ministre ? Très intensément, tout comme les révélations sur la corruption. Ce sont deux événements majeurs pour la vie d’une nation. Dans une telle situation, dire « Je m’en fiche, ce qui compte, c’est mon roman » est impossible. Chaque jour apporte une révélation incroyable, vous êtes sous le choc et vous ressentez le besoin de la partager. Ce mouvement m’a rendu très heureux. Les classes supérieu- res et moyennes, qui ne sont plus protégées par l’armée, sont descendues dans la rue pour défendre la laïcité et leur liberté. Mais il faut être clair : cela comportait également une dimension nationaliste. Il n’était pas trop question de liberté d’expression ou du droit des Kurdes. Pour quel sujet êtes-vous prêt à vous battre aujourd’hui en Turquie ? Je n’ai jamais été un utopiste. Pas besoin de grandes théories pour résister. Je considère un critère comme essentiel : celui de la liberté d’expression. N’oubliez pas cependant que je suis un écrivain. Ma fonction ne consiste pas à savoir comment lutter mais comment représenter un fait, le rendre intelligible. Par exemple, mon but dans Neige (Gallimard, 2005) n’est pas de combattre les islamistes. Je cherche à comprendre un comportement. Un écrivain doit écrire, il ne peut pas faire davantage. Il faut être modeste. Si un écrivain pense pouvoir changer un pays, il deviendra très vite un écrivain frustré. Et n’écrira pas de bons romans. N’est-il pas plus facile de changer les choses après un prix Nobel ? Si. Et il ne faut jamais se plaindre d’avoir reçu le prix Nobel. Cela rend la vie plus facile. Cependant, dans un pays aussi divisé que la Turquie, une trop grande reconnaissance est aussi un poids indéniable. Dans le passé, je parlais spontanément. Désormais, je réfléchis à deux fois. Est-ce bon ? Est-ce mauvais ? A cause d’une trop grande responsabilité, l’enfant joueur que chacun a en soi est peut-être mort. p Ce roman, qui raconte une famille sur trois générations, de 1905 à 1970, peut-il, aujourd’hui encore, aider à comprendre la Turquie contemporaine ? Oui, parce que la laïcité est un critère essentiel des fondateurs de la Turquie moderne et de son élite. Une partie de moi est en colère contre cette bourgeoisie qui a imposé cruellement ou naïvement ses rêves occidentalistes irréalistes au reste de la société, essentiellement rurale et traditionnelle. Le livre est la chronique de ma relation d’amour et de haine à l’égard de cette bourgeoisie dont je suis issu. La nouvelle bourgeoisie marche-t-elle dans les pas de Cevdet ? Deux élites coexistent aujourd’hui. Il y a la vieille bourgeoisie, à laquelle appartient Cevdet, toujours prédominante. A ses côtés, une nouvelle élite émerge, anatolienne, conservatrice. Elle est entretenue par le parti d’Erdogan. Les révélations sur les affaires de corruption [qui éclaboussent le gouvernement] nous permettent de comprendre cette proximité. L’élite traditionnelle avait bénéficié des programmes ferroviaires lancés par l’Etat dans les années 1930, celle-ci de l’industrie de la construction soutenue par le gouvernement. De nombreux bouleversements politiques se sont produits en Turquie ces dernières années. Après avoir, en 2005, évoqué le génocide arménien et le massacre des Kurdes, vous aviez reçu des menaces de mort en plus d’être inculpé pour insulte à la nation. Aujourd’hui, vous sentez-vous plus en sécurité ? Absolument. Je n’ai plus qu’un garde du corps, contre trois auparavant. La ré- Orhan Pamuk. DANIEL JOSEFSOHN/FOCUS/COSMOS L’invention de la bourgeoisie turque « IL SE SENTAIT serein et invincible, comme s’il portait une armure invisible qui le protégeait en permanence. Il posa les yeux sur l’inscription au-dessus du magasin : Cevdet Bey et fils. Quincaillerie-Import-Export. Il n’avait pas encore de fils ni commencé l’exportation, mais les deux choses étaient dans ses projets. » Lorsque s’ouvre Cevdet Bey et ses fils, nous sommes en 1905, à une époque où les élites turques contestent de plus en plus le despotisme et la manière de gouverner des dirigeants ottomans – le sultan Abdülhamid II vient d’ailleurs d’échapper à un attentat. Cevdet Bey, un marchand musulman, s’est installé avec son épouse à Nisantasi, un quartier occidentalisé d’Istanbul, qui fut aussi celui où Pamuk a grandi. On va le suivre, lui et sa descendance, sur trois générations, au fil d’une saga qui raconte l’ascension des bourgeois musulmans d’Istanbul, leurs relations avec l’armée, la bureaucratie ou la politique – tout ce qui, plus tard, aura une influence décisive sur la Turquie moderne. Publié en turc en 1982, Cevdet Bey et ses fils est le premier roman d’Orhan Pamuk. Loin des ouvrages plus oniriques et modernistes de la maturité, ce premier livre – qui contient déjà en germe de nombreux thèmes de prédilection du Prix Nobel – peut aussi se lire comme un salut romanesque à l’histoire de sa propre famille. p florence noiville cevdet bey et ses fils (Cevdet Bey ve ogullari), d’Orhan Pamuk, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Gallimard, « Du monde entier », 768 p., 25,90 €. 4 | Le Marathon des mots 0123 Vendredi 20 juin 2014 La comédienne Dominique Blanc parle de l’auteure de « L’Amant », texte qu’elle va lire sur la scène du Théâtre du Capitole Alaa El-Aswany lu par Denis Podalydès : « Un bonheur » Au début d’Automobile Club d’Egypte, l’auteur, qui vient de mettre un point final à son roman, reçoit la visite de deux de ses personnages, révoltés par la manière dont ils sont traités. « Il manque au roman nos sentiments et nos idées, plaidentils. Nous avons le droit de parler de nous-mêmes. » Avant d’être chassés par l’auteur scandalisé, les personnages lui laissent un DVD, qui est la copie, améliorée par leurs soins, du roman initial. C’est cette version qui est, bien entendu, donnée à lire. Offrir « une nouvelle vie au texte », le laisser s’échapper : la lecture, par Denis Podalydès, d’un extrait de ce livre lors du Marathon des mots relève du même « bonheur », souligne Alaa ElAswany, joint par téléphone. La lecture publique, « un vrai pari. Et qui me plaît » rencontre raphaëlle leyris M arguerite », dit-elle. Tant est grande l’intimité que Dominique Blanc a nouée avec Duras, elle qui joua pendant près de quatre ans, seule sur scène, La Douleur, dans une mise en scène de Patrice Chéreau et du chorégraphe Thierry Thieû Niang. Mais c’est un autre texte de l’écrivaine, L’Amant, que l’actrice a eu envie de donner à entendre pour l’ouverture du Marathon des mots, qui célèbre le centenaire de sa naissance. Un roman (prix Goncourt 1984) découvert lors de sa parution chez Minuit et que Dominique Blanc aime « énormément » : « Je pense qu’y sont rapprochés tous les thèmes de Marguerite : l’Indochine, bien sûr, l’éducation amoureuse, le fantôme de l’inceste qui plane, la solitude extrême de deux êtres… Cela, dans une langue en apparence très simple, alors qu’elle est une grande architecte. » Elle lira, le 26 juin, avec l’acteur Philippe Calvario « un montage de passages qui tournent beaucoup autour de la volupté, avec des scènes d’une sensualité superbe ». L’histoire d’amour de Dominique Blanc avec l’œuvre durassienne remonte à l’adolescence et à la lecture, en classe de première, à Lyon, d’Un barrage contre le Pacifique (1950), à l’initiative d’un professeur de français. A l’époque, Dominique Blanc se targuait de « ne pas être une littéraire », pour se démarquer de l’une de ses sœurs aînées (la fratrie compte cinq enfants), « toujours plongée dans ses livres ». Mais le Barrage l’a emportée : « C’était formidable d’avoir affaire à un écrivain vivant, qui parlait de gens de notre âge. » A 20 ans, la rencontre de Dominique Blanc avec le théâtre, tout en mettant un terme à sa future carrière d’architecte, scelle le début de sa passion pour la littérature. Amusante coïncidence : la première fois que, devenue comédienne, au début des années 1980, elle livre une lecture en public, c’est un texte de Madame de Duras (1777-1828), amoureuse de Chateaubriand qui se laissa mourir : « Une héroïne de Duras tout court », dit Dominique Blanc, avant de raconter en riant cette soirée, rendue « apocalyptique » par le mistral : « Ça n’a pas dû être épatant. » Mais le goût des lectures publiques était pris : « Il n’y a pas de décor, pas toujours de lumières, c’est un exercice ingrat, très peu artificiel… Et ça me plaît », résume-t-elle de sa voix claire, qui détache chaque syllabe. « Il n’y a que la beauté des mots et l’excellence de votre travail qui font que les gens vont partir avec vous. C’est un vrai pari. » La force du texte à défendre Que ce soit au théâtre, au cinéma ou à la télévision, la force du texte à défendre, « son intelligence et sa justesse », est le premier critère de choix de la comédienne, qui juge avoir toujours été « chanceuse » de ce point de vue, au fil de sa carrière. Depuis près de vingt ans, elle cultive des liens singuliers avec des textes lus ou dits pendant des années. Ainsi, d’un montage de poèmes et lettres de René Char (auteur dont elle dit qu’il la « réconcilie avec l’existence »), créé pour une lecture à l’Odéon, en 1995, avec Michel Piccoli et Paul Veyne. De cette soirée est né un spectacle qui fut joué jusqu’en 2005, « au moindre creux compatible dans nos emplois du temps », se souvient celle qui avait en charge les poèmes d’amour – « C’est ce qu’il y a de plus dur à faire passer ; ce Char-là, il faut l’éclairer, l’illuminer. C’était ma tâche d’instrumentiste. » En 2007, Patrice Chéreau, qui l’a dirigée, entre autres, au cinéma dans La Reine Margot (1994) et au théâtre dans Phèdre (2003), lui propose de se lancer dans des lectures à deux de La Douleur (POL, 1985), qui raconte l’attente de son Dominique Blanc lisant « La Douleur ». ROS RIBA Photos de Marguerite Duras chez l’homme qui a inspiré « L’Amant ». BÉNARD/ANDIA.FR mari, Robert Antelme, déporté. Ce texte, Marguerite Duras disait qu’elle l’avait écrit sur le moment et oublié, jusqu’à ce qu’elle le retrouve dans « deux cahiers des armoires bleues de Neauphle-le-Château ». En 2008, Dominique Blanc demande à Chéreau la possibilité de dire le texte seule, dans une mise en scène de lui. En plus de 200 représentations, elle porte La Douleur des plus petites salles de province française au Brésil et au Japon. Après une soirée à Bruxelles, en 2012, Patrice Chéreau lui demande d’arrêter. « Cela ne m’a pas réjouie, mais il était hors de question de jouer contre sa volonté. Cette décision avait sans doute à voir avec sa maladie, mais on n’en a jamais reparlé… » Elle ne doute pas qu’un jour elle repartira sur les routes avec ce « grand texte humaniste, universel », qui n’a besoin que d’elle-même pour le dire et de « [son] homme », éclairagiste, pour la mettre en lumière. Elle qui cherche chez un écrivain une voix mais aussi « un tempérament », « un engagement », se réjouit de voir que le personnage « trop encombrant » de Duras dans ses dernières années a cessé de masquer son œuvre. Elle est heureuse que puissent découvrir ses livres, sans a priori, « tous ces jeunes gens qui ne connaissent pas la dame au col roulé avec ses grosses lunettes et ses bagues, celle qui emmerde Bernard Pivot avec ses silences et ses phrases définitives… » Grâce à Dominique Blanc, notamment, ils sont en mesure de rencontrer « Marguerite ». p Dominique Blanc et Philippe Calvario lisent « L’Amant », de Marguerite Duras, jeudi 26, 20 heures, au Théâtre du Capitole, A lire sur Lemonde.fr/livres : « Keskèli ? Dominique Blanc » Zone neutre Le romancier cairote n’en est pas à son coup d’essai. Fidèle du festival toulousain, l’auteur de L’Immeuble Yacoubian (Actes Sud, 2006) dit éprouver, chaque fois que l’un de ses textes est lu en public, un semblable plaisir, doublé d’appréhension : « C’est une expérience forte et utile, qui m’aide beaucoup dans mon travail d’écriture. » Il se souvient encore, « avec émotion », de la lecture, par Omar Sharif, d’extraits de ses livres. « Quand on lit – j’en serais moi-même incapable –, il faut se placer dans une zone neutre, garder la bonne distance, afin de laisser un espace pour ceux qui écoutent », remarque Alaa El-Aswany. Quand des lectures de ses textes sont faites dans une langue qu’il ne comprend pas – l’allemand, par exemple –, Alaa El-Aswany en fait son miel : « Je suis le texte sur le visage des spectateurs, comme une ombre chinoise. » Automobile Club d’Egypte fait le portrait de la société cairote au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors que le pays est dirigé par le jeune roi Farouk et que le vieux système politique se lézarde de toutes parts. C’est une fresque pleine d’ironie, tendre et cruelle, couleur sépia. « J’ignore absolument quelle partie du livre Denis Podalydès a choisie. Que ce soit lui qui lise me rend content et fier. J’attends ! », se réjouit le romancier. p c. s. Denis Podalydès lit « Automobile Club d’Egypte », samedi 28, 20 heures, au Cloître des Jacobins, à Toulouse. a Automobile Club d’Egypte (Nâdï al-sayyâdrât), d’Alaa El-Aswany, traduit de l’arabe (Egypte) par Gilles Gauthier, Actes Sud, 542 p., 23,80 €. « Avec un excellent lecteur, le texte continue de m’appartenir » Agnès Desarthe publie un recueil de nouvelles, « Ce qui est arrivé aux Kempinski », qu’elle lira à Toulouse avec Gérard Desarthe florence bouchy P our Agnès Desarthe, publier Ce qui est arrivé aux Kempinski représente à la fois « un aboutissement et une victoire ». Alors qu’elle écrit des nouvelles « depuis toujours », elle n’avait jamais eu la possibilité d’en proposer un recueil, tant la forme brève, en littérature française, suscite peu d’enthousiasme chez les éditeurs. Elle en réalisera avec d’autant plus de plaisir la lecture publique en duo avec Gérard Desarthe, le 26 juin, à 21 h 30, à la Chapelle des Carmélites « Lorsque le livre est publié, il vous échappe, les lecteurs se l’approprient, et c’est tout à fait normal. La lecture publi- que, explique l’écrivaine, est une occasion unique de montrer le texte dans l’état où il a été créé, de le faire exister comme il a été écrit dans ma tête. » Dans cette perspective, on pourrait s’étonner que l’auteure partage cette lecture avec un acteur, fût-il son beau-père. « Quand je travaille avec un excellent l ecteur – ce qui n’est pas le cas de tous les comédiens –, j’ai l’impression que le texte continue de m’appartenir. » « Quand Gérard Desarthe lit mes nouvelles, ajoute-t-elle, j’ai l’impression qu’il éclaire le texte de l’intérieur. Il en a une compréhension si fine que l’effet produit est celui d’une loupe, très légère. » L’écriture d’Agnès Desarthe se prête sans doute particulièrement bien à la lecture à haute voix. Qu’il s’agisse d’un monologue intérieur, au style indirect libre, comme dans « Une leçon de vol libre », d’un dialogue entre un écrivain et une vieille dame, au wagon-bar d’un TGV, dans « Pseudonyme », ou de récits en- châssés, toujours explicitement adressés à un auditeur-lecteur, dans « La Table de Mendeleïev », les nouvelles travaillent toute l’oralité, et la mettent en scène. « Tout ce que j’écris, affirme l’écrivain, est toujours oral. Je n’ai jamais publié quelque chose qui ne puisse pas être lu. J’écoute ce que j’écris : il faut que ça sonne ! » Incongruité du quotidien Cette oralité du texte, très travaillée mais cherchant à susciter le sentiment du plus grand naturel, permet paradoxalement, dans les nouvelles d’Agnès Desarthe, l’irruption d’une forme de merveilleux ou de surnaturel, qui ne sont parfois que les autres noms de l’incongruité ou de l’absurdité, délicieuse ou tragique, du quotidien. Au fil du recueil, on s’entretient régulièrement, et sans s’en étonner, avec un diable plus ou moins amoureux de la femme qui lui parle (« Dans l’oreille du diable »). On part se promener, puisqu’« Il ne se passe jamais rien ici », et l’on est accosté par un faisan prétendant être la réincarnation d’un « poilu » de 1914. Un couple hésite à se marier, et voilà que nous est révélée l’existence d’un « Comité » que chacun peut consulter pour trancher ses dilemmes. Il est « efficace, mais son activité est spasmodique, soumise à la météo et aux caprices des humeurs ». « Nous sommes davantage une instance consultative, explique l’un de ses membres, un regard sur le monde. Les gens sentent une sorte d’aura bienveillante autour d’eux, cela les rassure et les stimule. » Quant à savoir « Ce qui est arrivé aux Kempinski », le mystère reste entier. L’héroïne de la nouvelle est une historienne, mais ses recherches, exclusivement consacrées à la Shoah, font fuir tous ses prétendants. Elle rencontre enfin un pasteur berlinois, tout aussi passionné qu’elle par le sujet. Mais n’en disons pas plus, et lais- sons Agnès Desarthe nous conter leurs aventures. Car c’est bien de contes qu’il s’agit, et du plaisir qu’on trouve à les lire comme à les écouter. « Je me suis toujours demandé, dit Agnès Desarthe, pourquoi certaines choses s’arrêtent dans la vie, alors qu’elles sont très bien. Quand on est enfant, on nous lit des histoires. J’aimerais que cette bonne pratique continue à l’âge adulte. Voilà pourquoi j’encourage toujours les gens à me demander de lire mes textes ! » p Agnès et Gérard Desarthe lisent « Ce qui est arrivé aux Kempinski » jeudi 26, 21 h 30, à la Chapelle des Carmélites, à Toulouse. ce qui est arrivé aux kempinski, d’Agnès Desarthe, L’Olivier, 198 p., 17,50 €. Signalons, du même auteur, la parution en poche de Comment j’ai appris à lire, Points, 146 p., 5,70 €. Littérature | Critiques | 5 0123 Vendredi 20 juin 2014 « La Langue des signes », deuxième recueil de nouvelles du Brésilien Luiz Schwarcz, est empli d’autodérision, d’humour et d’émotion Tessons de souvenir D’ L’insignifiant qui nous fait signe Attablé au café de Flore, Luiz Schwarcz, de passage à Paris, raconte comment il a commencé à écrire. « A 40 ans, j’ai sombré dans une grave dépression, dit-il. Je me suis mis à prendre des notes pour un roman. Un roman plus ou moins autobiographique. Le livre n’a pas vu le jour, mais il en est resté des thèmes. » Des thèmes, des fragments, des éclats qui ont donné naissance à des nouvelles. Un petit garçon qui fait l’apprentissage du monde à travers la fenêtre d’un jardin d’hiver. Ou un homme qui songe à écrire ses Mémoires tout en se moquant bien de l’homme en lui qui songe à écrire ses Mémoires… Autodérision, humour discret, émotion contenue : La Langue des signes, le deuxième recueil de nouvelles qui nous arrive aujourd’hui, s’inscrit dans cette même veine. Polies et repolies, pareilles à des galets bien ronds, ces onze histoires sont de forme et de facture parfaites – « En tant qu’éditeur, je suis très dur avec moi-même, admet Schwarcz. Je coupe, je coupe, je coupe… » Ce qu’il reste ? a Ne me dis pas que tu as peur (Non dirmi che hai paura), de Giuseppe Catozzella, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, 282 p., 19,50 €. La quête des origines PLAINPICTURE/MARIE DOCHER Des bribes de mémoire. De l’évanescent qui soudain prend sens. De l’insignifiant qui nous fait signe. C’est, par exemple, un adolescent qui, pour soigner sa mycose, passe de longues heures à prendre des bains de pieds dans un bidet. Le permanganate de potassium qu’il utilise colore l’eau en violet, et « dans les variations mauves du bidet », il lit l’avenir « comme les chiromanciennes dans les lignes de la main ». C’est une jeune femme qui devient peu à peu obsédée par le syndic trop inquisiteur de son immeuble. Ou encore l’épouse du narrateur, la langue des signes passionnée par Beethoven (Linguagem de sinais), autant que par la langue des de Luiz Schwarcz, sourds-muets, et qui, croisant traduit du portugais ses deux sujets de prédilec(Brésil) par tion, finit elle-même par ne Michel Riaudel, plus s’exprimer que par siActes Sud, gnes (« Si, quand je rentrais 112 p., 12,80 €. chez nous, j’entendais l’andante de la Symphonie pastorale, cela signifiait une atmosphère paisible ; en revanche, les derniers quatuors de Beethoven annonçaient l’imminence d’une tempête. »). De père hongrois et de mère croate, tous deux émigrés au Brésil avant sa naissance, Schwarcz doit son amour des textes à plusieurs fausses couches. « Ma mère était une grande lectrice, raconte-t-il. Après ma naissance, elle a perdu deux enfants. Lorsque j’ai eu 8 ans, elle s’est trouvée de nouveau enceinte. Pour que je reste tranquille et ne la fatigue pas, elle m’a offert quantité de livres que je dévorais au lit, à côté d’elle. Je suis devenu lecteur comme je suis devenu écrivain, par hasard. » La méthode Schwarcz ? Partir d’une réalité minuscule et l’étirer en tous sens, la diffracter de telle sorte qu’elle résonne avec nos vies à tous. « La mémoire nous trahit, elle retient des fragments sans importance pour finalement les jeter aux oubliettes de l’anonymat », écrit-il dans Eloge de la coïncidence. Tout se passe comme s’il ramassait un à un ces fragments, ces tessons de souvenirs. Comme s’il les débarrassait de leur poussière, les alignait méticuleusement sous nos yeux et nous invitait à les contempler avec lui. En silence. Comme on regarderait une installation d’art contemporain. Sans chercher à tout comprendre. En acceptant la part de mystère. Ce n’est pas un hasard si tous ses narrateurs sont des taiseux ou des contemplatifs. Aucun d’eux ne pourrait renier cette jolie formule du poète espagnol Rafael Alberti placée en exergue du livre : « Je n’ajouterai rien à ce que je n’ai pas dit. » p Du pouvoir subversif du cricket en Afghanistan L’Indien Timeri Murani livre un hymne au plus fair-play des sports – et à la démocratie esther attias A u cricket, la violence n’est pas admise. Le fairplay y est une valeur gravée dans la roche. En 2000, quatre ans après avoir imposé en Afghanistan la charia, interdisant toute forme de divertissement, les talibans se firent pourtant les champions de ce sport. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Ce n’étaient pas les valeurs du cricket – dont le code vestimentaire satisfait selon eux aux règles de la loi islamique – qui suscitaient leur intérêt : le jeu leur permettait de prouver à l’Occident que l’Afghanistan lui aussi pouvait être une nation sportive. L’équipe victorieuse irait se perfectionner Fatal périple Pour réaliser son rêve d’athlète, la jeune Somalienne Saamiya Yusuf Omar était prête à tout. Même à tenter le plus dangereux des voyages : celui des migrants qui traversent la Méditerranée en direction des côtes italiennes. De l’histoire vraie de cette sportive africaine, Giuseppe Catozzella a tiré un livre magnifique et bouleversant raconté à la première personne par son héroïne. Elle y retrace son odyssée, depuis son enfance dans Mogadiscio en guerre, où elle commence à courir. En 2008, l’athlète participe aux Jeux olympiques de Pékin ; puis, décidée à s’entraîner en Europe avant ceux de Londres, elle affronte les risques d’un long voyage sur les routes de l’immigration clandestine. Ce périple de cinq mois lui sera fatal. Dans les pages saturées d’émotion de Ne me dis pas que tu as peur, le romancier et journaliste italien évoque avec réalisme et justesse le destin de Saamiya Yusuf Omar, les souffrances qu’elle a pu endurer, mais aussi sa force de jeune femme n’ayant jamais arrêté de rêver. A travers cette histoire tragique, ce sont toutes les tentatives d’exil, silencieuses et dramatiques, qui ont lieu chaque jour de l’autre côté de la Méditerranée, qu’il rappelle à nos consciences. p fabio gambaro florence noiville habitude, ce sont les éditeurs qui donnent naissance à des auteurs. C’est, comme on dit, dans l’ordre des choses. Mais Luiz Schwarcz est une exception. A l’origine, il est éditeur – il est même le fondateur de la prestigieuse maison d’édition brésilienne Compahia das Letras. Et dans son cas, ce sont… ses auteurs qui ont fait de lui un écrivain. Jusque-là, il griffonnait clandestinement. Des textes courts, des nouvelles pleines de grâce, jouant au yo-yo entre les deux infinis. Un jour, ça s’est su. Ses auteurs l’ont lu et l’ont aimé. Ils l’ont même menacé : « Si tu ne les publies pas, c’est moi qui les publierai sans ton accord », lui a dit l’écrivain argentin Tomas Eloy Martinez. Bref, il a presque fallu arracher ses manuscrits au trop modeste Luiz Schwarcz pour qu’il consente enfin à les voir se transformer en livres. En France, le premier est paru chez Actes Sud sous le titre Eloge de la coïncidence. C’était en 2007. « Il est curieux que cet Eloge soit le premier livre de Schwarcz, écrivait alors l’écrivain Alberto Manguel dans la postface. Il se lit comme un résumé de nombreux livres antérieurs, la distillation de quantité de pages traitant de sujets divers et qui, reliées ensemble par une main devenue expérimentée, composent un petit chef-d’œuvre. » Sans oublier au Pakistan. Une occasion que certains joueurs saisirent immédiatement pour s’enfuir… De cette anecdote véritable, Timeri N. Murari tire ici son quatorzième roman. Le goût de l’histoire et de l’exactitude, cet écrivain indien de 73 ans l’a hérité de sa longue carrière de journaliste en Grande-Bretagne. « Les romans ont beau être de la fiction, si on se trompe, les lecteurs nous écrivent pour nous le faire remarquer », confiait-il au « Monde des livres » lors d’un récent passage à Paris. A Kaboul, sur le terrain, Timeri Murari a donc beaucoup enquêté ; ce livre, il y pense depuis que l’« Emirat islamique d’Afghanistan » a fait une demande d’affiliation à l’International Cricket Council. C’était il y a quatorze ans. Dans Le Cricket Club des talibans, la fiction se déploie comme en feuilleton. L’intrigue, bien rythmée, est cadrée par des cliff- hangers, ces fins de chapitre laissées en suspens qui appellent irrésistiblement la lecture du suivant. D’incroyables subterfuges En Afghanistan, à l’époque du roman, personne n’avait entendu parler de cricket. Personne sauf Rukshana, la narratrice, une jeune journaliste qui a fait partie de l’équipe féminine de son université, en Inde. Mais sous la domination impitoyable des talibans, la place de la femme est « chez elle ou dans la tombe ». Pas sur un terrain de cricket ! C’est donc travestie en garçon, et au prix d’incroyables subterfuges, que Rukshana va former son frère et ses dix cousins à l’art de la balle et de la batte. Son objectif : constituer une équipe, gagner le tournoi et… disparaître. Un projet risqué au moment où Wahidi, le chef des talibans, a fait connaître son désir de l’épouser… Pour Timeri Murari, le cricket est une métaphore. « C’est un jeu qui met en avant l’excellence individuelle et qui dépend des actes et de la confiance de chaque joueur, fait-il dire à sa protagoniste. Il y a un capitaine, mais ce n’est pas un dictateur qui donne des ordres. » Jeu démocratique fait d’actions et de suggestions, le cricket permet au joueur de s’exprimer, de se dévoiler, de défier les forces du pouvoir. « J’écris sur les formes discrètes de la subversion », dit Murari. Ce que montre son roman, c’est comment, dans le cadre étroit d’une dictature, le jeu peut devenir pour l’opprimé un formidable outil de résistance. p le cricket club des talibans (The Taliban Cricket Club), de Timeri N. Murari, traduit de l’anglais (Inde) par Josette Chicheportiche, Mercure de France, 480 p., 25,80 €. Eveline et son mari coulent des jours paisibles à Evergreen, au cœur des forêts du Minnesota. Mais une lettre arrive : Emil doit partir pour l’Allemagne, au chevet de son père mourant. La seconde guerre mondiale éclate, les frontières sont fermées, et Emil se trouve enrôlé dans l’armée allemande. Restée seule avec leur fils, sa femme est violée par un inconnu. Naît une petite fille qu’Eveline abandonne dans un orphelinat tenu par des religieuses. Des années plus tard, l’enfant, meurtrie et méprisée par son entourage, se résoudra elle aussi à de douloureux sacrifices… Dans ce premier récit traduit en français, la romancière Rebecca Rasmussen conte l’émouvant destin d’une famille américaine sur trois générations, de 1938 à 1972. Evergreen condense en échos subtils ces existences entachées par la honte et le remords. Derrière la saga familiale se déploie une puissante interrogation sur la faute et la quête des origines. Un hymne gracieux, d’une belle maîtrise, à ceux qui, malgré les affronts et les injustices, ont su se relever pour tracer leur chemin. p paloma blanchet-hidalgo a Evergreen, de Rebecca Rasmussen, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josette Chicheportiche, Mercure de France, 432 p., 25,50 €. La vie, manuel de l’utilisateur « Pendant des années, les rouages de la Volkswagen sont restés un des grands mystères de l’ouest du Massachusetts… », peut-on lire dans Comment élever votre Volkswagen. Cet ouvrage du journaliste américain Christopher Boucher, né en 1978, est un manuel loufoque d’exercice de la vie. Un livre qui, à travers la métaphore filée de la mécanique automobile, prétend démonter la mécanique de l’existence. Reprenant fidèlement le titre et les têtes de chapitre d’un manuel de l’utilisateur de 1969, Christopher Boucher tente de répondre aux questionnements les plus quotidiens de la vie familiale. Comment prendre soin de ses proches ? Comment accepter et surmonter la mort d’un père ? Grâce à une profusion de néologismes, l’auteur nous embarque dans un monde sensible auquel ses propres expériences de la souffrance servent de carburant. Un livre drôle pour tous ceux qui refusent de désespérer. p amaury giraud a Comment élever votre Volkswagen (How to Keep Your Volkswagen Alive), de Christopher Boucher, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Théophile Sersiron, dessins de Matthias Lehmann, Nouvel Attila, 246 p., 20 €. Un anti-don Juan Paul, jeune Berlinois, s’enlise dans ses fantasmes amoureux et professionnels. Sa vie est terne, tout juste rythmée par des promenades autour du lac de Grunewald ou, plus rarement, par d’épisodiques rapports sexuels avec l’amicale Birgit. Un jour, pourtant, Paul accepte un poste temporaire à Malaga, en Espagne. Il y fait la connaissance de Maria, 25 ans, mariée et enceinte, mais irrésistiblement sensuelle. Les mois passent. De retour en Allemagne, Paul ne cesse de s’interroger. Lors de leur séparation, il a mal compris les mots d’adieu de Maria. Quelles paroles, alors inaudibles, sa maîtresse espagnole a-telle bien pu lui crier ? Le Disparu (Hachette, 1999) avait consacré Hans-Ulrich Treichel comme l’un des auteurs allemands les plus remarquables de sa génération. De portraits en monologues intérieurs, Le Lac de Grunewald séduit avant tout par son ironie. Le rire n’est jamais loin, non pas sarcastique mais tendre. En réL’IMPÉRISSABLE BIBLIOTHÈQUE sulte une savoureuse à COLONNADES de PARINGER chronique d’échecs sentimentaux, où sont livrés, pêle-mêle, les affres et les délires d’un anti-don Juan. p p. b.-h. a Le Lac de Grunewald (Grunewaldsee), de Hans-Ulrich Treichel, traduit de l’allemand par Barbara Fontaine, Gallimard, « Du monde entier », 208 p., 19,90 €. Changez de perspective, en allant chercher un bon livre ... Tous modèles à vos mesures, et même au fur et à mesure. Doc sur demande. ... Mieux : Une visite ! ... PARINGER, 121, rue du Cherche-Midi - Paris 6e Tél. : 01.42.22.22.08 - www.paringer.fr 6 | Histoire d’un livre 0123 Vendredi 20 juin 2014 Libéré de ses chaînes, le film devint livre Le dessinateur, cinéaste et écrivain Joann Sfar voulait tourner un film qui, autour de l’esclavage et des Lumières, aurait moqué les bonnes consciences. Faute de financement, il en a tiré, de bon cœur, un roman raphaëlle leyris D’ un film qui ne se tourne pas, il ne reste, d’ordinaire, que des regrets. Mais si le long-métrage tombé à l’eau a failli être signé par le prolixe Joann Sfar, vous pouvez être sûr que le projet abandonné a donné naissance à d’autres œuvres. Prenez Le Plus Grand Philosophe de France, son deuxième roman : ses 550 pages n’auraient pas été écrites si l’auteur de la série BD Le Chat du rabbin et du film Gainsbourg, vie héroïque (2010) avait pu réaliser Les Lumière de la France. Entre 2011 et 2012, il en avait écrit le scénario et réuni le casting, « un casting qui [le] rendait fou de joie : il devait compter JeanPaul Rouve, Aure Atika, Maïwenn, Claude Rich, Gérard Lanvin… ». Tous avaient dit « oui » à ce « film en costumes », situé au XVIIIe siècle et voué à « se moquer des prétentions universalistes françaises », à travers l’histoire d’un philosophe partagé entre son confort d’individu profitant financièrement du négoce des esclaves et ses réflexions sur l’émancipation – il en venait à justifier l’esclavage au nom des Lumières. Un film que son auteur avait conçu pour être « très provocateur à l’égard de la bonne conscience de gauche » et dont la trame « faisait marrer toute l’équipe ». Afin de donner corps à l’histoire qu’il voulait raconter, Joann Sfar, tout en écrivant son scénario, s’était lancé dans une bande dessinée : le tome I des Lumières de la France est ainsi paru chez Dargaud en août 2011 : « J’avais besoin de voir vraiment mes personnages, se souvient L’acteur Jean-Paul Rouve, pressenti pour le rôle principal des « Lumières de la France ». Dessin de Joann Sfar tiré de « Journal de merde » (Gallimard, 2013). GALLIMARD aujourd’hui Sfar. Si vous faites attention, ces planches étaient quasiment des recherches d’ambiance pour un film. » On y rencontrait le comte philosophe et son am- Un grand éclat de rire et d’effroi IL Y A Pietr Cohen, bonimenteur hollandais qui se pique de spinozisme sans avoir lu L’Ethique. Devenu pirate, il se révolte quand il apprend qu’il ne peut pas participer au commerce d’esclaves – le Code noir l’interdit aux juifs comme aux protestants ; après un passage sur une île où hommes et femmes se font la guerre, il va se lancer dans la politique. Il y a le comte Alarmé de l’Implication, aristocrate de Bordeleau, qui rêve de C’est d’actualité « Le Docteur Jivago » au cœur de la guerre froide devenir le plus grand philosophe de France, néglige son épouse et réfléchit à l’émancipation tout en tirant profit de l’esclavage. Il y a le petit Pinoquillo, enfant obèse d’un roi africain, persuadé que la France est la patrie du sucre, et qui, pour gagner cette terre promise, s’embarque à bord d’une galère sur laquelle s’entassent les hommes vendus par son père. Il y a aussi un Dieu à grande barbe qui jette un œil distrait à ses créatures entre deux parties de badminton. A force d’ignominie, le commerce triangulaire inspire un grand éclat de rire et d’effroi à Joann Sfar, qui prend la forme de ce roman d’aventures ne reculant devant aucune loufoquerie ou réplique grinçante. Son auteur revendique en riant l’influence d’Angélique et le sultan. Mais, avec ses scènes de baston, ce conte philosophique fait aussi penser à un Astérix au siècle des Lumières. p r. l. le plus grand philosophe de france, de Joann Sfar, Albin Michel, 560 p., 23 €. Signalons, du même auteur, la parution d’A bicyclette. Un tour en France, Gallimard/France inter, 320 p., 26,50 €, et de Normal, Dargaud, 104 p., 10 €. C’EST UNE INCROYABLE HISTOIRE d’espionnage qu’ont dévoilée Peter Finn, journaliste au Washington Post, et l’universitaire Petra Couvée dans leur essai sorti aux Etats-Unis le 17 juin, The Zhivago Affair. The Kremlin, the CIA, and the Battle Over a Forbidden Book (« L’affaire Jivago. Le Kremlin, la CIA et la bataille autour d’un livre interdit », Pantheon), à paraître en France chez Michel Lafon en 2015. Peter Finn explique au Monde des livres quel important enjeu représenta Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak (Gallimard, 1958), dans la guerre idéologique que se livraient l’Est et l’Ouest. Comment a débuté « l’affaire Jivago » ? Au début du mois de septembre 1958, un millier d’exemplaires d’une édition en langue russe du Docteur Jivago a fait son apparition à l’Exposition universelle, qui se tenait à Bruxelles. C’était une très belle édition reliée. Mais il n’y avait, à cette date, aucun éditeur connu de Docteur Jivago en langue russe. Le roman était, en effet, interdit en URSS et l’éditeur italien qui en possédait les droits, Giangiacomo Feltrinelli, n’avait conclu aucun accord pour une publication en langue originale. L’Exposition universelle était l’endroit idéal pour bition de voir sa compagnie « pratiquer un esclavage à visage humain », son épouse délaissée, la comtesse Eponyme, la petite chienne de celle-ci… Pour écrire le scénario et la BD, Joann Sfar a fait des recherches sur l’histoire du commerce triangulaire. « Ce qui m’a glacé a été de découvrir qu’au fond, aucune lutte politique n’avait mis un terme à l’esclavage : celui-ci ne s’est arrêté que lorsqu’il a cessé d’être rentable. » En mai 2012, Joann Sfar apprend qu’il n’obtiendrait pas le budget qu’il demandait, et, corollaire, que son film ne se fera pas. « En gros, on m’a expliqué que le public ne serait pas capable de comprendre. Il y avait quelque chose de politique dans le fait de ne pas tourner ce film », peste-t-il encore. Il aurait pu reprendre la BD Les Lumières de la France – le tome I appelait une suite. « Mais il aurait fallu vingt-cinq tomes pour raconter ce qui m’intéressait ! » A l’époque, il vient à peine de terminer son premier roman, L’Eternel (Albin Michel, 2013). Alors, il décide de se lancer dans un deuxième, basé sur son scénario, et de lui donner « beaucoup plus distribuer cette édition pirate car 16 000 Soviétiques avaient obtenu des visas pour s’y rendre. Le roman a donc été remis en main propre par des prêtres et des laïques bénévoles aux visiteurs du pavillon du Vatican. Comprenant qu’il s’agissait d’un livre illicite, ceux-ci en arrachèrent la couverture de toile bleue pour le glisser plus facilement dans leur poche et échapper ainsi aux contrôles du KGB. La CIA, en collaboration avec les services secrets néerlandais, était derrière cette publication, imprimée par Mouton, une maison d’édition distinguée de La Haye. A ce jour, la CIA n’a jamais reconnu sa participation à cette opération ni à l’impression de 9 000 exemplaires au format de poche, à Washington, en 1959. Cette édition a été attribuée à un éditeur français fictif et, pendant des décennies, on a cru qu’elle était l’œuvre d’émigrés russes. Des spéculations, parfois tout à fait fantaisistes, ont couru pendant des années. L’hypothèse a été émise que la CIA avait publié le roman en russe pour satisfaire à une règle de l’Académie suédoise selon laquelle une œuvre doit être publiée dans sa langue originale afin que l’auteur puisse concourir pour le prix Nobel de littérature. Mais l’Académie a assuré qu’une telle règle n’existait pas et d’ampleur » que n’aurait pu en avoir le film. « Je ne suis pas venu au roman parce que ce serait un art noble, souligne-t-il, mais pour l’espace de liberté qu’il représente. » « On peut écrire un roman sans qu’à chaque page quelqu’un vous demande si vous êtes de droite ou de gauche, ou si telle réplique va sembler méchante, être perçue comme raciste… Ni combien va coûter telle péripétie. » Il ajoute : « Un roman d’aventures philosophique, ça amuse tout le monde. Mais si vous proposez ça au cinéma, on vous trouve arrogant ! » A ses yeux, la philosophie n’a guère à voir avec la prétention : il l’a étudiée, à l’université de Nice, jusqu’en maîtrise (son mémoire, sur le « complexe du Golem », « interrogeait les rapports des peintres juifs à la représentation de la figure humaine »). Il en a gardé un profond respect pour ses professeurs de l’époque (Clément Rosset, Jean-François Mattéi…) et une méfiance à l ’égard « des philosophes qui prétendent apporter des réponses en une poignée de minutes sur un plateau de télé ». La BD et le scénario ne comptaient qu’un philosophe – le comte ; dans le roman, il en a ajouté un deuxième, Pietr Cohen, qui n’a pas lu Spinoza mais fait commerce d’un vague digest de sa pensée, et qui se scandalise, au nom de l’égalité, que le Code noir lui interdise de pratiquer l’esclavage (juifs et protestants en étaient exclus). Dans le livre, ce n’est pas la philosophie qui triomphe, mais le roman, à travers la figure de la comtesse Eponyme, qui consigne ses aventures sexuelles avec talent. De manière générale, Le Plus Grand Philosophe de France consacre, selon son auteur, « la supériorité du genre romanesque » sur le cinéma ou la BD – en certaines circonstances : « Moi qui professe qu’il n’y a que des histoires qui attendent d’être racontées, peu importe le moyen de le faire, j’ai bien dû me rendre compte ici que j’avais tort… » Joann Sfar a beau se dé- « Je ne suis pas venu au roman parce que ce serait un art noble, souligne Joann Sfar, mais pour l’espace de liberté qu’il représente » qu’elle ne possédait aucun exemplaire – le fait est vérifié – de l’édition de la CIA dans sa bibliothèque ou ses archives. D’autres ont fait valoir que le rôle de l’Agence avait été minime et qu’il se borna à financer le travail d’organisations d’émigrés. A quels documents avez-vous eu accès ? L’histoire de ce roman, de sa génèse à la controverse du prix Nobel de littérature à Pasternak, méritait d’être racontée, d’autant que de nombreux documents avaient fait surface à la fin de la guerre froide. Mais nous avons pensé que le livre devait apporter des éléments nouveaux. Le point clé était le rôle de la CIA dans cette affaire. En 2009, le Bureau des affaires publiques m’a répondu que celle-ci ne souhaitait pas coopérer au livre. Il était clair que je n’obtiendrais aucune information par ce canal. J’ai donc pris contact avec un certain nombre d’officiers retraités de la CIA qui ont alerté le Service des documents historiques (Historical Records Division). Intéressés par le sujet, les historiens de l’Agence ont exploré leurs archives et mis en place les procédures nécessaires à la déclassification. Tout cela a pris environ trois ans. Les documents auxquels nous avons eu accès ont été expurgés, fendre d’avoir emprunté au Candide de Voltaire (il se réclame, en revanche, d’Angélique et le sultan, de Bernard Borderie, avec Michèle Mercier, 1968), l’échec du film qu’il voulait tant réaliser et la transformation du projet en roman viennent à nouveau confirmer le bon Pangloss : tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. p mais nous avons été en mesure d’identifier les noms manquants. Etait-ce une opération marginale de la CIA ? Les chercheurs et anciens agents de la CIA estiment à 10 millions le nombre de livres et de revues diffusés clandestinement en URSS et en Europe de l’Est par la CIA au cours de la guerre froide. Evidemment, tous ne sont pas parvenus à destination, mais cette activité représente une part importante de la bataille culturelle qui a également, de façon toujours controversée, vu l’Agence soutenir secrètement en Europe occidentale des revues, des expositions d’art, des tournées musicales ou des conférences universitaires. La CIA a payé la traduction et la publication non seulement d’œuvres de fiction – signées James Joyce, Albert Camus, Ernest Hemingway ou Vladimir Nabokov – mais aussi de livres sur l’histoire de l’art, l’économie, la psychologie, la sociologie et l’histoire. La France est peut-être partie prenante dans l’« affaire Jivago ». L’un des documents rendus publics par la CIA précise que sa copie du livre de Pasternak provient de l’exemplaire ayant servi à la version française. p propos recueillis par macha séry Essais | Critiques | 7 0123 Vendredi 20 juin 2014 Une belle étude et une anthologie de Vincent Platini rappellent l’existence d’une littérature policière foisonnante sous le IIIe Reich – et pas toujours aux ordres Le roman noir pendant la peste brune julie clarini C onviction, persévérance, et le criminel sera démasqué. Dans l’Allemagne nazie, l’auteur de roman policier qui veut complaire au régime met en scène la toute-puissance des agents de l’Etat, comme le fit l’auteur autrichien à succès Edmond Finke dans sa nouvelle de 1941, « Dix alibis irréprochables », à découvrir dans l’anthologie proposée par le spécialiste de littérature comparée Vincent Platini : son héros, un commissaire, le Dr Schillerwein, y privilégie les interrogatoires plutôt que la recherche d’indices ; il cherche, et arrache, l’aveu. S’il y avait, du reste, un policier type des Krimi (pour Kriminalromane) produits sous le IIIe Reich, ce serait cet homme d’instincts, moins déductif qu’intuitif (« L’esprit allemand répugne aux ratiocinations », explique un critique de l’époque), capable de flairer le criminel, le marginal, le déviant. L’ordre contre l’obscurité : on pourrait croire que l’imaginaire de la littérature policière a fait de celle-ci un instrument privilégié de la propagande nazie. La réalité fut bien plus complexe. Vincent Platini, en livrant son anthologie du récit policier et une étude de la culture populaire sous le IIIe Reich, Lire, s’évader, résister, éclaire finement les rapports entretenus par le régime avec ce genre littéraire. Car, en somme, jusqu’au déclenchement de la guerre, le roman policier ne fut ni une arme ni une cible. Aucun Krimi n’a brûlé dans les autodafés de 1933. Apolitisme apparent Une indifférence liée d’abord au mépris du régime pour la littérature de quat’ sous. Profitant de cette pauvre considération, le genre policier eut loisir de fleurir dans toute sa diversité, et ce d’autant plus que, pour des questions idéologiques autant qu’économiques, l’offre de traductions baisse constamment. A tourner les pages de cette passionnante anthologie, on se figure la richesse de la production, ignorée de l’histoire littéraire comme des amateurs. Et, surprise : nulle part, Une image du « Testament du docteur Mabuse », de Fritz Lang (1933). NERO/THE KOBAL COLLECTION ni dans les descriptions des basfonds berlinois où se trament les délits ni dans les aventures très appréciées de John Kling et de son fidèle compagnon Jones Burthe n’apparaît la réalité d’une société enserrée par le pouvoir nazi : « Cette littérature semble en marge d’une Allemagne où la sphère privée, du loisir intime, était pourtant investie par le régime », L’échec des sportifs nazis La culture de masse sous le IIIe Reich, c’est aussi le sport. Les Jeux olympiques de 1936 à Berlin furent un moment-clé de la propagande nazie. Le journaliste Benoît Heimermann, grand reporter à L’Equipe Magazine, a eu l’ingénieuse idée de s’intéresser aux hommes alors investis par le pouvoir du soin de représenter le Reich et d’en démontrer la supériorité. Le responsable du sport, d’abord, le Reichssportführer Hans von Tschammer und Osten, et les sportifs eux-mêmes : l’équipe de foot, le coureur Lutz Long – celui-là même qui fut battu par l’Américain Jesse Owens –, ou encore le joueur de tennis Gottfried von Cramm. Dans Les Champions d’Hitler, l’auteur brosse une série de portraits d’hommes dépassés par la mission qu’on leur a assignée. Ayant tous été défaits par leurs adversaires dans les compétitions stratégiques, ces perdants, souvent touchants, connurent des fins tragiques. J. Cl. Les Champions d’Hitler, de Benoît Heinermann, Stock, 208 p., 18,50 €. souligne l’auteur dans l’introduction. Non pas que les romans policiers aient pour auteurs de farouches opposants au régime. La diversité règne : si l’œuvre d’Adam Kuckhoff est indissociable de son engagement dans le mouvement résistant de la Rose blanche, Edmond Finke devra, après-guerre et non sans mal, prouver son innocence devant les autorités chargées de la dénazification. Mais le régime, qui répugne à se voir représenté dans ces romans faciles, enjoint au genre de se maintenir dans cet apolitisme apparent. Il donne ainsi la possibilité à certains auteurs de tisser des narrations à double sens, des visions du monde implicitement critiques. A la fin des années 1930, cette parenthèse se referme et le Krimi subit beaucoup plus fermement le joug des autorités nazies. Il n’en reste pas moins que, sans être le foyer d’une vaste contestation populaire, les romans, comme les films, policiers, auront pu produire des écarts, « froisser la surface plane du texte nazi ». Certes le divertissement a bien servi l’idéologie au pouvoir, mais « il ne lui a jamais été totalement docile », soutient Vincent Platini, dans Lire, s’évader, résister. Le régime a dans l’ensemble joué une partie délicate avec la culture populaire. Outre les difficultés matérielles à contrôler son immense production, bien mises en lumière dans l’ouvrage, certains dignitaires, Goebbels le premier, étaient conscients que, plutôt que de brider le divertissement, ils avaient tout intérêt à le promouvoir. Leur conversion plutôt tardive fut d’ampleur : l’entrée en guerre provoqua un nouvel essor de l’industrie éditoriale et cinématographique. C’est ainsi, au milieu de ces multiples paradoxes et ambiguïtés, que chemine l’ouvrage de Vincent Platini, rappelant la volonté de contrôle de l’imaginaire, mais pointant aussi les lacunes de l’appareil coercitif et les marges de liberté parfois exploitées par les auteurs et aussi, l’ouvrage ne les oublie pas, par les lecteurs. p lire, s’évader, résister. essai sur la culture de masse sous le iiie reich, de Vincent Platini, La Découverte, 220 p., 22 €. krimi. une anthologie du récit policier sous le iiie reich, édité par Vincent Platini, Anacharsis, 448 p., 23 €. Prix Pétrarque de l’essai France Culture«Le Monde» Thomas Piketty (photo) s’est vu décerné le prix Pétrarque de l’essai France Culture - Le Monde, le mercredi 11 juin, pour son livre Le Capital du XXIe siècle paru au Seuil. Après Luc Boltanski pour Enigmes et complots (Gallimard, 2012) et Gilles Kepel pour Passion arabe (Gallimard, 2013), le jury (composé de Caroline Broué, Brice Couturier, Emmanuel Laurentin et Sandrine Treiner pour France Culture et d’Anne Chemin, Julie Clarini, Nicolas Weill et Jean Birnbaum pour Le Monde) a distingué ce brillant essai d’économie. Offrant une analyse historique de la constitution des inégalités, l’ouvrage, accessible à un public non spécialiste, permet à chacun de se figurer les nouvelles lignes de fracture qui parcourent les sociétés française et américaine. Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et professeur à l’Ecole d’économie de Paris. Il sera l’invité des Rencontres de Pétrarque, à Montpellier, qui se dérouleront cette année du lundi 14 au vendredi 18 juillet, sur le thème « De beaux lendemains ? Ensemble repensons le progrès ». p Auteurs du « Monde » Les 100 histoires de la Coupe du monde de football de Mustapha Kessous, PUF/RTL, « Que sais-je ? », 128 p., 9 €. « Et 1 et 2 et 3.0 » Mustapha Kessous, journaliste au service Télé, clôt une trilogie inaugurée par Les 100 histoires des Jeux olympiques, et poursuivie avec Les 100 histoires du Tour de France. Le principe est le même : retracer l’histoire du Mondial par une série d’anecdotes éloquentes, mêler portraits – Just Fontaine, Eusébio, Pelé, Franz Beckenbauer, Maradona, Michael Owen, Zidane – et exploits sportifs et coulisses des matchs. Un petit livre aussi informé que réjouissant. p a Signalons également la parution, sous la direction de Roger-Pol Droit, de Figures de l’altérité, PUF, 242 p., 21 €. La vie secrète des objets L’historien et ethnologue Thierry Bonnot livre une réflexion personnelle et radicale sur « L’Attachement aux choses » frédéric keck P eut-on faire un musée de soimême ? Peut-on totaliser une vie dans les objets auxquels on s’est attaché ? Faites le test vousmême. Prenez une photographie des objets qui composent votre intérieur, et demandez-vous si cela ferait une exposition. L’ethnologue Thierry Bonnot propose cette expérience de façon provocatrice, au milieu d’un livre où il fait retour sur son parcours de chercheur. « Dans ma cuisine, au mois de juin 2010 » : le cliché montre un buffet et une étagère sur lesquels sont posés des pots en cérami- que, un bouquet de fleurs séchées, une ministation météo, deux boîtes en métal et quelques fruits ; au mur figure un masque africain. Pour chaque objet, il tente de retracer les circonstances de son acquisition, mais le caractère affectif de la mémoire fait échouer un tel projet d’inventaire. La radicalité des questions posées par Thierry Bonnot vient de son enquête, humble et ordinaire, à l’Eco-Musée du Creusot-Monceau (La Vie des objets, Maison des sciences de l’homme, 2002). Historien de formation, il a d’abord voulu faire une synthèse sur l’industrie céramique. Mais il ne pouvait faire cette histoire sans recueillir les témoignages de ceux qui ont produit, échangé et collectionné ces poteries, bouteilles, vases ou cruchons. Un tableau historique de la valeur économique de ces objets industriels était ainsi complété par une étude des valeurs affectives que leur conféraient ceux entre les mains desquels ils étaient passés. Avec en toile de fond cette question : comment des objets destinés à la déchetterie connaissent-ils une seconde vie lorsqu’ils sont valorisés comme un patrimoine ? Culture matérielle Douze ans après cette belle enquête, l’historien-ethnologue publie, sous le titre L’Attachement aux choses, une réflexion sur l’anthropologie des objets, domaine en pleine expansion. Au cours du XIXe siècle, l’anthropologie s’est en effet définie par un rapport intense aux objets : elle collectionnait alors crânes, masques, parures ou ustensiles de la vie quotidienne pour les rassembler en un lieu où l’étude comparative de l’huma- nité était possible. Mais la remise en cause du système colonial, qui rendait possible une telle accumulation, a conduit dès les années 1920 à privilégier les relations sociales et leurs significations sur les objets ethnographiques et leur matérialité. Depuis vingt ans, au contraire, du fait du renouveau des musées consacrés aux arts et à l’archéologie extra-européens, la matérialité des objets est revenue au centre de l’interrogation anthropologique sous le titre de « culture matérielle » – un terme anglais passé par le Québec. Tout en reconnaissant ces avancées, Thierry Bonnot souligne ses insatisfactions et ses perplexités. Comment sortir du face-à-face entre des objets inertes et des sujets qui leur confèrent une signification ? L’historien-ethnologue propose, à la suite de l’anthropologue américain Igor Kopytoff, de suivre les trajectoires de vie au cours desquelles les objets changent de valeur, sans jamais se totaliser en une signification ultime, comme pourrait l’être la mémoire d’un individu ou le patrimoine d’une nation. Si le devenir d’un objet est contingent, puisqu’il peut finir comme déchet ou comme chef-d’œuvre, l’enquête ethnologique peut découvrir la raison de cette contingence. « Les objets ne sont jamais là par hasard. C’est le rôle des sciences sociales de travailler à ce qui les a amenés ici, à leur parcours, tributaire d’intentions et d’actions humaines. » Un bibelot jamais n’abolit le hasard, à moins d’être mis en musée. p l’attachement aux choses, de Thierry Bonnot, CNRS Editions, 240 p., 25 €. 8 | Chroniques 0123 Vendredi 20 juin 2014 Le feuilleton D’ÉRIC CHEVILLARD Passé présent Destins pipés SI J’ÉCRIS innocemment ici le mot « phacochère », 99 % au moins des lecteurs de ce feuilleton se demanderont une fois de plus où je veux en venir et attendront la suite avec perplexité. Mais il s’en trouvera un pourcentage infime pour réagir tout autrement. Ceux-là ont senti leur cœur se serrer ; leur chemise se mouiller de sueur froide. Car ils lisent pour la deuxième ou la troisième fois peut-être de la journée le mot « phacochère » alors qu’il leur arrive de rester de longues semaines, des mois, des années, sans le rencontrer. Mais là ! Pour la troisième ou la quatrième fois peut-être depuis ce matin, le mot « phacochère » leur saute aux yeux ! Ils prendront à témoin leur entourage qui se montrera modérément troublé. La coïncidence est une affaire intime, elle nous ébranle au-delà du raisonnable et nous semble toucher au mystère de la vie. La répétition stupéfiante de certains faits, la synchronicité incroyable de certains événements pourraient en effet nous amener à croire que tout obéit à un plan, que nous sommes les acteurs d’une pièce, jouets impuissants du déterminisme ou de la fatalité, dépourvus de tout libre arbitre. C’est la théorie dite de « la boule de billard » qui « suggère que, un millième de seconde après le Big Bang, tout ce qui s’est passé était essentiellement prévisible, comme l’est la trajectoire des boules sur une table de billard ». Cette leçon nous est donnée par Thomas Post, maître de conférences en philosophie appliquée ou plutôt, « maître ès coïncidences », selon ses collègues, et, accessoirement, personnage central du roman de l’écrivain britannique J. W. Ironmonger, Le Génie des coïncidences. Ce roman très habilement construit se mesure non sans paradoxe à l’énigme contenue dans son titre. Non sans paradoxe, dis-je, car le genre romanesque est lui-même par principe l’art de la coïncidence orchestrée – donc fausse –, une manipulation consciente des destins et, pour cette raison, il pourrait sembler impropre à l’étude impartiale du phénomène, surtout si celui-ci est purement fortuit. Et telle est bien la conviction de Thomas Post, selon lequel nous sommes sensibles aux coïncidences du seul fait de notre capacité « à déceler des motifs dans des formes aléatoires. Nous regardons la Lune et nous voyons un visage d’homme ». De même, « nous excellons dans l’art de sélectionner des événements aléatoires survenus dans notre vie, et d’échafauder ensuite des schémas autour ». Cela revient, explique-t-il, à cribler de balles une porte, puis à tracer ensuite un cercle autour de la zone où se trouve le plus grand nombre d’impacts nicolas offenstadt historien d’été, dans la troisième année d’une décennie, 1962, 1982, 1992, 2002. « Rien n’arrive jamais sans raison », pense Azalea, convaincue que le 21 juin 2012 sera le jour de sa propre mort. Or non, pas du tout, nous ne sommes pas dans la fumeuse philosophie policière d’un Dan Brown. J. W. Ironmonger emboîte avec brio ses récits gigognes qui nous font voyager dans le temps et l’espace, de l’Irlande des années 1980 à l’Ouganda de 1992. L’auteur est lui-même natif d’Afrique de l’Est, il connaît bien la région et les pages qu’il consacre aux massacres de Joseph Kony, le chef sanguinaire de l’Armée de résistance du seigneur (LRA), toujours actif et recherché, forment un roman dans le roman, beaucoup plus tragique, traversé par une co- La coïncidence est une affaire intime, elle nous ébranle au-delà du raisonnable et nous semble toucher au mystère de la vie JEAN-FRANÇOIS MARTIN et à prétendre qu’il s’agissait de la cible. Les travaux de ce professeur un peu embarrassé de son grand corps font autorité en la matière mais, un beau jour, il rencontre – hasard ou prédestination ? – une jeune femme, Azalea Lewis, qui lui demande de l’aider à comprendre son destin tissé de coïncidences. A moins qu’il ne s’agisse d’une malédiction ourdie par un dieu cruel, sinon par les Parques moqueuses. N’est-il pas illusoire de vouloir gouverner sa vie quand tous vos parents et aïeux, comme damnés, périssent irrémédiablement le jour du solstice le génie des coïncidences (The Coincidence Authority), de J. W. Ironmonger, Stock, « La cosmopolite », 360 p., 21,50 €. lère communicative. Des dizaines de milliers d’enfants furent arrachés à leurs familles, enrôlés de force dans cette armée ou mutilés férocement « pendant que l’Occident vaquait à ses petites affaires – pendant qu’il assiégeait la Terre de satellites (ou qu’il déroulait ses tuyaux pour acheminer sa musique dans le monde). Pendant que nous faisions la queue pour acheter des téléphones portables à écran tactile, on alignait des enfants en rang d’oignons pour leur trancher les mains ». Soudain, il ne s’agit plus de coïncidences mais de la non moins invraisemblable synchronicité des contraires. Le grand désordre du monde semble régi plutôt par la folie que par un esprit raisonnable. On y observe sans doute parfois des convergences qui nous paraissent tenir du prodige, un rythme se dégage qui ne saurait être aléatoire. Mais l’alexandrin qui se forme dans un poème en vers libres n’est-il pas aussi un vers libre ? Comme nous le prouve ce beau roman, dans le jeu de l’amour et du hasard, toutes les combinaisons sont possibles. Le Génie des coïncidences est un casse-tête ingénieux où s’imbriquent sans s’émousser la philosophie, les mathématiques, l’émotion et l’histoire. A l’intention du lecteur encore tremblant qui hésiterait à en faire l’acquisition, précisons qu’il n’y rencontrera aucun phacochère. p Obélix chez Freud, Aristote en Suisse SERAIT-CE un nouveau conformisme ? Déplacer les lignes, sortir du cadre, inventer de l’insolite semble presque devenir une obligation. Parmi les manifestations de cette nouvelle contrainte, l’intersection bandes dessinées-sciences humaines a déjà suscité nombre d’expérimentations. Comme il est prévisible, elles sont plus ou moins réussies – souvent plutôt moins… – et suivent des chemins divergents. Première possibilité : aller des images aux concepts, s’emparer d’un personnage célèbre et y découvrir mille subtilités masquées que le lecteur naïf ne pouvait soupçonner. Voilà ce qui vient d’arriver à Obélix. Il s’est fait enlever avec son menhir par un enseignantchercheur et se retrouve ligoté sur le divan de Freud, ou ce qui en tient lieu. Les candides croient que ce gros Gaulois – pardon, pas gros, « juste un peu enveloppé » – est un benêt candide, égocentré, sympathique, fragile et fidèle. Ils en seront pour leurs frais. Nicolas Rouvière s’efforce de faire de notre balourd national, tombé dans la potion magique quand il était petit, une figure complexe, psychanalytiquement riche, structurellement originale. Ce chercheur est un le complexe d’obélix, récidiviste notoire, de Nicolas Rouvière, auteur notampréface d’Anne Goscinny, ment d’Astérix ou PUF, 256 p., 19 €. la parodie des identités (Champs, aristote chez les 2008) et d’Astérix helvètes. douze essais ou les lumières de la de métaphysique civilisation (PUF, helvétique, 2006, prix Le sous la direction d’Olivier Monde de la reMassin et Anne Meylan, cherche universiIthaque, 100 p., 13,50 €. taire). Pourtant, malgré son ingéniosité, ou à cause d’elle, le résultat laisse un sentiment de grand artifice. Le menhir, objet transitionnel, la marmite maternelle, le druide castrateur et autres variations imaginaires ou symboliques sur les baffes et le village gaulois ne convaincront que ceux qui le sont déjà. Les autres trouveront peutêtre ces analyses tirées par les nattes, et risquent de mal digérer leur sanglier en criant : « Ils sont fous, ces freudiens ! » Sous l’apparente loufoquerie Mieux vaut emprunter un chemin inverse, partir de recherches ardues et méconnues et s’efforcer de les rendre accessibles en les transposant dans un univers familier. C’est le cas du recueil Aristote chez les Helvètes. Sous ce titre de bande dessinée, une douzaine de chercheurs chevronnés relèvent un défi : faire comprendre par l’exemple comment travaillent les métaphysiciens contemporains. Leurs textes sont à la fois simples et rigoureux. Du coup, sous l’apparente loufoquerie, les lecteurs apprendront pas mal de choses nouvelles. Les questions semblent étrangement parodiques : comment délimiter Figures libres roger-pol droit exactement une montagne ? Quelle est la nature paradoxale de la fondue, le statut du trou dans l’emmental ? De quelle manière définir précisément le plaisir de manger du chocolat ? Au bout du compte, à la fin de l’album, chacun aura des idées plus nettes sur ce que font, de par le monde, les métaphysiciens aujourd’hui. Reste à savoir s’il faut vraiment, à toute force, mélanger ainsi les genres. Le but est évident : aider à comprendre, élargir le cercle. Le risque est toutefois de décevoir les experts sans vraiment séduire les profanes. Et de lasser l’attention, qui finira par s’émousser. Quand on en aura fini avec Spinoza contre Zorro, Hegel au Congo, Ainsi parlait Spiderman, quand on se sera attelé à Descartes à Moulinsart, Kant et la Mafia, Bergson chez les Simpson, sans oublier Heidegger agent du KGB et Simone Weil à South Park, on pourra se remettre au travail. p Rites de guerre, guerre de rites LES GRANDS RITUELS de commémoration, comme celui du 6 juin 2014 sur les plages du Débarquement, ne se laissent pas saisir aussi aisément que les commentaires à chaud le font penser. Bien sûr, il y a le sentiment d’un temps d’exception et même, sur le moment, de fortes émotions. Vient ensuite le temps de l’analyse. Il faut alors reprendre chaque séquence, chaque geste, chaque mot, chaque objet, chaque décor ; comprendre comment ils s’agencent, par qui ils sont portés, et pourquoi. Afin d’avoir une vue d’ensemble d’un tel événement, il faut aussi mesurer ce qui lui est propre, ce qu’il reprend à des rituels antérieurs et ce qui relève de l’innovation. Il faut encore confronter les différents récits, voir ce que certains valorisent et ce que d’autres oublient, comparer, enfin, les descriptions préparatoires – que livreront les archives –, le déroulé du rite en luimême et tel qu’il est raconté après-coup. Autant dire que le recul du temps apporte de nouvelles interprétations, des relectures. La démarche n’est pas de pure érudition ethnologique car les rituels ont souvent vocation à souligner des valeurs, à produire de la cohésion ; ils disent quelque chose sur les communautés qui les façonnent. Dans le cas du 6 juin, la perspective fut assurément internationale, autant sur le plan diplomatique que dans les discours prononcés par chaque chef d’Etat à destination de son pays. Certains ont rappelé à cette occasion qu’il ne fallait pas oublier le front Est, si décisif dans ce qui se joua en Normandie. Dans cette Europe orientale, les rituels et les enjeux de mémoires n’ont pas non plus manqué. Le lecteur curieux de ces questions dispose d’un volume récent, fort intéressant, sur les commémorations des insurrections antinazies en Europe centrale (1943-1945), gratuitement téléchargeable (« Les communistes et les soulèvements », forumhistoriae.sk/ documents/10180/115199/ksinan.pdf). L’ouvrage permet d’avoir accès, par le biais des traductions en anglais et une consistante conclusion, en français, de Françoise Mayer, à des recherches d’historiens tchèque, slovaque et polonais qui écrivent ici dans leur langue, le tout accompagné de clichés d’époque. Le prisme des luttes sociales Les chercheurs racontent et analysent la manière dont les pouvoirs communistes ont commémoré les insurrections slovaques (1944), tchèque (1945) et polonaises, celle des juifs du ghetto de Varsovie (1943), puis de la ville elle-même (1944), en mettant en scène certains de ces hauts faits (par le truchement de monuments, de célébrations…) et en les insérant dans une grande épopée antifasciste. Ils étaient alors assimilés aux exploits de l’Armée rouge et lus à travers le prisme des luttes sociales. Quitte éventuellement à trahir quelque peu la réalité et présenter, par exemple, le soulèvement slovaque comme une « rébellion communiste ». Cas de figure plus subtil : les rituels de commémoration du soulèvement de Varsovie, qui fut dénoncé par Staline ou Gomulka comme réactionnaire, durent parfois céder à la ferveur populaire et aux initiatives locales. Aucun rituel ne se développe, montrent les auteurs, d’un bloc ou sans tensions. Françoise Mayer conclut : « Force est de constater a minima, qu’ils [les rituels] ont permis d’imposer en quelques années dans l’espace public des pays concernés une représentation de la Libération dont tous les mérites revenaient aux communistes et à l’Armée rouge. » Avec la disparition du bloc de l’Est, les rites de commémoration des guerres mondiales s’inscrivent souvent dans les renouveaux nationalistes des différents pays qui en sont issus, non sans de nouveaux dangers. p Mélange des genres | 9 0123 Vendredi 20 juin 2014 Un roman de l’Américain Charles Neider dépouille le fameux horsla-loi de sa légende pour en donner un portrait sincère et charnel western macha séry E Rapines et insouciance Unique survivant parmi les acolytes du Kid, Doc Baker se propose de rétablir la vérité. Le Kid et lui, c’était d’abord une histoire de camaraderie faite de rapines et d’insouciance. « On allait voir des combats, d’ours et de chiens, dans les collines. On buvait, on pariait, on courait la a Napoléon raconté par ceux qui l’ont connu, édité par Arthur Chevallier, Grasset, « Les cahiers rouges », inédit, 352 p., 10,80 €. Edith Wharton sensuelle Une image de « La Vengeance aux deux visages », de Marlon Brando (1960). PARAMOUNT/THE KOBAL COLLECTION gueuse, on vivait comme des coqs en pâte. Quand c’était calme, on pouvait toujours aller semer la terreur en ville ou provoquer un type dont on voulait la peau, ou mettre le feu, ou commencer une guéguerre. » Hormis ces rares résurgences du passé, son récit se borne à décrire au présent et dans leur quotidienneté les dernières semaines d’existence du hors-la-loi. Repas et cavalcade, vols de bétail et parties de carte. Emprisonné à Monterey (Californie), où il est entravé par des fers aux pieds et aux mains, le Kid parvient à s’en échapper la veille de sa pendaison. Il retrouve ses amis, avec lesquels il part pour le Mexique. Mais le jeune chef de bande ne tient pas en place et souhaite revenir aux Etats-Unis, pour les beaux yeux d’une femme. Pas d’épopée, ici, ou de senti- bande dessinée mentalité. L’héroïsme cède la place au fatalisme le plus désinvolte. Tuer, être tué, c’est comme pile ou face. Telle cette scène où les compadres jouent au stud poker, sans prêter plus la véritable d’attention à l’un de leur camahistoire rade agonisant. de la mort Charles Neider a bivouaqué d’hendry jones plusieurs mois au Nouveau(The Authentic Death Mexique. Il a chevauché dans of Hendry Jones), les collines et s’est entraîné au de Charles Neider, tir jusqu’à sang, un colt.45 le traduit de l’anglais long de sa cuisse droite. Pour(Etats-Unis) par quoi ? Pour rendre au soleil son Marguerite Capelle éclat, aux lieux leur géographie et Morgane Saysana, de broussaille, et observer l’effet Passage du Nordque la nature exerce sur Ouest, 222 p., 20 €. l’homme. Il a signé un roman charnel, exemplaire par sa sincérité, expurgé de toute mythologie. p L’Univers dévalisé Des casseurs intergalactiques projettent le braquage des braquages. Léo Henry, crépitant science-fiction françois angelier Une branquignolade PARALLÈLEMENT aux tribulations d’Hubert, épicier ambulant et détective à ses heures, offrant une chronique à la Simenon de la campagne française du temps d’avant la télé (Un privé à la cambrousse, neuf épisodes repris en trois volumes chez Gallimard), Bruno Heitz a inventé Jean-Paul, un grand dadais sympathique et naïf qu’il immerge dans la France de « Tante Yvonne » pour le mêler à de rocambolesques aventures (J’ai pas tué de Gaulle mais ça a bien failli…, 2010 ; C’est pas du Van Gogh mais ça aurait pu…, 2011). Rien d’étonnant alors à voir aujourd’hui ce héros impliqué, à son corps défendant comme toujours – mais sa curiosité est sans remède –, dans un vaudeville farfelu qui prend des allures de branquignolade morbide. Celle-ci a effaré la France pompidolienne en février 1973. Imaginez une équipe de Pieds nickelés violant la sépulture du maréchal Pétain, sur l’île d’Yeu, pour rapatrier sa dépouille à Douaumont, nécropole des poilus de Verdun. Le cercueil en cavale dans une fourgonnette échouera dans un box en région parisienne, et les coupables, arrêtés, ne seront finalement jamais jugés. Respectant scrupuleusement l’anecdote – jusqu’au nom du chef du commando, révélé à Jean-Paul sur son lit d’hôpital, car naturellement le pauvre bougre ne sortira pas indemne de ce « lamentable fait divers », Bruno Heitz plonge avec gouaille et malice dans le nauséeux milieu des nostalgiques de Vichy et fait mouche une fois encore. Pas si anodin. p philippe-jean catinchi a J’ai pas volé Pétain mais presque…, de Bruno Heitz, Gallimard, « Bayou », 96 p., 17 €. Contemporains de Napoléon C’est une passionnante anthologie, consacrée à Napoléon (17691821), qui paraît aux « Cahiers rouges », chez Grasset. Ce recueil inédit, dont les pièces ont été assemblées par le critique littéraire Arthur Chevallier, constitue une documentation capitale pour qui veut connaître le jugement que portaient ses contemporains sur l’auguste personnage. La grande diversité des témoins convoqués aiguise, ici, le propos descriptif : s’y croisent tout aussi bien Roustan, le mamelouk de Bonaparte, que Mme de Staël, Chateaubriand que Constant, le valet de l’empereur. On découvre, au fil des pages, un Bonaparte colérique, impérieux et égotique, mais aussi sensible, malheureux et irrémédiablement jaloux. Il apparaît comme un personnage paradoxal et complexe, très éloigné du tyran vulgaire que la légende a toujours privilégié. Nationaliste corse durant sa jeunesse, partisan de la Révolution française en 1789, puis autocrate dix ans plus tard, Napoléon Bonaparte aura, au cours de son existence, donné à voir presque tous les visages possibles. Certains avis rapportés dans ce recueil sont de sévères jugements : ainsi Mme de Rémusat estimait-elle que l’empereur s’était « toujours fait trop de bruit à lui-même pour être arrêté par un sentiment affectueux », et le ministre Chaptal le considérait-il comme un « destructeur par habitude et par caractère ». A l’inverse, le révolutionnaire sétois Pons de l’Hérault voyait en lui un être auquel « on aurait fait faire beaucoup de choses en le prenant par la sensibilité ». Ce long portrait laisse au lecteur des sentiments mêlés à l’égard d’un homme qui lui reste, toutefois, très largement énigmatique. p amaury giraud Billy the Kid sans pathos minent spécialiste de Mark Twain, dont il a établi une « Autobiographie » (1959) à partir de textes épars, explorateur de l’Antarctique, Charles Neider (1915-2001), fut l’homme d’un unique western paru en 1956. Porté à l’écran par Marlon Brando sous le titre La Vengeance aux deux visages (1961), La Véritable Histoire de la mort d’Hendry Jones se présente comme un contrepoint à La Véritable Histoire de Billy the Kid, de Pat Garrett, tissu de fariboles écrit par le tueur du fameux hors-la-loi qui défraya la chronique de l’Ouest américain à la fin du XIXe siècle. Le Kid se nomme ici Hendry Jones, un état civil fictif pour dépoussiérer le folklore. Petit, fluet, le jeune homme de 25 ans n’a rien d’imposant. C’est un gamin prématurément vieilli par les épreuves, rieur et sûr de lui, sans cruauté ni pitié non plus envers ceux qui lui barrent la route. Son aplomb, et surtout son génie de la gâchette qu’aucun pistolero n’égale en rapidité et en précision, lui ont taillé des habits de légende. Le récit débute quelques années après sa mort. Sa dépouille, à la pointe du Diable, face au Pacifique, est devenue une attraction touristique. Les pèlerins colportent d’innombrables rumeurs : il manquerait son crâne dans sa tombe. Il ne serait pas mort. Certains mêmes prétendent être le célèbre bandido. Dans les poches E n trente-cinq ans d’existence, il n’y a guère, chez Léo Henry, que la forme des lunettes qui soit restée stable et tourne vraiment rond. D’amples verres qui ont fini par devenir l’icône de ce virtuose, crépitant scénariste de bandes dessinées, conteur fantastique et romancier de science-fiction. Pour le reste – écrits, amis, lieux de vie (France, Brésil) –, tout n’a eu de cesse de zigzaguer, de muer et d’évoluer. Le vif d’une trajectoire que nous permet d’apprécier le dossier spécial que lui consacre la revue Bifrost, riche d’un long entretien, d’une pointilleuse bibliographie, d’une nouvelle inédite et d’un hommage confraternel de l’écrivain Alain Damasio. Fils d’un bouquiniste et d’une institutrice, Léo Henry fut à bonne école. Chez lui, dans la banlieue strasbourgeoise, on pratiquait la lecture à haute voix, mais moins de la Bible que d’Ambrose Bierce, de Borges, de Sa Majesté des mouches ou des Révoltés du Bounty. Fanzineux précoce, Léo Henry s’adonna férocement, comme toute sa génération, aux jeux de rôle puis, avec la série « Sequana » (Emmanuel Proust Editions, 2008-2010) aux scénarios de bandes dessinées. Auteur, depuis 2003, seul ou à quatre mains avec le regretté Jacques Mucchielli, de plus de cent nouvelles et de quatre romans (notamment Rouge gueule de bois, La Volte, 2011), roman fantastique mettant en scène Roger Vadim et Fredric Brown, Léo Henry représente à lui seul, par son effervescence formelle et la truculence de ses personnages, un véritable « ounapo », « ouvroir de narration potentielle », selon Alain Damasio. Impression que renforce encore Le Casse du continuum, son nouveau roman. Un « pur exercice littéraire », revendiqué comme tel, où, sur le modèle des films de la trilogie Ocean’s, de Steven Soderbergh (2001-2007), se fomente ni plus ni moins que le « casse de Dieu », un braquage cosmique visant le « Noun », le cœur informatique de l’Univers, mitonné par un septuor d’élite, la crème des casseurs intergalactiques. Porté par une limaille de phrases brèves que magnétise une inflexible énergie narrative, ce roman témoigne d’une frénésie de jeu, d’une fringale d’action pure qui fait mouche à tout coup. p le casse du continuum. fric-frac cosmique, de Léo Henry, Folio, « SF », inédit, 304 p., 7,40 €. « léo henry », Bifrost no 74, printemps 2014, 192 p., 11 €. Au cœur de ce recueil, il y a un fragment, texte étonnant, impossible à dater précisément dans la vie et l’œuvre d’Edith Wharton (1862-1937). La romancière américaine, dont les romans et les nouvelles nous parlent des soupirs nostalgiques de l’amour, des affres étouffés du renoncement, a écrit ces pages érotiques, audacieuses, d’une traite, dans un élan sensuel que ses biographes relient à sa rencontre, à 46 ans, en 1907, avec le beau William Morton Fullerton. Elles sont restées cachées pendant des décennies dans les archives d’une bibliothèque universitaire et devaient s’insérer dans une nouvelle dont on n’a que l’intrigue, « Beatrice Palmato ». Retrouvées en 2001, leur lecture offre de découvrir une autre Edith Wharton, celle qui chante le trouble de la chair dans des textes inédits en français : « L’Ermite et la sauvageonne » (1907) et « Le Prétexte » (1908). p julie clarini a Beatrice Palmato. Fragment érotique et autres textes, d’Edith Wharton, traduit de l’anglais (Etats-Unis) et présenté par Maxime Rovere, Rivages Poche, « Petite bibliothèque », 140 p., 6,10 €. Pour un Juste arabe De Jérusalem au Québec, de Bobigny à Casablanca, c’est une enquête passionnante, écrite à la première personne, que livre Mohammed Aïssaoui, journaliste au « Figaro littéraire », sur le rôle de la Grande Mosquée de Paris sous l’Occupation. A l’instigation du recteur de l’époque, l’ambivalent et complexe Kaddour Benghrabit, celle-ci aurait abrité des juifs en transit entre 1940 et 1944. Exhumant des archives, interrogeant de nombreuses personnes, parmi lesquelles Elie Wiesel et Serge Klarsfeld, l’écrivain a recueilli, au final, plus de témoignages corroborant cet épisode méconnu que de traces tangibles. Il ne perd cependant pas espoir qu’un Arabe soit un jour consacré Juste par le mémorial de Yad Vashem. Peut-être sera-ce Kaddour Benghrabit, le roi du Maroc Mohammed VI, ou Moncef Bey qui, à Tunis, a sauvé la famille de Serge Moati. p m. s. a L’Etoile jaune et le Croissant, de Mohammed Aïssaoui, Folio, 208 p., 6, 20 €. Agenda a Du 23 au 29 juin : Festival international du livre d’art et du film à Perpignan Dix ouvrages présentés par leurs auteurs sont en compétition cette année. Les quatre invités d’honneur sont les artistes Daniel Buren et Roman Signer, le critique de cinéma André Labarthe et le cuisinier Joan Roca. www.filaf.com a Du 26 au 29 juin 2014 : festival Téciverdi à Niort (Deux-Sèvres) Pour sa 3e édition, sous le parrainage du romancier et traducteur Mathias Enard, le festival Téciverdi explore le thème des « Migrations » : animales, humaines, mais aussi celles des idées, des mots, des musiques ou des mets… La programmation associe spectacles, conférences, concerts, tables rondes, expositions, et réunit écrivains, chanteurs (Rachid Taha), musiciens (Bernard Lubat), conteurs (Yannick Jaulin) et scientifiques… www.vivre-a-niort.com/teciverdi a Du 26 au 29 juin : « Les Pontons Flingueurs » à Annecy (Haute-Savoie) La 3e édition de ce festival du polar français promet de belles réjouissances : rencontres avec des auteurs, spectacles et projections de films, croisières littéraires sur le lac d’Annecy. A noter, le débat « Sous-vêtements et polar » le dimanche, à 15 heures, à l’Abbaye de Talloires. www.lespontonsflingueurs.com Les Editions Persée recherchent de nouveaux auteurs Envoyez vos manuscrits Editions Persée 29 rue de Bassano -75008 Paris Tél. 01 47 23 52 88 www.editions-persee.fr 10 | Rencontre 0123 Vendredi 20 juin 2014 Julian Fellowes Le romancier et scénariste, créateur de la série « Downton Abbey », s’est voué à l’étude des mœurs de la noblesse anglaise, dont il est issu. « Passé imparfait » en témoigne à nouveau Aristocrate et demi EFFIGIE/LEEMAGE macha séry I maginez un intermittent du spectacle qui habiterait un manoir du XVIIe siècle et porterait un titre de noblesse ; un saltimbanque qui s’occuperait de ses bonnes œuvres entre deux visites sur un plateau de tournage. Telle est la situation du scénariste et romancier Julian Fellowes. Le baron de West Stafford, 64 ans, portant bretelles et souliers impeccablement vernis, est propriétaire d’un domaine de vingt hectares dans le Dorset, en Angleterre. Il a été fait pair du Royaume en janvier 2011 et siège désormais à la Chambre des lords sur les bancs du parti conservateur. Sans surprise, le parlementaire aux saillies d’humour so British ironise sur l’immaturité des dirigeants socialistes européens, mais il n’a rien du méchant snob, imbu de ses privilèges, qu’une frange de la presse britannique se complaît à dépeindre. Comme si ses œuvres – ses romans, ainsi que la magnifique série télévisée « Downton Abbey », dont il est le créateur et producteur exécutif – n’étaient qu’une défense et illustration de l’aristocratie et traitaient exclusivement d’impairs et de fautes de goût. C’est là lui faire un mauvais procès. Peintre du crépuscule de la noblesse anglaise au XXe siècle, il en montre, certes, la discrétion anti-tape-à-l’œil ainsi que l’hu- manité, mais aussi toute l’hypocrisie, la férocité de jugement et l’obsession endogame. Il n’omet rien des bouleversements socioéconomiques plus ou moins bien négociés par cette caste fermée et, toujours, met en scène le combat des femmes qui, plus qu’ailleurs, se sont émancipées de haute lutte. « Ma génération fut la dernière où il était excentrique d’éduquer les filles. Les gens pouvaient dépenser leur dernier penny pour offrir une bonne éducation à leur fils, quand bien même celui-ci était un idiot, mais ils envoyaient leurs filles, plus in- Le conseil de son père : si tu as le malheur de devoir gagner ta vie, alors amuse-toi ! telligentes, dans des pensionnats où elles apprenaient les bonnes manières… » C’est d’ailleurs l’un des thèmes de Passé imparfait, nouvellement paru, roman du désastre, inspiré en partie de sa propre jeunesse. Fils de diplomate, Julian Fellowes a fait partie de la troupe de théâtre amateur de Cambridge, le célèbre Footlight Club, où sont passés avant lui Peter Cook et, après lui, Stephen Fry et Emma Thompson. Il s’y est lié d’amitié avec John Cleese, futur Monty Python, l’année même, 1968, où il Sous les plafonds lambrissés EN PHASE TERMINALE d’un cancer, un milliardaire écrit à une connaissance de Cambridge perdue de vue depuis 1968, après une rupture fracassante. Quarante ans ont passé. Quoiqu’il lui garde une rancune féroce, son exami consent à exécuter l’ultime volonté du mourant : découvrir, parmi les femmes fréquentées lors de la Saison des débutantes – cette suite de réceptions marquant l’entrée dans la haute société britannique –, laquelle lui envoya jadis une lettre lui annonçant l’existence d’un fils, afin de léguer à celui-ci sa fortune colossale. Des salons lambrissés de Londres aux châteaux du Sussex, l’enquête du narrateur sera ponctuée de participait à la Saison des débutantes, cette suite de mondanités visant à souder les relations entre les rejetons des familles aristocratiques. Quand les étudiants européens jetaient des pavés ou manifestaient contre la guerre du Vietnam, Julian, lui, rajustait sa cravate et endossait son smoking des grands jours. Cinéphile – il voyait à l’époque huit films par semaine dans la multitude de ciné-clubs qui prospéraient sur le campus –, il opta pour une carrière d’acteur, suivant le conseil de son père : si tu as le malheur de devoir gagner ta vie, alors amuse-toi ! Au diable donc la City, où se ruèrent nombre de ses condisciples. Disons-le, la filmographie de Julian Fellowes en qualité de comédien n’est qu’une succession de petits rôles, auxquels il faut ajouter une apparition comme ministre de la défense dans le « James Bond » Demain ne meurt jamais (1997). Il finit par se résoudre à tenter sa chance aux Etats-Unis. Sans la confiance que lui accorda le cinéaste Robert Altman et le succès de Gosford Park (2001), qui lui valut l’Oscar du meilleur scénario, jamais il n’aurait publié son premier roman, Snobs (JC Lattès, 2007), satire réjouissante des mœurs de l’aristocratie anglaise, publiée dans 44 pays. Les éditeurs qui l’avaient auparavant rejeté se sont subitement ravisés. « Un type m’avait même dit : “Mon conseil ? Jetez-le, mettez-le au compost.” Il y a vingt ans, personne ne croyait que ce milieu où je suis né pouvait encore intéresser quiconque. » Le point commun entre Snobs et Passé imparfait ? Un narrateur artiste dont on ignore le nom. « Je voulais imiter Proust, que j’admire beaucoup. A 30 ans, j’ai subi une lourde opération de la colonne vertébrale, et suis resté alité pendant neuf mois. J’ai tiré profit de cette épreuve pour lire toute la Recherche. Cette œuvre émouvante et magnifiquement écrite m’a montré l’intérêt de retourner dans le passé, pour percer les arcanes d’un groupe social et restituer une époque avec un luxe de détails. » Sir Fellowes partage avec Proust un autre point commun, l’appartenance au monde qu’il décrit comme observateur, non en qualité d’acteur de premier plan. « En vieillissant, je me suis souvent demandé pourquoi je me suis mis dans cette position révélations qui nuanceront son jugement sévère à l’égard de son ancien condisciple. A cheval entre passé et présent, son récit permet de mesurer l’écart entre les illusions de la jeunesse et leur ruine à l’âge mûr. Il décrit l’évolution des mentalités parallèlement au mode de vie aristocratique. Dans les sixties, la noblesse vivait encore en vase clos et la lignée primait sur tout autre prestige. Par ses vies gâchées, ses mariages ratés, Passé imparfait est un roman infiniment caustique et mélancolique. p m. s. passé imparfait (Past Imperfect), de Julian Fellowes, traduit de l’anglais par Jean Szlamowicz, Sonatine, 512 p., 22 €. d’insider-outsider. Mes parents formaient un couple mixte du point de vue social. Bien sûr, enfant, je ne m’en rendais absolument pas compte. C’est lorsque j’ai grandi que j’ai pris conscience que la famille de mon père désapprouvait celle de ma mère, d’un rang inférieur. Mes grands-tantes, qui m’ont appris l’étiquette, ne la détestaient pas mais elles pensaient que mon père s’était fait piéger. » Sa mère, au tempérament romantique et un peu anarchiste, a coulé des jours heureux ; l’histoire n’est donc pas triste. « Elle a adoré vivre en Afrique avec mon diplomate de père, non seulement parce que c’était un continent intéressant et très beau mais aussi parce qu’ainsi elle était loin de l’Angleterre. Cette sorte de schizophrénie au sein de la famille nous a tous affectés. » Des quatre garçons de sa fratrie, seul Julian est demeuré en Grande-Bretagne. Noblesse oblige. p
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