PierreBoulez, maîtresansbaguette

l Samedi 21 mars 2015 l N° 879
Contemporain
Pierre Boulez,
maître sans baguette
Il aura 90 ans le 26 mars. Hommage
au grand compositeur, chef d’orchestre
et pédagogue français.
Pages 24-26
GUNTER GLUEKLICH/LAIF
ANTHONY WALLACE/AFP
THE NEW YORK TIMES/REDUX/LAIF
AP PHOTO
Art contemporain
Réseaux
Phénomène
Qu’est-ce que les Chinois achètent?
L’âge numérique a cessé d’être idyllique «Violetta», le pactole de Disney
La troisième édition d’Art Basel Hong Kong s’est achevée mardi. Reportage
au cœur de l’antenne asiatique de la plus importante foire d’art du monde.
Là où les collectionneurs asiatiques, après avoir acheté l’art de chez eux,
s’intéressent désormais aux œuvres occidentales. P. 30-31
Pendant une vingtaine d’années, notre relation avec les machines
connectées a ressemblé à un rêve utopique dans une parenthèse
enchantée. Selon le philosophe français Eric Sadin, l’univers digital
montre désormais son vrai visage: celui d’un cauchemar. P. 32
Elle s’appelle Martina Stoessel et incarne Violetta. Depuis 2012, Disney
a fait de la petite chanteuse argentine un phénomène qui cartonne.
L’héroïne de la «telenovela» aux 40 millions de téléspectateurs part aussi
en tournée. Ce week-end, la folie «Violetta» s’installe à Genève. P. 33
24
Anniversaire
Le Temps
Samedi Culturel
Samedi 21 mars 2015
PierreBoulez,musicienbâtisseurdusiècle
SUSANNE SCHAPOWALOW/INTERNATIONALES MUSIKINSTITUT DARMSTADT
Par Sylvie Bonier
Pochettes de disques des concerts
du Domaine musical enregistrés
chez Vega. 1956-1960
«J
e vais vous jouer
quelque
chose.
Ecoutez-moi.» Tout
Pierre Boulez tient
dans cette petite
phrase. Le chef s’adresse aux musiciens de son Ensemble intercontemporain. Les instrumentistes se
tiennent devant lui, l’archet levé et
le souffle en suspens, avant de reprendre une phrase. «Je vais vous
jouer quelque chose…»
Au micro de France Musique
lundi dernier, lors de la journée
consacrée au célèbre compositeur
français pour ses 90 ans, la flûtiste
Sophie Cherrier se souvient. L’étrangeté de la remarque, son évidence
aussi,avaitfrappélamusicienne,ily
a des années de cela. L’injonction
demeure emblématique.
Pierre Boulez a toujours conjugué sa vie musicale à la première
personne du singulier. Dans une
indépendance revendiquée. De la
table de composition jusqu’à l’estrade, l’homme se dresse seul devant le monde, quitte à écraser les
gêneurs. A 90 ans, il s’érige à la fois
comme le compositeur de la rupture et l’artisan d’une modernité
qui s’appuie sur le passé.
Ceux qui l’ont côtoyé s’entendent tous sur ses qualités. Et leurs
revers. Son exigence intraitable
(avec lui-même comme avec les
autres) sait se mettre au service
d’une communication attentive. Sa
férocité dans la critique contraste
avec une amabilité désarmante
pour ceux qu’il respecte et affectionne. Mais son intelligence,
aiguë et vive, a toujours dominé.
Etre paradoxal. Admiré et redouté.
Aimé et haï.
Le destin de Pierre Boulez s’est
construit sur une forme d’écartèlement. L’antinomie signe sa direction d’orchestre, d’une clarté aveuglante dans une forme de
sensualité. Le tiraillement transparaît aussi dans ses compositions, en
constante recherche d’éclatement
des formes. Du son au silence, des
aigus aux graves, des sonorités opposées aux rythmes complémentaires: mélodies, harmonies, pulsations et timbres sont travaillés dans
la fragmentation et l’explosion.
Entre raison et passion
Comment s’est construite l’histoire de Pierre Boulez? Dans une
ligne tendue entre raison et passion. Après le piano, à 7 ans, et des
études secondaires au petit séminaire de sa ville natale de Montbrison, le jeune homme se tourne vers
les mathématiques supérieures
avant d’opter pour la composition.
L’analyse, la construction, la réflexion, le calcul et le rapport des
forces fixent les bases de sa conception musicale et de sa sensibilité
artistique. Le compositeur se
forme auprès d’Olivier Messiaen
pour l’harmonie, avant de rejoindre René Leibowitz pour étudier le
sérialisme.
Déjà, des coups de tête. Des
brouilles et des réconciliations. Le
bélier fonce, bute et revient. Ses
amis et ses maîtres subissent tous
ses périodes d’adoration et de détestation. Pierre Schaeffer, Karlheinz Stockhausen ou John Cage
figurent parmi les élus reniés. La
forte personnalité de Boulez fait le
lit de sa réputation de briseur. Ses
recherches musicales tournent obsessionnellement autour de la rupture et de la «pulvérisation furieuse
Rigueur et science du détail
Les musiciens sont ses instruments. Du petit au grand ensemble. Les partitions sont ses œuvres.
Les siennes, à la calligraphie colorée si fine et codée, comme celles
des autres. Face à l’orchestre, son
geste est simple, droit. Ses mains
aux doigts réunis dessinent des
courbes et des traits nets. Le chef a
conquis les plus grandes phalanges du monde à force de rigueur,
de science du détail et d’art des
lignes et de la construction.
Aujourd’hui, il a quitté la scène,
affaibli. Mais il demeure toujours
dans les esprits.
MIGUEL MEDINA/AFP
Le compositeur
français le plus
influent, chef
d’orchestre
de référence et
pédagogue respecté,
fête ses 90 ans le
26 mars. Retour sur
une vie consacrée à
la création musicale
Sous la pyramide du Louvre, concert gratuit avec l’Orchestre de Paris en décembre 2011.
25
Anniversaire
BORIS LIPNITZKI/ROGER-VIOLLET
Le Temps
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Pierre Boulez.
De gauche à droite:
au piano devant
une partition en 1957,
à l’Hôtel impérial
de Vienne en 2009,
avec Olivier Messiaen
et Michel Fano en 1954,
au Palais de la musique
et des congrès
de Strasbourg lors
d’un concert scolaire
en 1983.
GLADIEU/LE FIGARO MAGAZINE/LAIF
voudrait voir accueilli dans des salles dignes d’orchestres internationaux. Mais il ne gagne pas sur tous
les terrains.
Ircam, «Intercon» et Cité
Avec l’Ircam, studio de recherche
acoustique dont Pompidou lui confie l’étude en 1970, Pierre Boulez
remporte une première bataille. Le
bâtiment signé Renzo Piano voit le
jour en 1977. Le chercheur y étudie
la création électronique et arpente
la musique nouvelle avec son fameux Ensemble intercontemporain. Mais l’intellectuel ne s’arrête
pas en chemin. Il milite aussi pour
une Cité de la musique, qui sort de
terre en 1995. Le complexe de ChristiandePortzamparcestaujourd’hui
indissociable du rayonnement culturel de la capitale française.
Le visionnaire martèle encore la
nécessité d’une grande salle musicale modulable, avant même la
création de l’Opéra Bastille en
1989. Jack Lang le soutient. Mais les
gouvernements successifs remanient un chantier interminable (LT
du 17.01.2015).
L’inauguration de la Philharmonie de Paris se fera à quelques semaines seulement des 90 ans de
l’initiateur. Et lui donne finalement raison, bien qu’il n’ait pas été
associé au projet final. Plus d’un
quart de siècle après les premières
ébauches, Paris s’est enfin doté de
l’instrument rêvé par le pape de la
musique contemporaine. Une ex-
position lui est d’ailleurs consacrée
jusqu’au 28 juin*.
Dans le domaine de la création,
ce n’est pas la prolixité qui caractérise le compositeur. En près d’un
siècle d’existence, on compte une
petite cinquantaine d’œuvres à son
catalogue. Dont des «reprises». Et
aucun ouvrage lyrique d’envergure.
Réputé pour revenir sans cesse sur
ses partitions, Boulez préfère les remodeler inlassablement plutôt que
de créer de nouveaux ouvrages. Serait-ce par instinct de survie qu’il
s’est tourné vers la direction d’orchestre? Il en est en tout cas devenu
un maître incontestable.
Chef et pédagogue
ELKE DORSCH-WAGNER/S ++DWESTRUNDFUNK
de la continuité». Il n’y a pas de
hasard…
Pourquoi alors son influence
perdure-t-elle encore avec tant de
force? Parce qu’à ses talents de chef,
de compositeur et de pédagogue,
Pierre Boulez allie une autre forme
de génie: un sens politique acéré. Et
des appuis solides. Le grand manitou du postdodécaphonisme et du
sérialisme intégral s’implique dans
la défense de la vie musicale en
France. Son expertise fait autorité
sous l’ère pompidolienne.
Le musicien part en campagne
culturelle. Il défend la création
d’outils ambitieux et professionnels pour accueillir l’exploration et
la diffusion de la musique actuelle.
Du grand répertoire, aussi, qu’il
B. MEYER/ARCHIVES IRCAM-CENTRE POMPIDOU
Au studio du Südwestfunks Baden-Baden avec Fred Bürck, Suzanne Vogt et Hans Wurm.
L’acuité de son oreille et de ses
lectures est légendaire. Un chef qui
compose entend tout… Musiciens
et public redécouvrent les ouvrages à chacune de ses interprétations avec les orchestres qui l’appellent: Cleveland, BBC, New York
ou Chicago.
Les modernes Schönberg, Berg,
Webern, Varèse, Ligeti, Carter ou
Berio ont ses faveurs naturelles.
Mais aussi Debussy, Ravel, Mahler
et tous les grands noms du répertoire. Sa curiosité le porte même
vers Bartabas et Zappa. C’est dire!
Quant à la palette pédagogique de
son activité, entre master classes,
cours ou répétitions, elle s’est étendue jusqu’à Lucerne. Pierre Boulez
y a en effet fondé l’Académie du
Festival. S’il a mis fin à son enseignement cette année, il en reste le
directeur artistique. Une empreinte large, profonde et durable.
Pierre Boulez, Philharmonie,
avenue Jean-Jaurès 221, Paris.
http://pierreboulez.philharmonie
deparis.fr
> Suite en page 26
Œuvres majeures
12 Notations pour piano (1945)
Ensemble de courtes pièces
de douze mesures en référence
au dodécaphonisme
Sonatine (1946) pour flûte et piano
Trois Sonates pour piano (1946,
48 et 56)
Structure I et II (1951, 56-61)
pour deux pianos
Polyphonie X (1951) pour
orchestre
Le Marteau sans maître (1954)
pour voix et six instruments
Pli selon pli (1957-62), constitué
de Don, Improvisation sur
Mallarmé I-III et Tombeau pour
soprano et orchestre (importante
révision de Improvisation III en 1989)
… explosante/fixe…
(1972/1991-93) œuvre «ouverte»
à la mémoire d’Igor Stravinski en
diverses versions, dont la dernière
pour flûte, orchestre et dispositif
électronique
Répons (1981-88) pour six solistes,
orchestre et dispositif électronique
Dérive I et II (1984/1988-2002)
pour six (I) et onze (II) instruments
Incises (1994-2001) pour piano
Sur incises (1996-98)
pour 3 pianos, 3 harpes
et 3 percussions claviers
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Anniversaire
LEBRECHT/RUE DES ARCHIVES
Le Temps
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Le meilleur de Boulez en CD et DVD
A l’occasion de son anniversaire, les firmes discographiques
pour lesquelles le compositeur a enregistré mettent les bouchées doubles,
au gré de coffrets à prix très doux
UNIVERSAL EDITION A.G.
engagement pour «transmettre
l’avenir de la musique». A 84 ans,
avec son énergie et son enthousiasme intacts, avec ce mélange
bien à lui de gentillesse et de rigueur, il dirigeait un stage de pratique d’orchestre avec de jeunes instrumentistes venus du monde
entier; il donnait un cours de direction (où se distingue particulièrement Pablo Hera-Casado); il
conseillait les compositeurs et
mettait en place Endless Steps du
très doué Ondrej Adámek.
On retiendra aussi le film des
répétitions du Concerto pour orchestre de Bartók, avec le Philharmonique de Berlin, occasion pour lui de
préciser combien le travail du
compositeur aide celui du chef:
parce que l’analyse est faite en
amont avec l’œil de celui qui comprend vite comment c’est fait, l’interprète peut ensuite donner
champ libre à son tempérament.
«La véritable spontanéité vient
après l’analyse», aime-t-il à dire. Se
vérifie ainsi comment est fausse
l’image d’un Boulez froidement intellectuel: c’est l’instinct musical, la
sensualité sonore, la liberté du rubato qui conduisent son geste. Et si
l’interprète n’est pas de ceux qui se
laissent déborder par le sentiment,
on ne le voit pas pour autant priver
Mahler d’expression (très belle Ré-
Pli selon pli. 5, Tombeau. Une page de la partition polychrome
autographe manuscrite, issue de la collection Paul Sacher à Bâle.
,
Stéphane Lissner
«Vous imposez
le respect,
cher Pierre.
De tout mon cœur,
un heureux
anniversaire!»
surrection avec la Staatskapelle de
Berlin) ni Bruckner de spiritualité
(émouvante 8e Symphonie filmée à
Saint-Florian pour le centenaire de
sa mort, avec une Philharmonie de
Vienne dont le chef sait supérieurement fondre les registres).
Enfin, le plus bel enseignement
qu’on retirera de ces documents,
c’est la manière dont le compositeur donne accès à ses propres
œuvres. En voyant la mise en place
de cette musique difficile, on
commence à saisir ses principes,
ses raffinements et ses sortilèges
sonores. «Il faut être dans le moment de la perception du son, c’est
le son qui vous guide», dit-il. Les
alliages liquides, qui privilégient
la harpe, le piano, la mandoline, le
cymbalum et les percussions mélodiques, prennent le temps de résonner longtemps dans l’espace.
Sur Incises fait l’objet d’une longue
leçon, où est expliquée la genèse
de l’œuvre (principe important
chez Boulez, la reprise et l’élaboration par excroissance d’un objet
premier) et où le geste créateur est
analysé de manière éclairante.
Pierre Michot
Pierre Boulez.
Le chef dirigeant
à Bayreuth
en 1970
(à gauche),
avec Luigi Nono
et Karlheinz
Stockhausen (en
bas à gauche),
et avec Frank
Zappa en 1984
(en bas à
droite).
Emotion & Analysis
10 DVD Euroarts.
The Complete Erato Recordings
14 CD Erato.
> Lettre de Stéphane Lissner à son ami de longue date
Cher Pierre,
Adresser un message d’anniversaire à un ami est naturel. Surtout
lorsqu’il atteint un âge aussi beau et
symbolique que le vôtre. Mais je dois
vous avouer qu’il n’y a guère de jours
dans l’année où nous ne sommes
réunis par la pensée. Sans le savoir,
vous êtes à mes côtés depuis tant
d’années.
C’est d’abord le compositeur qui
m’accompagne. Avec vos Sonates
pour piano, votre Marteau sans maître
ou Rituel, vous m’avez apporté ce
dont j’avais besoin et que je cherchais, sans nécessairement en avoir
conscience. La rigueur, la discipline,
l’indépendance d’esprit, la remise en
question des valeurs, et l’autorité.
Sur une créativité vive.
L’incessante exigence de modernité de vos partitions a créé une relation très forte entre nous. Avec Répons et Sur incises, votre œuvre
marque à mes yeux une forme d’accomplissement de la musique du
XXe siècle.
Même si vos liens avec Webern,
Stravinski et Messiaen sont évidents, vous avez réussi à combiner
d’une manière extrêmement personnelle la grande tradition germanique
– de Wagner à Mahler et la seconde
école de Vienne derrière Schönberg
– avec l’esprit et le son français de
Debussy. Et enfin, vous avez apporté
une forme d’humanité à la recherche
électronique.
Je vis aussi depuis très longtemps
avec le chef d’orchestre. Je vous ai
côtoyé, vu répéter et diriger souvent.
Que de moments partagés, depuis
1983 au Châtelet, avec Pelléas et Mé-
DR. G.W.BARUCH/S ++DWESTRUNDFUNK
DR
Q
uarante-quatre CD pour
Deutsche Grammophon
(les œuvres du XXe siècle seulement), 67 pour
CBS-Sony. Dix pour les
concerts (1956-1967) du Domaine musical (Universal) et 13
pour les Œuvres complètes de Boulez dans des interprétations par
lui-même et des musiciens prisés
par l’auteur (Deutsche Grammophon). On avoue n’avoir pas tout
réécouté…
En revanche, nous avons consulté avec intérêt ce que Boulez
avait confié à Erato entre 1966
et 1991, qui permet de définir les
axes de son activité de chef:
Schoenberg, Stravinski et Messiaen en tant qu’illustres aînés; Berio, Carter, Ligeti, Donatoni, Xenakis, Birtwistle, Kurtág, Dufourt,
Grisey, Höller, Ferneyhough pour
ses contemporains qu’il n’a cessé
de défendre; enfin ses propres
œuvres, dont il donne bien sûr
une référence d’interprétation.
La compilation de dix DVD que
propose Euroarts ajoute au portrait du chef et du compositeur
une dimension supplémentaire et
essentielle: le pédagogue. C’est en
effet en regardant Boulez travailler en 2009 avec les jeunes de
l’Académie du Festival de Lucerne
que l’on prend la mesure de son
Stéphane Lissner et Pierre Boulez lors d’une répétition à Vienne.
Le nouveau directeur de l’Opéra national de Paris adresse ses vœux,
dans la missive qui suit, à son inspirateur et précieux conseiller.
lisande ou les dizaines de concerts de
l’Ensemble intercontemporain, accueilli en résidence dès 1988. Puis à
Aix-en-Provence avec le triptyque
Renard/Tréteaux de Maître Pierre/
Pierrot lunaire ou le Château de Barbe
bleue. Vos actes de résistance farouche pendant les mouvements d’intermittence du spectacle restent
gravés dans ma mémoire.
Je me souviens aussi des six semaines passées ensemble à préparer à Vienne De la maison des morts
de Janácek. Votre émotion aux saluts, avec Patrice Chéreau, était touchante. Vous étiez là, présent jour et
nuit, sans relâche. Votre inventivité,
votre disponibilité, la symbiose entre
le créateur et l’interprète m’ont marqué. Votre esprit brillant, bien sûr.
Mais aussi votre écoute, votre attention. Et vos mains, incroyablement
expressives dans une gestique si rigoureuse.
Vous imposez le respect, cher
Pierre. Non seulement dans le style
où l’on vous attend (je pense à
l’œuvre de Schönberg, et notamment Moïse et Aaron qui m’est si
cher, Lulu ou votre intégrale Webern). Mais aussi dans le grand répertoire que vous avez marqué de
votre empreinte. Le Ring à Bayreuth,
avec Patrice Chéreau, signale un
JOEL ROBINE/AFP
autre accomplissement qui a marqué des générations de mélomanes.
Votre héritage concerne aussi vos
choix musicaux et vos programmations. Vous avez sorti la musique de
la seconde école de Vienne du
ghetto élitiste dans lequel elle était
enfermée. Et grâce à vous, les programmes des concerts dans le
monde entier leur réservent
aujourd’hui une place légitime.
Mais si votre parcours marque
l’histoire de la vie musicale et culturelle française et mondiale, c’est
parce qu’à ces créations déjà marquantes, vous avez ajouté une dimension politique, avec un P majuscule. Politique car visionnaire.
A l’Ircam, avec l’Ensemble intercontemporain, vous avez d’abord
cherché à repousser les limites du
possible, à sortir du cadre. Vous êtes
allé au bout de votre exploration du
champ musical. Mais dans le même
temps, vous n’avez jamais perdu de
vue la transmission et le dialogue
avec le public.
Loin d’en rester à une recherche
fondamentale coupée du monde,
vous avez construit une relation de
longue durée avec le public. L’inauguration de la Philharmonie de Paris,
il y a quelques semaines, a représenté un magnifique cadeau. Les files d’attente constituaient, déjà, une
belle forme d’hommage. Vous n’avez
pas pu être là, avec nous, le 14 janvier dernier. Pourtant, vous étiez
dans tous les esprits.
Cher Pierre, je vous souhaite de
tout mon cœur un très heureux 90e
anniversaire.
Stéphane Lissner
27
Festival
Le Temps
Samedi Culturel
Samedi 21 mars 2015
Quiapeurdelamusiquecontemporaine?
Le festival Archipel
des musiques
d’aujourd’hui
s’ouvre ce week-end
avec une scène plus
vivace que jamais.
Mais pourquoi cet
art n’est-il pas plus
populaire? Et
sonne-t-il si ardu?
Décryptage avec
trois experts des
musiques savantes
En haut:
«Le Grand Macabre».
En 2011, au Gran Teatre
del Liceu de Barcelone,
la compagnie catalane
La Fura dels Baus
s’emparait de l’opéra
de György Ligeti.
En bas: Martin
Grubinger et The
Percussive Planet
Ensemble jouant
«Pléïades» de Xenakis
au Lucerne Festival
en 2013.
PETER FISCHLI /LUCERNE FESTIVAL
V
ous avez dit «musique
contemporaine»? Boulez, Stockhausen, l’empire de la dissonance?
Vous avez envie de
fuir? Mais de quoi parle-t-on au
juste? Premier malentendu: le
terme «musique contemporaine»
est un leurre. Ça ne veut pas dire
grand-chose. On ne sait même pas
de quoi on parle.
Mais bon. Est-ce une raison
pour la bouder? Pourquoi ne pas
l’apprivoiser en prenant un peu de
recul? Ne serait-ce qu’entre la musique spectrale, les courants néotonaux, l’écriture savante d’un Lachenmann, l’avant-garde la plus
expérimentale, la musique contemporaine brasse bien des styles
et des genres. Le festival Archipel,
qui s’ouvre ce week-end à Genève
sous le thème «Alter Echo», va jusqu’à convier des vidéastes et des
artistes plasticiens pour suggérer à
quel point c’est un art aux frontières poreuses.
L’étiquette de musique contemporaine suscite «une espèce
de crainte injustifiée à mon avis,
dit Marc Texier, directeur d’Archipel, parce que la musique contemporaine aujourd’hui va de
John Adams à Pierre Boulez, d’une
musique facile, presque d’ameublement dans certains cas, à une
musique intellectuelle et qui restera toujours difficile. Les gens qui
disent ça n’écouteront pas spontanément L’Art de la fugue ou les derniers quatuors de Beethoven.»
Mais le plus gros malentendu,
c’est que «la musique contemporaine, on la fait débuter à l’aprèsguerre, soit il y a 70 ans, dit Marc
Texier. C’est énorme! La musique
de 1945 et la musique de 2015, ça
n’a pas grand-chose à voir. Les
compositeurs
qui
écrivent
aujourd’hui, pour eux, les œuvres
de 1945, ce sont les œuvres de
leurs grands-parents ou de leurs
arrière-grands-parents.» «On utilise ce terme par convention, dit le
chef et compositeur William
Blank. C’est un usage utile et facile
qui finit par devenir très conventionnel. On devrait détruire le
mot «contemporain» et parler de
musiques d’aujourd’hui.»
Le deuxième malentendu repose sur la soi-disant impopularité de la musique contemporaine, alors qu’elle s’adresse à des
initiés. «Toute la musique savante
occidentale est une musique élitiste de fait, analyse Philippe Albèra, responsable des Editions
Contrechamps. On a beau essayer
de vendre la musique comme on
vend des savonnettes et de faire
des «événements», il n’en reste pas
moins qu’écouter une Passion de
Bach, un quatuor de Beethoven,
LLUIS GENE/AFP
Par Julian Sykes
une symphonie de Schumann, ce
n’est pas quelque chose de spontané.» Et de souligner qu’«à toutes
les époques, cette musique n’a jamais été populaire», avec des créations souvent données devant des
cercles restreints. «Une œuvre de
Brahms ne peut pas être populaire au sens où on l’entend
aujourd’hui, dit William Blank.
Elle ne peut pas toucher un public
aussi large qu’une bonne chanson
ou une très bonne musique rock
comme celle de David Bowie.»
Connaître la musique, avoir
joué d’un instrument, avoir des
notions de solfège et d’harmonie
facilitent l’accès à la musique
classique. Mais il y a plus. «Notre
tradition savante depuis la polyphonie du Moyen Age jusqu’à
aujourd’hui est une forme de
pensée avec des sons, explique
Philippe Albèra. Cela n’exclut pas
les autres formes de musique –
musique populaire, musique de
variété, musique de jazz – qui
sont tout aussi valables. La particularité de cette musique tient au
fait que l’on construit des discours et des formes complexes,
qui demandent une éducation,
une acculturation. On ne lit pas
La Divine Comédie comme on lit le
journal!»
Encore faudrait-il que la musique soit pleinement intégrée au
cursus éducatif. «La musique n’a
pas dans la culture générale une
place équivalente à d’autres domaines», regrette Philippe Albèra.
«Dans les musées en France, je vois
des classes en visite avec leur professeur. Ils regardent Chagall, Matisse, Van Gogh, etc. Le prof explique le tableau et montre
l’évolution du peintre avec des toiles importantes. On n’a pas la
même chose en musique.» Et les
concerts jeunes de l’OSR? «Oui,
mais trop souvent, on leur pré-
,
Philippe Albèra
«On veut toujours tirer la musique
savante «classique» vers
le divertissement parce
qu’on a peur que ce soit trop
difficile. C’est le contraire
qu’il faudrait faire. Il faudrait dire:
«On va vous aider
à la décrypter, à l’écouter»
sente des œuvres faciles du répertoire parce qu’on a peur de leur
réaction. Au contraire, on devrait
leur montrer que la musique est
aussi une réponse à des questions
existentielles, sociales, et parfois
politiques, qui nécessitent un langage exigeant. Le Survivant de Varsovie de Schönberg ou la Cantate
profane de Bartók sont des prises
de position éthiques et politiques,
qui posent des problèmes
auxquels on est confronté
aujourd’hui.»
Le public des salles de concerts
lui-même prône la facilité. «Il y a
un grave problème institutionnel,
poursuit Philippe Albèra. Les institutions n’ont globalement pas intégré la musique du XXe siècle – et
encore moins la vraie musique
contemporaine. Elles sont bloquées sur un répertoire qui n’est
même pas très imaginatif. Elles
sont beaucoup trop dépendantes
du marché des solistes et des chefs
qui viennent avec les œuvres qu’ils
connaissent. Il faudrait une volonté, une programmation qui ait
un sens.» Et de suggérer d’engager
«un dramaturge, comme dans les
théâtres en Allemagne», «quelqu’un de compétent qui connaî-
trait le répertoire et pourrait
concevoir des programmes intelligents, et qui serait au courant de ce
qui se fait actuellement».
Le marché du disque – avec l’avènement des techniques d’enregistrement – a lui-même modifié les
habitudes d’écoute. «Aux XVIIIe et
XIXe siècles, on allait écouter le
dernier opéra comme aujourd’hui
on va voir le dernier film en exclusivité, explique Marc Texier. Tout à
coup, le répertoire qui n’existait pas
dans la tradition musicale auparavant s’est mis à exister à travers l’enregistrement. La création musicale
s’est trouvée en concurrence avec
l’histoire
musicale.»
Ecouter
Beethoven, Mozart, Schubert chez
soi reviendrait à se cantonner à des
valeurs sûres, à se réfugier dans une
certaine idée de la musique classique. Des vedettes comme Herbert
von Karajan – façonnées sur le modèle de Hollywood – ont véhiculé
cette image d’une musique figée
dans le marbre, «dépositaire des
grandes traditions beethovéniennes et brahmsiennes», comme le
souligne William Blank. Du reste,
le succès de Karajan coïncide avec
l’explosion du marché du disque, à
l’heure même où les jeunes compositeurs de l’après-guerre tentaient
de faire table rase du passé et
d’écrire une musique nouvelle
après les traumas de l’Holocauste
et d’Hiroshima.
Aujourd’hui, la scène contemporaine s’exprime dans un tout
autre contexte géopolitique. Un vivier de jeunes compositeurs (certains issus de pays éloignés comme
la Colombie, le Bahreïn) foisonne
des quatre coins du monde. De
grandes figures comme Pascal Dusapin ou Wolfgang Rihm font carrière, mais qui sait si leur œuvre
restera? La musique de Boulez a
beau rester ardue aux oreilles de
certains, William Blank n’est pas
loin de penser que Pli selon pli – un
«chef-d’œuvre» – sera tôt ou tard
programmé au Victoria Hall. «Il y a
un temps de maturation qui est le
temps juste de la musique. Je rappelle qu’il a fallu attendre 1961
pour qu’une symphonie de Mahler
soit programmée à Paris. A l’époque où j’étais dans les rangs de
l’OSR dans les années 1970, beaucoup de collègues étaient rétifs à
Mahler et Bruckner.» Et de corriger
l’échelle de valeurs. «Est-ce parce
qu’il y a 300 personnes et non pas
2000 personnes pour un concert
de musique contemporaine que
l’on est dans une qualité moindre
qu’un concert de l’OSR?»
Festival Archipel, jusqu’au 29 mars
à la Maison communale
de Plainpalais et autres lieux
à Genève. www.archipel.org
28
Exposition
DAVID SEYMOUR/MAGNUM PHOTOS
Le Temps
Samedi Culturel
Samedi 21 mars 2015
Parisphotographié,
Parismagnifié
Par Caroline Stevan,
Paris
P
ROBERT CAPA/MAGNUM PHOTOS
lus que tout autre, sans
doute, Paris a été chanté,
dessiné, photographié.
C’est là, en 1947, que Robert Capa, Henri CartierBresson, David Seymour et George
Rodger décident de fonder
l’agence Magnum. Reporters de
génie, ils sont aussi les témoins
privilégiés des mutations de la capitale française. L’exposition Paris
Magnum, à l’Hôtel de Ville, présente 150 clichés parisiens estampillés du nom du célèbre collectif,
parmi lesquels nombre d’images
emblématiques. Regards acérés
sur des événements politiques,
des revendications économiques
et sociales, des défis architecturaux ou les banalités du quotidien. Et c’est l’histoire de la France
au XXe siècle qui se déroule.
Une course
à l’hippodrome
de Longchamp,
en 1952, par
Robert Capa.
Une minijupe
saisie par
Raymond
Depardon en
1967. Une grève
d’ouvriers
à Saint-Ouen
en 1936, avant
la fondation
de Magnum,
par David
Seymour.
RAYMOND DEPARDON/MAGNUM PHOTOS
Une exposition
présente la capitale
française dans l’œil
des reporters de
l’agence Magnum.
Des clichés
emblématiques
et un morceau
d’histoire de France
La première section est consacrée aux images prises avant la
création du collectif. Des ouvriers
de Renault en grève pour obtenir
la semaine de 40 heures, des congés payés et une convention collective de travail, photographiés
par Chim – le surnom de David
Seymour. Une marche pacifique
pour célébrer l’amitié franco-soviétique, dans l’œil de Capa. Une
image drôle et graphique de Cartier-Bresson lors du défilé du
14 juillet 1936; jambes de fillettes
campées sur le toit d’un bus de
policiers. Puis viennent la guerre,
la Résistance et la Libération de
Paris.
Les années 1950 apportent un
peu de couleur – au sens littéral –
et de légèreté. Les photographes
viennent de fonder leur agence, à
,
Marc Riboud
«La photographie ne peut
pas changer le monde,
mais elle peut montrer
le monde, surtout
quand il change»
laquelle d’autres noms se sont
ajoutés. Burt Glinn livre un très
beau cliché du Crazy Horse, Capa
signe des vues générales de Paris,
Marc Riboud s’attarde sur les marcels et les chemises séchant sur les
péniches des bords de Seine. Il réalise encore le fameux portrait du
«peintre de la tour Eiffel» et de
nombreuses images aux Halles,
comme Robert Doisneau à la
même époque.
Au tout début des années 1960,
ce sont les défis urbanistiques qui
intéressent les reporters. René
Burri pointe son objectif vers une
banlieue en pleine construction,
Cartier-Bresson immortalise le bidonville de Nanterre. Les jupes
raccourcissent et l’on manifeste
contre la guerre d’Algérie, avant le
grand embrasement de Mai 68.
Rangées de CRS, émeutes enfumées, barricades de cageots devant Saint-Nicolas-des-Champs.
Et puis ce cliché fameux signé Cartier-Bresson, encore: un bourgeois rondelet et serré dans son
costume lorgnant avec dédain un
graffiti sur le mur, «Jouissez sans
entraves». «La photographie ne
doit pas chercher à convaincre.
Elle ne peut pas changer le
monde, mais elle peut montrer le
monde, surtout quand il change»,
stipulait malicieusement Marc
Riboud.
Arrivent les années 1970-80,
classées «réaction et résistance
philosophique». Serge July dans
les locaux de Libération. Les Pompidou dînant, par Martine Franck.
Une marche des femmes en 1979,
les bois de la ville rendus étranges
par Koudelka, les chantiers de la
pyramide du Louvre et de la
Grande Arche de la Défense. A
partir de là, la couleur devient la
règle. Le suivi de l’actualité laisse
la place à une approche plus subjective et esthétisante de la vie
dans la capitale. Nouveaux membres, Harry Gruyaert, Martin Parr
ou Christopher Anderson – le dernier admis, en 2010 – offrent des
portraits d’inconnus, des clichés a
priori anecdotiques. Le souci de la
composition, cependant, semble
être toujours le premier critère.
L’exposition s’achève sur une
série de magnifiques portraits de
Parisiens et Parisiennes. Le fameux Giacometti regardant sa
statue par René Burri, Beauvoir
par Elliott Erwitt, ou encore
Malraux par Philippe Halsman,
qui s’est, raconte-t-il, concentré
sur «la partie romantique» du ministre au visage dissymétrique.
Paris, plus que tout autre, a été
photographié et c’est pourtant à
une redécouverte que nous convie
cet inventaire, grâce au talent des
photographes
de
Magnum.
D’autres grands noms ont immortalisé la capitale, mais ce panorama présente une concentration
impressionnante d’images devenues des icônes, assorties de clichés moins connus et cependant
remarquables. C’est que la sélection est rude pour entrer chez
Magnum. Il faut quatre à huit ans
d’«observation» pour prétendre
devenir membre. En soixante ans
d’existence, l’agence a accueilli
56 membres actionnaires, outre
les quatre fondateurs.
Paris Magnum, jusqu’au 25 avril
2015 à l’Hôtel de Ville de Paris.
Catalogue aux Editions Flammarion.
En chiffres
Magnum
1947 Robert Capa, Henri CartierBresson, George Rodger et David
«Chim» Seymour fondent le collectif Magnum, pour défendre leur
vision de la photographie et leurs
droits d’auteur.
56 autres membres actionnaires
ont été accueillis depuis. Parmi eux,
René Burri, Martine Franck, Martin
Parr et Alessandra Sanguinetti.
L’agence compte 4 bureaux, à New
York, Paris, Londres et Tokyo, ainsi
qu’une galerie à Paris.
La réserve des Grangettes au crépuscule
Anti-naturalisme
Matthieu Gafsou: La fabrique de la nature, jusqu’au 15 juin
2015 au Musée du Léman, à Nyon. www.museeduleman.ch
d’images questionnant l’intervention humaine sur la
nature, en usant de flashes et de gélatines rouges. Les
végétaux sauvages y côtoient les pousses domestiquées, dans des camaïeux de violet-vert-gris. Les artifices de la nature. Caroline Stevan
Pleincadre
Ce pourrait être une aspérité du paysage, une excentricité des cimes. C’est l’usine de Chavalon, perchée au-dessus du Rhône, juste avant l’embouchure.
Un théâtre d’ombres dans une ambiance crépusculaire. Le Musée du Léman a demandé à Matthieu
Gafsou de se pencher sur la réserve des Grangettes. Le
photographe lausannois livre une très belle série
Le Temps
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Samedi 21 mars 2015
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MATTHIEU GAFSOU
Reportage
ANTHONY WALLACE/AFP
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A Art Basel Hong Kong, les collectionneurs
de l’Asie émergente ont élargi leur horizon.
Pour les galeristes exposants, ils privilégient
les valeurs sûres et les grandes tailles
Par Frédéric Lelièvre, Hongkong
VERONIQUEBOTTERON.COM
Des visiteurs devant «Television and Cruelty to Animals» de Jean-Michel Basquiat.
Dans l’oreille de «Beethoven’s Trumpet (With Ear) Opus #133» de l’artiste américain John Baldessari.
C
e fut la fièvre du vendredi soir. La semaine
dernière, les grands collectionneurs ont pu arpenter les 35 000 m2
d’Art Basel Hong Kong trois heures durant. Avant que le lendemain puis jusqu’à ce mardi, les
VIP, tel Jack Ma, le patron d’Alibaba, et le grand public découvrent à leur tour cette foire de l’art
contemporain, la plus vaste du
genre en Asie.
Rencontré ce soir-là dans le salon des collectionneurs, Uli Sigg
attendait avec impatience que les
portes s’ouvrent. L’ancien ambassadeur de la Confédération à
Pékin, qui a cédé sa collection d’art
moderne chinois, la plus importante au monde, à Hongkong, ne
cesse de saluer ses pairs. Comme
cet entrepreneur chinois. Lui a fait
fortune en vendant des voitures
américaines à Pékin. Il est venu à
Hongkong autant pour compléter
sa collection que pour la galerie
qu’il a créée; mais il remet à plus
tard une interview. Il est 18h. «Je
vais y aller maintenant», sourit Uli
Sigg. Sur les tables du salon, des
flûtes de champagne sont abandonnées à moitié pleines, les allées
du Centre d’exposition de Hongkong se remplissent.
Feutre turquoise sur la tête,
veste vert pomme, chemise
orange, Dabin Cheng passe d’un
stand à l’autre. Cet entrepreneur
actif dans les mines et le tourisme
porte un pin’s drapeau aux couleurs de la Chine et de l’Afrique du
Sud. «Je suis installé à Cape Town,
raconte ce natif du Hubei, une province du centre de la Chine. Cela
fait vingt ans que je travaille dans
ANTHONY WALLACE/AFP
Lescollectionneurschinoisprennen
les mines et le tourisme. Je viens ici
pour Scheryn, mon fonds qui investit dans l’art contemporain africain.» Pour faire une bonne affaire
à la foire de Bâle version Hongkong, «tout se joue entre les deux
premiers jours», estime Dabin
Cheng, dont la collection comprend des artistes contemporains
chinois et occidentaux.
Un Basquiat et du champagne
Tous les visiteurs d’Art Basel
Hong Kong, 60 000 cette année,
n’avaient pas le même degré de
sophistication. Profitant aussi de
la soirée réservée aux collectionneurs, une dizaine de Chinoises
en tenues de soirée écoutent attentivement Janis Gardner Cecil.
La directrice de la galerie new-yorkaise Edward Tyler Nahem leur
présente Television and Cruelty to
Animals, une création de Jean-Michel Basquiat. Elles font pourtant
la moue devant cette peinture sur
bois aux motifs naïfs et colorés.
Jusqu’à ce que l’annonce de son
prix, 8 millions de dollars, les convainque de son importance.
«J’adore venir regarder, acheter
peut-être», sourit l’une d’elles. Sa
collection comprend «surtout des
antiquités, des meubles européens style Louis XV et Louis XVI.
L’art moderne, je m’y mets. Mais
assez parlé, je prendrais bien un
verre de champagne», souffle-telle en voyant passer un petit bar à
roulettes chargé de bouteilles et
de flûtes.
Au jour de la fermeture d’Art
Basel Hong Kong, mardi, la peinture de Basquiat n’a pas été vendue, mais «elle suscite beaucoup
d’intérêt de la part de collection-
«Papilio
Ulysses», les
papillons de
Damien Hirst
exposés à Art
Basel Hong
Kong.
neurs chinois et coréens», se réjouit Janis Gardner Cecil, qui venait ici pour la première fois. Cet
intérêt n’a pas toujours été là. En
2013, lors de la première édition
de la foire suisse, nombre de grandes galeries occidentales sont arrivées avec leurs Picasso et autres
Braque, «sûres de les vendre vite,
se souvient un observateur. La
plupart sont reparties bredouilles, car les nouveaux riches
chinois voulaient d’abord des
œuvres de chez eux.» Aujourd’hui,
«ils tendent à aimer et à acheter
plus d’art étranger», confirme le
directeur de la galerie londonienne Lisson.
La Galerie Mark Müller, de Zurich, a aussi profité de cet intérêt.
Elle a par exemple vendu Painting
#476 (230 cm x 190 cm,
33 000 dollars) de Markus Weggenmann à un Chinois. Présentée
par Grieder Contemporary, autre
galerie zurichoise, Untitled de
Melli Ink a également trouvé un
acheteur venu de Chine. Il a été
«séduit par la céramique» de cette
fine sculpture haute de 2 mètres,
explique sa directrice. Autre
exemple à la galerie allemande Eigen + Art, avec la vente d’une toile
de Tim Eitel: Mexican Window
(250 cm x 230 cm) cédée
156 000 euros à un Asiatique. «Les
collectionneurs de l’Asie émergente, les Chinois en particulier,
ne posent pas les mêmes questions que les Occidentaux, constate un galeriste. Parce qu’ils n’ont
ni la même culture ou ni les mê-
mes références, en particulier
chrétiennes. Ils se renseignent de
plus en plus, signe de leur intérêt
croissant pour les artistes européens et américains.»
Question de prix
Une galeriste indienne fait le
portrait de ces nouveaux collectionneurs: «Parfois, ils parlent tout
de suite du prix, et de rien d’autre.
C’est un peu agaçant! Mais c’est
aussi en partie en raison de la barrière linguistique. Ils veulent en
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Samedi 21 mars 2015
VINCENT YU/KEYSTONE
De haut en bas: «Hanging
Figure», le pendu de l’artiste
espagnol Juan Munoz.
Les sculptures hyperréalistes
de l’Australien
Sam Jinks intriguent.
TOUT CRU
Le vin et les mets
Un vin n’est jamais aussi bon que quand il est bien accompagné. Il se suffit parfois à lui-même, mais c’est souvent par
défaut – qui se contente d’un célibat au long cours? L’extase,
la vraie, se révèle le plus souvent dans l’accord avec un mets.
Un art délicat qui fait l’objet d’une littérature abondante. On
ne compte plus les guides, manuels de savoir-vivre, blogs et
autres traités de gastronomie qui détaillent la question sous
toutes ses coutures.
La question est sérieuse. L’item «marier mets et vins» a été
retenu par l’Unesco comme partie intégrante du repas gastronomique à la française classé en 2010 au patrimoine
immatériel de l’humanité. Une reconnaissance qui sacralise
les rites de la table et célèbre le gastronome, cet érudit qui
possède une connaissance approfondie de la tradition et en
préserve la mémoire.
Pensez-y la prochaine
fois que vous descendrez à la cave chercher
une bouteille pour accompagner le lièvre à la
royale façon Fredy Girardet qui mitonne à la
cuisine: une faute de
goût est si vite arrivée.
Le plus difficile est de
faire les bons choix
quand il s’agit de valoriser le vin et non, comme
c’est très souvent le cas,
le savoir-faire du cuisinier. On inverse la terminologie pour parler
d’accord vins et mets. La
bonne pratique impose
alors de construire le
menu en fonction des
caractéristiques
des
crus qui seront servis. Faire le contraire, à savoir choisir une
bouteille pour accompagner un plat imposé, vous expose à
de terribles désillusions.
J’ai récemment fait plusieurs mauvaises expériences à Zurich dans le cadre de la rencontre annuelle de la Mémoire des
vins suisses, association dont l’ambition est justement de valoriser les meilleurs crus du pays. D’excellents vins blancs ont été
servis pour accompagner des plats qui rendaient tout accord
aléatoire. Le pompon? Une salade laitues-endives-vinaigrette
si acide et amère qu’elle tuait littéralement le divin nectar.
Pour magnifier un vin sans prendre trop de risques, rien
de tel que les accords régionaux, des classiques qui ont fait
leurs preuves. Le chasselas donne sa plénitude avec les poissons du lac et bien sûr les mets au fromage. Le sancerre avec
deux douzaines d’huîtres marennes d’Oléron. Le nebbiolo
avec un risotto à la truffe blanche d’Alba. Si on vous critique?
Vous pourrez riposter que vous avez l’Unesco et la tradition
avec vous.
DR
BOBBY YIP/REUTERS
BOBBY YIP/REUTERS
Par Pierre-Emmanuel Buss
goûtàl’artoccidental
«Snake»,
le boa en pleine
digestion de
l’artiste belge
Carsten Höller.
BOOBY YIP/REUTERS
PUBLICITÉ
tout cas deux choses: que la valeur
soit sûre et que cela en jette. Les
grandes tailles ne les effraient pas.»
Un galeriste européen raconte
qu’ils peuvent «venir, poser plein de
questions et disparaître plusieurs
jours avant de repasser et acheter
en cinq minutes. Il y a aussi ceux qui
réclament 20% de réduction, voire
plus, ignorant que, dans une foire
réputée comme celle-ci, on peut
demander au maximum 10%.»
Art Basel Hong Kong a un autre
avantage: «Il y a moins de censure
qu’aux foires de Singapour ou de
Chine», pointe une collectionneuse hongkongaise, dont la carte
de visite revendique plusieurs
mandats dans des institutions de
New York. «Ne me citez pas, je ne
veux pas d’ennuis», glisse-t-elle.
Aujourd’hui, elle se dit «fauchée»
parce qu’elle vient de s’offrir une
statue; «le prix de l’art contemporain devient fou», soupire-t-elle.
En 2014 pourtant, Artprice.com a
constaté un recul de 14% des résultats des ventes publiques. Les
galeries interrogées à Art Basel
Hong Kong fournissent, quand elles l’acceptent, des prix stables. Le
ralentissement de la croissance en
Chine, premier marché au monde
des œuvres d’art, n’aurait pas encore produit d’effet encore visible.
Concernant l’art chinois, Uli Sigg
pense que les prix «vont tenir».
Certains artistes à qui il achetait
directement le travail «ont signé
des accords d’exclusivité avec des
galeries; des accords qui poussent
les prix vers le haut», regrette-t-il.
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Réseaux
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Samedi 21 mars 2015
Après une
«parenthèse
enchantée»
où les ordinateurs
connectés
semblaient
nous libérer,
on déchante.
C’est le constat
du philosophe
Eric Sadin
Les bureaux
de Facebook
à Menlo Park,
Californie.
Notre perception
des effets de la
numérisation
du monde en train
de se retourner…
JIM WILSON/THE NEW YORK TIMES
Par Nic Ulmi
Lenumériqueetnous:findel’idylle
I
maginons. La lune de miel
s’achève, on rentre dans notre
quotidien avec l’élu(e) de notre
cœur – et quelques signes commencent à nous inquiéter.
D’abord, on minimise, car l’élu(e) en
question reste rigolo(te), plein(e) de
surprises, toujours sexy. Où est le
problème?Ilestlà:onressent,confusément, que notre vie s’empoisonne,
qu’elleestentraindesedégrader.On
ne contrôle plus rien. Mais on ne voit
pas comment on s’extrairait de la relation pour aller ailleurs.
C’est alors que quelqu’un comme
Eric Sadin – un philosophe qui livre
depuis dix ans des réflexions retentissantes sur la numérisation du
monde – se pointe pour dévoiler ce
qui se passe. La vérité? Nous avons
fini sous l’emprise d’une personne
toxique: un partenaire qui, sous des
dehors aimables, cache un monstre.
Fin de l’idylle, début du cauchemar.
Tel est l’état de nos relations avec
l’univers des machines électroniques, des réseaux et des objets connectés, selon le nouvel essai de
l’auteur français, La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique,
paru en mars chez L’Echappée.
Revenons sur les beaux jours,
pour commencer: «une parenthèse
enchantéeauseindel’histoiredel’informatique», ouverte et refermée entre les années 1990 et 2000. Nous
avons cru alors que les ordinateurs
connectés via le World Wide Web
nous engageaient dans «l’épanouis-
sement individuel et l’émancipation
collective».Nousn’avonspasrêvé:ces
aspects étaient réels. Mais ils constituaient un «cygne noir»: «un phénomène divergeant ou non initialement programmé», sous lequel une
logique plus sombre et moins visible
se déployait. Car c’est pour une tout
autreraisonquecesoutilsavaientété
inventés.
«Dès ses premières impulsions, le
numérique induit un découpage du
réelauchiffreprès,unedéfinitiondes
phénomènes visant à obtenir une
maîtrise de plus en plus grande sur le
cours des choses. Cela se voit, en
germe,danslavolontéderationalisation administrative à la fin du
XIXe siècle, puis dans les utilisations
militaires de ces outils», explique
l’auteur au téléphone. Charles Babbage, précurseur quasi légendaire de
l’informatique avec sa collaboratrice
Ada Lovelace, était d’ailleurs «le concepteur initial du modèle préfordiste
de l’usine moderne»: son but était de
rationaliser le travail des ouvriers.
L’idylle inattendue entre le capitalisme industriel et le rêve hippie
éclora quelques décennies plus tard
en Californie. Emplacement ambigu: terre d’utopie, de fleurs dans
les cheveux. Mais aussi, et même
avant tout, lieu marqué par l’appropriation sauvage du monde et par le
déplacement violent des limites lors
de la conquête de l’Ouest. «La parenthèse enchantée aura occulté le phénomène,quisepoursuivait,deratio-
,
«On est séduit
par l’ergonomie
des interfaces, par
la dimension ludique
des applications
destinées à nous offrir
un surcroît de confort,
mais à quel prix…»
nalisation et de maîtrise croissante
sur les sociétés, et maintenant sur le
cours individuel des existences», reprend Eric Sadin. Les tendances s’entremêlent: le numérique retrouve sa
vocation première de mise au pas du
monde, en gardant son visage cool.
«On est séduit par l’ergonomie des
interfaces, par la dimension ludique
des applications destinées à nous offrir un surcroît de confort, mais à
quel prix… Un prix non vu, non dit,
parfois senti, ou pressenti: la dimen-
sion «sexy» des choses occulte la possibilité d’une prise de conscience.»
Voilàquiexpliquenotreschizophrénie: nous savons désormais que
nous sommes en train de réaliser une
dystopie, mais nous y allons enthousiastes, émerveillés, dans un état de
somnambulisme béat. «Il y a parfois
des prises de conscience, comme
cellequiaétédéclenchéeparEdward
Snowden. Ce qu’il a révélé au sujet
des agences de renseignement est
éminemment répréhensible, mais
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<wm>10CAsNsjY0MDA20zU3t7QwMwQA04ieDA8AAAA=</wm>
<wm>10CFWKsQ6AIAwFvwjy2tICdjRsxMG4sxhn_39S2Uzukhuud9eI6dq2o-1OgFjIuRYjZ7OYNDurRqLiEAiDdCFDQhWuvz8AJgk8vidAXgbZjDS0lHif1wOI9cBPcgAAAA==</wm>
aujourd’hui on est bien au-delà de la
surveillance qu’il a mis au jour. Par
nos comportements, par l’usage
croissant d’objets connectés, nous
participons à instaurer une visibilité
continue de notre vie.»
Justement: où en sommes-nous
aujourd’hui? «Nous vivons une modification civilisationnelle, marquée
par la tendance à la régulation algorithmique du monde et par la transformation de toutes les séquences
de l’existence en services monétisables: une marchandisation généralisée de la vie, à une vitesse exponentielle. Et face aux nouvelles formes
de pouvoir détenues par les compagnies du matériel électronique et du
traitement des données, nous n’opposons pas suffisamment un contrepouvoir», insiste Eric Sadin. Depuis
le cerveau du monstre, l’essayiste
Andrew Keen, observateur de la Silicon Valley de l’intérieur, fait un constat semblable dans The Internet Is Not
the Answer (Atlantic Monthly Press),
paru en janvier: «Les architectes du
futur dans la Silicon Valley sont en
train de bâtir une économie en réseau privatisée qui représente un
préjudice pour presque tout le
monde, à l’exception de ses riches et
puissants propriétaires.» Quant au
Web, «il est en train de rendre le
monde moins égalitaire et de réduirel’emploietlebien-êtregénéral,
plutôt que de les accroître», écrit-il.
Que dire, alors, de l’«économie du
partage», qui annoncerait la fin du
capitalisme et le début d’une ère
plus conviviale selon des prophètes
techno-économiques tels que Jeremy Rifkin? «Il s’agit là de discours
qui recouvrent les vérités factuelles:
enjolivements rhétoriques, voire escroqueries intellectuelles», selon
Eric Sadin. Sous couvert d’économie
relationnelle et de convivialité, la
plateforme de location de logements entre particuliers Airbnb ou
l’application Uber, qui fait de n’importe quel quidam votre chauffeur
privé, aboutissent au triomphe de
quelques compagnies géantes.
Même chose pour l’open data: ce
mouvement qui demande la mise
en ligne des informations produites
et stockées par les collectivités publiques finit par favoriser «des acteurs
privés, qui les monétisent via des
myriades d’applications»…
Alors, à qui la faute? Aux web entrepreneurs mus par des pulsions
monopolistiques. Aux ingénieurs
qui, dans le bac à sable survolté des
start-up, «travaillent à assouvir leurs
fantasmes sans se soucier des conséquences». Et «au pouvoir politique,
qui a été dans le laisser-faire, voire
dans la collusion». Donc à nous
tous? Allez. Au boulot.
La Vie algorithmique. Critique
de la raison numérique, Eric Sadin
(Ed. L’Echappée). L’auteur participera
au débat «Les robots font-ils peur?»,
organisé par «Le Temps» au Salon
du livre de Genève, jeudi 30 avril à 13h.
Le Temps
Samedi Culturel
Samedi 21 mars 2015
33
Phénomène
Lafolie«Violetta»
Ce week-end, l’ultime tournée de l’équipe de la série TV
musicale «Violetta» s’arrête à Genève. Première «telenovela»
pour ados à imposer l’espagnol, elle a touché des millions
de jeunes filles. Un coup de maître signé Disney
AP PHOTO
Par Nicolas Dufour
E
mois adolescents programmés à l’Arena de Genève, samedi et dimanche.
Parmi 11 pays, la tournée
Violetta Live, deuxième et
dernière du genre, fait étape au
bout du Léman. Les cris, aigus, des
jeunes filles feront vibrer les murs
de la salle.
Depuis 2012, le phénomène
Violetta captive ses amateurs.
L’émotion est sans doute plus
forte encore ces jours, parce que
l’aventure se termine. Violetta, le
personnage incarné par l’actrice
Martina Stoessel, ainsi que ses
proches et leurs aventures ont fait
tourner des millions de têtes. Durant trois ans, tout s’est parfaitement déroulé dans ce scénario de
la filiale sud-américaine de
Disney. Violetta est une série TV de
trois saisons, que sa chaîne commanditaire a achevée en février,
au sommet de sa popularité.
Comme pour éviter tout déclin.
Fille d’un ingénieur millionnaire et nomade, Violetta arrive
depuis Madrid à Buenos Aires, sa
ville natale. C’est le premier épisode. Durant le trajet en avion, le
spectateur découvre à quel point
le papa se fait protecteur. Il raconte une invraisemblable histoire d’espionnage d’Etat pour
faire fuir un soudain prétendant.
Violetta a perdu sa mère dans des
circonstances peu claires, et le géniteur veille. Au reste, l’adolescente se révèle à la fois curieuse,
farouche et timide. Ainsi que cachottière: attirée par la musique –
la maman était chanteuse –, elle
fréquente discrètement le Studio
21, école de variété et de danse
dans laquelle les ados en ébullition hormonale se crêpent les chignons à coups de battles musicales. Redoutant la réaction de son
père, Violetta y suit une formation
en secret. Après avoir songé l’envoyer au Qatar, le paternel finit
par accepter la passion de sa
fillette. Le feuilleton est enjolivé
par des dessins qui inscrivent
l’histoire dans le journal de Violetta, un document qui sert de fil
conducteur.
Disney Channel Latin America
a conduit son opération tambour
battant, si l’on ose dire. Un casting
conduit selon une procédure rodée – on peut néanmoins suspecter quelque favoritisme: Martina
Stoessel est la fille d’un producteur de TV paraguayen. En Argentine, avant le lancement du
feuilleton en mai 2012, Disney
Channel a fait monter la pression
avec diverses promotions. Ensuite, avec l’égrenage des nombreux dévoilements des secrets de
famille autour de Violetta, les séparations puis les rabibochages,
les coups de foudre ou de Jarnac,
les trois saisons de la série ont été
enrichies d’assez de protéines
pour alimenter la combustion de
leur public. Martina Stoessel a
vieilli avec son public, d’un peu
moins de 15 ans à 17 ans.
A regarder quelques épisodes,
le curieux est frappé par le contraste qu’offre le feuilleton: une
esthétique aux couleurs pétaradantes typiques du genre, des personnages loufoques ou fofolles,
mais une héroïne qui ne dévie pas
de sa probité et de sa sincérité.
Une chronique sucrée-salée d’une
adolescence argentine, calibrée
pour l’universalisation – même si
ce pari-là n’est jamais gagné
d’avance.
Produits dérivés
Bien sûr, la firme aux grandes
oreilles a décliné le concept en
d’innombrables produits dérivés
et applications pour téléphones,
dont un journal intime variable
(«Quel personnage veux-tu être
aujourd’hui?»). Bilan, au moins
20 millions de fidèles en Europe
de l’Ouest, des séries dérivées, des
millions de tweets notamment
dans la tribu #VLovers, des clans
Facebook… Et donc, les tournées
de concerts rassemblant les tubes
de la série. Car chaque épisode de
la série comporte plusieurs titres.
En version originale espagnole, le
mot «chanson» apparaît dans tous
les titres, par exemple, «Une
guerre, une chanson» ou «Une
étoile, une chanson».
Disney a mobilisé l’armada nécessaire à la promotion d’un produit culturel de masse. Hormis
un surcroît de réseaux sociaux, la
société a appliqué les mêmes recettes qui ont assuré le succès de
MAÎTRE DE COLLES
L’apocope et l’aphérèse
Par Olivier Perrin
Quels beaux mots et jolis antonymes que ces deux-là! Vous dites
«télé» pour «télévision»: c’est une apocope. Vous dites «car» pour «autocar»: c’est une aphérèse. Soit la chute d’un phonème, d’une ou plusieurs
syllabes à la fin d’un mot dans le premier cas, au début d’un mot dans le
deuxième cas. Du grec apokoptein («retrancher») et aphaíresis («ablation»), la première figure de style est un processus que l’on appelle
l’amuïssement, soit une forme de paresse articulatoire qui conduit à
l’évolution phonétique. Et la seconde, alors? L’aphérèse, qui est aussi
une technique de prélèvement sanguin, est plus rare dans la langue
française, qui ne connaît que peu d’amuïssements à l’initiale par rapport à sa cousine en finale. Mais c’est beaucoup moins vrai pour l’argot,
où l’on en trouve de singulières, de ces aphérèses: «pitaine» pour «capitaine», «Ricain» pour «Américain». Mais la plus belle est sans aucun
doute «tudieu». A l’origine: «par la vertu de Dieu».
Hannah Montana, série tenue entre 2006 et 2011, qui mêlait déjà
fiction TV, musique et concerts.
Cependant, Violetta est un produit d’Argentine, et cette donne
apporte une nouveauté. Il s’agit
sans doute du premier triomphe
latino pour un produit visant les
ados, en espagnol dans les chansons, qui ne sont pas doublées. Il
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y a une part d’audace dans ce
choix. Citée par la presse de Belgique, où elle était il y a quelques
jours, Martina Stoessel glissait: «Il
est très émouvant de voir l’émotion des parents en train de filmer leurs enfants qui s’amusent
au concert, ou qui chantent en
espagnol.» Oui. Comme on peut
être surpris de voir ce jeune pu-
blic réputé volatil suivre une telenovela de 80 épisodes par saison.
Au total, 240 chapitres de 45 minutes, une durée peu commune
dans ce genre, sauf dans les
productions mexicaines. Disney
n’a pas seulement fasciné des foules de moins de 18 ans. Elle a
fabriqué ses nouvelles cohortes
de téléphiles.
Martina Stoessel est Violetta.
La petite chanteuse argentine
compte 20 millions de fans.
34
Nouvelletable
Le Temps
Samedi Culturel
Samedi 21 mars 2015
Nicolas
Darnauguilhem
a secoué Bruxelles
avec sa bistronomie
fraîche
et décomplexée.
De retour dans
sa région d’origine,
le jeune chef ouvre
un lieu singulier,
poétique, petite
musique douce sur
le thème des Alpes
Par Véronique Zbinden
EDDY MOTTAZ
Nicolas
Darnauguilhem,
le chef est de
retour à Genève
après s’être fait
une réputation
d’enfant terrible
à Bruxelles.
Neptüne,unovnidanslagalaxiegourmande
U
ne betterave rouge en
peau,
caramélisée,
presque brûlée, et un
buisson hérissé de
dent-de-lion. Le pourpre de l’hiver finissant et le vert
tendre du renouveau printanier. Il
fallait une dose d’audace pour servir cette première entrée culottée
– sobrement nommée betterave et
pissenlit – à la cinquantaine de
foodies conquis qui se pressaient à
l’ouverture du Neptüne, vendredi
dernier. Quelques heures plus tôt,
le four ne répondait pas et le chantier exhalait encore vaguement la
peinture fraîche. Le Neptüne? Un
ovni dans une galaxie gastronomique pétrie de classicisme et de
bien-pensance, l’adresse trublionne, facétieuse et décalée que
tous les initiés attendaient à
Genève…
Reprenons. Nicolas Darnauguilhem est loin d’être un inconnu. De retour dans sa région
d’origine après cinq années à
Bruxelles, il s’y est tricoté une réputation d’enfant terrible de la
jeune cuisine, encensé par les critiques d’Omnivore, du Fooding, la
blogosphère, une clientèle belge
et internationale.
Nourritures alpestres
Parti de Genève pour créer un
bar à vins naturels dans une arcade en mouchoir de poche,
«Nico» commence par dresser une
table d’hôte improvisée et semiclandestine en sous-sol. Un ancien
magasin de cannes et parapluies
nommé Neptune (sans tréma,
nous y reviendrons) – où l’on célèbre le culte des vins naturels et la
Nature en soi. Le Neptune fait vite
partie de ces adresses qu’on se refile sous le manteau, avant de gagner en visibilité et d’éveiller l’intérêt des défricheurs de la jeune
cuisine: la clientèle s’enthousiasme et le GaultMillau le porte
dès son installation à 14.
Retour à la case départ – les
montagnes lui manquent –, le
temps de dénicher un local décati
entre Usine et BFM – un contraste
qui lui va bien – qu’il réinvente de
pied en cap. C’est aujourd’hui un
espace transparent aux larges
baies vitrées, gris perle, boiseries
craquantes, cuisine ouverte, sobriété et nappage, minimalisme à
peine fleuri. Pour les beaux jours, la
promesse d’une petite arrière-cour
pas encore dégagée de son fatras.
Et ce logo dont le tréma se veut un
lien entre eau et montagne: Neptüne, nourritures alpestres.
Nicolas Darnauguilhem entend puiser au formidable réservoir des Alpes, des viandes séchées
des vallées hautes au cardon de
Plainpalais et aux vergers environnants, de la crème de la Gruyère
aux figues provençales. Né à Présilly, rive française du Salève, cette
région est sienne au sens large:
«Nourritures alpestres, c’est une
manière de formuler l’essence de
mon travail, de donner une direction à ma recherche.»
Tout juste arrivé ce matin, un
cageot d’écrevisses qu’il déclinera
tout à l’heure en bisque rehaussée
de cerfeuil. Demain, il travaillera
les herbes et les plantes sauvages
de Savoie. Les poissons de Julien,
pêcheur à Hermance, telle cette
féra verte (l’autre jour, c’était un
brochet) mi-cuite sous vide à
basse température, des épinards
mixés à l’huile de colza, trois fois
rien, pour préserver le côté délicat, «pastel» du poisson.
Ou la betterave initiale. Un plat
plus travaillé qu’il y paraît, puisque le légume racine est décliné
en quatre apprêts: rôti entier au
four, mixé en purée, son jus extrait
pour l’acidité, ses chips déshydratées pour le côté sucré. Un jeu sur
les textures et les camaïeux de
couleur. Un plat qui ressemble à
Nicolas Darnauguilhem, lui qui
n’aime rien tant que le végétal,
son foisonnement vital, des racines jusqu’aux fanes.
Peu de beurre et de crème – tout
en se réservant une dose de folie –,
le goût de quelques mariages
audacieux.
Beaucoup
de
bouillons, d’infusions d’herbes,
peu de sauces et de réductions.
Une cuisine brute, terrienne et
instinctive, dépouillée, tout en-
tière tournée vers la nature et ses
expressions les plus pures.
Le Neptüne propose un menu
unique à déclinaisons multiples,
voué à changer à toute vitesse, selon le marché, le réseau de fournisseurs et les envies, accompagné
de pains au levain rares, émouvants de bonté.
Cuisinier voyageur
La vocation à la gourmandise
du chef se noue dès l’enfance, avec
deux grands-mères, un jardin
dans l’Ain, un autre dans les Landes; d’un côté, les quenelles de
brochet et le pâté creusois, de
l’autre, les canards et les asperges,
le goût inné de croquer dans des
légumes sitôt cueillis, celui des
groseilles gorgées de soleil.
Après le lycée hôtelier, Nicolas
fait un complément de formation
en pâtisserie et se laisse inviter aux
voyages par sa passion pour les
vins nature: cuisine un an dans
une réserve naturelle du Costa
Rica, fait un stage au Vietnam durant l’Ecole hôtelière suivie à
Genève, parcourt l’Asie en backpacker. Il est aussi passé chez Laurence Salomon, à Annecy, alors
prêtresse du retour au naturel et
des apprêts verts, et l’excellent
Café Marius, à Genève, où il approfondit sa connaissance de l’univers du vin.
Le trublion a eu le temps de
mûrir, de se poser, au terme de
toutes ces errances, le temps de
trouver sa voie dans la cuisine.
D’affirmer une écriture résolument contemporaine, cousine de
certains chefs scandinaves ou parisiens notamment, du Relæ de
Christian Puglisi au Septime de
Bertrand Grébaut. Mi jeune cuisine, mi cucina povera. Sans
oublier une offre formidable de
vins naturels, en complicité avec
son sommelier et associé
Guillaume Ferté, passé notamment chez Pierre Gagnaire.
Neptüne, nourritures alpestres,
rue de la Coulouvrenière 38,
Genève, tél. 022 320 15 05.
http://leneptune.ch
PUBLICITÉ
Mardi 31 mars 2015 | 18h30
Uni Dufour, salle U600
Droits de l’homme
et protection de la
diversité culturelle
MODÉRATEUR
INTERVENANTS
Irina Bokova
Metin Arditi
Zeid Ra’ad Al Hussein
Julia Kristeva
Directrice générale de l’UNESCO
Haut-commissaire des Nations
Unies aux droits de l’homme
Envoyé spécial de l’UNESCO
pour le dialogue interculturel
Ecrivaine, psychanalyste,
professeure des universités
Conférence en français et en anglais avec interprétation simultanée.
Michel Field
Journaliste sur la chaine LCI
Partenaire média
Le Temps
Samedi Culturel
Samedi 21 mars 2015
JAZZ
Afro Garage
Eighteen Ways To Miss Egypt
35
SonsetLumières
UneAngleterre
degangsetd’acier
(Leo/www.leorecords.com)
VVVVV
Reconnaître à cette musique
des vertus curatives: pourquoi
pas? On en ressort en tout cas lustralement lavé, purgé de toutes
les nauséabonderies que l’air passablement vicié du business a déposées dans nos oreilles. Le piano
de Christoph Baumann, la contrebasse et les cordes vocales de Jacques Siron, la batterie de Dieter
Ulrich, bref les trois têtes chercheuses d’Afro Garage ne se reconnaissent qu’un maître: la fantaisie. Le plus souvent débridée
dans ses manifestations, elle
trouve sa source et son ciment
dans une pratique assidue de
l’impro. Tout cela facilite le surgissement d’images fortes, tel le
muezzin imaginaire de «Bizarbazar», malaxeur amadoué de sons
en quête d’insoumission aux codes du bien jouer. Michel Barbey
JAZZ
Henry «Red» Allen
Ride, Red, Ride!
(2 CD Retrospective/Musicora)
VVVVV
Certains ont vu en lui le plus
avant-gardiste des trompettistes
classiques. Cette superbe anthologie accrédite la thèse. Henry
«Red» Allen est d’abord l’un des
plus dévoués disciples d’Armstrong. Les enregistrements qu’il
grave sous la direction de Luis
Russell, King Oliver ou des frères
Henderson attestent cette filiation, au point de dépasser parfois le grand Satchmo en exubérance sinon en feeling. Son
originalité s’affirme progressivement. Le Ride, Red, Ride! de 1935
annonce les fulgurances de Roy
Eldridge. A partir des années
1950, la sonorité s’abîme un peu,
mais l’attaque et le punch sont
intacts. Quant aux idées, elles
sont de plus en plus débridées et
s’insèrent dans une construction
des solos souvent hallucinante
d’audace et d’imprévisibilité.
M. B.
Emaillée de scènes puissantes, la série «Peaky Blinders»
dépeint le milieu du crime à Birmingham en 1919.
Une belle réplique britannique à «Boardwalk Empire»
Par Nicolas Dufour
DVD ET BLU-RAY
Série créée par Steven Knight
(dès 2013)
Peaky Blinders
Arte Vidéo
VVVVV
I
ls sont revenus de la France
et ses champs de bataille,
mais dans leurs têtes, c’est
encore la guerre. Les truands
héros de Peaky Blinders portent
les stigmates de la boucherie de
1914-1918. L’un d’eux a même
des attaques de délire, croyant
voir blindés et baïonnettes
dans les rues de Birmingham.
Cela n’explique rien, mais cette
expérience traumatisante imprègne le dur destin de ces personnages, qui structurent l’une
de belles réussites britanniques
du moment.
Montrée ces jours sur Arte,
Peaky Blinders constitue un modèle de narration déployé en
six épisodes, et un délice de fiction à suivre. L’histoire se clôt
plus ou moins. Cependant, la
BBC a confirmé la commande
d’une troisième saison – la
deuxième a été diffusée à la fin
de l’année passée dans son
pays. La série est créée et en
grande partie scénarisée par
Steven Knight, qui fut à l’origine du concept de Qui veut ga-
gner des millions?, puis a notamment écrit Dirty Pretty Things et
Les Promesses de l’ombre.
Il s’agit donc de Birmingham, en 1919. Cité d’acier, de
feu et de sang. Les usines tournent à plein régime, le métal
coule et sue, les ouvriers sont
encore solubles dans l’eau
rance. Les communistes tentent
d’agiter les classes laborieuses,
et ils sont parfois contrariés par
les gangs dominants, qui préfèrent un ordre bien tenu pour
mener leurs affaires. Vu ainsi,
brigands et policiers ont leurs
convergences. La série exploite
habilement ce filon.
Thomas (Cillian Murphy, vu
dans Inception) est le plus intelligent des fils de la famille
Murphy. Il mène donc le clan,
qui a réellement existé. Leur
organisation, les Peaky Blinders, domine la ville, mais elle
reste minuscule à côté de
grands réseaux polyvalents du
crime, qui mêlent drogue, armes et canassons. Thomas vise
surtout les concours hippiques. Compliqué, le nom du
gang, ces «visières aveuglantes», renvoie aux casquettes
que portent les criminels, bardées à l’avant de lames de rasoir pour servir judicieusement en cas de baston.
Un gros chargement d’armes
lourdes fabriquées par une
usine de la ville a été volé. Mitraillettes, munitions en nombre, pistolets… De quoi affoler
les autorités, surtout si les caisses finissaient dans les mains
des indépendantistes irlandais.
Winston Churchill lui-même se
penche sur cette affaire. L’inspecteur Campbell (Sam Neill),
qui vient de clore une mission à
Belfast, est dépêché pour retrouver la cargaison. Laquelle
est arrivée, par hasard, dans les
cachettes des Peaky Blinders…
Prémisses des Années folles.
Mais envisagées depuis la face
obscure, au cœur du milieu du
crime, au moment de la naissance de certains circuits économique dans l’illégalité et la
violence. Le parallèle avec
Boardwalk Empire, la série sur
les casinos de l’Amérique de la
prohibition, a donc un sens, en
raison des époques et des univers explorés.
Les deux sagas se répondent
même par leurs clichés culturels. A Atlantic City, Steve Buscemi donne à «Nucky» Thompson à la fois une réserve
d’intrigant et la faconde d’un
maître de l’entourloupe à
l’américaine. En Thomas Murphy revenu du front, Cillian
Murphy balaie les rues de Birmingham de son regard bleu
glacial, avec la distance et la
prudence du blessé moral qui
se fait assassin. En face, rentré
mais direct, Sam Neill est parfait en policier de haut vol, et de
la Couronne. Assorti de grands
moments scénaristiques, jusqu’à une sublime scène d’affrontement de rue contrarié
par l’irruption d’une maman et
son landau, le duel du chef de
clan et de l’inspecteur sous
pression ministérielle fait des
étincelles. Comme cet acier
limé qui pique la brume urbaine.
LA RÉÉDITION DE LA SEMAINE
Alicia de Larrocha fut une grande interprète de la musique hispanique. Elle laisse plusieurs enregistrements des Goyescas de Granados,
l’un des plus beaux recueils de piano du début du XXe siècle. La revue
Diapason du mois de mars réédite sa version de 1961, gravée pour
Hispavox, qui rayonne par la spontanéité du geste. La prise de son, un
peu métallique et réverbérante, n’est pas un handicap majeur
Les mirages sonores de Dutilleux
Le chef estonien Paavo Järvi sert la musique du compositeur
français d’un geste acéré et poétique à la fois
CLASSIQUE
Henri Dutilleux
Métaboles, Sur le même
accord, Symphonie N° 1
(Erato/Warner)
VVVVV
Contrairement à son père
Neeme Järvi, qui surfe un peu
sur les détails, Paavo Järvi peaufine sa direction d’orchestre. Le
répertoire du XXe siècle (Bartók, Stravinski) lui va comme
un gant. Pas étonnant qu’il se
sente à l’aise dans la musique
de Dutilleux, riche en textures
irisées et ciselées. Le chef estonien dirige d’un geste acéré
l’Orchestre de Paris – instrument idéal pour ce langage –,
sans pour autant sacrifier le lyrisme propre au grand compositeur français disparu en 2013.
Ce CD rassemble des œuvres
de différentes périodes de Dutilleux. Créée en 1951 à la Maison de la radio à Paris, exploitant le monothématisme, la
Symphonie N° 1 est relativement
rare au disque. Elle fait songer à
Honegger à certains égards
pour son côté motorique. Les
Métaboles (1964) font désormais partie des grands classiques du XXe siècle, tandis que
Sur le même accord (2001/2002)
est la pièce la plus récente de
l’album, dédiée à Anne-Sophie
Mutter.
Paavo Järvi, 52 ans, conjugue
rigueur et lyrisme. La «Passacaille» qui ouvre la Symphonie
N° 1 émerge des profondeurs
pour générer peu à peu une
puissante tension dramatique.
Les textures sont formidablement fouillées, avec un soin
porté aux strates polyphoniques et à l’enchaînement des
épisodes musicaux. Métaboles
émerveille par la trajectoire admirablement dessinée. Sur le
même accord, joué avec sensibilité et âpreté par Christian
Tetzlaff, sidère à nouveau par la
densité d’événements musicaux en une pièce qui dure à
peine dix minutes. Un bel hommage à Dutilleux. Julian Sykes
LE TEMPS DES SÉRIES TV
Le copié-collé pointilliste
Par Nicolas Dufour
C’est établi, la fiction TV française a gagné son statut de valeur montante au-delà de Paris intra-muros. Les Témoins, la nouvelle série policière
avec Thierry Lhermitte que France 2 a lancée cette semaine, a été vendue
avant même sa diffusion hexagonale aux Norvégiens, aux Anglais et aux
Australiens. Ces derniers l’ont déjà montrée avec sous-titres. La conquête
du monde obsède les créateurs français depuis le début des années 2010
et quelques succès, avec Braquo et Mafiosa. Le volume des œuvres qui
circulait demeurait modeste. La voie a vraiment été ouverte par Les
Revenants, la fiction fantastique de Canal +. Déjà montrée en version
originale sous-titrée aux Etats-Unis sur le canal de Sundance, elle a été
adaptée par le prolifique Carlton Cuse, ancien de Lost, aussi aux commandes de Bates Motel. Commandée par la chaîne A&E, The Returned, la version
américaine, est dévoilée ces jours par Netflix. C’est un euphémisme de
dire qu’elle se révèle très fidèle à l’originale.
Dans une petite ville de montagne, des morts reviennent. Intacts, pas
en zombies dévorants. Une élève décédée dans la chute du car utilisé
pour une course d’école, un jeune paumé, un assassin… La ville est sous
le choc. Puis ses habitants essaient de comprendre ce que veulent les
revenants. Scène après scène, le déroulement, parfois même le découpage, de The Returned est presque exactement similaire à celui du
feuilleton créé par Fabrice Gobert d’après le film du même nom. On
s’amuse à traquer les différences, un peu comme dans l’éternel jeu des
huit erreurs de Laplace dans 24 heures. Bien sûr, le bus scolaire devient
jaune et noir. Le mystérieux gamin presque muet a un aspect plus banal
aux Etats-Unis qu’en France. L’infirmière à domicile est promue médecin. Fort présent dans le dispositif géographique français, le barrage
n’est pas aussi affirmé chez Carlton Cuse. Et sa ville a davantage un air de
station de montagne qu’en Haute-Savoie.
Voici pour quelques nuances. Délicates, voire légères comme des
plumes. Certains critiques américains se sont émus de cette fidélité,
mais ce n’est pas nouveau; les premiers épisodes d’In Treatment reprenaient mot à mot les scripts originaux israéliens. On peut se demander
«à quoi bon»… Ou se dire qu’à un tel niveau de sophistication, l’adaptation devient un art pointilliste. Autant qu’un carburant pour l’industrie
audiovisuelle.
LES NOURRITURES ÉLECTRONIQUES
«Emojis» subversifs
Par Jonas Pulver
Les émoticônes (en japonais emojis), ce sont ces smileys qui rient ou
qui pleurent, ces chats de tout poil, ces ratons laveurs ravis et autres
vignettes variées dont nous truffons nos messages textes envoyés par
SMS, WhatsApp, Facebook, etc. Eléments
sémantiques devenus indispensables à la
communication digitale, ils constituent désormais en eux-mêmes une part de culture,
avec leur grammaire, leurs codes, leurs tropes…
… et désormais leur part de punk et de
subversion. Les émoticônes que propose
l’app Emo-Emoji détournent allègrement
les poncifs de la pop culture pour produire
des stickers à la fois drôles, originaux et
terriblement corrosifs. Fruits de l’esprit
d’un artiste de la scène rap, Le Messie, ils
combinent, remixent et hybrident à l’envi les buzz, mèmes et autres
scandales du Web avec un délicieux sens de la dérision.
Ainsi de ces alliages incertains entre la chanteuse Miley Cyrus et le
manga Astro Boy, la starlette Kim Kardashian et le dessin animé Mon Petit
Poney, le musicien Kanye West et Jésus, ou encore cette vignette montrant
le leader nord-coréen Kim Jong-un en train de danser le Gangnam Style en
piétinant une console PlayStation – commentaire savoureux sur la controverse récente autour de The Interview, ce film mettant en scène la mort
de Kim Jong-un, dont la controverse a été notamment suivie par une
cyberattaque sur les serveurs de Sony Pictures.
L’app permet d’envoyer les stickers à travers tous les services de
messagerie habituelle, et le catalogue, encore limité, est régulièrement
étoffé.
Emo-Emoji, pour iPhone, gratuit
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36
Actualité
Le Temps
Samedi Culturel
Samedi 21 mars 2015
EnterremoncœuràHollywood
«Reel Injun», de Neil Diamond.
Un chef sioux, descendant de Red
Cloud, pose en habit d’apparat
devant l’effigie monumentale
de Crazy Horse sculptée dans
les Black Hills du Dakota du Sud.
Bon sauvage ou diable rouge, l’Indien
hante le cinéma américain. Le Festival
international de films de Fribourg rend sa
dignité à cette figure qui galope dans
l’imaginaire collectif
ARCHIVES
Par Antoine Duplan
O
n dit que la conquête
de l’Ouest s’est terminée en 1903, quand
est sorti le premier
western, The Great
Train Robbery, qui retrace un casse
de Butch Cassidy. La rencontre de
l’Indien et de l’image animée est
antérieure: en 1894 le Kinétograph présente Sioux Ghost Dance,
18 secondes au cours desquelles
un emplumé s’agite. Cette danse
grotesque annonce une fantastique chevauchée imaginaire. Pour
le meilleur et pour le pire.
«Il y a eu un génocide et la culture américaine impose l’idée que
les Natives sont à présent mythologiques, qu’ils n’existent pas vraiment, comme les dinosaures», dit
Jim Jarmusch dans Reel Injun, un
documentaire de Neil Diamond
que le FIFF présente dans sa section Nouveau territoire: Cinéma
indigène nord-américain.
En quelque 4000 films, Hollywood a façonné l’image des Natives et créé des archétypes qui
perdurent, même auprès des Indiens amateurs de western: «On
tenait pour les cow-boys sans
même réaliser que nous étions des
Indiens», s’amuse Neil Diamond.
Reel Injun esquisse une épistémologie de l’Indien au cinéma à
travers des extraits de films et des
entretiens avec des artistes (le comique Charlie Hill, le guitariste
Robbie Robertson), des spécialistes (le critique Jesse Wente) ou des
activistes (Russel Means, John Trudell, Sacheen Littlefeather…).
L’étude distingue différentes
périodes dans la représentation
du Native. Il y a d’abord «The Noble Injun», le bon sauvage qui vit
en harmonie avec la nature, une
«créature au cœur aussi tendre
que celui d’une femme et courageux comme un lion», selon les
textes promotionnels d’époque.
Hiawatha et Pocahontas sont les
figures de proue de cet Age d’or.
Après le krach de 1929, l’Injun
devient sauvage. La Chevauchée
fantastique, de John Ford, cause un
tort extrême à la Nation indienne
en fondant l’image du guerrier
cruel. Les westerns dégomment à
tout va les diables rouges. Même
Bugs Bunny fait des cartons…
Cette période se caractérise par
des inexactitudes ethnologiques
éhontées. On colle des plumes à
toutes les tribus et les Indiens des
plaines évoluent dans les déserts du
sud-ouest… Le Cherokee Wes Studi,
qui a tenu le rôle de l’Apache Geronimo dans le film éponyme, a interprété des Crows ou des Dakotas
dans l’indifférence absolue.
Les rôles de Peaux-Rouges sont
tenus par des Blancs passés au
brou de noix, tels Burt Lancaster,
Victor Mature, Burt Reynolds, El-
Les rôles de PeauxRouges sont tenus par
des Blancs passés au
brou de noix
vis Presley… Les comédiens avec
des gueules de métèques lituanien (Charles Bronson), mexicain
(Anthony Quinn) ou slave (Jack
Palance) sont fort appréciés…
Et puis l’Injun devint groovy. En
1950 sort La Flèche brisée, le premier
western pro-indien. «Nous voulions en finir avec la peinture de
l’Indien en «sauvage» et faire le premier film montrant l’Indien d’Amérique comme un être humain», explique le réalisateur Delmer Daves.
En 1964, John Ford tourne son
dernier
western,
Cheyenne
Autumn, qui suit la longue marche
d’une tribu épuisée vers les terres
dont on l’a spoliée. Le cinéaste
voulait faire depuis longtemps
cette œuvre de rédemption,
«parce que dans mes films j’ai tué
plus d’Indiens que Custer, Beecher
et Chivington réunis».
Les hippies se prennent pour des
Indiens. La vague de contestation
qui balaie le monde occidental
passe sur la Prairie. Des activistes
amérindiens occupent l’île d’Alcatraz. Marlon Brando refuse son oscar pour protester contre «le traitement des Indiens d’Amérique par
l’industrie cinématographique».
Dans Reel Injun, John Trudell assène: «Nous ne sommes pas des Indiens ni des aborigènes. Nous som-
mes plus vieux que ces deux
concepts. Nous sommes le peuple,
nous sommes les êtres humains.»
De vrais Natives commencent à
tenir les rôles d’Indiens, et ils
prennent bien la lumière. Voir
Will Sampson, le colosse mutique
de Vol au-dessus d’un nid de coucous
qui reprend goût à la liberté. Ou
Chief Dan George, qui crève
l’écran dans Little Big Man et dans
Josey Wales, hors la loi, de Clint
Eastwood. Le vieil homme amène
à cet âpre western une touche
d’humour qui fait basculer la tragédie dans le registre picaresque
et précipite la rédemption du héros.
Plus tard viendront Graham
Green, l’inoubliable Oiseau-Bondissant de Danse avec les loups,
Gary Farmer, le sibyllin Nobody
de Dead Man, ou Adam Beach, magnifique dans Smoke Signals.
Panorama
LE DESSIN DE LA SEMAINE
L’électricien aux Picasso
est reconnu coupable
choisi par Chappatte
Pierre Le Guennec
écope de 2 ans avec
sursis pour le recel de
271 œuvres de l’artiste
catalan. Mais personne
ne sait qui les a volées
Après l’attaque du Musée Bardo
Par Le Hic,
Algérie
Avec la collaboration de Cartooning for peace
www.cartooningforpeace.org
Tourné par Chris Eyre, d’ascendance cheyenne-arapaho, ce film
est un des premiers à s’inscrire
dans l’époque contemporaine, à
aborder le problème de l’alcoolisme, à révéler l’humour des Natives. Victor prend la route pour aller chercher les cendres de son
père, accompagné par l’irritant
Thomas, un vrai moulin à paroles.
Récusant tous les stéréotypes,
Smoke Signals brosse un portrait
formidablement vivant de la culture amérindienne. Les deux jeunes héros raillent aussi bien la petite taille de Geronimo et le
dentier de John Wayne. «C’est un
bon jour pour être un indigène»,
rigolent-ils. «La seule chose plus
pathétique que des Indiens à la
télévision, c’est des Indiens regardant des Indiens à la télévision»,
glousse Thomas.
Quant à Rhymes for Young
Ghouls, de Jeff Barnaby, il orchestre la rencontre de la culture indienne et du fantastique gothique. Au début des années 70, dans
une misérable réserve canadienne, Aila a des visions de sa
mère et de son petit frère qui errent sur terre, car on les a enterrés
dans des tombes anonymes. Le petit zombie sauve la vie de l’adolescente. Il lui montre aussi un charnier qui renvoie forcément à
Wounded Knee. Là où 300 Indiens
ont été massacrés en 1890. Là où a
été enterré le cœur de la nation
indienne. Une tache indélébile sur
la conscience de l’Amérique…
Les revenants de Jeff Barnaby
sont la réponse du cinéma de
genre à la fameuse prophétie du
chef Seattle: «Quand le dernier
homme rouge aura péri, et que le
souvenir de mon peuple sera devenu un mythe pour l’homme
blanc, les morts invisibles de mon
peuple grouilleront sur vos rivages, et quand les enfants de vos
enfants penseront qu’ils sont
seuls dans le champ, le magasin,
ou dans le silence de la forêt sans
sentiers, ils ne seront pas seuls.»
Le Hic, dessinateur du quotidien
algérien El Watan, qui connut huit
procès pour diffamation et pour
outrage au président de la République,
et fut condamné à 3 mois de prison
avec sursis en 2005, porte un regard de voisin
compatissant sur l’attaque de Tunis. Je suis, tu es,
on est tous mal barrés.
L’ex-électricien Pierre Le Guennec
et son épouse Danielle ont été condamnés vendredi à 2 ans de prison
avec sursis pour le recel de 271
œuvres de Picasso entreposées pendant quarante ans dans leur garage
dusuddelaFrance.Lesœuvres,saisies
par la justice et dont la valeur n’a pas
été chiffrée, vont être remises au fils
de l’artiste, Claude Ruiz-Picasso, qui
représente les six héritiers, a annoncé
vendredileprésidentduTribunalcorrectionneldeGrasse,Jean-Christophe
Bruyère.
Les retraités Le Guennec ont été reconnus coupables de «recel de biens
provenant d’un vol» mais l’enquête
n’apaspermisd’établirformellement
l’identité de l’auteur du ou des vols.
«On est déçus», a murmuré Pierre Le
Guennec, arrivé «confiant» au tribunal. «On est des gens honnêtes. Peutêtre qu’on ne sait pas parler… On est
des petits, on n’a pas un grand nom»,
a interjeté son épouse, plus offensive.
«Ces œuvres n’auraient jamais dû
être soustraites de la succession et de
l’histoire de l’art», souligne l’héritier,
ébahi quand il a vu les œuvres pour la
première fois dans son bureau parisien en 2010 lorsque le couple a cherché à les faire authentifier.
Pour son avocat Jean-Jacques
Neuer, on assiste surtout «à la fin
d’une mystification et d’une manipulation de l’opinion publique opposant la puissante famille au petit électricien». Au cours du procès, Me
Neuer avait présenté Le Guennec
comme un pion manipulé par des
marchands d’art véreux, tentant
d’écouler des œuvres volées. AFP/ATS
Spectacle
Soutien à quinze compagnies
Villes, cantons et la Fondation Pro
Helvetia unissent leurs forces
pour soutenir quinze compagnies de danse et de théâtre.
Celles-ci seront subventionnées
pendant trois ans, ce qui leur
permettra de planifier leur travail
à plus long terme. Ces «conventions de soutien conjoint» existent depuis 2006 pour la danse et
depuis 2012 pour le théâtre.
(ATS)
Funambule
Freddy Nock entre deux pics
Le funambule suisse Freddy Nock
n’a finalement pas osé tenter la
traversée à l’aveugle entre deux
pics grisons. L’acrobate de 50 ans
a certes parcouru vendredi 347
mètres surplombant 1000 mètres
de vide, mais sans le casque censé
lui boucher la vue. Il n’établit
ainsi qu’un seul des deux records
qu’il visait. «Un mauvais pressentiment» l’a retenu, a expliqué le
sportif de l’extrême à l’ATS. Le
câble oscillait trop, car il n’était
pas assez tendu. (ATS)
l Samedi 21 mars 2015
Chroniques
La geste du parapluie,
du savon et du chapeau
Roman
Jacques A. Bertrand fait rire les auditeurs
des «Papous dans la tête». Il signe
un dictionnaire loufoque et cocasse
Une femme et un bébé
dans Berlin sous la neige
«La Femme provisoire» est le roman
le plus prenant et le plus abouti
de la Genevoise Anne Brécart
Poche
La mort d’un frère en Irak
et un couple s’effondre
Sur fond de campagne anglaise,
Graham Swift remonte les souvenirs
de trois êtres prisonniers de leurs secrets
Histoire
LeCICRa-t-ilfacilitélafuite
desdirigeantsnazis?
L’historien autrichien Gerald
Steinacher l’affirme et étend ses
conclusions au Vatican et à la CIA
Saga
Dragons des brumes
Kazuo Ishiguro remonte au temps des Saxons
CARACTÈRES
Changer de cadre
Lisbeth Koutchoumoff
Le visage d’Anthony Hopkins, masque immobile, sorti
presque du théâtre nô. Dans une demeure immense, entourée de vert anglais, l’acteur campe un majordome qui place
sa fonction au-dessus de lui-même. Nous sommes avantguerre. Lord Darlington reçoit du beau monde, politique
surtout. Comme une ombre, le majordome glisse sur le parquet et règle les moindres détails. Même Miss Kenton, l’intendante efficace, Emma Thompson à l’écran, ne parviendra pas
à fissurer l’armure. Les Vestiges du jour, de James Ivory, est sorti
en salles en 1993. Le film est directement inspiré du roman
éponyme d’un auteur anglais, né au Japon, Kazuo Ishiguro.
Un film (et ses acteurs peut-être plus encore) a la force de
fixer dans les esprits le livre dont il s’inspire. Il peut même
souder le nom de l’auteur à un genre ou à un type de climat.
Sans doute que le visage d’Anthony Hopkins s’impose quand
on prononce le titre Vestiges du jour. Et pas celui de Kazuo
Ishiguro. Kazuo Ishiguro est né au Japon en 1954. A l’âge de
5 ans, il suit ses parents en Angleterre où le père, océanographe, fait des recherches. De temporaire, le séjour familial
devient définitif. Kazuo Ishiguro prend la nationalité britannique au début des années 1980. Les Vestiges du jour, son
troisième roman, le rend célèbre. Il obtient pour ce récit tout
en retenue la plus haute distinction anglaise, le Booker Prize.
Ne pas s’enfermer dans un genre, telle est l’obsession de
l’écrivain. Il y réussit avec les livres suivants, Quand nous étions
orphelins, L’Inconsolé ou Nocturnes, un premier recueil de nouvelles. Mais jamais il n’a été aussi loin dans la rupture avec Le
Géant enfoui (lire la critique en page 39). Nous sommes
toujours en Angleterre, mais très loin du gazon. Kazuo Ishiguro remonte ici à la fin de l’Empire romain et à la lutte que
vont se livrer Bretons et Saxons. Dans un décor désolé, un
vieux couple aimant part en quête d’un fils parti. Le romancier pioche dans l’univers des mangas, de Tolkien, des légendes arthuriennes pour écrire une fable sur la mémoire et
l’amnésie. Le romancier a eu très peur de ne pas être compris
ou suivi par ses lecteurs. Peur que l’on s’arrête aux dragons et
aux ogres. Au bout du compte, il n’en est rien.
Etonnant, cet attrait des elfes et des fées. Muriel Barbery y
succombe aussi avec La Vie des elfes. La romancière est à
Genève dès 16h samedi pour dédicacer son roman (lire en
page 38).
Futur antérieur
Aristophane face
aux New-Yorkaises
Tandis qu’Hillary Clinton se bat pour
les femmes, il est bon de relire l’auteur
grec qui donnait le pouvoir aux femmes
Salon du livre de Paris
Les romans
du Brésil
Sélection de titres en direct
du pays-continent
38
Effeuillage
Le Temps
Samedi Culturel
Samedi 21 mars 2015
> Meilleures ventes en Suisse
Semaine du 9 au 13 mars 2015
> Le poche de la semaine
«La folie n’a pas de limite,
pense Jack, une fois
qu’elle s’installe.
Ces fameux experts…»
PAYOT
> 1.
Fred Vargas
Flammarion
> 2.
B
leur permet, chaque hiver, de prendre
quelques jours de vacances sous le
soleil de Sainte-Lucie. Mais, cette année-là – en novembre 2006 –, Jack
annonce à son épouse qu’ils ne partiront pas aux Caraïbes. Parce qu’il
vient de recevoir une lettre qui l’informe de la mort de son frère cadet,
Tom, fauché sur un champ de bataille
de Basra, en Irak. Pourquoi Ellie saute-t-elle alors dans sa Cherokee, pour
disparaître sans donner la moindre
explication? Quels mots ont-ils
échangés pour en arriver là? C’est ce
que l’on découvrira peu à peu, dans
les méandres d’un récit qui remonte
le temps en fouillant le passé de ces
trois êtres prisonniers de leurs secrets. Celui d’Ellie, flanquée d’une
mère elle aussi fugueuse. Celui de
Jack, né dans une ferme du Devon
soudain réduite à la faillite, à l’époque
de la maladie de la vache folle. Et
celui de Tom, parti à la guerre pour
échapper aux démons d’une enfance
meurtrie. Entre ces personnages, entre les vivants et les morts, entre les
générations, Graham Swift brode
une histoire qui est aussi celle de
l’Angleterre rurale, un monde dont il
dépeint le déclin avec une poignante
mélancolie. André Clavel
Vivre sans pourquoi. Itinéraire
spirituel d’un philosophe en Corée
Alexandre Jollien
Seuil/L’Iconoclaste
> 3.
Cinquante Nuances plus sombres
(Fifty Shades T2)
E. L. James
LGF/Livre de Poche
> 4.
Et soudain tout change
Gilles Legardinier
Pocket
> 5.
Elle & lui
Marc Levy
Robert Lafont/Versilio
> 6.
ooker Prize 1996 grâce à La
Dernière Tournée, Graham
Swift écrit des romans qui, depuis Le Pays des eaux et A tout jamais,
sont un subtil dosage de chroniques
familiales et de comédies à l’anglaise.
C’est un merveilleux paysagiste de la
mémoire qui a signé J’aimerais tellement que tu sois là, une mosaïque où
la chronologie s’émiette et se reconstitue peu à peu, au fil d’une longue
introspection. Au cœur du récit, l’intimité d’un couple qui va brutalement
se déchirer. Nous sommes sur l’île de
Wight, où Jack Luxton et sa femme
Ellie gèrent un camping, un labeur qui
Temps glaciaires
La Magie du rangement
Marie Kondo
Editions First
> 7.
Avis non autorisés…
Françoise Hardy
Equateurs
> 8.
POÉSIE
Graham Swift
J’aimerais tellement
que tu sois là
Bertrand Piccard
Stock
> 9.
Les Derniers Jours de nos pères
Joël Dicker
De Fallois Poche
Trad. de l’anglais par Robert Davreu
Folio, 430 p.
VVVVV
Changer d’altitude. Quelques
solutions pour mieux vivre sa vie
> 10.
Héloïse, ouille!
Jean Teulé
Julliard
> Marque-page
> Le grand poète syrien Adonis signera ses ouvrages Prends-moi, chaos, dans tes bras et La Prière et l’Epée ainsi
que Printemps arabes: religion et révolution, à la Librairie arabe L’Olivier, rue de Fribourg 5, Genève, samedi 21 mars à 11h.
> La nouvelle librairie Payot, rue de la Confédération 7 à Genève, accueille cinq auteurs samedi 21 mars pour inaugurer
ses nouveaux espaces: l’auteur de BD Bertschy dédicacera Nelson et Les Mini People suisses (10h30-12h); Daniel Fazan,
Vacarme d’automne, et Jon Ferguson, Trente Ans de réflexion (de 11h30 à 13h); Jean Ziegler signera Retournez les fusils!
Choisir son camp (15h-16h30); Annick Jeanmairet inaugurera l’espace gastronomique avec Pique-assiette invite les chefs;
et Muriel Barbery, l’auteure de L’Elégance du hérisson, traduit en 35 langues et vendu à plusieurs millions d’exemplaires,
signera son nouveau roman, La Vie des elfes, de l’heroic fantasy pur sucre.
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James Levine
Réservations sur www.verbierfestival.com
Schubert, Symphonie N°9 «La Grande»
Retour du maestro américain après huit années loin des scènes
européennes
ANDREW TESTA/THE NEW YORK TIMES//REDUX/LAIF
39
Enexergue
Le Temps
Samedi Culturel
Samedi 21 mars 2015
Saxons,Bretons
etdragonsdanslesbrumesdutemps
Kazuo Ishiguro, l’auteur des «Vestiges du jour», remonte aux sources de l’histoire de l’Angleterre.
Une fable au réalisme magique qui explore l’histoire et la mémoire des hommes
Par André Clavel
ROMAN
Kazuo Ishiguro
Le Géant enfoui
Trad. de l’anglais
par Anne Rabinovitch
Editions des Deux Terres, 415 p.
VVVVV
L’œ
uvre
d’Ishiguro est
une machine à
remonter le temps avec, en son
cœur, la question de la mémoire.
Peut-on lui échapper? En sommes-nous les otages impuissants?
N’est-elle pas, au contraire, la condition même de notre liberté?
Est-elle si trompeuse qu’on le prétend? Faut-il à tout prix se souvenir, au nom du devoir de mémoire? Parfois, n’est-il pas
préférable d’oublier?
D’un roman à l’autre, depuis
Lumière pâle sur les collines et Les
Vestiges du jour – Booker Prize
1989 –, Ishiguro ressasse ces interrogations en mettant en scène
des personnages qui, pour la plupart, tentent d’effacer leurs souvenirs les plus douloureux, gage
d’une reconstruction intime fondée sur le déni du passé.
L’Angleterre du Ve siècle
Dans Le Géant enfoui, le Britannique renoue avec sa thématique
favorite en faisant le plus audacieux des paris: raconter la naissance de l’Angleterre en un gigantesque flash-back qui remonte au
Ve siècle, juste après la mort du
roi Arthur… Nous allons donc de
nouveau voyager dans le temps
mais, cette fois, Ishiguro sera contraint de tâtonner dans l’obscurité, parce qu’il est privé de repères et d’informations.
On ignore en effet ce qui s’est
vraiment passé pendant ces décennies si lointaines, un intervalle
de cent ans entre le départ de l’occupant romain et le moment où
les Saxons s’emparent du pays en
massacrant les autochtones bretons. «Il est probable qu’il y a eu
un véritable génocide, un nettoyage ethnique», a dit Ishiguro
pour qualifier cette ténébreuse
époque qu’il réinvente dans son
roman, une époque qui semble
préfigurer notre propre temps,
théâtre de multiples bains de
sang entre l’ex-Yougoslavie et le
Rwanda, l’Irlande et le MoyenOrient.
Dès l’ouverture, Le Géant enfoui
prend des allures de chanson de
geste, avec décors appropriés.
Nous sommes sous l’épais
brouillard d’une Grande-Bretagne passablement déguenillée,
une terre «à peine sortie de l’Age
de fer», où s’affrontent Saxons et
Bretons. Mais en plus des vieilles
rancunes, il y a bien d’autres menaces, les épidémies, les famines,
les violences naturelles, les superstitions les plus folles, la peur
des ogres et des vampires.
Mémoires effacées
D’entrée, Ishiguro rameute tous
les démons de ce siècle en friche,
avant de pénétrer dans la grotte
labyrinthique qui sert de refuge à
un couple âgé, Axl et Beatrice.
Comme leurs congénères, ces
deux Bretons souffrent d’un mal
mystérieux: leur mémoire s’est en
partie effacée et ils ressemblent à
des somnambules, «le cœur rongé
par une sensation de perte innommable». Quelle est la cause de cette
amnésie qu’ils appellent «la
brume»? Une punition divine?
Peut-être. Mais la rumeur prétend
aussi que la responsable de cette
malédiction est la dragonne Querig, une abominable créature errant sur les montagnes.
La seule chose que Beatrice et
Axl n’ont pas tout à fait oubliée,
c’est que leur fils les a quittés il y a
fort longtemps, sans doute à la
suite d’une dispute. Aussi vont-ils
partir à sa recherche, un balluchon sur le dos, à travers ces landes désolées et ces tourbières où
ils devront affronter toutes sortes
d’épreuves.
Au hasard des chemins, les
deux vieux Bretons échoueront
dans un village ennemi puis ils se
laisseront guider par le guerrier
Wistan qui a pris sous sa protection un jeune garçon que sa famille a banni en le croyant contagieux, parce qu’il a été mordu par
un monstre. Autre rencontre rocambolesque, celle de Gauvain, le
neveu du roi Arthur tout droit
sorti de la légende. D’un épisode à
l’autre, c’est la plus improbable
des odyssées qu’orchestre Ishiguro, avec deux héros en quête de
leur propre passé et de leur propre délivrance dans un présent
rempli de sortilèges.
Des mangas à la Table ronde
S’inspirant à la fois des mangas
japonais et des films de samou-
,
Kazuo Ishiguro
«Le Géant enfoui»
«Il y avait des kilomètres
de terres désolées, en
friche. La plupart des
routes laissées par les
Romains, endommagées
ou envahies par
les mauvaises herbes,
disparaissaient dans
la végétation sauvage»
raïs, du Seigneur des anneaux et
des épopées de la Table ronde,
l’auteur des Vestiges du jour déborde d’imagination dans cette
saga, où il invente aussi des souterrains infernaux, des étangs gelés qui servent de repaires à des
ogres terrifiants, des marécages
dont les eaux ressemblent à celles
du Styx, un batelier aux allures
d’Enée, des moines qui se font lacérer le visage par les oiseaux afin
d’expier leurs péchés, et cette chèvre empoisonnée qui, espèret-on, servira d’appât pour attirer
la redoutable dragonne Querig…
Long suspense
Ce monstre sera-t-il anéanti?
La «brume» sera-t-elle dissipée?
Les deux Bretons retrouveront-ils
les traces de leur fils? Voilà les
questions qui nourrissent ce long
suspense où, face à tant de maléfices, Axl et Beatrice ne cesseront
de mettre à l’épreuve leur propre
amour, pour le consolider. Mais si
la mémoire leur revient, ne seront-ils pas rattrapés par un passé
qui n’est peut-être pas totalement
idyllique? L’oubli n’a-t-il pas parfois du bon, cet oubli qu’ils ont
pourtant si farouchement combattu? C’est sur ce paradoxe que
se referme le récit, avec ces mots
d’Axl: «Est-ce que notre amour serait devenu aussi fort avec les années si la brume ne nous avait pas
volé nos souvenirs? Peut-être a-telle permis à d’anciennes blessures de se refermer.»
Fable initiatique, roman des
origines d’un peuple, Le Géant enfoui utilise mythes et légendes
pour poser une question existentielle majeure – celle de notre rapport au temps et à la mémoire.
On s’y perd un peu parfois,
comme dans la forêt de Brocéliande, mais c’est le prix qu’il faut
payer pour savourer toutes les
subtilités distillées par Ishiguro.
Un petit frère de Tolkien en vadrouille chez Chrétien de Troyes,
avec ce qu’il faut de réalisme magique pour enchanter.
Un Anglais venu du Japon
Autour de Kazuo Ishiguro
Kazuo Ishiguro est né le 8 novembre 1954 à Nagasaki.
A l’âge de 5 ans, il émigre en Angleterre avec sa famille. Son père, un
océanographe, rejoint le National
Institute of Oceanography. Ce
séjour, d’abord provisoire, se prolonge et la famille s’installe.
En 1974, il commence des études à
l’Université du Kent à Canterbury
et en sort diplômé de philosophie
et d’anglais. Il commence à rédiger
son premier roman, un an après
avoir rejoint, en 1980, une classe
de creative writing à l’Université
d’East Anglia.
Kazuo Ishiguro place l’intrigue de
ses deux premiers romans – Un
Artiste du monde flottant, Lumière
pâle sur les collines – dans le Japon
de l’après-guerre. Si le dialogue
avec l’Asie se poursuit dans d’autres
textes, son œuvre appartient clairement au domaine anglo-saxon.
Avec Les Vestiges du jour, adapté au
cinéma par James Ivory, il remporte
en 1989 le Booker Prize.
Il a publié, depuis, Quand nous
étions orphelins, L’Inconsolé,
Auprès de moi toujours et Nocturnes (un recueil de nouvelles).
E. Sr
>> Consultez les critiques
littéraires sur Internet
www.letemps.ch/livres
40
Fiction
PUBLICITÉ
Lalittératurebrésilienne,diverse
Invité d’honneur
du Salon du livre de Paris,
le pays de Pelé montre
la vivacité de sa littérature
contemporaine
Par Isabelle Rüf
DU 3.9.2014
AU 17.5.2015
TIRAGE : 3’000
10‘000 ANS
D‘ARCHÉOLOGIE
EN NUBIE
Lefootball,métaphoreduBrésil
<wm>10CAsNsja1MLUw1DUwMDI3MwUA5Ob3rw8AAAA=</wm>
PHARAONS
<wm>10CFXKqw7DMAxG4Sdy5NvvOjOswqKCaTxkGt77o7VjBUeHfHMWGv_bx_Eaz0IihZh1C5RGNMdWFtnAXtxFlcUfYpqu0fPmz4U5Y12GuJPoEiMNgi0B2vf9-QGypZBvcgAAAA==</wm>
NOIRS
Le destin d’un métis, dribbleur de génie, agit comme révélateur
des contradictions de la nation, en parallèle avec un drame familial
Si Dribble occupe une place importante dans ce panorama, c’est
qu’à travers un mythe national, ce
roman dépasse le cliché, et qu’il
n’est pas nécessaire de se passionner pour le football pour deviner,
à travers un drame familial, la
complexité des relations de classe
et de race. Les huit premières pages, superbes, revisitent, sur une
vieille télé, ce moment hallucinant de la Copa de 1970 quand,
dans le match contre l’Uruguay,
Pelé «a lancé un défi à Dieu et il a
perdu». Murilo y était, c’était son
métier de chroniqueur. Plus de
quarante ans après, il n’est pas revenu de cet «instant d’éternité». A
côté du vieux journaliste, son fils,
Neto, se souvient surtout que ce
17 juin 1970 marque le jour où sa
mère s’est suicidée. Il avait 5 ans.
Aujourd’hui, il rêve de tuer le
père et pourtant il lui rend désormais visite tous les dimanches
dans sa retraite à la montagne. Ils
ne s’étaient pas vus depuis vingtsix ans, mais maintenant, Murilo
va mourir et il a convoqué son
fils. Sérgio Rodrigues alterne le
point de vue des deux hommes,
modifiant habilement leur image
à chacun.
Neto est un adolescent attardé
de bientôt 50 ans, éternel orphelin. Il a connu son quart d’heure
de célébrité avec son groupe de
rock. Depuis, figé dans les années
1980, il vivote de l’héritage maternel et comme correcteur de livres de développement personnel, fidèle à sa Ford Maverick
1977, à ses vinyles et ses posters,
collectionnant les aventures médiocres. En contraste, le «Dickens
de la chronique», le cultivé et malin Murilo s’est construit un personnage à partir de rien; ses analyses footballistiques lui ont
apporté richesse, femmes et pouvoir. Pour Neto, il a été un père à
la fois distant et brutal, écrasant,
qui lui a même piqué celle qu’il
AFP PHOTO
DES
ORIORI
GINES
REUTERS
AUX
L
a littérature brésilienne est à la mesure de
ce pays à dimension de continent, riche et
diverse. Au XIXe siècle, le Brésil a eu son
Balzac avec Machado de Assis, dont les Editions Métailié rééditent six titres en poche.
Il a donné au monde un des plus beaux livres du
XXe siècle: Diadorim de João Guimarães Rosa –
c’est Pierre Michon qui le dit, et comment ne pas
être d’accord avec lui. Des écrivains issus de l’immigration ont adopté le portugais et l’ont enrichi,
telle l’immense Clarice Lispector. Quant à la littérature contemporaine, très vivante, le Salon du livre de Paris, dont le pays est invité d’honneur,
donne l’occasion de la découvrir à travers de
nombreuses traductions. Métissage, lutte de classes, héritage de la dictature en sont les fils rouges.
Ci-dessous, une sélection.
Pelé (en haut) et Gerson, après la victoire du Brésil contre l’Italie 4-0
à la finale de la Coupe du monde au Mexique en 1970.
«Dribble» est un roman
profondément
ancré dans une réalité
politique, sociale,
historique et culturelle
propre non seulement
à Rio (la culture «carioca»),
mais aussi à l’ensemble
du Brésil contemporain
Les traducteurs, Ana Isabel Sardinha
et Antoine Volodine
aimait. Il est aussi probable qu
opportuniste comme on le co
naît, Murilo ait joué un rôle pe
glorieux pendant la dictature m
litaire. Maintenant, c’est un pet
vieux qui va pêcher dans la ret
nue près de chez lui et vit d
amours ancillaires avec une jol
Indienne, sous l’œil placide d
gardien, son mari. A Neto, q
n’en a que faire, il raconte des hi
toires de foot. C’est ainsi qu’app
raît la figure centrale, le dribble
de génie, Peralvo le métis, issu d
même bled que Murilo. Par
pour être «meilleur que Pelé»,
«premier joueur littéraleme
magique de l’histoire», Peralv
comme les autres footballeu
noirs ou indiens, se heurte au r
cisme, et c’est un des mythes d
Brésil qui vole en éclats, cel
d’une nation égalitaire et mul
colore. Mais bientôt, leur tale
effacera la barrière de couleur.
génie de Peralvo est de natu
surnaturelle, normal pour le f
d’une prêtresse du candombl
Mais le métis finira mal, le pa
vre, comme beaucoup de ces éto
les filantes. N’empêche que, selo
Murilo, la dette du Brésil envers
culture «nègre, métisse, sensuell
infantile et festive» est incalcul
ble. Et la radio est son prophèt
seul lien entre des peuples dispe
sés sur des milliers de kilomètre
Le football comme élément f
dérateur de ce «bordel à ci
ouvert» qu’est le Brésil, l’hyp
thèse n’est pas nouvelle, mais Sé
gio Rodrigues l’illustre avec bri
traçant un parallèle entre l’a
frontement père-fils – avec secr
de famille et morts à l’appui –
le fameux défi que Pelé lançait
Dieu en 1970, repris en fin de r
cit. Neto a tenté de tuer symbo
quement le père et il a perdu. I. R
VVVVV
Sérgio Rodrigues. Dribble. Trad.
d’Ana Isabel Sardinha et Antoine
Volodine. Seuil, 304 p.
41
Le Temps
Samedi Culturel
Samedi 21 mars 2015
PUBLICITÉ
àlamesured’unpays-continent
> Trous de mémoire
Un livre de silences, d’ellipses, d’insinuaons: une femme âgée, dans une ville qui n’est
as la sienne, mène une vie apparemment
nodine. Pourtant, en secret, elle écrit au
verso de feuilles déjà
couvertes de mots.
Ceux que son père a tracés, dans un autre pays,
solitaire, toujours prêt à
la fuite. L’auteure, Paloma Vidal, est née en
Argentine en 1975, elle
est venue toute petite
au Brésil avec ses parents. Si le portugais est
sa langue, l’espagnol est
sous-jacent. On comrend, à travers les trous de mémoire et les
lipses, qu’il s’agit d’un exil. Il est éclairé par
lumière de l’océan, commun aux deux pays,
par la fraîcheur des dialogues d’adolescens qui traversent ce récit prenant et énigmaque. I. R.
VVVV
aloma Vidal. Mar azul. Trad. de Geneviève
ibrich. Mercure de France, 194 p.
> Mirage chinois
L’angoisse et la paranoïa, mâtinées d’huour noir, sont la marque de Bernardo Carlho (Neuf Nuits, Le soleil se couche à São
aulo, Ta Mère). Ici, un homme, sur le point de
s’envoler pour la Chine,
se trouve pris dans un
imbroglio qui implique sa professeure de
chinois et une petite
fille. Devant le policier
qui le retient, il déverse
une logorrhée de lieux
communs contre tout
et tous: Noirs, Arabes,
juifs, gros, vieux, pauvres, homosexuels. Selon lui, la Chine est
avenir du monde et il s’y prépare, sur fond
e culture glanée sur Internet. Le monoloue d’une femme, qui parle au commissaire
e l’autre côté du mur, donne une autre
sion des choses et épaissit le mystère.
ouffant et étrange. I. R.
VVVV
ernardo Carvalho. Reproduction.
ad. de Geneviève Leibrich. Métailié, 200 p.
«Le football n’atteint
pas le niveau du mythe
en permanence. Pourtant
dans certains matches,
des forces puissantes se
galvanisent sur les gradins
et dans des colonnes
du temps que nous
ne voyons pas»
Sérgio Rodrigues, extrait de «Dribble»
Dans le bidonville de Varjao,
près de Brasilia, des enfants
regardent un match du
Mundial 2014 entre le Brésil
et le Mexique. 17 JUIN 2014
> S’ennuyer à Berne
> Emigrer au Portugal
Née en Ukraine en 1920, de parents juifs
immigrés au Brésil, Clarice Lispector a enrichi
la littérature du pays d’accueil d’une écriture
novatrice, qu’on a comparée à celle de Joyce ou
de Virginia Woolf, mais
profondément originale,
largement traduite en
français. Mes Chéries rassemble les lettres écrites
à ses sœurs, lors des différentes affectations de son
mari diplomate (les réponses ont disparu). Elles disent la nostalgie,
l’isolement, les difficultés
de la vie conjugale, la vie
mondaine, la répétition
de ces résidences artificielles (à Berne, elle s’ennuie tout spécialement!). Parues en 2007 au
Brésil, ces lettres élégantes et souvent drôles
plairont à ceux qui connaissent et aiment
l’auteure. I. R.
Luiz Ruffato a élaboré l’anthologie de nouvelles Brésil 2000-2015 (Métailié, 304 p.), panorama de la génération «post-dictature»
(1964-1985), depuis les années 1990. Il publie
lui-même A Lisbonne,
j’ai pensé à toi, le monologue de Serginho, qui a
émigré au Portugal,
«terre d’avenir», pour
échapper à sa situation
catastrophique. Le témoignage bouffon du
Brésilien dévoile avec
gouaille l’envers du décor de l’Eldorado. Boulot, logement, argent,
administration, nourriture: tout est énigmatique pour l’arrivant, surtout quand il s’agit de se débrouiller dans la
langue qui est la sienne mais si différente! Ce
récit est un jeu sur les variantes du portugais –
Brésil, Angola, campagnes portugaises, basfonds de Lisbonne. I. R.
VVVVV
Clarice Lispector. Mes Chéries. Lettres à ses
sœurs (1940-1957). Trad. de Claudia Poncioni
et Didier Lamaison. Editions des Femmes, 382 p.
VVVVV
Luiz Ruffato. A Lisbonne, j’ai pensé à toi.
Trad. de Matthieu Dosse. Chandeigne, 110 p.
> Roman dans le roman > Horizon utopique
Jeune journaliste, Liana est prise entre sa vie
libre à Londres, à la fin du millénaire, et le
devoir ou le désir de maintenir le domaine
familial, au Brésil. En même temps, elle écrit un
roman que nous lisons
aussi. Ce récit retrace l’arrivée des Blancs – marchands, missionnaires,
esclavagistes – à partir
d’une petite colonie portugaise,
établie
au
XVIe siècle, en territoire
indien, sur les lieux
même où est située la
maison familiale. L’ami
de Liana, un métis noir
échappé des bas-fonds
de Rio, n’a que faire de ce mythe fondateur.
Ainsi, les strates de la société brésilienne, ses
inégalités, le métissage et le racisme sont évoqués dans un entrelacs narratif, mêlant deux
niveaux d’écriture. I. R.
VVVVV
Ana Maria Machado. La mer ne déborde
jamais. Trad. de Jane Lessa et Didier Voïta.
Ed. des Femmes, 376 p.
Hanoï est un feel-good-novel, rassurant sur
le genre humain et émouvant. Au cœur, la
question, si prégnante au Brésil, du métissage. A Chicago, David, trompettiste de jazz,
né d’un Brésilien et
d’une Mexicaine, n’a
plus que quelques mois
à vivre. Issue d’une lignée de femmes vietnamiennes qui ont eu des
enfants de soldats américains, Alex élève le
garçon qu’elle a eu d’un
basketteur noir marié.
Entre eux tous, Adriana
Lisboa tisse des liens
improbables mais convaincants. L’épicerie asiatique de l’oncle
d’Alex, au cœur du creuset de la grande ville
cosmopolite, est l’épicentre d’un réseau de
solidarités qui allègent des vies difficiles. Le
«Hanoï» du titre est l’horizon d’une utopie
inatteignable. I. R.
VVVVV
Adriana Lisboa. Hanoï. Trad. de Geneviève
Leibrich. Métailié, 176 p.
42
Fiction
Le Temps
Samedi Culturel
Samedi 21 mars 2015
JacquesA.Bertranddétaille
leschoses,leurshistoires,
leursmauxetleursmots
Aviez-vous noté que «volé» est l’anagramme de «vélo»? L’auteur de cette «Brève
Histoire des choses» raconte la geste du parapluie, de l’ascenseur et de la chaise,
ou comment les objets vinrent à nous en traversant la nuit des temps
Par Eléonore Sulser
,
Jacques A. Bertrand
«Brève Histoire des choses»
ESSAI
Jacques A. Bertrand
Brève Histoire des choses
Julliard, 138 p.
VVVVV
J
acques A. Bertrand, c’est cet
homme plein d’esprit que
vous avez peut-être entendu sur France Culture,
les dimanches, chercher
des «Papous dans la tête» des
mots. Il sait se jouer avec art des
lettres, en compagnie de la
bande
d’écrivains
facétieux
qu’anime Françoise Treussard.
Jacques A. Bertrand, c’est encore
cet écrivain qui a raconté, récemment, sa traversée du cancer,
dans un livre à la fois pudique et
drôle, intitulé Comment j’ai
mangé mon estomac. C’est enfin
l’auteur d’une ribambelle de livres (au moins 22) qui lui ont
valu toutes sortes de prix, dont le
Grand Prix littéraire de l’Académie nationale de pharmacie
(pour Comment j’ai mangé mon estomac) et le Grand Prix de l’humour noir (pour Les Autres, c’est
rien que des sales types).
C’est dire que dans le rire,
comme dans le malheur, Jacques
A. Bertrand se promène des mots
plein les poches, des récits à revendre, tous prêts à servir de remontants, d’agréments, de dictons portatifs, de perles, de
diamants, bref, une petite fortune littéraire qu’il fait fructifier
avec malice, sagesse et patience.
Le voilà qui met ce joli pécule à
disposition des «choses», dont il
entreprend de repérer l’em-
«Méfiez-vous de ceux
qui veulent mettre
de l’ordre», conseillait
Diderot. Il avait bien
raison. En même
temps, il faut bien
ranger un peu
de temps en temps»
preinte dans le temps, dans la
langue et dans nos vies à travers
une subtile et Brève Histoire des
choses. «Rien n’est plus étrange
que les choses», nous prévient Jacques A. Bertrand, qui s’applique à
le démontrer. Il s’empare ainsi du
parapluie, du savon, du chapeau,
de l’ascenseur et du cadenas qui
ouvrent toute une série de chroniques. Elle s’achève sur la geste
du «barbecue» et celles du «fond
sonore» et du «fil» – qu’il s’agit, on
s’en doute, de ne pas perdre.
Chaînon manquant
Chacune des entrées de ce petit dictionnaire personnel et loufoque – dont on comprend que
les sujets touchent de près
l’auteur, en l’agaçant (le rondpoint), l’intrigant (l’ordinateur)
ou en le charmant (le paysage) –
un festival de formules. Elles sont,
parfois, fort judicieusement empruntées à Pierre Dac ou à Denis
Diderot: «A peine manquerait-il
un chaînon, paraît-il, – encore
que Pierre Dac récusait cette assertion: le chaînon manquant entre le singe et l’Homme, assurait-il, c’est nous.» Ces notules
sont aussi d’une virtuosité langagière digne des plus grands acrobates: «L’Homme aspire à se faufiler, sinon à se défiler. Détective
dilettante, il mène rarement jusqu’au bout ses filatures. […] Prenez la file, s’il vous plaît», lit-on à
la rubrique «Brève histoire du fil».
Oublier l’oubli
Ici, le colossal flirte avec les détails, l’origine du cosmos côtoie
la musique d’ascenseur, car «le
fond sonore remonte – très exac-
tement – à la nuit des temps», apprend-on au détour d’un chapitre. Là, Cro-Magnon oublie son
parapluie. Ailleurs, c’est un grand
homme qui travaille du chapeau.
L’auteur, lui, nous confie au passage quelques-uns de ses bonheurs et quelques-unes de ses
coupables étourderies: «Cette année, j’ai encore oublié de penser à
l’oubli lors de la Journée internationale contre l’Oubli».
Fougères géantes
De zeugmes en jeux de mots,
de remarques faussement graves
en dictons provisoires, en anecdotes et souvenirs poétiques, il
n’est pas rare d’être soudain ému
ou de rire aux éclats en se promenant dans les textes de Jacques A. Bertrand. Mais il sait
aussi faire réfléchir sur l’imposante contemplation séculaire
ou la fragilité de l’humaine condition: «Pendant des millions
d’années – ce qui est assez long –
l’Homme n’a pu sortir de sa caverne sans tomber nez à nez, si
l’on peut dire, avec des individus
aussi peu affectueux que le crocodile géant, le mammouth à
fourrure, le tigre à dents de sabre ou le serpent à plumes, qui le
guettait dissimulé derrières des
fougères géantes.» Notons au
passage que ces grandes fougères font partie du paysage intérieur de Jacques A. Bertrand,
puisqu’on les recroise au rayon
«paysage», précisément, où elles
empêchent par leur taille toutes
sortes d’animalcules récemment
développés de profiter, dès la
préhistoire, des beautés d’icelui.
On notera encore, entre autres
trouvailles, un plaidoyer vibrant
contre la chaise longue, source
de nombreuses et successives
frustrations, et quelques remarques qui font regretter le bon
vieux temps, tout en donnant envie de rouvrir quelques livres
connus, car l’écrivain est aussi un
lecteur: «Longtemps, l’homme
s’est couché de bonne humeur.»
Un beau naufrage dans l’hiver berlinois
ROMAN
Anne Brécart
La Femme provisoire
Zoé, 158 p.
VVVVV
C’est un roman qui semble
comme enveloppé de ouate,
perdu dans les neiges, égaré dans
les ombres du temps. Cette distance, cette brume qui envelop-
pent le récit sont aussi celles qui
séparent l’héroïne du monde
réel. Elle vit. Elle respire. Elle est
jeune. Elle est une femme libre de
ses mouvements, mais elle apparaît, en fait, comme prisonnière
d’une histoire qui ne lui appartient pas.
Anne Brécart est coutumière
de ces ambiances nébuleuses,
comme en suspension, filtrées
par les réminiscences et le souvenir. Que ce soit Le Monde d’Archibald (Zoé, 2009) – récit d’une maison et d’une famille évanouies
dans l’enfance – ou La Lenteur de
l’aube (Zoé, 2012) – où Hanna revient dans une ville peuplée par
les fantômes de ses disparus –, les
histoires que raconte la romancière genevoise semblent dotées
d’une patine particulière. Une
fine barrière de particules, une
sorte de pellicule limoneuse les
sépare du présent.
C’est à Berlin, cette fois, que se
déroule le fil délicat des souvenirs. Une jeune femme qui vient
de subir un avortement – donnant naissance à un fantôme qui
ne cessera de la hanter doucement – séjourne à l’est de la ville,
dans l’espoir de mener à bien une
traduction littéraire. Surgit un
homme, dont elle-même ne sait
pas très bien s’il est un amoureux
ou un amant; un homme distant,
étrangement détaché. Il est déjà
père d’un enfant.
Dans un très grand appartement, au cœur de l’hiver, le voilà
qui débarque avec le nourrisson.
Un fils, encore bébé, qu’il confie à
son amante. Elle oublie bientôt
ses devoirs de traductrice. Et la
voilà en train de mimer avec cet
enfant de hasard tous les gestes
d’une mère, dans le souvenir taraudant de son enfant, envolé.
Lentement, le bébé serré dans ses
bras, elle va dériver d’un jour à
l’autre, dans une sorte de lent et
beau naufrage poétique dans Berlin effacé par la neige, où errent
quelques loups égarés.
La femme et l’enfant, presque
abandonnés par l’homme, se réchaufferont tendrement. Fausse
mère et faux fils – mais qu’est-ce
qui fait une filiation? – passeront
ensemble presque une année. Le
temps de fabriquer d’autres fantômes qui, plus tard, reviendront
frapper aux portes…
Une belle d’histoire, un peu étirée peut-être, mais pleine d’un
charme nostalgique. Sans doute le
plus prenant et le plus abouti des
romans d’Anne Brécart. E. Sr
Le Temps
Samedi Culturel
Samedi 21 mars 2015
43
Essai
Commentdesmilliersdenazisetleursacolytes
ontpuéchapperàlajusticedeNuremberg
L’historien autrichien Gerald Steinacher décrit les routes de l’exil, de l’Allemagne à l’Amérique du Sud. Il met le doigt sur
les complicités diverses qui ont permis à des criminels de guerre de s’échapper... ou de devenir des agents du monde libre
Par John E. Jackson
Trad. de l’anglais par Simon Duran
Perrin, 462 p.
VVVVV
L’
armistice signé le
8 mai 1945 au terme
de la capitulation sans
condition de l’Allemagne nazie laissait en
vérité une Europe dans un état
de chaos quasi total. Non seulement des villes entières – comme
Hambourg ou Dresde – avaient
été presque entièrement détruites, non seulement les structures
civiles et politiques de l’Allemagne, de l’Autriche, de l’Italie ainsi
que de toute l’Europe centrale
avaient été réduites à néant, mais
encore un total de quelque sept à
dix millions d’individus se retrouvaient avec le statut de personnes déplacées (quand ils
avaient été forcés à quitter leur
pays d’origine) ou de réfugiés
(quand ils avaient dû quitter leur
lieu de résidence tout en restant
dans leur pays).
La plus grande partie de ces
personnes étaient des victimes du
nazisme, travailleurs forcés, prisonniers de guerre, Juifs rescapés
Joseph Mengele
en 1956. «L’Ange
de la mort»,
tristement
célèbre pour ses
expérimentations
médicales
à Auschwitz,
réussit à fuir
en 1949 pour
l’Amérique latine,
avec l’aide
du CICR. ARCHIVES
DR
HISTOIRE
Gerald Steinacher
Les Nazis en fuite.
Croix-Rouge, Vatican, CIA
des camps, ou encore des civils allemands fuyant devant l’Armée
rouge, etc. Dans le nombre, toutefois, se trouvait également un
nombre important de nazis coupables de crimes de guerre ou
plus simplement partisans du
Reich qui n’avaient aucun désir
de tomber aux mains des Alliés.
Le livre de Gerald Steinacher intitulé Nazis en fuite raconte comment des milliers d’entre eux parvinrent à échapper à la justice,
notamment par le biais d’une
émigration qui, le plus souvent,
les mena en Amérique du Sud et
de manière plus particulière en
Argentine.
Certes, cette fuite n’est pas une
révélation nouvelle d’un historien contemporain: en 1972,
déjà, un auteur à succès comme
Frederick Forsyth avait composé
un roman (The Odessa File) sur le
sujet qui connut un grand succès
et fut mis à l’écran. Certes
d’autres historiens, surtout depuis la chute du Rideau de fer,
avaient déjà étudié tel ou tel aspect du phénomène. L’intérêt de
cet ouvrage est qu’il constitue
une synthèse claire, précise et détaillée de ce qui arriva.
Tandis qu’un Simon Wiesenthal, qui passa sa vie à débusquer
ces nazis, sut éveiller une indignation légitime à l’endroit de ces assassins qui sont parmi nous (titre
de son livre), la réalité historique
et politique dévoilée par ce livre
est infiniment plus ambiguë. Car
si Churchill et Roosevelt, et Truman après lui, étaient bien décidés à obtenir la justice qui fut de
fait rendue à Nuremberg, l’émergence rapide de la Guerre froide
changea d’emblée les données:
pour les puissances occidentales,
l’ennemi ne tarda pas à devenir le
communisme, ce qui, à son tour,
justifia toutes sortes de compromissions. Qu’il se soit agi de la
Croix-Rouge, du Vatican ou
même, plus tard, de la naissante
CIA, le «potentiel» de résistance
au communisme que recelaient
aussi bien d’anciens SS et leurs réseaux que des savants ayant travaillé dans la recherche d’armements modernes se révéla plus
précieux, aux yeux des dirigeants
occidentaux, que leur culpabilité
passée. Ainsi vit-on, par exemple,
un Wernher von Braun passer directement du centre de recherches militaires de Peenemüde au
centre de vol spatial rattaché à la
NASA ou le chef du contre-espionnage de la Wehrmacht, Reinhard Gehlen, devenir sans transition le chef du service de
renseignement de l’Allemagne de
l’Ouest.
L’essentiel et la nouveauté de
l’ouvrage de Steinacher, toutefois,
réside plutôt dans la description
très détaillée de l’axe allant du Tyrol à l’Italie puis à l’Amérique du
Sud qu’empruntèrent un grand
nombre des nazis en question.
Comme l’auteur le montre, le paradoxe est que cet itinéraire, qui
menait le plus souvent à l’embarquement d’anciens officiers SS à
destination de l’outre-mer, servit
aussi aux Juifs cherchant à gagner
la Palestine. Aussi bien, la lecture
des Nazis en fuite, plutôt qu’à une
indignation vertueuse, mène-telle à une prise de conscience salutaire elle aussi de la complexité
de réalités historiques qu’on a si
souvent l’habitude de simplifier.
Traduit de l’anglais en plusieurs
langues, l’ouvrage méritait aussi
de l’être en français.
«Les nazis ne cachaient même par leur identité face aux agents du CICR»
Pour Gerald Steinacher, l’organisation humanitaire genevoise a une lourde part de responsabilité morale dans la fuite des bourreaux du IIIe Reich
Cela fait vingt ans que Gerald
Steinacher sillonne les dépôts
d’archives d’Europe, d’Amérique
et de Suisse pour étudier la question des réfugiés d’après-guerre et
cerner les réseaux de l’émigration
nazie. Ce professeur autrichien – il
est né dans le Tyrol, qui fut l’une
des routes de l’exil allemand
d’après-guerre – enseigne à l’Université de Lincoln-Nebraska aux
Etats-Unis. Son deuxième livre, Les
Nazis en fuite, met en lumière les
trois principales organisations
qui ont permis la fuite de milliers
de nazis et leurs affidés: le Vatican
(par complaisance idéologique),
la CIA (par utilitarisme cynique)
et le CICR (par aveuglement coupable). Nous l’avons interrogé par
e-mail sur ce dernier point.
Samedi Culturel: Pouvez-vous
décrire l’état de la situation
des réfugiés en Europe au moment
où l’Allemagne capitule?
Gerald Steinacher: Dans les
premières
années d’aprèsguerre, un
nombre incalculable de gens
se sont trouvés
sur les routes:
réfugiés, survivants de l’Holocauste, civils allemands, habitants
d’Europe centrale et de l’Est chassés de chez eux, mais aussi des
nazis et leurs collaborateurs issus
de toute l’Europe. L’Organisation
internationale des réfugiés (OIR),
mise en place par les Alliés, avait
pour tâche de s’occuper des «personnes déplacées», comme on les
appelait, et les aider à émigrer.
L’OIR avait introduit un système
de maillage très serré pour s’assurer que ce soient les victimes du
régime nazi qui bénéficient de
l’aide internationale, et non leurs
bourreaux. Le CICR avait une
autre politique.
Le CICR, comme vous l’écrivez,
distribuait très généreusement
des documents de voyage. Quelle
était son intention initiale?
Il est clair que la Croix-Rouge était
dépassée par la situation dramatique des réfugiés, et qu’elle n’était
pas mandatée pour s’occuper des
réfugiés, mais des prisonniers de
guerre et des soldats blessés. Or,
face à l’urgence humanitaire, le
CICR s’est mis aussi à délivrer des
titres de voyage dès février 1945.
Ils sont nommés parfois «passeports de la Croix-Rouge» dans des
documents officiels de l’époque,
bien que ne relevant d’aucun Etat.
Et de fait, ils ont très vite été reconnus comme d’authentiques
passeports dans de nombreux
pays d’émigration, notamment en
Amérique latine.
Etait-ce si facile d’obtenir ce fameux «passeport»? Quelles
étaient les conditions d’obtention?
Il n’y avait aucune enquête et très
peu de directives données aux
bureaux du CICR de Rome, de
Gêne ou du Tyrol du Sud, les
principaux émetteurs. Vous donniez votre nom, peut-être une
recommandation du Vatican ou
d’un prêtre, et vous voilà en possession du précieux sésame. Cette
procédure d’une facilité déconcertante a provoqué d’innombrables abus: des nazis de haut rang,
des criminels de guerre et les SS,
mais aussi des criminels de droit
commun se sont rués dans la
brèche. Souvent les nazis
n’avaient même pas besoin de
dissimuler leur véritable identité:
ils postulaient sous leur vrai nom.
Pourtant, il est très vite devenu
clair que le CICR aidait les nazis
à fuir vers l’Amérique latine.
Le Département d’Etat américain a
très tôt fait part de son inquiétude.
En 1947-48, l’ambassadeur à
Berne a multiplié les rencontres
avec la direction du CICR, insistant
sur l’usage abusif de ces passeports
et l’absence de vérifications. Avec
ces documents de voyage, estimait
le Département d’Etat, le CICR
sapait les efforts du tribunal de
Nuremberg et tout le processus de
dénazification. L’organisation
genevoise était prévenue que sa
réputation en pâtirait.
Et le CICR n’a rien fait?
Il était en plein dilemme. L’organi-
sation aurait bien voulu arrêter la
machine, surtout après que les
critiques de divers gouvernements ont fuité dans les journaux.
En même temps, le CICR ne voulait pas abandonner à leur sort les
réfugiés, parmi lesquels de nombreux Volksdeutche (Allemands
ethniques). La Commission Bergier a conclu qu’étant donné le
manque de contrôle, le CICR avait
admis la probabilité de nombreux abus. Une historienne
éminente, Gitta Sereny, a suivi le
cas de Franz Stangl, qui fut commandant du camp d’extermination de Treblinka. Elle conclut: «Il
ne fait aucun doute que des fugitifs comme Stangl (et dans une
commune mesure Eichmann,
bien que plus gros poisson dans
la hiérarchie sinon dans l’échelle
morale) ont reçu au final une
assistance importante de la part
de deux organisations qui se sont
dramatiquement fourvoyées – le
mot est faible – en contribuant à
la fuite d’individus si affreusement impliqués: la Croix-Rouge
et le Vatican.» C’est aussi mon avis.
Quelles étaient les relations entre
les deux organisations?
Comme la Croix-Rouge, le Vatican
a mis sur pied une infrastructure
pour délivrer des documents de
voyage aux réfugiés. C’était un
système simple. Le Vatican écrivait
une lettre de recommandation. Le
candidat au départ n’avait qu’à
l’amener au bureau du CICR, qui
ensuite délivrait le sésame sans
autre vérification. Tant des
membres du haut clergé que de
simples curés ont aidé,
volontairement et en toute
conscience, des nazis, des fascistes
et des agents de l’Holocauste à
fuir l’Europe.
En 1949, quand l’Union soviétique
devient l’ennemi numéro un de
l’Ouest, la dénazification n’est plus
la priorité. C’est le temps de «l’amnésie» et la réintégration de certains criminels. Entre nécessité
de justice et désir de paix,
quel est le bon équilibre?
Quatre options se présentaient
après la chute du IIIe Reich et la
fin des exterminations de masse:
la vengeance, le retour de la loi, le
pardon et la combinaison de ces
trois approches. Malgré tous les
défauts des procès de Nuremberg,
faire prévaloir la loi s’est avéré
l’approche la plus juste sur le long
terme. C’était important de marquer une frontière claire entre le
régime nazi et la nouvelle société
démocratique. Pour preuve,
l’Allemagne est aujourd’hui l’une
des démocraties les plus stables et
les plus réussies d’Europe et dans
le monde. Je pense, mais c’est juste
mon avis, que cela nous vient des
idées nées à Nuremberg. L’Italie
d’après-guerre a connu une vague
terrible de vengeance, des milliers
de fascistes ont été tués sans
procès. On peut comprendre cette
explosion de haine, mais il est très
hasardeux de fonder une nouvelle
société démocratique en libérant
les vannes de la brutalité.
Au début de votre livre, vous citez
l’écrivaine autrichienne Ingeborg
Bachmann: «L’homme peut affronter la vérité.» Est-ce que la Suisse
devrait selon vous faire un examen
de conscience plus approfondi?
La Suisse n’est pas la seule, mais
les ombres de l’histoire l’ont
rattrapée. Depuis vingt ans, on a
largement et publiquement
étudié la question de l’or des
nazis, la politique d’asile pendant
la guerre, les comptes bancaires
des victimes de l’Holocauste. La
Commission Bergier et beaucoup
d’historiens ont revisité cette
période avec un soin extrême. Il
reste à voir toutefois quel impact
ces faits avérés auront sur la
société suisse à long terme.
Ingeborg Bachmann était-elle
trop optimiste en disant qu’on
peut exiger de l’homme qu’il
affronte la vérité? Peut-être pas.
Le président de la Confédération
Arnold Koller exprimait un vœu
similaire dans un discours tenu
en mars 1997 sur la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale:
«Nous voulons et nous pouvons
faire face à cette vérité, quelle
qu’elle soit.»
Propos recueillis
par Emmanuel Gehrig
44
Futurantérieur
Le Temps
Samedi Culturel
Samedi 21 mars 2015
Aristophane
faceauxrevendicationsdesNew-Yorkaises
Pour dénoncer les rôles subalternes auxquels les femmes se voient reléguées, les activistes de la Fondation Clinton ont
organisé une journée… sans femmes. Quatre siècles avant J.-C., un homme de théâtre leur donnait les pleins pouvoirs
Par Gauthier Ambrus
U
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«Lysistrata»
De la révolte des femmes
Lysistrata est une des onze comédies d’Aristophane (450 av. J.-C. –
385 av. J.-C.) qui nous sont parvenues, parmi les plus de quarante
qu’on lui attribue. Elle fut écrite
pendant la guerre du Péloponnèse,
qui opposa Athènes à Sparte. Le
statut social des Athéniennes du
Ve siècle les confinait aux tâches
domestiques (ce qui n’était pas le
cas pour les Spartiates). On ignore
ainsi si les femmes pouvaient fréquenter les théâtres à l’époque où
Lysistrata fut représentée. Dans une
autre comédie jouée vingt ans plus
tard, L’Assemblée des femmes, Aristophane imagine que les femmes
prennent le pouvoir dans le gouvernement de la cité et instituent une
série de réformes révolutionnaires,
pour le meilleur et pour le pire.
SPENCER PLATT/GETTY IMAGES/AFP
n monde sans femmes? Cauchemar pour
les uns, rêve peut-être
pour les autres. C’est
visiblement sur la première hypothèse qu’ont misé les
activistes new-yorkaises de la
Fondation Clinton en programmant la disparition des femmes
de l’espace public pour célébrer à
leur façon la journée du 8 mars.
Affiches publicitaires et profils
Instagram de stars vidés de leurs
silhouettes féminines, fréquences
radio laissées sans voix (de femmes). L’idée était d’attirer l’attention sur les rôles de second plan
auxquels les femmes se voient encore trop souvent reléguées, y
compris au centre de la modernité occidentale.
Effacement pour la forme,
donc, puisque les rues étaient
bien toujours peuplées de leurs
passantes ordinaires. Mais pour
être purement symbolique, son
impact n’en était-il pas d’autant
plus fort en touchant au cœur
l’usage consensuel – commercial
et esthétique – que nos sociétés
font de l’image féminine?
Il y a vingt-cinq siècles, les Athéniennes avaient pensé à une forme
de disparition encore plus radicale
dans l’espoir de faire entendre leur
voix. Pas les vraies, certes, mais telles qu’Aristophane les a représentées dans sa comédie la plus provocante, Lysistrata, jouée en 411 av.
J.-C. Déjà alors, le combat était d’ordre symbolique, mais il tapait là où
ça fait mal, à savoir sur la différence sexuelle. Lassées par les guerres continuelles qui ensanglantent
leur époque, les Athéniennes et les
autres Grecques se lancent dans
une «grève du sexe» afin d’obliger
leurs maris à signer la paix. Elles
sont guidées par la bien nommée
Lysistrata (c’est-à-dire «celle qui
démobilise les troupes»).
Pour faire comprendre que
l’affaire est sérieuse, les femmes
se retranchent à l’intérieur de
l’Acropole, où sont conservées les
finances publiques que les Athé-
Hillary Clinton, au centre, lors de la soirée de clôture à New York, au début du mois, d’un colloque sur les femmes.
niens dilapident en alimentant
leur effort de guerre. Sexe, argent:
voilà donc les hauts lieux du pouvoir bel et bien verrouillés. Les
hommes grecs ne vont pas tenir
très longtemps. Sur les dents face
aux refus impavides de leurs
épouses, alors qu’ils reviennent
de longs mois d’abstinence, les
vêtements gonflés d’une protubérance désespérante, ils finissent
par céder. La paix est officiellement instaurée, tous jurent qu’on
ne les y reprendra plus.
Aristophane ne se fait pourtant guère d’illusions. Les hommes comme les femmes sont con-
duits par leurs instincts, il se
trouve simplement que le désir
érotique se révèle au bout du
compte plus tenace que les pulsions violentes. Mais entre les
deux sexes, les femmes s’en tirent
un peu mieux: elles seules parviennent à dominer un moment
leurs appétits sexuels. Un monde
sans femmes, est-ce aussi, par
voie de conséquence, un monde
sans hommes? A cette question
qu’elle ne pose pas directement,
la pièce d’Aristophane semble répondre par l’affirmative. Elle esquisse une vision du monde où
les différences – à New York
aujourd’hui ou à Athènes hier –
sont autant de morceaux complémentaires qui ne survivraient pas
longtemps détachés les uns des
autres: hommes et femmes, cités
grecques, même combat. La grève
du sexe aura libéré cette évidence.
Chaque semaine,
Gauthier Ambrus, chercheur
en littérature, s’empare
d’un événement de l’actualité
pour le mettre en résonance
avec une œuvre littéraire
ou philosophique.
«Lysistrata. – Eh bien, c’est simple,
il nous faut renoncer… au phallus!
à la queue, mesdames! (Mouvement
général d’indignation et de retrait.)
Hé là! Vous vous en allez? Où filez-vous
comme ça? Et vous autres, pourquoi
faire la moue et branler du chef?
Ma parole, les voilà toutes pâles…
Et j’en vois qui ont la larme à l’œil!
Vous parlez d’un courage!
Le ferez-vous, oui ou non?
Je ne vois pas ce qui vous retient»
«Lysistrata», Aristophane
(Trad. Michel Host, Fayard, 2009)