l Samedi 21 mars 2015 l N° 879 Contemporain Pierre Boulez, maître sans baguette Il aura 90 ans le 26 mars. Hommage au grand compositeur, chef d’orchestre et pédagogue français. Pages 24-26 GUNTER GLUEKLICH/LAIF ANTHONY WALLACE/AFP THE NEW YORK TIMES/REDUX/LAIF AP PHOTO Art contemporain Réseaux Phénomène Qu’est-ce que les Chinois achètent? L’âge numérique a cessé d’être idyllique «Violetta», le pactole de Disney La troisième édition d’Art Basel Hong Kong s’est achevée mardi. Reportage au cœur de l’antenne asiatique de la plus importante foire d’art du monde. Là où les collectionneurs asiatiques, après avoir acheté l’art de chez eux, s’intéressent désormais aux œuvres occidentales. P. 30-31 Pendant une vingtaine d’années, notre relation avec les machines connectées a ressemblé à un rêve utopique dans une parenthèse enchantée. Selon le philosophe français Eric Sadin, l’univers digital montre désormais son vrai visage: celui d’un cauchemar. P. 32 Elle s’appelle Martina Stoessel et incarne Violetta. Depuis 2012, Disney a fait de la petite chanteuse argentine un phénomène qui cartonne. L’héroïne de la «telenovela» aux 40 millions de téléspectateurs part aussi en tournée. Ce week-end, la folie «Violetta» s’installe à Genève. P. 33 24 Anniversaire Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 PierreBoulez,musicienbâtisseurdusiècle SUSANNE SCHAPOWALOW/INTERNATIONALES MUSIKINSTITUT DARMSTADT Par Sylvie Bonier Pochettes de disques des concerts du Domaine musical enregistrés chez Vega. 1956-1960 «J e vais vous jouer quelque chose. Ecoutez-moi.» Tout Pierre Boulez tient dans cette petite phrase. Le chef s’adresse aux musiciens de son Ensemble intercontemporain. Les instrumentistes se tiennent devant lui, l’archet levé et le souffle en suspens, avant de reprendre une phrase. «Je vais vous jouer quelque chose…» Au micro de France Musique lundi dernier, lors de la journée consacrée au célèbre compositeur français pour ses 90 ans, la flûtiste Sophie Cherrier se souvient. L’étrangeté de la remarque, son évidence aussi,avaitfrappélamusicienne,ily a des années de cela. L’injonction demeure emblématique. Pierre Boulez a toujours conjugué sa vie musicale à la première personne du singulier. Dans une indépendance revendiquée. De la table de composition jusqu’à l’estrade, l’homme se dresse seul devant le monde, quitte à écraser les gêneurs. A 90 ans, il s’érige à la fois comme le compositeur de la rupture et l’artisan d’une modernité qui s’appuie sur le passé. Ceux qui l’ont côtoyé s’entendent tous sur ses qualités. Et leurs revers. Son exigence intraitable (avec lui-même comme avec les autres) sait se mettre au service d’une communication attentive. Sa férocité dans la critique contraste avec une amabilité désarmante pour ceux qu’il respecte et affectionne. Mais son intelligence, aiguë et vive, a toujours dominé. Etre paradoxal. Admiré et redouté. Aimé et haï. Le destin de Pierre Boulez s’est construit sur une forme d’écartèlement. L’antinomie signe sa direction d’orchestre, d’une clarté aveuglante dans une forme de sensualité. Le tiraillement transparaît aussi dans ses compositions, en constante recherche d’éclatement des formes. Du son au silence, des aigus aux graves, des sonorités opposées aux rythmes complémentaires: mélodies, harmonies, pulsations et timbres sont travaillés dans la fragmentation et l’explosion. Entre raison et passion Comment s’est construite l’histoire de Pierre Boulez? Dans une ligne tendue entre raison et passion. Après le piano, à 7 ans, et des études secondaires au petit séminaire de sa ville natale de Montbrison, le jeune homme se tourne vers les mathématiques supérieures avant d’opter pour la composition. L’analyse, la construction, la réflexion, le calcul et le rapport des forces fixent les bases de sa conception musicale et de sa sensibilité artistique. Le compositeur se forme auprès d’Olivier Messiaen pour l’harmonie, avant de rejoindre René Leibowitz pour étudier le sérialisme. Déjà, des coups de tête. Des brouilles et des réconciliations. Le bélier fonce, bute et revient. Ses amis et ses maîtres subissent tous ses périodes d’adoration et de détestation. Pierre Schaeffer, Karlheinz Stockhausen ou John Cage figurent parmi les élus reniés. La forte personnalité de Boulez fait le lit de sa réputation de briseur. Ses recherches musicales tournent obsessionnellement autour de la rupture et de la «pulvérisation furieuse Rigueur et science du détail Les musiciens sont ses instruments. Du petit au grand ensemble. Les partitions sont ses œuvres. Les siennes, à la calligraphie colorée si fine et codée, comme celles des autres. Face à l’orchestre, son geste est simple, droit. Ses mains aux doigts réunis dessinent des courbes et des traits nets. Le chef a conquis les plus grandes phalanges du monde à force de rigueur, de science du détail et d’art des lignes et de la construction. Aujourd’hui, il a quitté la scène, affaibli. Mais il demeure toujours dans les esprits. MIGUEL MEDINA/AFP Le compositeur français le plus influent, chef d’orchestre de référence et pédagogue respecté, fête ses 90 ans le 26 mars. Retour sur une vie consacrée à la création musicale Sous la pyramide du Louvre, concert gratuit avec l’Orchestre de Paris en décembre 2011. 25 Anniversaire BORIS LIPNITZKI/ROGER-VIOLLET Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 Pierre Boulez. De gauche à droite: au piano devant une partition en 1957, à l’Hôtel impérial de Vienne en 2009, avec Olivier Messiaen et Michel Fano en 1954, au Palais de la musique et des congrès de Strasbourg lors d’un concert scolaire en 1983. GLADIEU/LE FIGARO MAGAZINE/LAIF voudrait voir accueilli dans des salles dignes d’orchestres internationaux. Mais il ne gagne pas sur tous les terrains. Ircam, «Intercon» et Cité Avec l’Ircam, studio de recherche acoustique dont Pompidou lui confie l’étude en 1970, Pierre Boulez remporte une première bataille. Le bâtiment signé Renzo Piano voit le jour en 1977. Le chercheur y étudie la création électronique et arpente la musique nouvelle avec son fameux Ensemble intercontemporain. Mais l’intellectuel ne s’arrête pas en chemin. Il milite aussi pour une Cité de la musique, qui sort de terre en 1995. Le complexe de ChristiandePortzamparcestaujourd’hui indissociable du rayonnement culturel de la capitale française. Le visionnaire martèle encore la nécessité d’une grande salle musicale modulable, avant même la création de l’Opéra Bastille en 1989. Jack Lang le soutient. Mais les gouvernements successifs remanient un chantier interminable (LT du 17.01.2015). L’inauguration de la Philharmonie de Paris se fera à quelques semaines seulement des 90 ans de l’initiateur. Et lui donne finalement raison, bien qu’il n’ait pas été associé au projet final. Plus d’un quart de siècle après les premières ébauches, Paris s’est enfin doté de l’instrument rêvé par le pape de la musique contemporaine. Une ex- position lui est d’ailleurs consacrée jusqu’au 28 juin*. Dans le domaine de la création, ce n’est pas la prolixité qui caractérise le compositeur. En près d’un siècle d’existence, on compte une petite cinquantaine d’œuvres à son catalogue. Dont des «reprises». Et aucun ouvrage lyrique d’envergure. Réputé pour revenir sans cesse sur ses partitions, Boulez préfère les remodeler inlassablement plutôt que de créer de nouveaux ouvrages. Serait-ce par instinct de survie qu’il s’est tourné vers la direction d’orchestre? Il en est en tout cas devenu un maître incontestable. Chef et pédagogue ELKE DORSCH-WAGNER/S ++DWESTRUNDFUNK de la continuité». Il n’y a pas de hasard… Pourquoi alors son influence perdure-t-elle encore avec tant de force? Parce qu’à ses talents de chef, de compositeur et de pédagogue, Pierre Boulez allie une autre forme de génie: un sens politique acéré. Et des appuis solides. Le grand manitou du postdodécaphonisme et du sérialisme intégral s’implique dans la défense de la vie musicale en France. Son expertise fait autorité sous l’ère pompidolienne. Le musicien part en campagne culturelle. Il défend la création d’outils ambitieux et professionnels pour accueillir l’exploration et la diffusion de la musique actuelle. Du grand répertoire, aussi, qu’il B. MEYER/ARCHIVES IRCAM-CENTRE POMPIDOU Au studio du Südwestfunks Baden-Baden avec Fred Bürck, Suzanne Vogt et Hans Wurm. L’acuité de son oreille et de ses lectures est légendaire. Un chef qui compose entend tout… Musiciens et public redécouvrent les ouvrages à chacune de ses interprétations avec les orchestres qui l’appellent: Cleveland, BBC, New York ou Chicago. Les modernes Schönberg, Berg, Webern, Varèse, Ligeti, Carter ou Berio ont ses faveurs naturelles. Mais aussi Debussy, Ravel, Mahler et tous les grands noms du répertoire. Sa curiosité le porte même vers Bartabas et Zappa. C’est dire! Quant à la palette pédagogique de son activité, entre master classes, cours ou répétitions, elle s’est étendue jusqu’à Lucerne. Pierre Boulez y a en effet fondé l’Académie du Festival. S’il a mis fin à son enseignement cette année, il en reste le directeur artistique. Une empreinte large, profonde et durable. Pierre Boulez, Philharmonie, avenue Jean-Jaurès 221, Paris. http://pierreboulez.philharmonie deparis.fr > Suite en page 26 Œuvres majeures 12 Notations pour piano (1945) Ensemble de courtes pièces de douze mesures en référence au dodécaphonisme Sonatine (1946) pour flûte et piano Trois Sonates pour piano (1946, 48 et 56) Structure I et II (1951, 56-61) pour deux pianos Polyphonie X (1951) pour orchestre Le Marteau sans maître (1954) pour voix et six instruments Pli selon pli (1957-62), constitué de Don, Improvisation sur Mallarmé I-III et Tombeau pour soprano et orchestre (importante révision de Improvisation III en 1989) … explosante/fixe… (1972/1991-93) œuvre «ouverte» à la mémoire d’Igor Stravinski en diverses versions, dont la dernière pour flûte, orchestre et dispositif électronique Répons (1981-88) pour six solistes, orchestre et dispositif électronique Dérive I et II (1984/1988-2002) pour six (I) et onze (II) instruments Incises (1994-2001) pour piano Sur incises (1996-98) pour 3 pianos, 3 harpes et 3 percussions claviers 26 Anniversaire LEBRECHT/RUE DES ARCHIVES Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 Le meilleur de Boulez en CD et DVD A l’occasion de son anniversaire, les firmes discographiques pour lesquelles le compositeur a enregistré mettent les bouchées doubles, au gré de coffrets à prix très doux UNIVERSAL EDITION A.G. engagement pour «transmettre l’avenir de la musique». A 84 ans, avec son énergie et son enthousiasme intacts, avec ce mélange bien à lui de gentillesse et de rigueur, il dirigeait un stage de pratique d’orchestre avec de jeunes instrumentistes venus du monde entier; il donnait un cours de direction (où se distingue particulièrement Pablo Hera-Casado); il conseillait les compositeurs et mettait en place Endless Steps du très doué Ondrej Adámek. On retiendra aussi le film des répétitions du Concerto pour orchestre de Bartók, avec le Philharmonique de Berlin, occasion pour lui de préciser combien le travail du compositeur aide celui du chef: parce que l’analyse est faite en amont avec l’œil de celui qui comprend vite comment c’est fait, l’interprète peut ensuite donner champ libre à son tempérament. «La véritable spontanéité vient après l’analyse», aime-t-il à dire. Se vérifie ainsi comment est fausse l’image d’un Boulez froidement intellectuel: c’est l’instinct musical, la sensualité sonore, la liberté du rubato qui conduisent son geste. Et si l’interprète n’est pas de ceux qui se laissent déborder par le sentiment, on ne le voit pas pour autant priver Mahler d’expression (très belle Ré- Pli selon pli. 5, Tombeau. Une page de la partition polychrome autographe manuscrite, issue de la collection Paul Sacher à Bâle. , Stéphane Lissner «Vous imposez le respect, cher Pierre. De tout mon cœur, un heureux anniversaire!» surrection avec la Staatskapelle de Berlin) ni Bruckner de spiritualité (émouvante 8e Symphonie filmée à Saint-Florian pour le centenaire de sa mort, avec une Philharmonie de Vienne dont le chef sait supérieurement fondre les registres). Enfin, le plus bel enseignement qu’on retirera de ces documents, c’est la manière dont le compositeur donne accès à ses propres œuvres. En voyant la mise en place de cette musique difficile, on commence à saisir ses principes, ses raffinements et ses sortilèges sonores. «Il faut être dans le moment de la perception du son, c’est le son qui vous guide», dit-il. Les alliages liquides, qui privilégient la harpe, le piano, la mandoline, le cymbalum et les percussions mélodiques, prennent le temps de résonner longtemps dans l’espace. Sur Incises fait l’objet d’une longue leçon, où est expliquée la genèse de l’œuvre (principe important chez Boulez, la reprise et l’élaboration par excroissance d’un objet premier) et où le geste créateur est analysé de manière éclairante. Pierre Michot Pierre Boulez. Le chef dirigeant à Bayreuth en 1970 (à gauche), avec Luigi Nono et Karlheinz Stockhausen (en bas à gauche), et avec Frank Zappa en 1984 (en bas à droite). Emotion & Analysis 10 DVD Euroarts. The Complete Erato Recordings 14 CD Erato. > Lettre de Stéphane Lissner à son ami de longue date Cher Pierre, Adresser un message d’anniversaire à un ami est naturel. Surtout lorsqu’il atteint un âge aussi beau et symbolique que le vôtre. Mais je dois vous avouer qu’il n’y a guère de jours dans l’année où nous ne sommes réunis par la pensée. Sans le savoir, vous êtes à mes côtés depuis tant d’années. C’est d’abord le compositeur qui m’accompagne. Avec vos Sonates pour piano, votre Marteau sans maître ou Rituel, vous m’avez apporté ce dont j’avais besoin et que je cherchais, sans nécessairement en avoir conscience. La rigueur, la discipline, l’indépendance d’esprit, la remise en question des valeurs, et l’autorité. Sur une créativité vive. L’incessante exigence de modernité de vos partitions a créé une relation très forte entre nous. Avec Répons et Sur incises, votre œuvre marque à mes yeux une forme d’accomplissement de la musique du XXe siècle. Même si vos liens avec Webern, Stravinski et Messiaen sont évidents, vous avez réussi à combiner d’une manière extrêmement personnelle la grande tradition germanique – de Wagner à Mahler et la seconde école de Vienne derrière Schönberg – avec l’esprit et le son français de Debussy. Et enfin, vous avez apporté une forme d’humanité à la recherche électronique. Je vis aussi depuis très longtemps avec le chef d’orchestre. Je vous ai côtoyé, vu répéter et diriger souvent. Que de moments partagés, depuis 1983 au Châtelet, avec Pelléas et Mé- DR. G.W.BARUCH/S ++DWESTRUNDFUNK DR Q uarante-quatre CD pour Deutsche Grammophon (les œuvres du XXe siècle seulement), 67 pour CBS-Sony. Dix pour les concerts (1956-1967) du Domaine musical (Universal) et 13 pour les Œuvres complètes de Boulez dans des interprétations par lui-même et des musiciens prisés par l’auteur (Deutsche Grammophon). On avoue n’avoir pas tout réécouté… En revanche, nous avons consulté avec intérêt ce que Boulez avait confié à Erato entre 1966 et 1991, qui permet de définir les axes de son activité de chef: Schoenberg, Stravinski et Messiaen en tant qu’illustres aînés; Berio, Carter, Ligeti, Donatoni, Xenakis, Birtwistle, Kurtág, Dufourt, Grisey, Höller, Ferneyhough pour ses contemporains qu’il n’a cessé de défendre; enfin ses propres œuvres, dont il donne bien sûr une référence d’interprétation. La compilation de dix DVD que propose Euroarts ajoute au portrait du chef et du compositeur une dimension supplémentaire et essentielle: le pédagogue. C’est en effet en regardant Boulez travailler en 2009 avec les jeunes de l’Académie du Festival de Lucerne que l’on prend la mesure de son Stéphane Lissner et Pierre Boulez lors d’une répétition à Vienne. Le nouveau directeur de l’Opéra national de Paris adresse ses vœux, dans la missive qui suit, à son inspirateur et précieux conseiller. lisande ou les dizaines de concerts de l’Ensemble intercontemporain, accueilli en résidence dès 1988. Puis à Aix-en-Provence avec le triptyque Renard/Tréteaux de Maître Pierre/ Pierrot lunaire ou le Château de Barbe bleue. Vos actes de résistance farouche pendant les mouvements d’intermittence du spectacle restent gravés dans ma mémoire. Je me souviens aussi des six semaines passées ensemble à préparer à Vienne De la maison des morts de Janácek. Votre émotion aux saluts, avec Patrice Chéreau, était touchante. Vous étiez là, présent jour et nuit, sans relâche. Votre inventivité, votre disponibilité, la symbiose entre le créateur et l’interprète m’ont marqué. Votre esprit brillant, bien sûr. Mais aussi votre écoute, votre attention. Et vos mains, incroyablement expressives dans une gestique si rigoureuse. Vous imposez le respect, cher Pierre. Non seulement dans le style où l’on vous attend (je pense à l’œuvre de Schönberg, et notamment Moïse et Aaron qui m’est si cher, Lulu ou votre intégrale Webern). Mais aussi dans le grand répertoire que vous avez marqué de votre empreinte. Le Ring à Bayreuth, avec Patrice Chéreau, signale un JOEL ROBINE/AFP autre accomplissement qui a marqué des générations de mélomanes. Votre héritage concerne aussi vos choix musicaux et vos programmations. Vous avez sorti la musique de la seconde école de Vienne du ghetto élitiste dans lequel elle était enfermée. Et grâce à vous, les programmes des concerts dans le monde entier leur réservent aujourd’hui une place légitime. Mais si votre parcours marque l’histoire de la vie musicale et culturelle française et mondiale, c’est parce qu’à ces créations déjà marquantes, vous avez ajouté une dimension politique, avec un P majuscule. Politique car visionnaire. A l’Ircam, avec l’Ensemble intercontemporain, vous avez d’abord cherché à repousser les limites du possible, à sortir du cadre. Vous êtes allé au bout de votre exploration du champ musical. Mais dans le même temps, vous n’avez jamais perdu de vue la transmission et le dialogue avec le public. Loin d’en rester à une recherche fondamentale coupée du monde, vous avez construit une relation de longue durée avec le public. L’inauguration de la Philharmonie de Paris, il y a quelques semaines, a représenté un magnifique cadeau. Les files d’attente constituaient, déjà, une belle forme d’hommage. Vous n’avez pas pu être là, avec nous, le 14 janvier dernier. Pourtant, vous étiez dans tous les esprits. Cher Pierre, je vous souhaite de tout mon cœur un très heureux 90e anniversaire. Stéphane Lissner 27 Festival Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 Quiapeurdelamusiquecontemporaine? Le festival Archipel des musiques d’aujourd’hui s’ouvre ce week-end avec une scène plus vivace que jamais. Mais pourquoi cet art n’est-il pas plus populaire? Et sonne-t-il si ardu? Décryptage avec trois experts des musiques savantes En haut: «Le Grand Macabre». En 2011, au Gran Teatre del Liceu de Barcelone, la compagnie catalane La Fura dels Baus s’emparait de l’opéra de György Ligeti. En bas: Martin Grubinger et The Percussive Planet Ensemble jouant «Pléïades» de Xenakis au Lucerne Festival en 2013. PETER FISCHLI /LUCERNE FESTIVAL V ous avez dit «musique contemporaine»? Boulez, Stockhausen, l’empire de la dissonance? Vous avez envie de fuir? Mais de quoi parle-t-on au juste? Premier malentendu: le terme «musique contemporaine» est un leurre. Ça ne veut pas dire grand-chose. On ne sait même pas de quoi on parle. Mais bon. Est-ce une raison pour la bouder? Pourquoi ne pas l’apprivoiser en prenant un peu de recul? Ne serait-ce qu’entre la musique spectrale, les courants néotonaux, l’écriture savante d’un Lachenmann, l’avant-garde la plus expérimentale, la musique contemporaine brasse bien des styles et des genres. Le festival Archipel, qui s’ouvre ce week-end à Genève sous le thème «Alter Echo», va jusqu’à convier des vidéastes et des artistes plasticiens pour suggérer à quel point c’est un art aux frontières poreuses. L’étiquette de musique contemporaine suscite «une espèce de crainte injustifiée à mon avis, dit Marc Texier, directeur d’Archipel, parce que la musique contemporaine aujourd’hui va de John Adams à Pierre Boulez, d’une musique facile, presque d’ameublement dans certains cas, à une musique intellectuelle et qui restera toujours difficile. Les gens qui disent ça n’écouteront pas spontanément L’Art de la fugue ou les derniers quatuors de Beethoven.» Mais le plus gros malentendu, c’est que «la musique contemporaine, on la fait débuter à l’aprèsguerre, soit il y a 70 ans, dit Marc Texier. C’est énorme! La musique de 1945 et la musique de 2015, ça n’a pas grand-chose à voir. Les compositeurs qui écrivent aujourd’hui, pour eux, les œuvres de 1945, ce sont les œuvres de leurs grands-parents ou de leurs arrière-grands-parents.» «On utilise ce terme par convention, dit le chef et compositeur William Blank. C’est un usage utile et facile qui finit par devenir très conventionnel. On devrait détruire le mot «contemporain» et parler de musiques d’aujourd’hui.» Le deuxième malentendu repose sur la soi-disant impopularité de la musique contemporaine, alors qu’elle s’adresse à des initiés. «Toute la musique savante occidentale est une musique élitiste de fait, analyse Philippe Albèra, responsable des Editions Contrechamps. On a beau essayer de vendre la musique comme on vend des savonnettes et de faire des «événements», il n’en reste pas moins qu’écouter une Passion de Bach, un quatuor de Beethoven, LLUIS GENE/AFP Par Julian Sykes une symphonie de Schumann, ce n’est pas quelque chose de spontané.» Et de souligner qu’«à toutes les époques, cette musique n’a jamais été populaire», avec des créations souvent données devant des cercles restreints. «Une œuvre de Brahms ne peut pas être populaire au sens où on l’entend aujourd’hui, dit William Blank. Elle ne peut pas toucher un public aussi large qu’une bonne chanson ou une très bonne musique rock comme celle de David Bowie.» Connaître la musique, avoir joué d’un instrument, avoir des notions de solfège et d’harmonie facilitent l’accès à la musique classique. Mais il y a plus. «Notre tradition savante depuis la polyphonie du Moyen Age jusqu’à aujourd’hui est une forme de pensée avec des sons, explique Philippe Albèra. Cela n’exclut pas les autres formes de musique – musique populaire, musique de variété, musique de jazz – qui sont tout aussi valables. La particularité de cette musique tient au fait que l’on construit des discours et des formes complexes, qui demandent une éducation, une acculturation. On ne lit pas La Divine Comédie comme on lit le journal!» Encore faudrait-il que la musique soit pleinement intégrée au cursus éducatif. «La musique n’a pas dans la culture générale une place équivalente à d’autres domaines», regrette Philippe Albèra. «Dans les musées en France, je vois des classes en visite avec leur professeur. Ils regardent Chagall, Matisse, Van Gogh, etc. Le prof explique le tableau et montre l’évolution du peintre avec des toiles importantes. On n’a pas la même chose en musique.» Et les concerts jeunes de l’OSR? «Oui, mais trop souvent, on leur pré- , Philippe Albèra «On veut toujours tirer la musique savante «classique» vers le divertissement parce qu’on a peur que ce soit trop difficile. C’est le contraire qu’il faudrait faire. Il faudrait dire: «On va vous aider à la décrypter, à l’écouter» sente des œuvres faciles du répertoire parce qu’on a peur de leur réaction. Au contraire, on devrait leur montrer que la musique est aussi une réponse à des questions existentielles, sociales, et parfois politiques, qui nécessitent un langage exigeant. Le Survivant de Varsovie de Schönberg ou la Cantate profane de Bartók sont des prises de position éthiques et politiques, qui posent des problèmes auxquels on est confronté aujourd’hui.» Le public des salles de concerts lui-même prône la facilité. «Il y a un grave problème institutionnel, poursuit Philippe Albèra. Les institutions n’ont globalement pas intégré la musique du XXe siècle – et encore moins la vraie musique contemporaine. Elles sont bloquées sur un répertoire qui n’est même pas très imaginatif. Elles sont beaucoup trop dépendantes du marché des solistes et des chefs qui viennent avec les œuvres qu’ils connaissent. Il faudrait une volonté, une programmation qui ait un sens.» Et de suggérer d’engager «un dramaturge, comme dans les théâtres en Allemagne», «quelqu’un de compétent qui connaî- trait le répertoire et pourrait concevoir des programmes intelligents, et qui serait au courant de ce qui se fait actuellement». Le marché du disque – avec l’avènement des techniques d’enregistrement – a lui-même modifié les habitudes d’écoute. «Aux XVIIIe et XIXe siècles, on allait écouter le dernier opéra comme aujourd’hui on va voir le dernier film en exclusivité, explique Marc Texier. Tout à coup, le répertoire qui n’existait pas dans la tradition musicale auparavant s’est mis à exister à travers l’enregistrement. La création musicale s’est trouvée en concurrence avec l’histoire musicale.» Ecouter Beethoven, Mozart, Schubert chez soi reviendrait à se cantonner à des valeurs sûres, à se réfugier dans une certaine idée de la musique classique. Des vedettes comme Herbert von Karajan – façonnées sur le modèle de Hollywood – ont véhiculé cette image d’une musique figée dans le marbre, «dépositaire des grandes traditions beethovéniennes et brahmsiennes», comme le souligne William Blank. Du reste, le succès de Karajan coïncide avec l’explosion du marché du disque, à l’heure même où les jeunes compositeurs de l’après-guerre tentaient de faire table rase du passé et d’écrire une musique nouvelle après les traumas de l’Holocauste et d’Hiroshima. Aujourd’hui, la scène contemporaine s’exprime dans un tout autre contexte géopolitique. Un vivier de jeunes compositeurs (certains issus de pays éloignés comme la Colombie, le Bahreïn) foisonne des quatre coins du monde. De grandes figures comme Pascal Dusapin ou Wolfgang Rihm font carrière, mais qui sait si leur œuvre restera? La musique de Boulez a beau rester ardue aux oreilles de certains, William Blank n’est pas loin de penser que Pli selon pli – un «chef-d’œuvre» – sera tôt ou tard programmé au Victoria Hall. «Il y a un temps de maturation qui est le temps juste de la musique. Je rappelle qu’il a fallu attendre 1961 pour qu’une symphonie de Mahler soit programmée à Paris. A l’époque où j’étais dans les rangs de l’OSR dans les années 1970, beaucoup de collègues étaient rétifs à Mahler et Bruckner.» Et de corriger l’échelle de valeurs. «Est-ce parce qu’il y a 300 personnes et non pas 2000 personnes pour un concert de musique contemporaine que l’on est dans une qualité moindre qu’un concert de l’OSR?» Festival Archipel, jusqu’au 29 mars à la Maison communale de Plainpalais et autres lieux à Genève. www.archipel.org 28 Exposition DAVID SEYMOUR/MAGNUM PHOTOS Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 Parisphotographié, Parismagnifié Par Caroline Stevan, Paris P ROBERT CAPA/MAGNUM PHOTOS lus que tout autre, sans doute, Paris a été chanté, dessiné, photographié. C’est là, en 1947, que Robert Capa, Henri CartierBresson, David Seymour et George Rodger décident de fonder l’agence Magnum. Reporters de génie, ils sont aussi les témoins privilégiés des mutations de la capitale française. L’exposition Paris Magnum, à l’Hôtel de Ville, présente 150 clichés parisiens estampillés du nom du célèbre collectif, parmi lesquels nombre d’images emblématiques. Regards acérés sur des événements politiques, des revendications économiques et sociales, des défis architecturaux ou les banalités du quotidien. Et c’est l’histoire de la France au XXe siècle qui se déroule. Une course à l’hippodrome de Longchamp, en 1952, par Robert Capa. Une minijupe saisie par Raymond Depardon en 1967. Une grève d’ouvriers à Saint-Ouen en 1936, avant la fondation de Magnum, par David Seymour. RAYMOND DEPARDON/MAGNUM PHOTOS Une exposition présente la capitale française dans l’œil des reporters de l’agence Magnum. Des clichés emblématiques et un morceau d’histoire de France La première section est consacrée aux images prises avant la création du collectif. Des ouvriers de Renault en grève pour obtenir la semaine de 40 heures, des congés payés et une convention collective de travail, photographiés par Chim – le surnom de David Seymour. Une marche pacifique pour célébrer l’amitié franco-soviétique, dans l’œil de Capa. Une image drôle et graphique de Cartier-Bresson lors du défilé du 14 juillet 1936; jambes de fillettes campées sur le toit d’un bus de policiers. Puis viennent la guerre, la Résistance et la Libération de Paris. Les années 1950 apportent un peu de couleur – au sens littéral – et de légèreté. Les photographes viennent de fonder leur agence, à , Marc Riboud «La photographie ne peut pas changer le monde, mais elle peut montrer le monde, surtout quand il change» laquelle d’autres noms se sont ajoutés. Burt Glinn livre un très beau cliché du Crazy Horse, Capa signe des vues générales de Paris, Marc Riboud s’attarde sur les marcels et les chemises séchant sur les péniches des bords de Seine. Il réalise encore le fameux portrait du «peintre de la tour Eiffel» et de nombreuses images aux Halles, comme Robert Doisneau à la même époque. Au tout début des années 1960, ce sont les défis urbanistiques qui intéressent les reporters. René Burri pointe son objectif vers une banlieue en pleine construction, Cartier-Bresson immortalise le bidonville de Nanterre. Les jupes raccourcissent et l’on manifeste contre la guerre d’Algérie, avant le grand embrasement de Mai 68. Rangées de CRS, émeutes enfumées, barricades de cageots devant Saint-Nicolas-des-Champs. Et puis ce cliché fameux signé Cartier-Bresson, encore: un bourgeois rondelet et serré dans son costume lorgnant avec dédain un graffiti sur le mur, «Jouissez sans entraves». «La photographie ne doit pas chercher à convaincre. Elle ne peut pas changer le monde, mais elle peut montrer le monde, surtout quand il change», stipulait malicieusement Marc Riboud. Arrivent les années 1970-80, classées «réaction et résistance philosophique». Serge July dans les locaux de Libération. Les Pompidou dînant, par Martine Franck. Une marche des femmes en 1979, les bois de la ville rendus étranges par Koudelka, les chantiers de la pyramide du Louvre et de la Grande Arche de la Défense. A partir de là, la couleur devient la règle. Le suivi de l’actualité laisse la place à une approche plus subjective et esthétisante de la vie dans la capitale. Nouveaux membres, Harry Gruyaert, Martin Parr ou Christopher Anderson – le dernier admis, en 2010 – offrent des portraits d’inconnus, des clichés a priori anecdotiques. Le souci de la composition, cependant, semble être toujours le premier critère. L’exposition s’achève sur une série de magnifiques portraits de Parisiens et Parisiennes. Le fameux Giacometti regardant sa statue par René Burri, Beauvoir par Elliott Erwitt, ou encore Malraux par Philippe Halsman, qui s’est, raconte-t-il, concentré sur «la partie romantique» du ministre au visage dissymétrique. Paris, plus que tout autre, a été photographié et c’est pourtant à une redécouverte que nous convie cet inventaire, grâce au talent des photographes de Magnum. D’autres grands noms ont immortalisé la capitale, mais ce panorama présente une concentration impressionnante d’images devenues des icônes, assorties de clichés moins connus et cependant remarquables. C’est que la sélection est rude pour entrer chez Magnum. Il faut quatre à huit ans d’«observation» pour prétendre devenir membre. En soixante ans d’existence, l’agence a accueilli 56 membres actionnaires, outre les quatre fondateurs. Paris Magnum, jusqu’au 25 avril 2015 à l’Hôtel de Ville de Paris. Catalogue aux Editions Flammarion. En chiffres Magnum 1947 Robert Capa, Henri CartierBresson, George Rodger et David «Chim» Seymour fondent le collectif Magnum, pour défendre leur vision de la photographie et leurs droits d’auteur. 56 autres membres actionnaires ont été accueillis depuis. Parmi eux, René Burri, Martine Franck, Martin Parr et Alessandra Sanguinetti. L’agence compte 4 bureaux, à New York, Paris, Londres et Tokyo, ainsi qu’une galerie à Paris. La réserve des Grangettes au crépuscule Anti-naturalisme Matthieu Gafsou: La fabrique de la nature, jusqu’au 15 juin 2015 au Musée du Léman, à Nyon. www.museeduleman.ch d’images questionnant l’intervention humaine sur la nature, en usant de flashes et de gélatines rouges. Les végétaux sauvages y côtoient les pousses domestiquées, dans des camaïeux de violet-vert-gris. Les artifices de la nature. Caroline Stevan Pleincadre Ce pourrait être une aspérité du paysage, une excentricité des cimes. C’est l’usine de Chavalon, perchée au-dessus du Rhône, juste avant l’embouchure. Un théâtre d’ombres dans une ambiance crépusculaire. Le Musée du Léman a demandé à Matthieu Gafsou de se pencher sur la réserve des Grangettes. Le photographe lausannois livre une très belle série Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 29 MATTHIEU GAFSOU Reportage ANTHONY WALLACE/AFP 30 A Art Basel Hong Kong, les collectionneurs de l’Asie émergente ont élargi leur horizon. Pour les galeristes exposants, ils privilégient les valeurs sûres et les grandes tailles Par Frédéric Lelièvre, Hongkong VERONIQUEBOTTERON.COM Des visiteurs devant «Television and Cruelty to Animals» de Jean-Michel Basquiat. Dans l’oreille de «Beethoven’s Trumpet (With Ear) Opus #133» de l’artiste américain John Baldessari. C e fut la fièvre du vendredi soir. La semaine dernière, les grands collectionneurs ont pu arpenter les 35 000 m2 d’Art Basel Hong Kong trois heures durant. Avant que le lendemain puis jusqu’à ce mardi, les VIP, tel Jack Ma, le patron d’Alibaba, et le grand public découvrent à leur tour cette foire de l’art contemporain, la plus vaste du genre en Asie. Rencontré ce soir-là dans le salon des collectionneurs, Uli Sigg attendait avec impatience que les portes s’ouvrent. L’ancien ambassadeur de la Confédération à Pékin, qui a cédé sa collection d’art moderne chinois, la plus importante au monde, à Hongkong, ne cesse de saluer ses pairs. Comme cet entrepreneur chinois. Lui a fait fortune en vendant des voitures américaines à Pékin. Il est venu à Hongkong autant pour compléter sa collection que pour la galerie qu’il a créée; mais il remet à plus tard une interview. Il est 18h. «Je vais y aller maintenant», sourit Uli Sigg. Sur les tables du salon, des flûtes de champagne sont abandonnées à moitié pleines, les allées du Centre d’exposition de Hongkong se remplissent. Feutre turquoise sur la tête, veste vert pomme, chemise orange, Dabin Cheng passe d’un stand à l’autre. Cet entrepreneur actif dans les mines et le tourisme porte un pin’s drapeau aux couleurs de la Chine et de l’Afrique du Sud. «Je suis installé à Cape Town, raconte ce natif du Hubei, une province du centre de la Chine. Cela fait vingt ans que je travaille dans ANTHONY WALLACE/AFP Lescollectionneurschinoisprennen les mines et le tourisme. Je viens ici pour Scheryn, mon fonds qui investit dans l’art contemporain africain.» Pour faire une bonne affaire à la foire de Bâle version Hongkong, «tout se joue entre les deux premiers jours», estime Dabin Cheng, dont la collection comprend des artistes contemporains chinois et occidentaux. Un Basquiat et du champagne Tous les visiteurs d’Art Basel Hong Kong, 60 000 cette année, n’avaient pas le même degré de sophistication. Profitant aussi de la soirée réservée aux collectionneurs, une dizaine de Chinoises en tenues de soirée écoutent attentivement Janis Gardner Cecil. La directrice de la galerie new-yorkaise Edward Tyler Nahem leur présente Television and Cruelty to Animals, une création de Jean-Michel Basquiat. Elles font pourtant la moue devant cette peinture sur bois aux motifs naïfs et colorés. Jusqu’à ce que l’annonce de son prix, 8 millions de dollars, les convainque de son importance. «J’adore venir regarder, acheter peut-être», sourit l’une d’elles. Sa collection comprend «surtout des antiquités, des meubles européens style Louis XV et Louis XVI. L’art moderne, je m’y mets. Mais assez parlé, je prendrais bien un verre de champagne», souffle-telle en voyant passer un petit bar à roulettes chargé de bouteilles et de flûtes. Au jour de la fermeture d’Art Basel Hong Kong, mardi, la peinture de Basquiat n’a pas été vendue, mais «elle suscite beaucoup d’intérêt de la part de collection- «Papilio Ulysses», les papillons de Damien Hirst exposés à Art Basel Hong Kong. neurs chinois et coréens», se réjouit Janis Gardner Cecil, qui venait ici pour la première fois. Cet intérêt n’a pas toujours été là. En 2013, lors de la première édition de la foire suisse, nombre de grandes galeries occidentales sont arrivées avec leurs Picasso et autres Braque, «sûres de les vendre vite, se souvient un observateur. La plupart sont reparties bredouilles, car les nouveaux riches chinois voulaient d’abord des œuvres de chez eux.» Aujourd’hui, «ils tendent à aimer et à acheter plus d’art étranger», confirme le directeur de la galerie londonienne Lisson. La Galerie Mark Müller, de Zurich, a aussi profité de cet intérêt. Elle a par exemple vendu Painting #476 (230 cm x 190 cm, 33 000 dollars) de Markus Weggenmann à un Chinois. Présentée par Grieder Contemporary, autre galerie zurichoise, Untitled de Melli Ink a également trouvé un acheteur venu de Chine. Il a été «séduit par la céramique» de cette fine sculpture haute de 2 mètres, explique sa directrice. Autre exemple à la galerie allemande Eigen + Art, avec la vente d’une toile de Tim Eitel: Mexican Window (250 cm x 230 cm) cédée 156 000 euros à un Asiatique. «Les collectionneurs de l’Asie émergente, les Chinois en particulier, ne posent pas les mêmes questions que les Occidentaux, constate un galeriste. Parce qu’ils n’ont ni la même culture ou ni les mê- mes références, en particulier chrétiennes. Ils se renseignent de plus en plus, signe de leur intérêt croissant pour les artistes européens et américains.» Question de prix Une galeriste indienne fait le portrait de ces nouveaux collectionneurs: «Parfois, ils parlent tout de suite du prix, et de rien d’autre. C’est un peu agaçant! Mais c’est aussi en partie en raison de la barrière linguistique. Ils veulent en 31 Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 VINCENT YU/KEYSTONE De haut en bas: «Hanging Figure», le pendu de l’artiste espagnol Juan Munoz. Les sculptures hyperréalistes de l’Australien Sam Jinks intriguent. TOUT CRU Le vin et les mets Un vin n’est jamais aussi bon que quand il est bien accompagné. Il se suffit parfois à lui-même, mais c’est souvent par défaut – qui se contente d’un célibat au long cours? L’extase, la vraie, se révèle le plus souvent dans l’accord avec un mets. Un art délicat qui fait l’objet d’une littérature abondante. On ne compte plus les guides, manuels de savoir-vivre, blogs et autres traités de gastronomie qui détaillent la question sous toutes ses coutures. La question est sérieuse. L’item «marier mets et vins» a été retenu par l’Unesco comme partie intégrante du repas gastronomique à la française classé en 2010 au patrimoine immatériel de l’humanité. Une reconnaissance qui sacralise les rites de la table et célèbre le gastronome, cet érudit qui possède une connaissance approfondie de la tradition et en préserve la mémoire. Pensez-y la prochaine fois que vous descendrez à la cave chercher une bouteille pour accompagner le lièvre à la royale façon Fredy Girardet qui mitonne à la cuisine: une faute de goût est si vite arrivée. Le plus difficile est de faire les bons choix quand il s’agit de valoriser le vin et non, comme c’est très souvent le cas, le savoir-faire du cuisinier. On inverse la terminologie pour parler d’accord vins et mets. La bonne pratique impose alors de construire le menu en fonction des caractéristiques des crus qui seront servis. Faire le contraire, à savoir choisir une bouteille pour accompagner un plat imposé, vous expose à de terribles désillusions. J’ai récemment fait plusieurs mauvaises expériences à Zurich dans le cadre de la rencontre annuelle de la Mémoire des vins suisses, association dont l’ambition est justement de valoriser les meilleurs crus du pays. D’excellents vins blancs ont été servis pour accompagner des plats qui rendaient tout accord aléatoire. Le pompon? Une salade laitues-endives-vinaigrette si acide et amère qu’elle tuait littéralement le divin nectar. Pour magnifier un vin sans prendre trop de risques, rien de tel que les accords régionaux, des classiques qui ont fait leurs preuves. Le chasselas donne sa plénitude avec les poissons du lac et bien sûr les mets au fromage. Le sancerre avec deux douzaines d’huîtres marennes d’Oléron. Le nebbiolo avec un risotto à la truffe blanche d’Alba. Si on vous critique? Vous pourrez riposter que vous avez l’Unesco et la tradition avec vous. DR BOBBY YIP/REUTERS BOBBY YIP/REUTERS Par Pierre-Emmanuel Buss goûtàl’artoccidental «Snake», le boa en pleine digestion de l’artiste belge Carsten Höller. BOOBY YIP/REUTERS PUBLICITÉ tout cas deux choses: que la valeur soit sûre et que cela en jette. Les grandes tailles ne les effraient pas.» Un galeriste européen raconte qu’ils peuvent «venir, poser plein de questions et disparaître plusieurs jours avant de repasser et acheter en cinq minutes. Il y a aussi ceux qui réclament 20% de réduction, voire plus, ignorant que, dans une foire réputée comme celle-ci, on peut demander au maximum 10%.» Art Basel Hong Kong a un autre avantage: «Il y a moins de censure qu’aux foires de Singapour ou de Chine», pointe une collectionneuse hongkongaise, dont la carte de visite revendique plusieurs mandats dans des institutions de New York. «Ne me citez pas, je ne veux pas d’ennuis», glisse-t-elle. Aujourd’hui, elle se dit «fauchée» parce qu’elle vient de s’offrir une statue; «le prix de l’art contemporain devient fou», soupire-t-elle. En 2014 pourtant, Artprice.com a constaté un recul de 14% des résultats des ventes publiques. Les galeries interrogées à Art Basel Hong Kong fournissent, quand elles l’acceptent, des prix stables. Le ralentissement de la croissance en Chine, premier marché au monde des œuvres d’art, n’aurait pas encore produit d’effet encore visible. Concernant l’art chinois, Uli Sigg pense que les prix «vont tenir». Certains artistes à qui il achetait directement le travail «ont signé des accords d’exclusivité avec des galeries; des accords qui poussent les prix vers le haut», regrette-t-il. 32 Réseaux Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 Après une «parenthèse enchantée» où les ordinateurs connectés semblaient nous libérer, on déchante. C’est le constat du philosophe Eric Sadin Les bureaux de Facebook à Menlo Park, Californie. Notre perception des effets de la numérisation du monde en train de se retourner… JIM WILSON/THE NEW YORK TIMES Par Nic Ulmi Lenumériqueetnous:findel’idylle I maginons. La lune de miel s’achève, on rentre dans notre quotidien avec l’élu(e) de notre cœur – et quelques signes commencent à nous inquiéter. D’abord, on minimise, car l’élu(e) en question reste rigolo(te), plein(e) de surprises, toujours sexy. Où est le problème?Ilestlà:onressent,confusément, que notre vie s’empoisonne, qu’elleestentraindesedégrader.On ne contrôle plus rien. Mais on ne voit pas comment on s’extrairait de la relation pour aller ailleurs. C’est alors que quelqu’un comme Eric Sadin – un philosophe qui livre depuis dix ans des réflexions retentissantes sur la numérisation du monde – se pointe pour dévoiler ce qui se passe. La vérité? Nous avons fini sous l’emprise d’une personne toxique: un partenaire qui, sous des dehors aimables, cache un monstre. Fin de l’idylle, début du cauchemar. Tel est l’état de nos relations avec l’univers des machines électroniques, des réseaux et des objets connectés, selon le nouvel essai de l’auteur français, La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, paru en mars chez L’Echappée. Revenons sur les beaux jours, pour commencer: «une parenthèse enchantéeauseindel’histoiredel’informatique», ouverte et refermée entre les années 1990 et 2000. Nous avons cru alors que les ordinateurs connectés via le World Wide Web nous engageaient dans «l’épanouis- sement individuel et l’émancipation collective».Nousn’avonspasrêvé:ces aspects étaient réels. Mais ils constituaient un «cygne noir»: «un phénomène divergeant ou non initialement programmé», sous lequel une logique plus sombre et moins visible se déployait. Car c’est pour une tout autreraisonquecesoutilsavaientété inventés. «Dès ses premières impulsions, le numérique induit un découpage du réelauchiffreprès,unedéfinitiondes phénomènes visant à obtenir une maîtrise de plus en plus grande sur le cours des choses. Cela se voit, en germe,danslavolontéderationalisation administrative à la fin du XIXe siècle, puis dans les utilisations militaires de ces outils», explique l’auteur au téléphone. Charles Babbage, précurseur quasi légendaire de l’informatique avec sa collaboratrice Ada Lovelace, était d’ailleurs «le concepteur initial du modèle préfordiste de l’usine moderne»: son but était de rationaliser le travail des ouvriers. L’idylle inattendue entre le capitalisme industriel et le rêve hippie éclora quelques décennies plus tard en Californie. Emplacement ambigu: terre d’utopie, de fleurs dans les cheveux. Mais aussi, et même avant tout, lieu marqué par l’appropriation sauvage du monde et par le déplacement violent des limites lors de la conquête de l’Ouest. «La parenthèse enchantée aura occulté le phénomène,quisepoursuivait,deratio- , «On est séduit par l’ergonomie des interfaces, par la dimension ludique des applications destinées à nous offrir un surcroît de confort, mais à quel prix…» nalisation et de maîtrise croissante sur les sociétés, et maintenant sur le cours individuel des existences», reprend Eric Sadin. Les tendances s’entremêlent: le numérique retrouve sa vocation première de mise au pas du monde, en gardant son visage cool. «On est séduit par l’ergonomie des interfaces, par la dimension ludique des applications destinées à nous offrir un surcroît de confort, mais à quel prix… Un prix non vu, non dit, parfois senti, ou pressenti: la dimen- sion «sexy» des choses occulte la possibilité d’une prise de conscience.» Voilàquiexpliquenotreschizophrénie: nous savons désormais que nous sommes en train de réaliser une dystopie, mais nous y allons enthousiastes, émerveillés, dans un état de somnambulisme béat. «Il y a parfois des prises de conscience, comme cellequiaétédéclenchéeparEdward Snowden. Ce qu’il a révélé au sujet des agences de renseignement est éminemment répréhensible, mais PUBLICITÉ <wm>10CAsNsjY0MDA20zU3t7QwMwQA04ieDA8AAAA=</wm> <wm>10CFWKsQ6AIAwFvwjy2tICdjRsxMG4sxhn_39S2Uzukhuud9eI6dq2o-1OgFjIuRYjZ7OYNDurRqLiEAiDdCFDQhWuvz8AJgk8vidAXgbZjDS0lHif1wOI9cBPcgAAAA==</wm> aujourd’hui on est bien au-delà de la surveillance qu’il a mis au jour. Par nos comportements, par l’usage croissant d’objets connectés, nous participons à instaurer une visibilité continue de notre vie.» Justement: où en sommes-nous aujourd’hui? «Nous vivons une modification civilisationnelle, marquée par la tendance à la régulation algorithmique du monde et par la transformation de toutes les séquences de l’existence en services monétisables: une marchandisation généralisée de la vie, à une vitesse exponentielle. Et face aux nouvelles formes de pouvoir détenues par les compagnies du matériel électronique et du traitement des données, nous n’opposons pas suffisamment un contrepouvoir», insiste Eric Sadin. Depuis le cerveau du monstre, l’essayiste Andrew Keen, observateur de la Silicon Valley de l’intérieur, fait un constat semblable dans The Internet Is Not the Answer (Atlantic Monthly Press), paru en janvier: «Les architectes du futur dans la Silicon Valley sont en train de bâtir une économie en réseau privatisée qui représente un préjudice pour presque tout le monde, à l’exception de ses riches et puissants propriétaires.» Quant au Web, «il est en train de rendre le monde moins égalitaire et de réduirel’emploietlebien-êtregénéral, plutôt que de les accroître», écrit-il. Que dire, alors, de l’«économie du partage», qui annoncerait la fin du capitalisme et le début d’une ère plus conviviale selon des prophètes techno-économiques tels que Jeremy Rifkin? «Il s’agit là de discours qui recouvrent les vérités factuelles: enjolivements rhétoriques, voire escroqueries intellectuelles», selon Eric Sadin. Sous couvert d’économie relationnelle et de convivialité, la plateforme de location de logements entre particuliers Airbnb ou l’application Uber, qui fait de n’importe quel quidam votre chauffeur privé, aboutissent au triomphe de quelques compagnies géantes. Même chose pour l’open data: ce mouvement qui demande la mise en ligne des informations produites et stockées par les collectivités publiques finit par favoriser «des acteurs privés, qui les monétisent via des myriades d’applications»… Alors, à qui la faute? Aux web entrepreneurs mus par des pulsions monopolistiques. Aux ingénieurs qui, dans le bac à sable survolté des start-up, «travaillent à assouvir leurs fantasmes sans se soucier des conséquences». Et «au pouvoir politique, qui a été dans le laisser-faire, voire dans la collusion». Donc à nous tous? Allez. Au boulot. La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Eric Sadin (Ed. L’Echappée). L’auteur participera au débat «Les robots font-ils peur?», organisé par «Le Temps» au Salon du livre de Genève, jeudi 30 avril à 13h. Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 33 Phénomène Lafolie«Violetta» Ce week-end, l’ultime tournée de l’équipe de la série TV musicale «Violetta» s’arrête à Genève. Première «telenovela» pour ados à imposer l’espagnol, elle a touché des millions de jeunes filles. Un coup de maître signé Disney AP PHOTO Par Nicolas Dufour E mois adolescents programmés à l’Arena de Genève, samedi et dimanche. Parmi 11 pays, la tournée Violetta Live, deuxième et dernière du genre, fait étape au bout du Léman. Les cris, aigus, des jeunes filles feront vibrer les murs de la salle. Depuis 2012, le phénomène Violetta captive ses amateurs. L’émotion est sans doute plus forte encore ces jours, parce que l’aventure se termine. Violetta, le personnage incarné par l’actrice Martina Stoessel, ainsi que ses proches et leurs aventures ont fait tourner des millions de têtes. Durant trois ans, tout s’est parfaitement déroulé dans ce scénario de la filiale sud-américaine de Disney. Violetta est une série TV de trois saisons, que sa chaîne commanditaire a achevée en février, au sommet de sa popularité. Comme pour éviter tout déclin. Fille d’un ingénieur millionnaire et nomade, Violetta arrive depuis Madrid à Buenos Aires, sa ville natale. C’est le premier épisode. Durant le trajet en avion, le spectateur découvre à quel point le papa se fait protecteur. Il raconte une invraisemblable histoire d’espionnage d’Etat pour faire fuir un soudain prétendant. Violetta a perdu sa mère dans des circonstances peu claires, et le géniteur veille. Au reste, l’adolescente se révèle à la fois curieuse, farouche et timide. Ainsi que cachottière: attirée par la musique – la maman était chanteuse –, elle fréquente discrètement le Studio 21, école de variété et de danse dans laquelle les ados en ébullition hormonale se crêpent les chignons à coups de battles musicales. Redoutant la réaction de son père, Violetta y suit une formation en secret. Après avoir songé l’envoyer au Qatar, le paternel finit par accepter la passion de sa fillette. Le feuilleton est enjolivé par des dessins qui inscrivent l’histoire dans le journal de Violetta, un document qui sert de fil conducteur. Disney Channel Latin America a conduit son opération tambour battant, si l’on ose dire. Un casting conduit selon une procédure rodée – on peut néanmoins suspecter quelque favoritisme: Martina Stoessel est la fille d’un producteur de TV paraguayen. En Argentine, avant le lancement du feuilleton en mai 2012, Disney Channel a fait monter la pression avec diverses promotions. Ensuite, avec l’égrenage des nombreux dévoilements des secrets de famille autour de Violetta, les séparations puis les rabibochages, les coups de foudre ou de Jarnac, les trois saisons de la série ont été enrichies d’assez de protéines pour alimenter la combustion de leur public. Martina Stoessel a vieilli avec son public, d’un peu moins de 15 ans à 17 ans. A regarder quelques épisodes, le curieux est frappé par le contraste qu’offre le feuilleton: une esthétique aux couleurs pétaradantes typiques du genre, des personnages loufoques ou fofolles, mais une héroïne qui ne dévie pas de sa probité et de sa sincérité. Une chronique sucrée-salée d’une adolescence argentine, calibrée pour l’universalisation – même si ce pari-là n’est jamais gagné d’avance. Produits dérivés Bien sûr, la firme aux grandes oreilles a décliné le concept en d’innombrables produits dérivés et applications pour téléphones, dont un journal intime variable («Quel personnage veux-tu être aujourd’hui?»). Bilan, au moins 20 millions de fidèles en Europe de l’Ouest, des séries dérivées, des millions de tweets notamment dans la tribu #VLovers, des clans Facebook… Et donc, les tournées de concerts rassemblant les tubes de la série. Car chaque épisode de la série comporte plusieurs titres. En version originale espagnole, le mot «chanson» apparaît dans tous les titres, par exemple, «Une guerre, une chanson» ou «Une étoile, une chanson». Disney a mobilisé l’armada nécessaire à la promotion d’un produit culturel de masse. Hormis un surcroît de réseaux sociaux, la société a appliqué les mêmes recettes qui ont assuré le succès de MAÎTRE DE COLLES L’apocope et l’aphérèse Par Olivier Perrin Quels beaux mots et jolis antonymes que ces deux-là! Vous dites «télé» pour «télévision»: c’est une apocope. Vous dites «car» pour «autocar»: c’est une aphérèse. Soit la chute d’un phonème, d’une ou plusieurs syllabes à la fin d’un mot dans le premier cas, au début d’un mot dans le deuxième cas. Du grec apokoptein («retrancher») et aphaíresis («ablation»), la première figure de style est un processus que l’on appelle l’amuïssement, soit une forme de paresse articulatoire qui conduit à l’évolution phonétique. Et la seconde, alors? L’aphérèse, qui est aussi une technique de prélèvement sanguin, est plus rare dans la langue française, qui ne connaît que peu d’amuïssements à l’initiale par rapport à sa cousine en finale. Mais c’est beaucoup moins vrai pour l’argot, où l’on en trouve de singulières, de ces aphérèses: «pitaine» pour «capitaine», «Ricain» pour «Américain». Mais la plus belle est sans aucun doute «tudieu». A l’origine: «par la vertu de Dieu». Hannah Montana, série tenue entre 2006 et 2011, qui mêlait déjà fiction TV, musique et concerts. Cependant, Violetta est un produit d’Argentine, et cette donne apporte une nouveauté. Il s’agit sans doute du premier triomphe latino pour un produit visant les ados, en espagnol dans les chansons, qui ne sont pas doublées. Il PUBLICITÉ y a une part d’audace dans ce choix. Citée par la presse de Belgique, où elle était il y a quelques jours, Martina Stoessel glissait: «Il est très émouvant de voir l’émotion des parents en train de filmer leurs enfants qui s’amusent au concert, ou qui chantent en espagnol.» Oui. Comme on peut être surpris de voir ce jeune pu- blic réputé volatil suivre une telenovela de 80 épisodes par saison. Au total, 240 chapitres de 45 minutes, une durée peu commune dans ce genre, sauf dans les productions mexicaines. Disney n’a pas seulement fasciné des foules de moins de 18 ans. Elle a fabriqué ses nouvelles cohortes de téléphiles. Martina Stoessel est Violetta. La petite chanteuse argentine compte 20 millions de fans. 34 Nouvelletable Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 Nicolas Darnauguilhem a secoué Bruxelles avec sa bistronomie fraîche et décomplexée. De retour dans sa région d’origine, le jeune chef ouvre un lieu singulier, poétique, petite musique douce sur le thème des Alpes Par Véronique Zbinden EDDY MOTTAZ Nicolas Darnauguilhem, le chef est de retour à Genève après s’être fait une réputation d’enfant terrible à Bruxelles. Neptüne,unovnidanslagalaxiegourmande U ne betterave rouge en peau, caramélisée, presque brûlée, et un buisson hérissé de dent-de-lion. Le pourpre de l’hiver finissant et le vert tendre du renouveau printanier. Il fallait une dose d’audace pour servir cette première entrée culottée – sobrement nommée betterave et pissenlit – à la cinquantaine de foodies conquis qui se pressaient à l’ouverture du Neptüne, vendredi dernier. Quelques heures plus tôt, le four ne répondait pas et le chantier exhalait encore vaguement la peinture fraîche. Le Neptüne? Un ovni dans une galaxie gastronomique pétrie de classicisme et de bien-pensance, l’adresse trublionne, facétieuse et décalée que tous les initiés attendaient à Genève… Reprenons. Nicolas Darnauguilhem est loin d’être un inconnu. De retour dans sa région d’origine après cinq années à Bruxelles, il s’y est tricoté une réputation d’enfant terrible de la jeune cuisine, encensé par les critiques d’Omnivore, du Fooding, la blogosphère, une clientèle belge et internationale. Nourritures alpestres Parti de Genève pour créer un bar à vins naturels dans une arcade en mouchoir de poche, «Nico» commence par dresser une table d’hôte improvisée et semiclandestine en sous-sol. Un ancien magasin de cannes et parapluies nommé Neptune (sans tréma, nous y reviendrons) – où l’on célèbre le culte des vins naturels et la Nature en soi. Le Neptune fait vite partie de ces adresses qu’on se refile sous le manteau, avant de gagner en visibilité et d’éveiller l’intérêt des défricheurs de la jeune cuisine: la clientèle s’enthousiasme et le GaultMillau le porte dès son installation à 14. Retour à la case départ – les montagnes lui manquent –, le temps de dénicher un local décati entre Usine et BFM – un contraste qui lui va bien – qu’il réinvente de pied en cap. C’est aujourd’hui un espace transparent aux larges baies vitrées, gris perle, boiseries craquantes, cuisine ouverte, sobriété et nappage, minimalisme à peine fleuri. Pour les beaux jours, la promesse d’une petite arrière-cour pas encore dégagée de son fatras. Et ce logo dont le tréma se veut un lien entre eau et montagne: Neptüne, nourritures alpestres. Nicolas Darnauguilhem entend puiser au formidable réservoir des Alpes, des viandes séchées des vallées hautes au cardon de Plainpalais et aux vergers environnants, de la crème de la Gruyère aux figues provençales. Né à Présilly, rive française du Salève, cette région est sienne au sens large: «Nourritures alpestres, c’est une manière de formuler l’essence de mon travail, de donner une direction à ma recherche.» Tout juste arrivé ce matin, un cageot d’écrevisses qu’il déclinera tout à l’heure en bisque rehaussée de cerfeuil. Demain, il travaillera les herbes et les plantes sauvages de Savoie. Les poissons de Julien, pêcheur à Hermance, telle cette féra verte (l’autre jour, c’était un brochet) mi-cuite sous vide à basse température, des épinards mixés à l’huile de colza, trois fois rien, pour préserver le côté délicat, «pastel» du poisson. Ou la betterave initiale. Un plat plus travaillé qu’il y paraît, puisque le légume racine est décliné en quatre apprêts: rôti entier au four, mixé en purée, son jus extrait pour l’acidité, ses chips déshydratées pour le côté sucré. Un jeu sur les textures et les camaïeux de couleur. Un plat qui ressemble à Nicolas Darnauguilhem, lui qui n’aime rien tant que le végétal, son foisonnement vital, des racines jusqu’aux fanes. Peu de beurre et de crème – tout en se réservant une dose de folie –, le goût de quelques mariages audacieux. Beaucoup de bouillons, d’infusions d’herbes, peu de sauces et de réductions. Une cuisine brute, terrienne et instinctive, dépouillée, tout en- tière tournée vers la nature et ses expressions les plus pures. Le Neptüne propose un menu unique à déclinaisons multiples, voué à changer à toute vitesse, selon le marché, le réseau de fournisseurs et les envies, accompagné de pains au levain rares, émouvants de bonté. Cuisinier voyageur La vocation à la gourmandise du chef se noue dès l’enfance, avec deux grands-mères, un jardin dans l’Ain, un autre dans les Landes; d’un côté, les quenelles de brochet et le pâté creusois, de l’autre, les canards et les asperges, le goût inné de croquer dans des légumes sitôt cueillis, celui des groseilles gorgées de soleil. Après le lycée hôtelier, Nicolas fait un complément de formation en pâtisserie et se laisse inviter aux voyages par sa passion pour les vins nature: cuisine un an dans une réserve naturelle du Costa Rica, fait un stage au Vietnam durant l’Ecole hôtelière suivie à Genève, parcourt l’Asie en backpacker. Il est aussi passé chez Laurence Salomon, à Annecy, alors prêtresse du retour au naturel et des apprêts verts, et l’excellent Café Marius, à Genève, où il approfondit sa connaissance de l’univers du vin. Le trublion a eu le temps de mûrir, de se poser, au terme de toutes ces errances, le temps de trouver sa voie dans la cuisine. D’affirmer une écriture résolument contemporaine, cousine de certains chefs scandinaves ou parisiens notamment, du Relæ de Christian Puglisi au Septime de Bertrand Grébaut. Mi jeune cuisine, mi cucina povera. Sans oublier une offre formidable de vins naturels, en complicité avec son sommelier et associé Guillaume Ferté, passé notamment chez Pierre Gagnaire. Neptüne, nourritures alpestres, rue de la Coulouvrenière 38, Genève, tél. 022 320 15 05. http://leneptune.ch PUBLICITÉ Mardi 31 mars 2015 | 18h30 Uni Dufour, salle U600 Droits de l’homme et protection de la diversité culturelle MODÉRATEUR INTERVENANTS Irina Bokova Metin Arditi Zeid Ra’ad Al Hussein Julia Kristeva Directrice générale de l’UNESCO Haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme Envoyé spécial de l’UNESCO pour le dialogue interculturel Ecrivaine, psychanalyste, professeure des universités Conférence en français et en anglais avec interprétation simultanée. Michel Field Journaliste sur la chaine LCI Partenaire média Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 JAZZ Afro Garage Eighteen Ways To Miss Egypt 35 SonsetLumières UneAngleterre degangsetd’acier (Leo/www.leorecords.com) VVVVV Reconnaître à cette musique des vertus curatives: pourquoi pas? On en ressort en tout cas lustralement lavé, purgé de toutes les nauséabonderies que l’air passablement vicié du business a déposées dans nos oreilles. Le piano de Christoph Baumann, la contrebasse et les cordes vocales de Jacques Siron, la batterie de Dieter Ulrich, bref les trois têtes chercheuses d’Afro Garage ne se reconnaissent qu’un maître: la fantaisie. Le plus souvent débridée dans ses manifestations, elle trouve sa source et son ciment dans une pratique assidue de l’impro. Tout cela facilite le surgissement d’images fortes, tel le muezzin imaginaire de «Bizarbazar», malaxeur amadoué de sons en quête d’insoumission aux codes du bien jouer. Michel Barbey JAZZ Henry «Red» Allen Ride, Red, Ride! (2 CD Retrospective/Musicora) VVVVV Certains ont vu en lui le plus avant-gardiste des trompettistes classiques. Cette superbe anthologie accrédite la thèse. Henry «Red» Allen est d’abord l’un des plus dévoués disciples d’Armstrong. Les enregistrements qu’il grave sous la direction de Luis Russell, King Oliver ou des frères Henderson attestent cette filiation, au point de dépasser parfois le grand Satchmo en exubérance sinon en feeling. Son originalité s’affirme progressivement. Le Ride, Red, Ride! de 1935 annonce les fulgurances de Roy Eldridge. A partir des années 1950, la sonorité s’abîme un peu, mais l’attaque et le punch sont intacts. Quant aux idées, elles sont de plus en plus débridées et s’insèrent dans une construction des solos souvent hallucinante d’audace et d’imprévisibilité. M. B. Emaillée de scènes puissantes, la série «Peaky Blinders» dépeint le milieu du crime à Birmingham en 1919. Une belle réplique britannique à «Boardwalk Empire» Par Nicolas Dufour DVD ET BLU-RAY Série créée par Steven Knight (dès 2013) Peaky Blinders Arte Vidéo VVVVV I ls sont revenus de la France et ses champs de bataille, mais dans leurs têtes, c’est encore la guerre. Les truands héros de Peaky Blinders portent les stigmates de la boucherie de 1914-1918. L’un d’eux a même des attaques de délire, croyant voir blindés et baïonnettes dans les rues de Birmingham. Cela n’explique rien, mais cette expérience traumatisante imprègne le dur destin de ces personnages, qui structurent l’une de belles réussites britanniques du moment. Montrée ces jours sur Arte, Peaky Blinders constitue un modèle de narration déployé en six épisodes, et un délice de fiction à suivre. L’histoire se clôt plus ou moins. Cependant, la BBC a confirmé la commande d’une troisième saison – la deuxième a été diffusée à la fin de l’année passée dans son pays. La série est créée et en grande partie scénarisée par Steven Knight, qui fut à l’origine du concept de Qui veut ga- gner des millions?, puis a notamment écrit Dirty Pretty Things et Les Promesses de l’ombre. Il s’agit donc de Birmingham, en 1919. Cité d’acier, de feu et de sang. Les usines tournent à plein régime, le métal coule et sue, les ouvriers sont encore solubles dans l’eau rance. Les communistes tentent d’agiter les classes laborieuses, et ils sont parfois contrariés par les gangs dominants, qui préfèrent un ordre bien tenu pour mener leurs affaires. Vu ainsi, brigands et policiers ont leurs convergences. La série exploite habilement ce filon. Thomas (Cillian Murphy, vu dans Inception) est le plus intelligent des fils de la famille Murphy. Il mène donc le clan, qui a réellement existé. Leur organisation, les Peaky Blinders, domine la ville, mais elle reste minuscule à côté de grands réseaux polyvalents du crime, qui mêlent drogue, armes et canassons. Thomas vise surtout les concours hippiques. Compliqué, le nom du gang, ces «visières aveuglantes», renvoie aux casquettes que portent les criminels, bardées à l’avant de lames de rasoir pour servir judicieusement en cas de baston. Un gros chargement d’armes lourdes fabriquées par une usine de la ville a été volé. Mitraillettes, munitions en nombre, pistolets… De quoi affoler les autorités, surtout si les caisses finissaient dans les mains des indépendantistes irlandais. Winston Churchill lui-même se penche sur cette affaire. L’inspecteur Campbell (Sam Neill), qui vient de clore une mission à Belfast, est dépêché pour retrouver la cargaison. Laquelle est arrivée, par hasard, dans les cachettes des Peaky Blinders… Prémisses des Années folles. Mais envisagées depuis la face obscure, au cœur du milieu du crime, au moment de la naissance de certains circuits économique dans l’illégalité et la violence. Le parallèle avec Boardwalk Empire, la série sur les casinos de l’Amérique de la prohibition, a donc un sens, en raison des époques et des univers explorés. Les deux sagas se répondent même par leurs clichés culturels. A Atlantic City, Steve Buscemi donne à «Nucky» Thompson à la fois une réserve d’intrigant et la faconde d’un maître de l’entourloupe à l’américaine. En Thomas Murphy revenu du front, Cillian Murphy balaie les rues de Birmingham de son regard bleu glacial, avec la distance et la prudence du blessé moral qui se fait assassin. En face, rentré mais direct, Sam Neill est parfait en policier de haut vol, et de la Couronne. Assorti de grands moments scénaristiques, jusqu’à une sublime scène d’affrontement de rue contrarié par l’irruption d’une maman et son landau, le duel du chef de clan et de l’inspecteur sous pression ministérielle fait des étincelles. Comme cet acier limé qui pique la brume urbaine. LA RÉÉDITION DE LA SEMAINE Alicia de Larrocha fut une grande interprète de la musique hispanique. Elle laisse plusieurs enregistrements des Goyescas de Granados, l’un des plus beaux recueils de piano du début du XXe siècle. La revue Diapason du mois de mars réédite sa version de 1961, gravée pour Hispavox, qui rayonne par la spontanéité du geste. La prise de son, un peu métallique et réverbérante, n’est pas un handicap majeur Les mirages sonores de Dutilleux Le chef estonien Paavo Järvi sert la musique du compositeur français d’un geste acéré et poétique à la fois CLASSIQUE Henri Dutilleux Métaboles, Sur le même accord, Symphonie N° 1 (Erato/Warner) VVVVV Contrairement à son père Neeme Järvi, qui surfe un peu sur les détails, Paavo Järvi peaufine sa direction d’orchestre. Le répertoire du XXe siècle (Bartók, Stravinski) lui va comme un gant. Pas étonnant qu’il se sente à l’aise dans la musique de Dutilleux, riche en textures irisées et ciselées. Le chef estonien dirige d’un geste acéré l’Orchestre de Paris – instrument idéal pour ce langage –, sans pour autant sacrifier le lyrisme propre au grand compositeur français disparu en 2013. Ce CD rassemble des œuvres de différentes périodes de Dutilleux. Créée en 1951 à la Maison de la radio à Paris, exploitant le monothématisme, la Symphonie N° 1 est relativement rare au disque. Elle fait songer à Honegger à certains égards pour son côté motorique. Les Métaboles (1964) font désormais partie des grands classiques du XXe siècle, tandis que Sur le même accord (2001/2002) est la pièce la plus récente de l’album, dédiée à Anne-Sophie Mutter. Paavo Järvi, 52 ans, conjugue rigueur et lyrisme. La «Passacaille» qui ouvre la Symphonie N° 1 émerge des profondeurs pour générer peu à peu une puissante tension dramatique. Les textures sont formidablement fouillées, avec un soin porté aux strates polyphoniques et à l’enchaînement des épisodes musicaux. Métaboles émerveille par la trajectoire admirablement dessinée. Sur le même accord, joué avec sensibilité et âpreté par Christian Tetzlaff, sidère à nouveau par la densité d’événements musicaux en une pièce qui dure à peine dix minutes. Un bel hommage à Dutilleux. Julian Sykes LE TEMPS DES SÉRIES TV Le copié-collé pointilliste Par Nicolas Dufour C’est établi, la fiction TV française a gagné son statut de valeur montante au-delà de Paris intra-muros. Les Témoins, la nouvelle série policière avec Thierry Lhermitte que France 2 a lancée cette semaine, a été vendue avant même sa diffusion hexagonale aux Norvégiens, aux Anglais et aux Australiens. Ces derniers l’ont déjà montrée avec sous-titres. La conquête du monde obsède les créateurs français depuis le début des années 2010 et quelques succès, avec Braquo et Mafiosa. Le volume des œuvres qui circulait demeurait modeste. La voie a vraiment été ouverte par Les Revenants, la fiction fantastique de Canal +. Déjà montrée en version originale sous-titrée aux Etats-Unis sur le canal de Sundance, elle a été adaptée par le prolifique Carlton Cuse, ancien de Lost, aussi aux commandes de Bates Motel. Commandée par la chaîne A&E, The Returned, la version américaine, est dévoilée ces jours par Netflix. C’est un euphémisme de dire qu’elle se révèle très fidèle à l’originale. Dans une petite ville de montagne, des morts reviennent. Intacts, pas en zombies dévorants. Une élève décédée dans la chute du car utilisé pour une course d’école, un jeune paumé, un assassin… La ville est sous le choc. Puis ses habitants essaient de comprendre ce que veulent les revenants. Scène après scène, le déroulement, parfois même le découpage, de The Returned est presque exactement similaire à celui du feuilleton créé par Fabrice Gobert d’après le film du même nom. On s’amuse à traquer les différences, un peu comme dans l’éternel jeu des huit erreurs de Laplace dans 24 heures. Bien sûr, le bus scolaire devient jaune et noir. Le mystérieux gamin presque muet a un aspect plus banal aux Etats-Unis qu’en France. L’infirmière à domicile est promue médecin. Fort présent dans le dispositif géographique français, le barrage n’est pas aussi affirmé chez Carlton Cuse. Et sa ville a davantage un air de station de montagne qu’en Haute-Savoie. Voici pour quelques nuances. Délicates, voire légères comme des plumes. Certains critiques américains se sont émus de cette fidélité, mais ce n’est pas nouveau; les premiers épisodes d’In Treatment reprenaient mot à mot les scripts originaux israéliens. On peut se demander «à quoi bon»… Ou se dire qu’à un tel niveau de sophistication, l’adaptation devient un art pointilliste. Autant qu’un carburant pour l’industrie audiovisuelle. LES NOURRITURES ÉLECTRONIQUES «Emojis» subversifs Par Jonas Pulver Les émoticônes (en japonais emojis), ce sont ces smileys qui rient ou qui pleurent, ces chats de tout poil, ces ratons laveurs ravis et autres vignettes variées dont nous truffons nos messages textes envoyés par SMS, WhatsApp, Facebook, etc. Eléments sémantiques devenus indispensables à la communication digitale, ils constituent désormais en eux-mêmes une part de culture, avec leur grammaire, leurs codes, leurs tropes… … et désormais leur part de punk et de subversion. Les émoticônes que propose l’app Emo-Emoji détournent allègrement les poncifs de la pop culture pour produire des stickers à la fois drôles, originaux et terriblement corrosifs. Fruits de l’esprit d’un artiste de la scène rap, Le Messie, ils combinent, remixent et hybrident à l’envi les buzz, mèmes et autres scandales du Web avec un délicieux sens de la dérision. Ainsi de ces alliages incertains entre la chanteuse Miley Cyrus et le manga Astro Boy, la starlette Kim Kardashian et le dessin animé Mon Petit Poney, le musicien Kanye West et Jésus, ou encore cette vignette montrant le leader nord-coréen Kim Jong-un en train de danser le Gangnam Style en piétinant une console PlayStation – commentaire savoureux sur la controverse récente autour de The Interview, ce film mettant en scène la mort de Kim Jong-un, dont la controverse a été notamment suivie par une cyberattaque sur les serveurs de Sony Pictures. L’app permet d’envoyer les stickers à travers tous les services de messagerie habituelle, et le catalogue, encore limité, est régulièrement étoffé. Emo-Emoji, pour iPhone, gratuit PUBLICITÉ 36 Actualité Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 EnterremoncœuràHollywood «Reel Injun», de Neil Diamond. Un chef sioux, descendant de Red Cloud, pose en habit d’apparat devant l’effigie monumentale de Crazy Horse sculptée dans les Black Hills du Dakota du Sud. Bon sauvage ou diable rouge, l’Indien hante le cinéma américain. Le Festival international de films de Fribourg rend sa dignité à cette figure qui galope dans l’imaginaire collectif ARCHIVES Par Antoine Duplan O n dit que la conquête de l’Ouest s’est terminée en 1903, quand est sorti le premier western, The Great Train Robbery, qui retrace un casse de Butch Cassidy. La rencontre de l’Indien et de l’image animée est antérieure: en 1894 le Kinétograph présente Sioux Ghost Dance, 18 secondes au cours desquelles un emplumé s’agite. Cette danse grotesque annonce une fantastique chevauchée imaginaire. Pour le meilleur et pour le pire. «Il y a eu un génocide et la culture américaine impose l’idée que les Natives sont à présent mythologiques, qu’ils n’existent pas vraiment, comme les dinosaures», dit Jim Jarmusch dans Reel Injun, un documentaire de Neil Diamond que le FIFF présente dans sa section Nouveau territoire: Cinéma indigène nord-américain. En quelque 4000 films, Hollywood a façonné l’image des Natives et créé des archétypes qui perdurent, même auprès des Indiens amateurs de western: «On tenait pour les cow-boys sans même réaliser que nous étions des Indiens», s’amuse Neil Diamond. Reel Injun esquisse une épistémologie de l’Indien au cinéma à travers des extraits de films et des entretiens avec des artistes (le comique Charlie Hill, le guitariste Robbie Robertson), des spécialistes (le critique Jesse Wente) ou des activistes (Russel Means, John Trudell, Sacheen Littlefeather…). L’étude distingue différentes périodes dans la représentation du Native. Il y a d’abord «The Noble Injun», le bon sauvage qui vit en harmonie avec la nature, une «créature au cœur aussi tendre que celui d’une femme et courageux comme un lion», selon les textes promotionnels d’époque. Hiawatha et Pocahontas sont les figures de proue de cet Age d’or. Après le krach de 1929, l’Injun devient sauvage. La Chevauchée fantastique, de John Ford, cause un tort extrême à la Nation indienne en fondant l’image du guerrier cruel. Les westerns dégomment à tout va les diables rouges. Même Bugs Bunny fait des cartons… Cette période se caractérise par des inexactitudes ethnologiques éhontées. On colle des plumes à toutes les tribus et les Indiens des plaines évoluent dans les déserts du sud-ouest… Le Cherokee Wes Studi, qui a tenu le rôle de l’Apache Geronimo dans le film éponyme, a interprété des Crows ou des Dakotas dans l’indifférence absolue. Les rôles de Peaux-Rouges sont tenus par des Blancs passés au brou de noix, tels Burt Lancaster, Victor Mature, Burt Reynolds, El- Les rôles de PeauxRouges sont tenus par des Blancs passés au brou de noix vis Presley… Les comédiens avec des gueules de métèques lituanien (Charles Bronson), mexicain (Anthony Quinn) ou slave (Jack Palance) sont fort appréciés… Et puis l’Injun devint groovy. En 1950 sort La Flèche brisée, le premier western pro-indien. «Nous voulions en finir avec la peinture de l’Indien en «sauvage» et faire le premier film montrant l’Indien d’Amérique comme un être humain», explique le réalisateur Delmer Daves. En 1964, John Ford tourne son dernier western, Cheyenne Autumn, qui suit la longue marche d’une tribu épuisée vers les terres dont on l’a spoliée. Le cinéaste voulait faire depuis longtemps cette œuvre de rédemption, «parce que dans mes films j’ai tué plus d’Indiens que Custer, Beecher et Chivington réunis». Les hippies se prennent pour des Indiens. La vague de contestation qui balaie le monde occidental passe sur la Prairie. Des activistes amérindiens occupent l’île d’Alcatraz. Marlon Brando refuse son oscar pour protester contre «le traitement des Indiens d’Amérique par l’industrie cinématographique». Dans Reel Injun, John Trudell assène: «Nous ne sommes pas des Indiens ni des aborigènes. Nous som- mes plus vieux que ces deux concepts. Nous sommes le peuple, nous sommes les êtres humains.» De vrais Natives commencent à tenir les rôles d’Indiens, et ils prennent bien la lumière. Voir Will Sampson, le colosse mutique de Vol au-dessus d’un nid de coucous qui reprend goût à la liberté. Ou Chief Dan George, qui crève l’écran dans Little Big Man et dans Josey Wales, hors la loi, de Clint Eastwood. Le vieil homme amène à cet âpre western une touche d’humour qui fait basculer la tragédie dans le registre picaresque et précipite la rédemption du héros. Plus tard viendront Graham Green, l’inoubliable Oiseau-Bondissant de Danse avec les loups, Gary Farmer, le sibyllin Nobody de Dead Man, ou Adam Beach, magnifique dans Smoke Signals. Panorama LE DESSIN DE LA SEMAINE L’électricien aux Picasso est reconnu coupable choisi par Chappatte Pierre Le Guennec écope de 2 ans avec sursis pour le recel de 271 œuvres de l’artiste catalan. Mais personne ne sait qui les a volées Après l’attaque du Musée Bardo Par Le Hic, Algérie Avec la collaboration de Cartooning for peace www.cartooningforpeace.org Tourné par Chris Eyre, d’ascendance cheyenne-arapaho, ce film est un des premiers à s’inscrire dans l’époque contemporaine, à aborder le problème de l’alcoolisme, à révéler l’humour des Natives. Victor prend la route pour aller chercher les cendres de son père, accompagné par l’irritant Thomas, un vrai moulin à paroles. Récusant tous les stéréotypes, Smoke Signals brosse un portrait formidablement vivant de la culture amérindienne. Les deux jeunes héros raillent aussi bien la petite taille de Geronimo et le dentier de John Wayne. «C’est un bon jour pour être un indigène», rigolent-ils. «La seule chose plus pathétique que des Indiens à la télévision, c’est des Indiens regardant des Indiens à la télévision», glousse Thomas. Quant à Rhymes for Young Ghouls, de Jeff Barnaby, il orchestre la rencontre de la culture indienne et du fantastique gothique. Au début des années 70, dans une misérable réserve canadienne, Aila a des visions de sa mère et de son petit frère qui errent sur terre, car on les a enterrés dans des tombes anonymes. Le petit zombie sauve la vie de l’adolescente. Il lui montre aussi un charnier qui renvoie forcément à Wounded Knee. Là où 300 Indiens ont été massacrés en 1890. Là où a été enterré le cœur de la nation indienne. Une tache indélébile sur la conscience de l’Amérique… Les revenants de Jeff Barnaby sont la réponse du cinéma de genre à la fameuse prophétie du chef Seattle: «Quand le dernier homme rouge aura péri, et que le souvenir de mon peuple sera devenu un mythe pour l’homme blanc, les morts invisibles de mon peuple grouilleront sur vos rivages, et quand les enfants de vos enfants penseront qu’ils sont seuls dans le champ, le magasin, ou dans le silence de la forêt sans sentiers, ils ne seront pas seuls.» Le Hic, dessinateur du quotidien algérien El Watan, qui connut huit procès pour diffamation et pour outrage au président de la République, et fut condamné à 3 mois de prison avec sursis en 2005, porte un regard de voisin compatissant sur l’attaque de Tunis. Je suis, tu es, on est tous mal barrés. L’ex-électricien Pierre Le Guennec et son épouse Danielle ont été condamnés vendredi à 2 ans de prison avec sursis pour le recel de 271 œuvres de Picasso entreposées pendant quarante ans dans leur garage dusuddelaFrance.Lesœuvres,saisies par la justice et dont la valeur n’a pas été chiffrée, vont être remises au fils de l’artiste, Claude Ruiz-Picasso, qui représente les six héritiers, a annoncé vendredileprésidentduTribunalcorrectionneldeGrasse,Jean-Christophe Bruyère. Les retraités Le Guennec ont été reconnus coupables de «recel de biens provenant d’un vol» mais l’enquête n’apaspermisd’établirformellement l’identité de l’auteur du ou des vols. «On est déçus», a murmuré Pierre Le Guennec, arrivé «confiant» au tribunal. «On est des gens honnêtes. Peutêtre qu’on ne sait pas parler… On est des petits, on n’a pas un grand nom», a interjeté son épouse, plus offensive. «Ces œuvres n’auraient jamais dû être soustraites de la succession et de l’histoire de l’art», souligne l’héritier, ébahi quand il a vu les œuvres pour la première fois dans son bureau parisien en 2010 lorsque le couple a cherché à les faire authentifier. Pour son avocat Jean-Jacques Neuer, on assiste surtout «à la fin d’une mystification et d’une manipulation de l’opinion publique opposant la puissante famille au petit électricien». Au cours du procès, Me Neuer avait présenté Le Guennec comme un pion manipulé par des marchands d’art véreux, tentant d’écouler des œuvres volées. AFP/ATS Spectacle Soutien à quinze compagnies Villes, cantons et la Fondation Pro Helvetia unissent leurs forces pour soutenir quinze compagnies de danse et de théâtre. Celles-ci seront subventionnées pendant trois ans, ce qui leur permettra de planifier leur travail à plus long terme. Ces «conventions de soutien conjoint» existent depuis 2006 pour la danse et depuis 2012 pour le théâtre. (ATS) Funambule Freddy Nock entre deux pics Le funambule suisse Freddy Nock n’a finalement pas osé tenter la traversée à l’aveugle entre deux pics grisons. L’acrobate de 50 ans a certes parcouru vendredi 347 mètres surplombant 1000 mètres de vide, mais sans le casque censé lui boucher la vue. Il n’établit ainsi qu’un seul des deux records qu’il visait. «Un mauvais pressentiment» l’a retenu, a expliqué le sportif de l’extrême à l’ATS. Le câble oscillait trop, car il n’était pas assez tendu. (ATS) l Samedi 21 mars 2015 Chroniques La geste du parapluie, du savon et du chapeau Roman Jacques A. Bertrand fait rire les auditeurs des «Papous dans la tête». Il signe un dictionnaire loufoque et cocasse Une femme et un bébé dans Berlin sous la neige «La Femme provisoire» est le roman le plus prenant et le plus abouti de la Genevoise Anne Brécart Poche La mort d’un frère en Irak et un couple s’effondre Sur fond de campagne anglaise, Graham Swift remonte les souvenirs de trois êtres prisonniers de leurs secrets Histoire LeCICRa-t-ilfacilitélafuite desdirigeantsnazis? L’historien autrichien Gerald Steinacher l’affirme et étend ses conclusions au Vatican et à la CIA Saga Dragons des brumes Kazuo Ishiguro remonte au temps des Saxons CARACTÈRES Changer de cadre Lisbeth Koutchoumoff Le visage d’Anthony Hopkins, masque immobile, sorti presque du théâtre nô. Dans une demeure immense, entourée de vert anglais, l’acteur campe un majordome qui place sa fonction au-dessus de lui-même. Nous sommes avantguerre. Lord Darlington reçoit du beau monde, politique surtout. Comme une ombre, le majordome glisse sur le parquet et règle les moindres détails. Même Miss Kenton, l’intendante efficace, Emma Thompson à l’écran, ne parviendra pas à fissurer l’armure. Les Vestiges du jour, de James Ivory, est sorti en salles en 1993. Le film est directement inspiré du roman éponyme d’un auteur anglais, né au Japon, Kazuo Ishiguro. Un film (et ses acteurs peut-être plus encore) a la force de fixer dans les esprits le livre dont il s’inspire. Il peut même souder le nom de l’auteur à un genre ou à un type de climat. Sans doute que le visage d’Anthony Hopkins s’impose quand on prononce le titre Vestiges du jour. Et pas celui de Kazuo Ishiguro. Kazuo Ishiguro est né au Japon en 1954. A l’âge de 5 ans, il suit ses parents en Angleterre où le père, océanographe, fait des recherches. De temporaire, le séjour familial devient définitif. Kazuo Ishiguro prend la nationalité britannique au début des années 1980. Les Vestiges du jour, son troisième roman, le rend célèbre. Il obtient pour ce récit tout en retenue la plus haute distinction anglaise, le Booker Prize. Ne pas s’enfermer dans un genre, telle est l’obsession de l’écrivain. Il y réussit avec les livres suivants, Quand nous étions orphelins, L’Inconsolé ou Nocturnes, un premier recueil de nouvelles. Mais jamais il n’a été aussi loin dans la rupture avec Le Géant enfoui (lire la critique en page 39). Nous sommes toujours en Angleterre, mais très loin du gazon. Kazuo Ishiguro remonte ici à la fin de l’Empire romain et à la lutte que vont se livrer Bretons et Saxons. Dans un décor désolé, un vieux couple aimant part en quête d’un fils parti. Le romancier pioche dans l’univers des mangas, de Tolkien, des légendes arthuriennes pour écrire une fable sur la mémoire et l’amnésie. Le romancier a eu très peur de ne pas être compris ou suivi par ses lecteurs. Peur que l’on s’arrête aux dragons et aux ogres. Au bout du compte, il n’en est rien. Etonnant, cet attrait des elfes et des fées. Muriel Barbery y succombe aussi avec La Vie des elfes. La romancière est à Genève dès 16h samedi pour dédicacer son roman (lire en page 38). Futur antérieur Aristophane face aux New-Yorkaises Tandis qu’Hillary Clinton se bat pour les femmes, il est bon de relire l’auteur grec qui donnait le pouvoir aux femmes Salon du livre de Paris Les romans du Brésil Sélection de titres en direct du pays-continent 38 Effeuillage Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 > Meilleures ventes en Suisse Semaine du 9 au 13 mars 2015 > Le poche de la semaine «La folie n’a pas de limite, pense Jack, une fois qu’elle s’installe. Ces fameux experts…» PAYOT > 1. Fred Vargas Flammarion > 2. B leur permet, chaque hiver, de prendre quelques jours de vacances sous le soleil de Sainte-Lucie. Mais, cette année-là – en novembre 2006 –, Jack annonce à son épouse qu’ils ne partiront pas aux Caraïbes. Parce qu’il vient de recevoir une lettre qui l’informe de la mort de son frère cadet, Tom, fauché sur un champ de bataille de Basra, en Irak. Pourquoi Ellie saute-t-elle alors dans sa Cherokee, pour disparaître sans donner la moindre explication? Quels mots ont-ils échangés pour en arriver là? C’est ce que l’on découvrira peu à peu, dans les méandres d’un récit qui remonte le temps en fouillant le passé de ces trois êtres prisonniers de leurs secrets. Celui d’Ellie, flanquée d’une mère elle aussi fugueuse. Celui de Jack, né dans une ferme du Devon soudain réduite à la faillite, à l’époque de la maladie de la vache folle. Et celui de Tom, parti à la guerre pour échapper aux démons d’une enfance meurtrie. Entre ces personnages, entre les vivants et les morts, entre les générations, Graham Swift brode une histoire qui est aussi celle de l’Angleterre rurale, un monde dont il dépeint le déclin avec une poignante mélancolie. André Clavel Vivre sans pourquoi. Itinéraire spirituel d’un philosophe en Corée Alexandre Jollien Seuil/L’Iconoclaste > 3. Cinquante Nuances plus sombres (Fifty Shades T2) E. L. James LGF/Livre de Poche > 4. Et soudain tout change Gilles Legardinier Pocket > 5. Elle & lui Marc Levy Robert Lafont/Versilio > 6. ooker Prize 1996 grâce à La Dernière Tournée, Graham Swift écrit des romans qui, depuis Le Pays des eaux et A tout jamais, sont un subtil dosage de chroniques familiales et de comédies à l’anglaise. C’est un merveilleux paysagiste de la mémoire qui a signé J’aimerais tellement que tu sois là, une mosaïque où la chronologie s’émiette et se reconstitue peu à peu, au fil d’une longue introspection. Au cœur du récit, l’intimité d’un couple qui va brutalement se déchirer. Nous sommes sur l’île de Wight, où Jack Luxton et sa femme Ellie gèrent un camping, un labeur qui Temps glaciaires La Magie du rangement Marie Kondo Editions First > 7. Avis non autorisés… Françoise Hardy Equateurs > 8. POÉSIE Graham Swift J’aimerais tellement que tu sois là Bertrand Piccard Stock > 9. Les Derniers Jours de nos pères Joël Dicker De Fallois Poche Trad. de l’anglais par Robert Davreu Folio, 430 p. VVVVV Changer d’altitude. Quelques solutions pour mieux vivre sa vie > 10. Héloïse, ouille! Jean Teulé Julliard > Marque-page > Le grand poète syrien Adonis signera ses ouvrages Prends-moi, chaos, dans tes bras et La Prière et l’Epée ainsi que Printemps arabes: religion et révolution, à la Librairie arabe L’Olivier, rue de Fribourg 5, Genève, samedi 21 mars à 11h. > La nouvelle librairie Payot, rue de la Confédération 7 à Genève, accueille cinq auteurs samedi 21 mars pour inaugurer ses nouveaux espaces: l’auteur de BD Bertschy dédicacera Nelson et Les Mini People suisses (10h30-12h); Daniel Fazan, Vacarme d’automne, et Jon Ferguson, Trente Ans de réflexion (de 11h30 à 13h); Jean Ziegler signera Retournez les fusils! Choisir son camp (15h-16h30); Annick Jeanmairet inaugurera l’espace gastronomique avec Pique-assiette invite les chefs; et Muriel Barbery, l’auteure de L’Elégance du hérisson, traduit en 35 langues et vendu à plusieurs millions d’exemplaires, signera son nouveau roman, La Vie des elfes, de l’heroic fantasy pur sucre. PUBLICITÉ blossom communication Partenaire média 17 JUILLET James Levine Réservations sur www.verbierfestival.com Schubert, Symphonie N°9 «La Grande» Retour du maestro américain après huit années loin des scènes européennes ANDREW TESTA/THE NEW YORK TIMES//REDUX/LAIF 39 Enexergue Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 Saxons,Bretons etdragonsdanslesbrumesdutemps Kazuo Ishiguro, l’auteur des «Vestiges du jour», remonte aux sources de l’histoire de l’Angleterre. Une fable au réalisme magique qui explore l’histoire et la mémoire des hommes Par André Clavel ROMAN Kazuo Ishiguro Le Géant enfoui Trad. de l’anglais par Anne Rabinovitch Editions des Deux Terres, 415 p. VVVVV L’œ uvre d’Ishiguro est une machine à remonter le temps avec, en son cœur, la question de la mémoire. Peut-on lui échapper? En sommes-nous les otages impuissants? N’est-elle pas, au contraire, la condition même de notre liberté? Est-elle si trompeuse qu’on le prétend? Faut-il à tout prix se souvenir, au nom du devoir de mémoire? Parfois, n’est-il pas préférable d’oublier? D’un roman à l’autre, depuis Lumière pâle sur les collines et Les Vestiges du jour – Booker Prize 1989 –, Ishiguro ressasse ces interrogations en mettant en scène des personnages qui, pour la plupart, tentent d’effacer leurs souvenirs les plus douloureux, gage d’une reconstruction intime fondée sur le déni du passé. L’Angleterre du Ve siècle Dans Le Géant enfoui, le Britannique renoue avec sa thématique favorite en faisant le plus audacieux des paris: raconter la naissance de l’Angleterre en un gigantesque flash-back qui remonte au Ve siècle, juste après la mort du roi Arthur… Nous allons donc de nouveau voyager dans le temps mais, cette fois, Ishiguro sera contraint de tâtonner dans l’obscurité, parce qu’il est privé de repères et d’informations. On ignore en effet ce qui s’est vraiment passé pendant ces décennies si lointaines, un intervalle de cent ans entre le départ de l’occupant romain et le moment où les Saxons s’emparent du pays en massacrant les autochtones bretons. «Il est probable qu’il y a eu un véritable génocide, un nettoyage ethnique», a dit Ishiguro pour qualifier cette ténébreuse époque qu’il réinvente dans son roman, une époque qui semble préfigurer notre propre temps, théâtre de multiples bains de sang entre l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, l’Irlande et le MoyenOrient. Dès l’ouverture, Le Géant enfoui prend des allures de chanson de geste, avec décors appropriés. Nous sommes sous l’épais brouillard d’une Grande-Bretagne passablement déguenillée, une terre «à peine sortie de l’Age de fer», où s’affrontent Saxons et Bretons. Mais en plus des vieilles rancunes, il y a bien d’autres menaces, les épidémies, les famines, les violences naturelles, les superstitions les plus folles, la peur des ogres et des vampires. Mémoires effacées D’entrée, Ishiguro rameute tous les démons de ce siècle en friche, avant de pénétrer dans la grotte labyrinthique qui sert de refuge à un couple âgé, Axl et Beatrice. Comme leurs congénères, ces deux Bretons souffrent d’un mal mystérieux: leur mémoire s’est en partie effacée et ils ressemblent à des somnambules, «le cœur rongé par une sensation de perte innommable». Quelle est la cause de cette amnésie qu’ils appellent «la brume»? Une punition divine? Peut-être. Mais la rumeur prétend aussi que la responsable de cette malédiction est la dragonne Querig, une abominable créature errant sur les montagnes. La seule chose que Beatrice et Axl n’ont pas tout à fait oubliée, c’est que leur fils les a quittés il y a fort longtemps, sans doute à la suite d’une dispute. Aussi vont-ils partir à sa recherche, un balluchon sur le dos, à travers ces landes désolées et ces tourbières où ils devront affronter toutes sortes d’épreuves. Au hasard des chemins, les deux vieux Bretons échoueront dans un village ennemi puis ils se laisseront guider par le guerrier Wistan qui a pris sous sa protection un jeune garçon que sa famille a banni en le croyant contagieux, parce qu’il a été mordu par un monstre. Autre rencontre rocambolesque, celle de Gauvain, le neveu du roi Arthur tout droit sorti de la légende. D’un épisode à l’autre, c’est la plus improbable des odyssées qu’orchestre Ishiguro, avec deux héros en quête de leur propre passé et de leur propre délivrance dans un présent rempli de sortilèges. Des mangas à la Table ronde S’inspirant à la fois des mangas japonais et des films de samou- , Kazuo Ishiguro «Le Géant enfoui» «Il y avait des kilomètres de terres désolées, en friche. La plupart des routes laissées par les Romains, endommagées ou envahies par les mauvaises herbes, disparaissaient dans la végétation sauvage» raïs, du Seigneur des anneaux et des épopées de la Table ronde, l’auteur des Vestiges du jour déborde d’imagination dans cette saga, où il invente aussi des souterrains infernaux, des étangs gelés qui servent de repaires à des ogres terrifiants, des marécages dont les eaux ressemblent à celles du Styx, un batelier aux allures d’Enée, des moines qui se font lacérer le visage par les oiseaux afin d’expier leurs péchés, et cette chèvre empoisonnée qui, espèret-on, servira d’appât pour attirer la redoutable dragonne Querig… Long suspense Ce monstre sera-t-il anéanti? La «brume» sera-t-elle dissipée? Les deux Bretons retrouveront-ils les traces de leur fils? Voilà les questions qui nourrissent ce long suspense où, face à tant de maléfices, Axl et Beatrice ne cesseront de mettre à l’épreuve leur propre amour, pour le consolider. Mais si la mémoire leur revient, ne seront-ils pas rattrapés par un passé qui n’est peut-être pas totalement idyllique? L’oubli n’a-t-il pas parfois du bon, cet oubli qu’ils ont pourtant si farouchement combattu? C’est sur ce paradoxe que se referme le récit, avec ces mots d’Axl: «Est-ce que notre amour serait devenu aussi fort avec les années si la brume ne nous avait pas volé nos souvenirs? Peut-être a-telle permis à d’anciennes blessures de se refermer.» Fable initiatique, roman des origines d’un peuple, Le Géant enfoui utilise mythes et légendes pour poser une question existentielle majeure – celle de notre rapport au temps et à la mémoire. On s’y perd un peu parfois, comme dans la forêt de Brocéliande, mais c’est le prix qu’il faut payer pour savourer toutes les subtilités distillées par Ishiguro. Un petit frère de Tolkien en vadrouille chez Chrétien de Troyes, avec ce qu’il faut de réalisme magique pour enchanter. Un Anglais venu du Japon Autour de Kazuo Ishiguro Kazuo Ishiguro est né le 8 novembre 1954 à Nagasaki. A l’âge de 5 ans, il émigre en Angleterre avec sa famille. Son père, un océanographe, rejoint le National Institute of Oceanography. Ce séjour, d’abord provisoire, se prolonge et la famille s’installe. En 1974, il commence des études à l’Université du Kent à Canterbury et en sort diplômé de philosophie et d’anglais. Il commence à rédiger son premier roman, un an après avoir rejoint, en 1980, une classe de creative writing à l’Université d’East Anglia. Kazuo Ishiguro place l’intrigue de ses deux premiers romans – Un Artiste du monde flottant, Lumière pâle sur les collines – dans le Japon de l’après-guerre. Si le dialogue avec l’Asie se poursuit dans d’autres textes, son œuvre appartient clairement au domaine anglo-saxon. Avec Les Vestiges du jour, adapté au cinéma par James Ivory, il remporte en 1989 le Booker Prize. Il a publié, depuis, Quand nous étions orphelins, L’Inconsolé, Auprès de moi toujours et Nocturnes (un recueil de nouvelles). E. Sr >> Consultez les critiques littéraires sur Internet www.letemps.ch/livres 40 Fiction PUBLICITÉ Lalittératurebrésilienne,diverse Invité d’honneur du Salon du livre de Paris, le pays de Pelé montre la vivacité de sa littérature contemporaine Par Isabelle Rüf DU 3.9.2014 AU 17.5.2015 TIRAGE : 3’000 10‘000 ANS D‘ARCHÉOLOGIE EN NUBIE Lefootball,métaphoreduBrésil <wm>10CAsNsja1MLUw1DUwMDI3MwUA5Ob3rw8AAAA=</wm> PHARAONS <wm>10CFXKqw7DMAxG4Sdy5NvvOjOswqKCaTxkGt77o7VjBUeHfHMWGv_bx_Eaz0IihZh1C5RGNMdWFtnAXtxFlcUfYpqu0fPmz4U5Y12GuJPoEiMNgi0B2vf9-QGypZBvcgAAAA==</wm> NOIRS Le destin d’un métis, dribbleur de génie, agit comme révélateur des contradictions de la nation, en parallèle avec un drame familial Si Dribble occupe une place importante dans ce panorama, c’est qu’à travers un mythe national, ce roman dépasse le cliché, et qu’il n’est pas nécessaire de se passionner pour le football pour deviner, à travers un drame familial, la complexité des relations de classe et de race. Les huit premières pages, superbes, revisitent, sur une vieille télé, ce moment hallucinant de la Copa de 1970 quand, dans le match contre l’Uruguay, Pelé «a lancé un défi à Dieu et il a perdu». Murilo y était, c’était son métier de chroniqueur. Plus de quarante ans après, il n’est pas revenu de cet «instant d’éternité». A côté du vieux journaliste, son fils, Neto, se souvient surtout que ce 17 juin 1970 marque le jour où sa mère s’est suicidée. Il avait 5 ans. Aujourd’hui, il rêve de tuer le père et pourtant il lui rend désormais visite tous les dimanches dans sa retraite à la montagne. Ils ne s’étaient pas vus depuis vingtsix ans, mais maintenant, Murilo va mourir et il a convoqué son fils. Sérgio Rodrigues alterne le point de vue des deux hommes, modifiant habilement leur image à chacun. Neto est un adolescent attardé de bientôt 50 ans, éternel orphelin. Il a connu son quart d’heure de célébrité avec son groupe de rock. Depuis, figé dans les années 1980, il vivote de l’héritage maternel et comme correcteur de livres de développement personnel, fidèle à sa Ford Maverick 1977, à ses vinyles et ses posters, collectionnant les aventures médiocres. En contraste, le «Dickens de la chronique», le cultivé et malin Murilo s’est construit un personnage à partir de rien; ses analyses footballistiques lui ont apporté richesse, femmes et pouvoir. Pour Neto, il a été un père à la fois distant et brutal, écrasant, qui lui a même piqué celle qu’il AFP PHOTO DES ORIORI GINES REUTERS AUX L a littérature brésilienne est à la mesure de ce pays à dimension de continent, riche et diverse. Au XIXe siècle, le Brésil a eu son Balzac avec Machado de Assis, dont les Editions Métailié rééditent six titres en poche. Il a donné au monde un des plus beaux livres du XXe siècle: Diadorim de João Guimarães Rosa – c’est Pierre Michon qui le dit, et comment ne pas être d’accord avec lui. Des écrivains issus de l’immigration ont adopté le portugais et l’ont enrichi, telle l’immense Clarice Lispector. Quant à la littérature contemporaine, très vivante, le Salon du livre de Paris, dont le pays est invité d’honneur, donne l’occasion de la découvrir à travers de nombreuses traductions. Métissage, lutte de classes, héritage de la dictature en sont les fils rouges. Ci-dessous, une sélection. Pelé (en haut) et Gerson, après la victoire du Brésil contre l’Italie 4-0 à la finale de la Coupe du monde au Mexique en 1970. «Dribble» est un roman profondément ancré dans une réalité politique, sociale, historique et culturelle propre non seulement à Rio (la culture «carioca»), mais aussi à l’ensemble du Brésil contemporain Les traducteurs, Ana Isabel Sardinha et Antoine Volodine aimait. Il est aussi probable qu opportuniste comme on le co naît, Murilo ait joué un rôle pe glorieux pendant la dictature m litaire. Maintenant, c’est un pet vieux qui va pêcher dans la ret nue près de chez lui et vit d amours ancillaires avec une jol Indienne, sous l’œil placide d gardien, son mari. A Neto, q n’en a que faire, il raconte des hi toires de foot. C’est ainsi qu’app raît la figure centrale, le dribble de génie, Peralvo le métis, issu d même bled que Murilo. Par pour être «meilleur que Pelé», «premier joueur littéraleme magique de l’histoire», Peralv comme les autres footballeu noirs ou indiens, se heurte au r cisme, et c’est un des mythes d Brésil qui vole en éclats, cel d’une nation égalitaire et mul colore. Mais bientôt, leur tale effacera la barrière de couleur. génie de Peralvo est de natu surnaturelle, normal pour le f d’une prêtresse du candombl Mais le métis finira mal, le pa vre, comme beaucoup de ces éto les filantes. N’empêche que, selo Murilo, la dette du Brésil envers culture «nègre, métisse, sensuell infantile et festive» est incalcul ble. Et la radio est son prophèt seul lien entre des peuples dispe sés sur des milliers de kilomètre Le football comme élément f dérateur de ce «bordel à ci ouvert» qu’est le Brésil, l’hyp thèse n’est pas nouvelle, mais Sé gio Rodrigues l’illustre avec bri traçant un parallèle entre l’a frontement père-fils – avec secr de famille et morts à l’appui – le fameux défi que Pelé lançait Dieu en 1970, repris en fin de r cit. Neto a tenté de tuer symbo quement le père et il a perdu. I. R VVVVV Sérgio Rodrigues. Dribble. Trad. d’Ana Isabel Sardinha et Antoine Volodine. Seuil, 304 p. 41 Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 PUBLICITÉ àlamesured’unpays-continent > Trous de mémoire Un livre de silences, d’ellipses, d’insinuaons: une femme âgée, dans une ville qui n’est as la sienne, mène une vie apparemment nodine. Pourtant, en secret, elle écrit au verso de feuilles déjà couvertes de mots. Ceux que son père a tracés, dans un autre pays, solitaire, toujours prêt à la fuite. L’auteure, Paloma Vidal, est née en Argentine en 1975, elle est venue toute petite au Brésil avec ses parents. Si le portugais est sa langue, l’espagnol est sous-jacent. On comrend, à travers les trous de mémoire et les lipses, qu’il s’agit d’un exil. Il est éclairé par lumière de l’océan, commun aux deux pays, par la fraîcheur des dialogues d’adolescens qui traversent ce récit prenant et énigmaque. I. R. VVVV aloma Vidal. Mar azul. Trad. de Geneviève ibrich. Mercure de France, 194 p. > Mirage chinois L’angoisse et la paranoïa, mâtinées d’huour noir, sont la marque de Bernardo Carlho (Neuf Nuits, Le soleil se couche à São aulo, Ta Mère). Ici, un homme, sur le point de s’envoler pour la Chine, se trouve pris dans un imbroglio qui implique sa professeure de chinois et une petite fille. Devant le policier qui le retient, il déverse une logorrhée de lieux communs contre tout et tous: Noirs, Arabes, juifs, gros, vieux, pauvres, homosexuels. Selon lui, la Chine est avenir du monde et il s’y prépare, sur fond e culture glanée sur Internet. Le monoloue d’une femme, qui parle au commissaire e l’autre côté du mur, donne une autre sion des choses et épaissit le mystère. ouffant et étrange. I. R. VVVV ernardo Carvalho. Reproduction. ad. de Geneviève Leibrich. Métailié, 200 p. «Le football n’atteint pas le niveau du mythe en permanence. Pourtant dans certains matches, des forces puissantes se galvanisent sur les gradins et dans des colonnes du temps que nous ne voyons pas» Sérgio Rodrigues, extrait de «Dribble» Dans le bidonville de Varjao, près de Brasilia, des enfants regardent un match du Mundial 2014 entre le Brésil et le Mexique. 17 JUIN 2014 > S’ennuyer à Berne > Emigrer au Portugal Née en Ukraine en 1920, de parents juifs immigrés au Brésil, Clarice Lispector a enrichi la littérature du pays d’accueil d’une écriture novatrice, qu’on a comparée à celle de Joyce ou de Virginia Woolf, mais profondément originale, largement traduite en français. Mes Chéries rassemble les lettres écrites à ses sœurs, lors des différentes affectations de son mari diplomate (les réponses ont disparu). Elles disent la nostalgie, l’isolement, les difficultés de la vie conjugale, la vie mondaine, la répétition de ces résidences artificielles (à Berne, elle s’ennuie tout spécialement!). Parues en 2007 au Brésil, ces lettres élégantes et souvent drôles plairont à ceux qui connaissent et aiment l’auteure. I. R. Luiz Ruffato a élaboré l’anthologie de nouvelles Brésil 2000-2015 (Métailié, 304 p.), panorama de la génération «post-dictature» (1964-1985), depuis les années 1990. Il publie lui-même A Lisbonne, j’ai pensé à toi, le monologue de Serginho, qui a émigré au Portugal, «terre d’avenir», pour échapper à sa situation catastrophique. Le témoignage bouffon du Brésilien dévoile avec gouaille l’envers du décor de l’Eldorado. Boulot, logement, argent, administration, nourriture: tout est énigmatique pour l’arrivant, surtout quand il s’agit de se débrouiller dans la langue qui est la sienne mais si différente! Ce récit est un jeu sur les variantes du portugais – Brésil, Angola, campagnes portugaises, basfonds de Lisbonne. I. R. VVVVV Clarice Lispector. Mes Chéries. Lettres à ses sœurs (1940-1957). Trad. de Claudia Poncioni et Didier Lamaison. Editions des Femmes, 382 p. VVVVV Luiz Ruffato. A Lisbonne, j’ai pensé à toi. Trad. de Matthieu Dosse. Chandeigne, 110 p. > Roman dans le roman > Horizon utopique Jeune journaliste, Liana est prise entre sa vie libre à Londres, à la fin du millénaire, et le devoir ou le désir de maintenir le domaine familial, au Brésil. En même temps, elle écrit un roman que nous lisons aussi. Ce récit retrace l’arrivée des Blancs – marchands, missionnaires, esclavagistes – à partir d’une petite colonie portugaise, établie au XVIe siècle, en territoire indien, sur les lieux même où est située la maison familiale. L’ami de Liana, un métis noir échappé des bas-fonds de Rio, n’a que faire de ce mythe fondateur. Ainsi, les strates de la société brésilienne, ses inégalités, le métissage et le racisme sont évoqués dans un entrelacs narratif, mêlant deux niveaux d’écriture. I. R. VVVVV Ana Maria Machado. La mer ne déborde jamais. Trad. de Jane Lessa et Didier Voïta. Ed. des Femmes, 376 p. Hanoï est un feel-good-novel, rassurant sur le genre humain et émouvant. Au cœur, la question, si prégnante au Brésil, du métissage. A Chicago, David, trompettiste de jazz, né d’un Brésilien et d’une Mexicaine, n’a plus que quelques mois à vivre. Issue d’une lignée de femmes vietnamiennes qui ont eu des enfants de soldats américains, Alex élève le garçon qu’elle a eu d’un basketteur noir marié. Entre eux tous, Adriana Lisboa tisse des liens improbables mais convaincants. L’épicerie asiatique de l’oncle d’Alex, au cœur du creuset de la grande ville cosmopolite, est l’épicentre d’un réseau de solidarités qui allègent des vies difficiles. Le «Hanoï» du titre est l’horizon d’une utopie inatteignable. I. R. VVVVV Adriana Lisboa. Hanoï. Trad. de Geneviève Leibrich. Métailié, 176 p. 42 Fiction Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 JacquesA.Bertranddétaille leschoses,leurshistoires, leursmauxetleursmots Aviez-vous noté que «volé» est l’anagramme de «vélo»? L’auteur de cette «Brève Histoire des choses» raconte la geste du parapluie, de l’ascenseur et de la chaise, ou comment les objets vinrent à nous en traversant la nuit des temps Par Eléonore Sulser , Jacques A. Bertrand «Brève Histoire des choses» ESSAI Jacques A. Bertrand Brève Histoire des choses Julliard, 138 p. VVVVV J acques A. Bertrand, c’est cet homme plein d’esprit que vous avez peut-être entendu sur France Culture, les dimanches, chercher des «Papous dans la tête» des mots. Il sait se jouer avec art des lettres, en compagnie de la bande d’écrivains facétieux qu’anime Françoise Treussard. Jacques A. Bertrand, c’est encore cet écrivain qui a raconté, récemment, sa traversée du cancer, dans un livre à la fois pudique et drôle, intitulé Comment j’ai mangé mon estomac. C’est enfin l’auteur d’une ribambelle de livres (au moins 22) qui lui ont valu toutes sortes de prix, dont le Grand Prix littéraire de l’Académie nationale de pharmacie (pour Comment j’ai mangé mon estomac) et le Grand Prix de l’humour noir (pour Les Autres, c’est rien que des sales types). C’est dire que dans le rire, comme dans le malheur, Jacques A. Bertrand se promène des mots plein les poches, des récits à revendre, tous prêts à servir de remontants, d’agréments, de dictons portatifs, de perles, de diamants, bref, une petite fortune littéraire qu’il fait fructifier avec malice, sagesse et patience. Le voilà qui met ce joli pécule à disposition des «choses», dont il entreprend de repérer l’em- «Méfiez-vous de ceux qui veulent mettre de l’ordre», conseillait Diderot. Il avait bien raison. En même temps, il faut bien ranger un peu de temps en temps» preinte dans le temps, dans la langue et dans nos vies à travers une subtile et Brève Histoire des choses. «Rien n’est plus étrange que les choses», nous prévient Jacques A. Bertrand, qui s’applique à le démontrer. Il s’empare ainsi du parapluie, du savon, du chapeau, de l’ascenseur et du cadenas qui ouvrent toute une série de chroniques. Elle s’achève sur la geste du «barbecue» et celles du «fond sonore» et du «fil» – qu’il s’agit, on s’en doute, de ne pas perdre. Chaînon manquant Chacune des entrées de ce petit dictionnaire personnel et loufoque – dont on comprend que les sujets touchent de près l’auteur, en l’agaçant (le rondpoint), l’intrigant (l’ordinateur) ou en le charmant (le paysage) – un festival de formules. Elles sont, parfois, fort judicieusement empruntées à Pierre Dac ou à Denis Diderot: «A peine manquerait-il un chaînon, paraît-il, – encore que Pierre Dac récusait cette assertion: le chaînon manquant entre le singe et l’Homme, assurait-il, c’est nous.» Ces notules sont aussi d’une virtuosité langagière digne des plus grands acrobates: «L’Homme aspire à se faufiler, sinon à se défiler. Détective dilettante, il mène rarement jusqu’au bout ses filatures. […] Prenez la file, s’il vous plaît», lit-on à la rubrique «Brève histoire du fil». Oublier l’oubli Ici, le colossal flirte avec les détails, l’origine du cosmos côtoie la musique d’ascenseur, car «le fond sonore remonte – très exac- tement – à la nuit des temps», apprend-on au détour d’un chapitre. Là, Cro-Magnon oublie son parapluie. Ailleurs, c’est un grand homme qui travaille du chapeau. L’auteur, lui, nous confie au passage quelques-uns de ses bonheurs et quelques-unes de ses coupables étourderies: «Cette année, j’ai encore oublié de penser à l’oubli lors de la Journée internationale contre l’Oubli». Fougères géantes De zeugmes en jeux de mots, de remarques faussement graves en dictons provisoires, en anecdotes et souvenirs poétiques, il n’est pas rare d’être soudain ému ou de rire aux éclats en se promenant dans les textes de Jacques A. Bertrand. Mais il sait aussi faire réfléchir sur l’imposante contemplation séculaire ou la fragilité de l’humaine condition: «Pendant des millions d’années – ce qui est assez long – l’Homme n’a pu sortir de sa caverne sans tomber nez à nez, si l’on peut dire, avec des individus aussi peu affectueux que le crocodile géant, le mammouth à fourrure, le tigre à dents de sabre ou le serpent à plumes, qui le guettait dissimulé derrières des fougères géantes.» Notons au passage que ces grandes fougères font partie du paysage intérieur de Jacques A. Bertrand, puisqu’on les recroise au rayon «paysage», précisément, où elles empêchent par leur taille toutes sortes d’animalcules récemment développés de profiter, dès la préhistoire, des beautés d’icelui. On notera encore, entre autres trouvailles, un plaidoyer vibrant contre la chaise longue, source de nombreuses et successives frustrations, et quelques remarques qui font regretter le bon vieux temps, tout en donnant envie de rouvrir quelques livres connus, car l’écrivain est aussi un lecteur: «Longtemps, l’homme s’est couché de bonne humeur.» Un beau naufrage dans l’hiver berlinois ROMAN Anne Brécart La Femme provisoire Zoé, 158 p. VVVVV C’est un roman qui semble comme enveloppé de ouate, perdu dans les neiges, égaré dans les ombres du temps. Cette distance, cette brume qui envelop- pent le récit sont aussi celles qui séparent l’héroïne du monde réel. Elle vit. Elle respire. Elle est jeune. Elle est une femme libre de ses mouvements, mais elle apparaît, en fait, comme prisonnière d’une histoire qui ne lui appartient pas. Anne Brécart est coutumière de ces ambiances nébuleuses, comme en suspension, filtrées par les réminiscences et le souvenir. Que ce soit Le Monde d’Archibald (Zoé, 2009) – récit d’une maison et d’une famille évanouies dans l’enfance – ou La Lenteur de l’aube (Zoé, 2012) – où Hanna revient dans une ville peuplée par les fantômes de ses disparus –, les histoires que raconte la romancière genevoise semblent dotées d’une patine particulière. Une fine barrière de particules, une sorte de pellicule limoneuse les sépare du présent. C’est à Berlin, cette fois, que se déroule le fil délicat des souvenirs. Une jeune femme qui vient de subir un avortement – donnant naissance à un fantôme qui ne cessera de la hanter doucement – séjourne à l’est de la ville, dans l’espoir de mener à bien une traduction littéraire. Surgit un homme, dont elle-même ne sait pas très bien s’il est un amoureux ou un amant; un homme distant, étrangement détaché. Il est déjà père d’un enfant. Dans un très grand appartement, au cœur de l’hiver, le voilà qui débarque avec le nourrisson. Un fils, encore bébé, qu’il confie à son amante. Elle oublie bientôt ses devoirs de traductrice. Et la voilà en train de mimer avec cet enfant de hasard tous les gestes d’une mère, dans le souvenir taraudant de son enfant, envolé. Lentement, le bébé serré dans ses bras, elle va dériver d’un jour à l’autre, dans une sorte de lent et beau naufrage poétique dans Berlin effacé par la neige, où errent quelques loups égarés. La femme et l’enfant, presque abandonnés par l’homme, se réchaufferont tendrement. Fausse mère et faux fils – mais qu’est-ce qui fait une filiation? – passeront ensemble presque une année. Le temps de fabriquer d’autres fantômes qui, plus tard, reviendront frapper aux portes… Une belle d’histoire, un peu étirée peut-être, mais pleine d’un charme nostalgique. Sans doute le plus prenant et le plus abouti des romans d’Anne Brécart. E. Sr Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 43 Essai Commentdesmilliersdenazisetleursacolytes ontpuéchapperàlajusticedeNuremberg L’historien autrichien Gerald Steinacher décrit les routes de l’exil, de l’Allemagne à l’Amérique du Sud. Il met le doigt sur les complicités diverses qui ont permis à des criminels de guerre de s’échapper... ou de devenir des agents du monde libre Par John E. Jackson Trad. de l’anglais par Simon Duran Perrin, 462 p. VVVVV L’ armistice signé le 8 mai 1945 au terme de la capitulation sans condition de l’Allemagne nazie laissait en vérité une Europe dans un état de chaos quasi total. Non seulement des villes entières – comme Hambourg ou Dresde – avaient été presque entièrement détruites, non seulement les structures civiles et politiques de l’Allemagne, de l’Autriche, de l’Italie ainsi que de toute l’Europe centrale avaient été réduites à néant, mais encore un total de quelque sept à dix millions d’individus se retrouvaient avec le statut de personnes déplacées (quand ils avaient été forcés à quitter leur pays d’origine) ou de réfugiés (quand ils avaient dû quitter leur lieu de résidence tout en restant dans leur pays). La plus grande partie de ces personnes étaient des victimes du nazisme, travailleurs forcés, prisonniers de guerre, Juifs rescapés Joseph Mengele en 1956. «L’Ange de la mort», tristement célèbre pour ses expérimentations médicales à Auschwitz, réussit à fuir en 1949 pour l’Amérique latine, avec l’aide du CICR. ARCHIVES DR HISTOIRE Gerald Steinacher Les Nazis en fuite. Croix-Rouge, Vatican, CIA des camps, ou encore des civils allemands fuyant devant l’Armée rouge, etc. Dans le nombre, toutefois, se trouvait également un nombre important de nazis coupables de crimes de guerre ou plus simplement partisans du Reich qui n’avaient aucun désir de tomber aux mains des Alliés. Le livre de Gerald Steinacher intitulé Nazis en fuite raconte comment des milliers d’entre eux parvinrent à échapper à la justice, notamment par le biais d’une émigration qui, le plus souvent, les mena en Amérique du Sud et de manière plus particulière en Argentine. Certes, cette fuite n’est pas une révélation nouvelle d’un historien contemporain: en 1972, déjà, un auteur à succès comme Frederick Forsyth avait composé un roman (The Odessa File) sur le sujet qui connut un grand succès et fut mis à l’écran. Certes d’autres historiens, surtout depuis la chute du Rideau de fer, avaient déjà étudié tel ou tel aspect du phénomène. L’intérêt de cet ouvrage est qu’il constitue une synthèse claire, précise et détaillée de ce qui arriva. Tandis qu’un Simon Wiesenthal, qui passa sa vie à débusquer ces nazis, sut éveiller une indignation légitime à l’endroit de ces assassins qui sont parmi nous (titre de son livre), la réalité historique et politique dévoilée par ce livre est infiniment plus ambiguë. Car si Churchill et Roosevelt, et Truman après lui, étaient bien décidés à obtenir la justice qui fut de fait rendue à Nuremberg, l’émergence rapide de la Guerre froide changea d’emblée les données: pour les puissances occidentales, l’ennemi ne tarda pas à devenir le communisme, ce qui, à son tour, justifia toutes sortes de compromissions. Qu’il se soit agi de la Croix-Rouge, du Vatican ou même, plus tard, de la naissante CIA, le «potentiel» de résistance au communisme que recelaient aussi bien d’anciens SS et leurs réseaux que des savants ayant travaillé dans la recherche d’armements modernes se révéla plus précieux, aux yeux des dirigeants occidentaux, que leur culpabilité passée. Ainsi vit-on, par exemple, un Wernher von Braun passer directement du centre de recherches militaires de Peenemüde au centre de vol spatial rattaché à la NASA ou le chef du contre-espionnage de la Wehrmacht, Reinhard Gehlen, devenir sans transition le chef du service de renseignement de l’Allemagne de l’Ouest. L’essentiel et la nouveauté de l’ouvrage de Steinacher, toutefois, réside plutôt dans la description très détaillée de l’axe allant du Tyrol à l’Italie puis à l’Amérique du Sud qu’empruntèrent un grand nombre des nazis en question. Comme l’auteur le montre, le paradoxe est que cet itinéraire, qui menait le plus souvent à l’embarquement d’anciens officiers SS à destination de l’outre-mer, servit aussi aux Juifs cherchant à gagner la Palestine. Aussi bien, la lecture des Nazis en fuite, plutôt qu’à une indignation vertueuse, mène-telle à une prise de conscience salutaire elle aussi de la complexité de réalités historiques qu’on a si souvent l’habitude de simplifier. Traduit de l’anglais en plusieurs langues, l’ouvrage méritait aussi de l’être en français. «Les nazis ne cachaient même par leur identité face aux agents du CICR» Pour Gerald Steinacher, l’organisation humanitaire genevoise a une lourde part de responsabilité morale dans la fuite des bourreaux du IIIe Reich Cela fait vingt ans que Gerald Steinacher sillonne les dépôts d’archives d’Europe, d’Amérique et de Suisse pour étudier la question des réfugiés d’après-guerre et cerner les réseaux de l’émigration nazie. Ce professeur autrichien – il est né dans le Tyrol, qui fut l’une des routes de l’exil allemand d’après-guerre – enseigne à l’Université de Lincoln-Nebraska aux Etats-Unis. Son deuxième livre, Les Nazis en fuite, met en lumière les trois principales organisations qui ont permis la fuite de milliers de nazis et leurs affidés: le Vatican (par complaisance idéologique), la CIA (par utilitarisme cynique) et le CICR (par aveuglement coupable). Nous l’avons interrogé par e-mail sur ce dernier point. Samedi Culturel: Pouvez-vous décrire l’état de la situation des réfugiés en Europe au moment où l’Allemagne capitule? Gerald Steinacher: Dans les premières années d’aprèsguerre, un nombre incalculable de gens se sont trouvés sur les routes: réfugiés, survivants de l’Holocauste, civils allemands, habitants d’Europe centrale et de l’Est chassés de chez eux, mais aussi des nazis et leurs collaborateurs issus de toute l’Europe. L’Organisation internationale des réfugiés (OIR), mise en place par les Alliés, avait pour tâche de s’occuper des «personnes déplacées», comme on les appelait, et les aider à émigrer. L’OIR avait introduit un système de maillage très serré pour s’assurer que ce soient les victimes du régime nazi qui bénéficient de l’aide internationale, et non leurs bourreaux. Le CICR avait une autre politique. Le CICR, comme vous l’écrivez, distribuait très généreusement des documents de voyage. Quelle était son intention initiale? Il est clair que la Croix-Rouge était dépassée par la situation dramatique des réfugiés, et qu’elle n’était pas mandatée pour s’occuper des réfugiés, mais des prisonniers de guerre et des soldats blessés. Or, face à l’urgence humanitaire, le CICR s’est mis aussi à délivrer des titres de voyage dès février 1945. Ils sont nommés parfois «passeports de la Croix-Rouge» dans des documents officiels de l’époque, bien que ne relevant d’aucun Etat. Et de fait, ils ont très vite été reconnus comme d’authentiques passeports dans de nombreux pays d’émigration, notamment en Amérique latine. Etait-ce si facile d’obtenir ce fameux «passeport»? Quelles étaient les conditions d’obtention? Il n’y avait aucune enquête et très peu de directives données aux bureaux du CICR de Rome, de Gêne ou du Tyrol du Sud, les principaux émetteurs. Vous donniez votre nom, peut-être une recommandation du Vatican ou d’un prêtre, et vous voilà en possession du précieux sésame. Cette procédure d’une facilité déconcertante a provoqué d’innombrables abus: des nazis de haut rang, des criminels de guerre et les SS, mais aussi des criminels de droit commun se sont rués dans la brèche. Souvent les nazis n’avaient même pas besoin de dissimuler leur véritable identité: ils postulaient sous leur vrai nom. Pourtant, il est très vite devenu clair que le CICR aidait les nazis à fuir vers l’Amérique latine. Le Département d’Etat américain a très tôt fait part de son inquiétude. En 1947-48, l’ambassadeur à Berne a multiplié les rencontres avec la direction du CICR, insistant sur l’usage abusif de ces passeports et l’absence de vérifications. Avec ces documents de voyage, estimait le Département d’Etat, le CICR sapait les efforts du tribunal de Nuremberg et tout le processus de dénazification. L’organisation genevoise était prévenue que sa réputation en pâtirait. Et le CICR n’a rien fait? Il était en plein dilemme. L’organi- sation aurait bien voulu arrêter la machine, surtout après que les critiques de divers gouvernements ont fuité dans les journaux. En même temps, le CICR ne voulait pas abandonner à leur sort les réfugiés, parmi lesquels de nombreux Volksdeutche (Allemands ethniques). La Commission Bergier a conclu qu’étant donné le manque de contrôle, le CICR avait admis la probabilité de nombreux abus. Une historienne éminente, Gitta Sereny, a suivi le cas de Franz Stangl, qui fut commandant du camp d’extermination de Treblinka. Elle conclut: «Il ne fait aucun doute que des fugitifs comme Stangl (et dans une commune mesure Eichmann, bien que plus gros poisson dans la hiérarchie sinon dans l’échelle morale) ont reçu au final une assistance importante de la part de deux organisations qui se sont dramatiquement fourvoyées – le mot est faible – en contribuant à la fuite d’individus si affreusement impliqués: la Croix-Rouge et le Vatican.» C’est aussi mon avis. Quelles étaient les relations entre les deux organisations? Comme la Croix-Rouge, le Vatican a mis sur pied une infrastructure pour délivrer des documents de voyage aux réfugiés. C’était un système simple. Le Vatican écrivait une lettre de recommandation. Le candidat au départ n’avait qu’à l’amener au bureau du CICR, qui ensuite délivrait le sésame sans autre vérification. Tant des membres du haut clergé que de simples curés ont aidé, volontairement et en toute conscience, des nazis, des fascistes et des agents de l’Holocauste à fuir l’Europe. En 1949, quand l’Union soviétique devient l’ennemi numéro un de l’Ouest, la dénazification n’est plus la priorité. C’est le temps de «l’amnésie» et la réintégration de certains criminels. Entre nécessité de justice et désir de paix, quel est le bon équilibre? Quatre options se présentaient après la chute du IIIe Reich et la fin des exterminations de masse: la vengeance, le retour de la loi, le pardon et la combinaison de ces trois approches. Malgré tous les défauts des procès de Nuremberg, faire prévaloir la loi s’est avéré l’approche la plus juste sur le long terme. C’était important de marquer une frontière claire entre le régime nazi et la nouvelle société démocratique. Pour preuve, l’Allemagne est aujourd’hui l’une des démocraties les plus stables et les plus réussies d’Europe et dans le monde. Je pense, mais c’est juste mon avis, que cela nous vient des idées nées à Nuremberg. L’Italie d’après-guerre a connu une vague terrible de vengeance, des milliers de fascistes ont été tués sans procès. On peut comprendre cette explosion de haine, mais il est très hasardeux de fonder une nouvelle société démocratique en libérant les vannes de la brutalité. Au début de votre livre, vous citez l’écrivaine autrichienne Ingeborg Bachmann: «L’homme peut affronter la vérité.» Est-ce que la Suisse devrait selon vous faire un examen de conscience plus approfondi? La Suisse n’est pas la seule, mais les ombres de l’histoire l’ont rattrapée. Depuis vingt ans, on a largement et publiquement étudié la question de l’or des nazis, la politique d’asile pendant la guerre, les comptes bancaires des victimes de l’Holocauste. La Commission Bergier et beaucoup d’historiens ont revisité cette période avec un soin extrême. Il reste à voir toutefois quel impact ces faits avérés auront sur la société suisse à long terme. Ingeborg Bachmann était-elle trop optimiste en disant qu’on peut exiger de l’homme qu’il affronte la vérité? Peut-être pas. Le président de la Confédération Arnold Koller exprimait un vœu similaire dans un discours tenu en mars 1997 sur la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale: «Nous voulons et nous pouvons faire face à cette vérité, quelle qu’elle soit.» Propos recueillis par Emmanuel Gehrig 44 Futurantérieur Le Temps Samedi Culturel Samedi 21 mars 2015 Aristophane faceauxrevendicationsdesNew-Yorkaises Pour dénoncer les rôles subalternes auxquels les femmes se voient reléguées, les activistes de la Fondation Clinton ont organisé une journée… sans femmes. Quatre siècles avant J.-C., un homme de théâtre leur donnait les pleins pouvoirs Par Gauthier Ambrus U PUBLICITÉ «Lysistrata» De la révolte des femmes Lysistrata est une des onze comédies d’Aristophane (450 av. J.-C. – 385 av. J.-C.) qui nous sont parvenues, parmi les plus de quarante qu’on lui attribue. Elle fut écrite pendant la guerre du Péloponnèse, qui opposa Athènes à Sparte. Le statut social des Athéniennes du Ve siècle les confinait aux tâches domestiques (ce qui n’était pas le cas pour les Spartiates). On ignore ainsi si les femmes pouvaient fréquenter les théâtres à l’époque où Lysistrata fut représentée. Dans une autre comédie jouée vingt ans plus tard, L’Assemblée des femmes, Aristophane imagine que les femmes prennent le pouvoir dans le gouvernement de la cité et instituent une série de réformes révolutionnaires, pour le meilleur et pour le pire. SPENCER PLATT/GETTY IMAGES/AFP n monde sans femmes? Cauchemar pour les uns, rêve peut-être pour les autres. C’est visiblement sur la première hypothèse qu’ont misé les activistes new-yorkaises de la Fondation Clinton en programmant la disparition des femmes de l’espace public pour célébrer à leur façon la journée du 8 mars. Affiches publicitaires et profils Instagram de stars vidés de leurs silhouettes féminines, fréquences radio laissées sans voix (de femmes). L’idée était d’attirer l’attention sur les rôles de second plan auxquels les femmes se voient encore trop souvent reléguées, y compris au centre de la modernité occidentale. Effacement pour la forme, donc, puisque les rues étaient bien toujours peuplées de leurs passantes ordinaires. Mais pour être purement symbolique, son impact n’en était-il pas d’autant plus fort en touchant au cœur l’usage consensuel – commercial et esthétique – que nos sociétés font de l’image féminine? Il y a vingt-cinq siècles, les Athéniennes avaient pensé à une forme de disparition encore plus radicale dans l’espoir de faire entendre leur voix. Pas les vraies, certes, mais telles qu’Aristophane les a représentées dans sa comédie la plus provocante, Lysistrata, jouée en 411 av. J.-C. Déjà alors, le combat était d’ordre symbolique, mais il tapait là où ça fait mal, à savoir sur la différence sexuelle. Lassées par les guerres continuelles qui ensanglantent leur époque, les Athéniennes et les autres Grecques se lancent dans une «grève du sexe» afin d’obliger leurs maris à signer la paix. Elles sont guidées par la bien nommée Lysistrata (c’est-à-dire «celle qui démobilise les troupes»). Pour faire comprendre que l’affaire est sérieuse, les femmes se retranchent à l’intérieur de l’Acropole, où sont conservées les finances publiques que les Athé- Hillary Clinton, au centre, lors de la soirée de clôture à New York, au début du mois, d’un colloque sur les femmes. niens dilapident en alimentant leur effort de guerre. Sexe, argent: voilà donc les hauts lieux du pouvoir bel et bien verrouillés. Les hommes grecs ne vont pas tenir très longtemps. Sur les dents face aux refus impavides de leurs épouses, alors qu’ils reviennent de longs mois d’abstinence, les vêtements gonflés d’une protubérance désespérante, ils finissent par céder. La paix est officiellement instaurée, tous jurent qu’on ne les y reprendra plus. Aristophane ne se fait pourtant guère d’illusions. Les hommes comme les femmes sont con- duits par leurs instincts, il se trouve simplement que le désir érotique se révèle au bout du compte plus tenace que les pulsions violentes. Mais entre les deux sexes, les femmes s’en tirent un peu mieux: elles seules parviennent à dominer un moment leurs appétits sexuels. Un monde sans femmes, est-ce aussi, par voie de conséquence, un monde sans hommes? A cette question qu’elle ne pose pas directement, la pièce d’Aristophane semble répondre par l’affirmative. Elle esquisse une vision du monde où les différences – à New York aujourd’hui ou à Athènes hier – sont autant de morceaux complémentaires qui ne survivraient pas longtemps détachés les uns des autres: hommes et femmes, cités grecques, même combat. La grève du sexe aura libéré cette évidence. Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littérature, s’empare d’un événement de l’actualité pour le mettre en résonance avec une œuvre littéraire ou philosophique. «Lysistrata. – Eh bien, c’est simple, il nous faut renoncer… au phallus! à la queue, mesdames! (Mouvement général d’indignation et de retrait.) Hé là! Vous vous en allez? Où filez-vous comme ça? Et vous autres, pourquoi faire la moue et branler du chef? Ma parole, les voilà toutes pâles… Et j’en vois qui ont la larme à l’œil! Vous parlez d’un courage! Le ferez-vous, oui ou non? Je ne vois pas ce qui vous retient» «Lysistrata», Aristophane (Trad. Michel Host, Fayard, 2009)
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