Monde - fred64

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EGYPTOMANIA
MANIANE
EGYPTO
S DE L’ÉGYPT E ANCIEN
NOUVELLE
COLLECTION
LES TRÉSOR
/ Rahotep et Néphret
L’Égypte avant les pharaons
Les mastabas de Saqqarah
Art et artisanat
L’Égypte avant les pharaons
/ Saqqarah / Art et artisanat
Rahotep et Néphret
EGYPTOMANIA
LES TRÉSORS
DE L’ÉGYPTE ANCIENNE
N° 4
SAQQARAH/
RAHOTEP ET NEPHRET
€
7,99
16/12/15 19:16
EN VENTE UNIQUEMENT EN FR ANCE MÉ TROPOLITAINE
Vendredi 5 février 2016 ­ 72e année ­ No 22101 ­ 2,40 € ­ France métropolitaine ­ www.lemonde.fr ―
Fondateur : Hubert Beuve­Méry ­ Directeur : Jérôme Fenoglio
Déchéance : la droite désormais
aussi divisée que la gauche
▶ François Fillon a pris
▶ L’ancien premier minis­
▶ Jacques Toubon,
▶ Le chef de l’Etat s’est lui
la tête de l’opposition à la
révision de la Constitution
et dit compter sur le sou­
tien de 130 parlementaires
tre entend profiter de
l’échec, devenu probable,
du débat sur la déchéance
qui s’ouvre à l’Assemblée
le défenseur des droits,
voit dans les projets du
gouvernement « un abais­
sement de l’Etat de droit »
refusé à bouleverser l’or­
ganisation des services de
renseignement
Benjamin
Millepied
sur le départ
de l’Opéra
→ LIRE P. 7, 8, 10 ET 1
▶ Hitler, Goeb­
bels, Eichmann…
Origine et origi­
nalité du mal
▶ Rencontre avec
Marie Redonnet
après une crise
de création
de dix ans
▶ Stéphane Le Foll demande à Bruxelles des « mesures
européennes » pour aider les secteurs laitier et porcin
→ LIR E
LE C A HIE R É CO PAGE 3
L
e service de presse de
l’Opéra national de Paris
ne trouve pas les mots
pour dire le cataclysme qui
tombe sur l’institution pari­
sienne. Amplifié par un article
de Paris Match, mis en ligne le
3 février au soir, le bruit court
que Benjamin Millepied quitte­
rait son poste de directeur de la
danse à l’Opéra national de Paris,
qu’il occupait depuis le 1er no­
vembre 2014. Une conférence de
presse de Stéphane Lissner, di­
recteur de l’Opéra de Paris, doit
avoir lieu jeudi 4 février, à
15 heures, au Palais Garnier.
Une heure auparavant, une an­
nonce officielle sera faite auprès
des danseurs. « On a appris par la
presse que Millepied allait quitter
la compagnie, a déclaré le dan­
seur étoile Karl Paquette. Mais
on pressentait des choses depuis
quelque temps. » « L’ambiance
était houleuse depuis décembre et
ne s’était pas arrangée », ajoute
l’étoile Stéphane Bullion.
→ LIR E
ALEP ENCERCLÉE,
LES NÉGOCIATIONS
AU POINT MORT
LE REGARD DE PLANTU
S U P P LÉ M ENT
TERRORISME
11 700 SUSPECTS
SOUS SURVEILLANCE
ÉLECTRONIQUE
→ LIR E
PAGE 1 0
FINANCES PUBLIQUES
DÉFICIT : BRUXELLES
NE CROIT TOUJOURS
PAS AUX PROMESSES
DE LA FRANCE
Des paysans bloquent
la préfecture d’Eureet-Loir, à Chartres,
le 2 février.
rosita boisseau
→ LIR E L A S U IT E PAGE 1 5
SYRIE
« GLOIRE
TARDIVE »,
INÉDIT EN OR
DE SCHNITZLER
ÉDITORIAL P. 19
La colère des éleveurs
CULTURE
LE MONDE DES LIVRES
→ LIR E
JEAN-FRANÇOIS MONIER/AFP
L
es obstacles aux pourparlers à Genève entre le
régime et l’opposition syrienne sont devenus
insurmontables, et l’émissaire spécial des Na­
tions unies, Staffan de Mistura, a annoncé mercredi
3 février qu’ils étaient suspendus jusqu’au 25 février.
Non seulement Damas n’a concédé aucune me­
sure humanitaire, mais le régime a lancé lundi un
assaut, avec l’appui de l’aviation russe, sur Alep, la
capitale économique du nord­est de Syrie sous le
contrôle des rebelles. Cette attaque « a clairement
montré le désir de chercher une solution militaire plu-
tôt que de permettre une solution politique », a re­
gretté John Kerry, le secrétaire d’Etat américain.
Les acteurs de la crise syrienne doivent se retrou­
ver jeudi à la conférence des donateurs à Londres,
avant une nouvelle réunion le 11 février avec le Con­
seil de sécurité. M. de Mistura a exhorté les deux
parties à régler les points en suspens et créer les con­
ditions d’un cessez­le­feu. L’opposition au régime
entend au préalable obtenir la mise à l’écart de Ba­
char Al­Assad du processus politique.
→ LIR E
LE C A HIE R É CO PAGE 4
« C’est à vous
que je veux parler. »
Nicolas SARKOZY
PAGE 4 E T L A C HR ONIQU E PAGE 1 9
DÉBATS
KAMEL DAOUD :
CE QUE COLOGNE
DIT DU SEXISME
DANS LE MONDE
ARABO-MUSULMAN
→ LIR E
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2 | international
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
DEUX ANS APRÈS MAÏDAN
A Kiev,
le poison
de la corruption
au sommet
Le président Porochenko et son
premier ministre Iatseniouk font
perdurer les vieilles pratiques
kiev - envoyé spécial
L’
homme le plus honni
d’Ukraine a le visage dé­
bonnaire de l’apparat­
chik satisfait. Viktor
Chokine a commencé sa carrière à
l’époque de l’Union soviétique,
gravissant patiemment les échelons jusqu’à devenir, il y a un an,
procureur général du pays. L’institution qu’il dirige est particulièrement puissante, disposant du
pouvoir d’ouvrir ou de fermer à
loisir n’importe quelle procédure
pénale ou civile.
Pendant vingt ans, la procurature « a été utilisée comme un supermarché », explique Daria Kaleniouk, du Centre d’action contre
la corruption : « N’importe quel dirigeant politique ou homme d’affaires puissant peut payer pour
obtenir des poursuites contre un
concurrent. » Une loi d’octobre 2015 a légèrement rogné ces
pouvoirs, mais sans réellement
changer la donne.
Il faut dire que M. Chokine a tout
fait, depuis un an, pour saboter
toute tentative de réforme. Les
concours ouverts pour remplacer
les 174 procureurs locaux par des
nouveaux venus n’ont guère conduit à un renouvellement des cadres : 84 % des procureurs sortants
ont été reconduits, les 16 % restants étant d’anciens procureurs.
Aucun « outsider » n’a été retenu
par la commission dirigée par… le
procureur général lui-même.
« Viktor Chokine est directement
responsable des échecs de la réforme et du manque de résultats
dans la lutte contre la corruption »,
accuse son propre numéro deux,
Vitali Kasko, un ancien avocat
d’affaires qui a rejoint la fonction
publique dans la foulée de la révolution, et qui a, depuis, « perdu
beaucoup d’illusions ».
La controverse sur le procureur
général – qui refuse les interviews
– va au-delà du simple cas Chokine. L’homme est un allié et un
ami de longue date du président
ukrainien, Petro Porochenko, qui
l’a nommé à ce poste. Ni l’immense grogne populaire contre le
procureur général ni les pressions
du vice-président américain Joe
Biden, qui avait fait de son éviction la priorité de sa visite à Kiev,
mi-décembre, n’ont fait plier le
président. « Porochenko aurait
trop peur qu’un autre groupe politique s’empare du poste, explique
le politologue Volodymyr Fessenko, et il ne conçoit tout simplement pas l’idée d’une justice indépendante. En plus d’être un homme
d’affaires important, le président
appartient au système politique
depuis vingt ans. »
L’acharnement de M. Porochenko à conserver son fidèle
procureur général vient s’ajouter
à la liste des petits et grands renoncements du pouvoir ukrainien dans l’un des dossiers sur
lesquels il est le plus attendu : la
lutte contre la corruption. Deux
ans après la révolution de
Maïdan, largement motivée par le
désir de mettre à bas le système de
clans et de connivences politicofinancières, un constat nouveau
s’impose à Kiev : celui que le sommet de l’Etat – président, premier
ministre, Parlement – n’est plus
guère un moteur pour la réforme,
mais une source d’obstructions.
Les signaux négatifs se sont accumulés ces derniers mois, jusqu’à
la démission surprise, mercredi
3 février, du ministre de l’économie, Aivaras Abromavicius, l’un
des réformateurs les plus déterminés de l’équipe gouvernementale.
« N’importe quel
homme d’affaires
peut payer pour
obtenir des
poursuites contre
un concurrent »
DARIA KALENIOUK
Centre d’action
contre la corruption
Le président
ukrainien,
Petro Porochenko,
et son premier
ministre, Arseni
Iatseniouk, à Kiev,
le 13 février 2015.
VLADIMIR SHTANKO/
ANADOLU AGENCY
En annonçant son départ, ce jeune
ministre d’origine lituanienne a
dénoncé une « intensification des
tentatives de blocage des réformes », allant jusqu’à se plaindre de
« mesures actives visant à paralyser
[leur] travail ». Il a notamment accusé un homme, Igor Kononenko,
membre important du Parlement
et de sa commission de l’énergie,
d’avoir tenté d’imposer des personnes « douteuses » à des postesclés dans les entreprises publiques
et au sein de son ministère.
Système sclérosé
M. Kononenko est lui aussi un partenaire et un ami de longue date
du président Porochenko. Il est
emblématique des nouvelles
« éminences grises » du pouvoir
– députés, hauts fonctionnaires ou
simples hommes d’affaires qui se
sont arrogé une influence considérable à la croisée des mondes poli-
tique et financier, grignotant des
positions aux anciens oligarques
en perte de vitesse. Grâce à leurs
liens avec le pouvoir, ces hommes
contrôlent des myriades d’entreprises publiques, principalement
dans le secteur très juteux de
l’énergie. Le premier ministre, Arseni Iatseniouk, lui, a dû sacrifier
son ami Nikolaï Martynenko, le
poussant à abandonner son poste
de député, mais uniquement après
que les justices suisse et tchèque se
sont intéressées à son cas.
« Dans l’esprit des Occidentaux,
Porochenko et Iatseniouk devaient
se contrôler mutuellement. A la
place, il y a eu entre eux une distribution d’influence », explique Sergueï
Lechtchenko, un journaliste d’investigation devenu député du parti
présidentiel. A demi-mot et sous
couvert d’anonymat, un très proche collaborateur du président reconnaît que ces circuits financiers
opaques servent notamment à financer l’action des dirigeants du
pays : « Tant que le financement de
la vie politique n’aura pas été assaini, de telles choses resteront inévitables. Nous appartenons évidemment à ce système, et cela prendra
du temps pour le changer. Ce n’est
pas une question de personnes. »
Le constat est largement partagé : le système politique ukrainien est si sclérosé et les institutions de l’Etat si faibles qu’il est
presque impossible d’exercer le
pouvoir hors des schémas opaques où se nichent les véritables leviers de pouvoir. « C’était infiniment plus facile d’assurer la transition entre communisme et capitalisme que de mettre à bas le système
oligarchique corrompu actuel », assure même le politologue Volodymyr Fessenko.
Il n’en reste pas moins que la tendance est mauvaise. Après la dé-
mission de M. Abromavicius, les
ambassadeurs de dix pays, dont la
France et les Etats-Unis, ont dit leur
déception et appelé les dirigeants
ukrainiens à « mettre les intérêts du
pays au-dessus des leurs ». « Il n’y a
pas d’appropriation de la réforme,
regrette, en privé, un diplomate
européen en poste à Kiev. Dès que
la pression occidentale se relâche,
ou que les caisses de l’Etat ukrainien
se remplissent un peu, l’effort est
oublié. » En d’autres termes, la carotte des crédits, dont les versements sont conditionnés à l’adoption de réformes précises, s’avère
plus efficace que la seule volonté
politique des dirigeants.
Début janvier, ce diplomate a découvert avec stupeur le résultat
d’une drôle de manœuvre menée
par quelques députés ukrainiens,
dans la discrétion d’un 24 décembre, pour retarder d’un an l’entrée
en vigueur d’une mesure obligeant
La difficile tâche de la réformatrice Natalie Jaresko
La ministre des finances a remis de l’ordre dans les secteurs de l’énergie et de la banque, mais sa réforme fiscale suscite des résistances
D
ure journée pour Natalie
Jaresko. La ministre
ukrainienne des finances a préféré ne pas s’exprimer
publiquement, mercredi 3 février, sur la démission de son collègue de l’économie, Aivaras
Abromavicius, mais ce n’est un
secret pour personne à Kiev : à la
tête du groupe des réformateurs
au gouvernement, elle travaillait
étroitement avec lui. Tous deux
ont en commun d’être extérieurs
à ce système : M. Abromavicius
est lituanien et Mme Jaresko américaine, née il y a cinquante ans à
Chicago de parents immigrés
d’Ukraine.
En annonçant sa démission,
mercredi, M. Abromavicius a cité
un nom : Igor Kononenko. Ce député, proche du président, est
connu à Kiev comme l’un des obstacles à la lutte anticorruption ;
lorsque nous l’avons mentionné
devant Mme Jaresko, au cours de
l’entretien qu’elle nous avait accordé au Forum économique de
Davos, à la mi-janvier, elle n’a pu
réprimer un regard exaspéré :
« Ecoutez, nous sommes tous frustrés. Et c’est bien d’être frustré. Tout
le monde veut aller plus vite, c’est
incontestable. C’est un poison.
C’est la chose essentielle qu’il faut
combattre. »
Forte d’une expérience dans la
finance, l’administration américaine et les institutions internationales, Natalie Jaresko semble
déterminée à continuer le combat. Il lui faut décrocher la troisième tranche des crédits du FMI,
en février. Les obstacles ne l’em-
pêchent pas de vanter un bilan
impressionnant : un déficit budgétaire ramené de 10 % à 3,7 %
en 2016, « une transformation historique du secteur énergétique » et
« un système bancaire nettoyé ».
« Nous avons fait plus de réformes
en dix-huit mois qu’en vingt-trois
ans », répète-t-elle – et c’est vrai.
Transparence
Le secteur énergétique en particulier, note la ministre, était marqué
par « une inefficacité massive, un
désastre financier avec une corruption énorme, et une dépendance
totale vis-à-vis de Gazprom [le
géant gazier russe] ». Le déficit de
10 milliards de dollars de Naftogaz, le conglomérat d’Etat ukrainien, a été réduit à zéro. L’augmentation de 450 % des prix du
gaz à la consommation a beaucoup aidé, accompagnée d’un programme de subventions pour les
ménages les plus défavorisés et de
mesures d’efficacité énergétique.
Résultat, la consommation de gaz
en Ukraine a baissé de 30 % – en
partie aussi en raison de l’arrêt de
l’activité industrielle dans le Donbass. L’approvisionnement a été
« Nous avons fait
plus de réformes
en dix-huit
mois qu’en
vingt-trois ans »
NATALIE JARESKO
ministre des finances
diversifié : désormais, 60 % du gaz
vient d’Europe et 40 % de Russie.
L’Ukraine avait beaucoup trop
de banques : plus de 160. « Le gouverneur de la Banque centrale a
nettoyé tout ça : en un an, une
soixantaine de mauvaises banques ont été sorties du système »,
précise-t-elle. Mais l’une des choses dont la ministre est la plus
fière, c’est l’introduction de la
transparence pour « réduire l’espace de la corruption » : désormais, « tout le Trésor est en ligne »
et l’Etat fait ses achats sur Internet. Moins il y a de contact humain, moins il y a d’occasions de
pots-de-vin.
« Est-ce qu’on a fait beaucoup ?
Oui. Est-ce que c’est assez ? Non !,
admet Natalie Jaresko. Bien sûr, on
se heurte à de la résistance dès que
l’on s’attaque aux intérêts personnels ! J’ai proposé une réforme des
impôts l’an dernier, elle n’a pas été
adoptée. Pourquoi ? Parce qu’elle
était centrée sur l’élimination de
l’évasion fiscale et l’élargissement
de la base fiscale. Nous avons une
grosse économie parallèle. Mais
élargir la base fiscale, cela veut dire
éliminer des privilèges… »
Ce qui manque encore cruellement, dit-elle, c’est la réforme du
système judiciaire. Il faut, « pratiquement, limoger tout le monde,
recruter, et former les recrues avec
d’autres standards. Parce qu’au
bout du compte, pour gagner la
bataille contre la corruption, il faut
des tribunaux. Et des condamnations. Pour que les gens, enfin,
aient peur de violer la loi ». p
sylvie kauffmann
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VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
« Brexit » : Varsovie s’accommode
des concessions faites à Cameron
La Pologne cherche à défendre ses ressortissants installés au Royaume-Uni
varsovie - envoyés spéciaux
L
les officiels ukrainiens – responsa­
bles politiques et hauts fonction­
naires – à déclarer en ligne et en
temps réel leur patrimoine et leurs
dépenses importantes. L’épisode a
valu aux autorités ukrainiennes un
sévère rappel à l’ordre de l’Union
européenne, qui avait fait de cette
mesure l’une des conditions de
l’octroi à l’Ukraine d’un régime
sans visa avec l’espace Schengen.
« La corruption a
légèrement baissé
simplement
parce qu’il y a
moins d’argent »
« Jamais de condamnations »
« Il n’y a pas au sommet de l’Etat de
plan concerté pour bloquer la lutte
anticorruption, tempère Denys Bigus, un autre journaliste d’investigation, et l’avidité des nouveaux dirigeants n’a rien à voir avec celle des
précédents. Mais, dès que leurs intérêts sont concernés, c’est l’exception
qui l’emporte, pas la règle. » Pour le
journaliste, la situation évolue
malgré tout : « Nous sommes devenus l’un des pays les plus transparents d’Europe, et les journalistes
sortent sans cesse de nouvelles affaires. Mais le problème est que ces
scandales aboutissent parfois à des
démissions, mais jamais à des condamnations. »
En deux ans, aucun « gros poisson » du monde politique ou des
affaires n’a été condamné dans
une affaire de corruption. Même
les enquêtes contre les caciques de
l’ère Ianoukovitch, l’ancien président renversé par la révolution,
sont menées sans zèle. Le très attendu Bureau national anticorruption n’a été mis en place qu’en octobre 2015, après des mois de tergiversations, et il a fallu la venue de
M. Biden pour que son procureur
spécial soit enfin nommé.
Résultat, seuls 7 % des Ukrainiens, selon un sondage mené par
l’institut américain IFES, se disent
satisfaits de la lutte anticorruption. Le bilan dressé par le monde
des affaires est à peine plus flatteur : « La corruption a légèrement
baissé tout simplement parce qu’il y
a moins d’argent, explique Sergueï
Fursa, analyste au sein de la banque d’investissement Dragon Capital, et parce que l’avidité des fonctionnaires n’a rien à voir avec ce
qu’elle était sous l’ère Ianoukovitch.
Mais, sur le fond, le système n’a pas
changé. »
« Plus a été fait en deux ans que
lors des vingt-cinq années précédentes », nuance un autre diplomate européen, citant les dossiers
dans lesquels le couple exécutif a
obtenu des résultats : réforme de la
police, de l’armée, dérégulation
ambitieuse, réforme bancaire, sauvetage financier du pays, décentralisation… « Il est encore trop tôt
pour savoir si les difficultés actuelles constituent l’écume de grands
changements, ou si les dirigeants de
l’après-Maïdan rejoindront dans
l’histoire les réformateurs ratés de
la révolution orange. » p
es responsables polonais
ont fait profil bas sur les
concessions faites au premier ministre britannique, David Cameron, pour espérer obtenir un oui au référendum
sur le maintien du Royaume-Uni
dans l’Union européenne. Le
préaccord en ce sens, dévoilé
mardi 2 février à Bruxelles, va
pourtant ouvrir une brèche inédite en matière de libre circulation des travailleurs, puisqu’il va
permettre de réduire les prestations sociales dont les ressortissants européens pourront bénéficier outre-Manche. La prudence
des réactions indique que la Pologne est prête au compromis afin
de ne pas froisser son « allié » britannique, avec qui le gouvernement nationaliste au pouvoir à
Varsovie partage la vision d’une
Europe de nations souveraines.
Après avoir défendu avec virulence les droits sociaux des plus
de 700 000 Polonais déjà installés
au Royaume-Uni, la plupart des
responsables estiment qu’ils ont
sauvé l’essentiel : « Ces propositions ne s’appliqueront pas aux Polonais vivant déjà au RoyaumeUni », s’est félicité le ministre des
affaires étrangères, Witold Waszczykowski. Le « frein d’urgence »
évoqué dans l’accord permettrait
au Royaume-Uni de suspendre
temporairement le versement
des prestations aux seuls nouveaux travailleurs venant de l’UE.
Cependant, le gouvernement
polonais veille à donner l’impression qu’il peut améliorer l’accord,
avant que celui-ci ne soit entériné
par les chefs d’Etat et de gouvernement européens lors du sommet
des 17 et 18 février, à moins d’un
blocage. De passage à l’Elysée,
mercredi 3 février, la première ministre, Beata Szydlo, a rappelé que
« des questions restent ouvertes ».
Mais François Hollande a été clair :
« Au Conseil européen, il ne pourra
« Il ne pourra pas
y avoir de
nouveaux
ajustements au
Conseil européen »
FRANÇOIS HOLLANDE
pas y avoir de nouveaux ajustements. Il y aura quelques rectifications si c’est nécessaire. Il ne peut
pas y avoir de nouvelles négociations. » Un message qui s’adressait
davantage à David Cameron – qui
estime qu’« il reste beaucoup de
travail » après l’accueil glacial de la
presse et des eurosceptiques –
qu’à la première ministre polonaise. « Il n’est pas question que
[M. Cameron] arrive au conseil
avec d’autres demandes », laisset-on entendre à l’Elysée.
Après Paris, Mme Szydlo est partie pour Londres à la rencontre
des Polonais du royaume et pour
participer à une conférence des
donateurs sur la Syrie, jeudi, où
seront présents le président du
Conseil européen, Donald Tusk, et
M. Cameron. Ce dernier devrait
aussi se rendre à Varsovie vendredi pour expliquer les concessions qu’il a obtenues.
Inquiétudes de l’opposition
Le point le plus délicat porte sur la
limitation des allocations familiales versées à des parents résidant
au Royaume-Uni pour des enfants vivant dans un autre pays de
l’UE. Bruxelles propose un système de modulation liée au niveau de vie du pays concerné : en
d’autres termes, les enfants vivant en Pologne – où le salaire
moyen est de 700 euros – d’un
travailleur polonais de Londres
recevraient moins que les enfants
vivant dans des pays plus riches.
Le gouvernement est resté discret
sur cette question, mais l’opposition s’inquiète.
Grzegorz Schetyna, le nouveau
président de la Plate-forme civique et ancien ministre des affaires étrangères, s’en est offusqué :
« Nous ne pouvons pas accepter
des solutions qui pourraient discriminer des Polonais légalement
employés en Grande-Bretagne.
S’ils payent leurs impôts comme
des citoyens britanniques, ils devraient pouvoir bénéficier des mêmes droits. Le lieu de résidence des
enfants ne devrait pas ici avoir
d’importance. »
Le gouvernement polonais est
embarrassé, car il a besoin de Londres dans le combat qui l’oppose
par ailleurs aux autorités et capitales européennes, au sujet de la
procédure de sauvegarde de l’Etat
de droit engagée par la Commission, après des lois sur la justice et
les médias qui suscitent de très vives inquiétudes. Le parti au pouvoir, Droit et justice, est membre
du même groupe que les tories
britanniques au Parlement européen et partage la même vision
d’une « union de nations libres et
d’Etats égaux », comme l’a rappelé
M. Waszczykowski lors de son discours de politique étrangère au
Parlement le 29 janvier.
D’ailleurs, Varsovie est satisfait
par les autres concessions obtenues par M. Cameron pour permettre à une majorité de Parlements nationaux de contester de
nouvelles législations européennes et donner la possibilité d’un
droit de regard (sans possibilité de
veto) sur des décisions de la zone
euro pour des pays qui n’en font
pas partie. « Il y a des éléments intéressants pour le gouvernement polonais, se réjouit Marek Magierowski, chef du service de presse
du président de la République, Andrzej Duda. Les pays membres de la
zone euro ne pourront pas prendre
de décisions qui s’imposent aux
autres pays de l’UE. Le projet porte
un coup dur aux fédéralistes européens, qui ne pourront pas nous imposer une intégration politique. »
« On est près d’un compromis, car
le gouvernement polonais ne peut
pas faire échouer un accord entre
l’UE et Londres », explique Piotr
Buras, directeur du Centre européen de relations internationales
à Varsovie. « Le Royaume-Uni est
notre allié européen qui comprend
le mieux la situation géopolitique
européenne et le vrai danger que
constitue la Russie », confirme
Marek Magierowski. Lors d’une
visite début janvier à Londres, le
ministre des affaires étrangères
avait laissé entendre – avant de démentir – que la Pologne était prête
à des concessions en échange
d’un soutien britannique à l’installation sur son territoire d’une
base de l’OTAN, dont ne veulent
pas entendre parler les Etats-Unis
ni de nombreux autres membres
de l’Alliance atlantique. p
Boris Johnson votera-t-il oui ou non ?
Boris Johnson, le maire conservateur de Londres, a interpellé David Cameron lors d’un débat à la Chambre des communes, mercredi 3 février, sur le sérieux des réformes convenues la veille avec
Bruxelles. Tandis que la bataille fait rage dans les rangs conservateurs à ce sujet, la question ne ressemblait pas à cet adepte des
saillies humoristiques : « De quelle manière la négociation [sur les
réformes de l’UE voulues par M. Cameron] va-t-elle faire diminuer
le nombre de lois venant de Bruxelles ? » David Cameron lui a répondu sur le même mode, mais personne ne sait encore si Boris
Johnson mènera campagne pour ou contre le maintien du
Royaume-Uni dans l’Union européenne.
SERGUEÏ FURSA
© A di Crollalanza
analyste chez Dragon Capital
benoît vitkine
Dominique Strauss-Kahn recruté
par un oligarque ukrainien
L’ancien patron du Fonds monétaire international, Dominique
Strauss-Kahn, a intégré le conseil de surveillance de la banque Crédit Dniepr du milliardaire ukrainien Viktor Pintchouk, a annoncé
celle-ci mercredi 3 février. M. Pintchouk, deuxième homme le plus
riche d’Ukraine et gendre de l’ex-président Léonid Koutchma, est
un ami de M. Strauss-Kahn. L’ex-ministre français est également
membre des instances dirigeantes d’une banque russe liée au
géant pétrolier Rosneft.
alain salles
(avec jakub iwaniuk)
« Le livre que j’attendais
endais depuis trente ans. »
Fethi Benslama, L’Obs
« Un livre important, qui mérite d’être lu et débattu. »
Edwy Plenel, Médiapart
« Le livre de Jean Birnbaum est une très bonne nouvelle,
le signe que les yeux s’ouvrent enin. »
Franz-Olivier Giesbert, Le Point
4 | international
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Les pourparlers de paix sur la Syrie suspendus
Le régime, aidé par son allié russe, a encerclé les quartiers rebelles d’Alep à la faveur d’une violente offensive
genève - envoyée spéciale
S
taffan de Mistura, l’émis­
saire spécial des Nations
unies pour la Syrie, a dû se
rendre à l’évidence. Les
blocages qui ont empêché, dès le
29 janvier, le démarrage des pourparlers entre le régime et l’opposition syrienne à Genève sont devenus insurmontables dans un contexte d’offensive militaire généralisée du régime syrien et de son
allié russe dans la région d’Alep.
Mercredi 3 février, Staffan de
Mistura a donc annoncé leur suspension jusqu’au 25 février.
Le régime de Damas n’a concédé
aucune des « mesures de confiance » humanitaires que le Haut
Comité des négociations (HCN),
qui regroupe l’opposition politique et militaire, réclamaient en
préalable à des négociations sur la
transition politique.
Sous un tapis de bombes russes,
les forces du régime de Bachar AlAssad et le Hezbollah libanais ont
lancé lundi l’assaut sur Alep, la capitale économique dans le nordest de la Syrie, resserrant leur étau
autour des quartiers sous le con-
LE CONTEXTE
PERCÉE
L’armée syrienne, soutenue par
l’aviation russe, a coupé, mercredi 3 février, la principale route
d’approvisionnement reliant
les quartiers insurgés d’Alep à
la frontière turque. La deuxième
ville du pays, est divisée depuis
2012 : l’ouest est contrôlé par
le régime, l’est par les rebelles.
POURPARLERS
Prévus pour six mois, les pourparlers de Genève s’inscrivent
dans la résolution 2254 votée
par le Conseil de sécurité de
l’ONU le 18 décembre. Ils visent
la création d’un gouvernement
de transition d’ici six mois, la rédaction d’une nouvelle Constitution et des élections dans dixhuit mois.
trôle des rebelles. « Les bombardements russes ont assassiné ce processus, accuse Bassma Kodmani,
membre de la délégation du HCN.
Ce n’est pas seulement qu’on ne
peut pas négocier dans ce contexte, mais on se demande quelle
est l’intention des Russes, qui préparent cette opération depuis des
semaines, et comment ils ont pu
autant berner John Kerry », le secrétaire d’Etat américain. L’offensive militaire du régime a inévitablement durci la position de la délégation de l’opposition. « Au lieu
d’une levée des sièges, on se retrouve avec la perspective d’un
nouveau siège d’Alep », poursuit la
politologue syrienne.
« Couverture politique »
« Le régime n’a cherché qu’à gagner
du temps », a déploré le président
du HCN, Riyad Hijab, l’accusant de
vouloir à nouveau faire échouer le
processus politique, deux ans
après l’échec de Genève II, début
2014. La responsabilité de Damas
et Moscou a aussi été pointée par
les soutiens de l’opposition. « La
poursuite de l’assaut des forces du
régime syrien – renforcées par les
frappes russes – contre des zones
tenues par l’opposition (…) a clairement montré le désir de chercher
une solution militaire plutôt que
de permettre une solution politique », a accusé John Kerry. Le ministre français des affaires étrangères, Laurent Fabius, a soutenu la
décision de suspendre des négociations « auxquelles ni le régime
de Bachar Al-Assad ni ses soutiens
ne souhaitent visiblement contribuer de bonne foi, torpillant ainsi
les efforts de paix ».
Staffan de Mistura s’est, pour sa
part, abstenu de distribuer bons
et mauvais points, soucieux de la
neutralité que lui impose son rôle
de médiateur. Son engagement à
faire du « soulagement de la souffrance du peuple syrien » et de la
mise en œuvre des « obligations
humanitaires » sa « priorité » a
toutefois été compris comme la
reconnaissance du bien-fondé
des demandes du HCN.
« L’opposition ne peut-être critiquable en la matière. Les Nations
unies ont identifié l’origine du problème. Tout le monde a compris,
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Riyad Hijab (à gauche), président du HCN, et Salem Al-Meslet, son porte-parole, le 3 février, à Genève. FABRICE COFFRINI/AFP
même implicitement, que la Russie était visée », commente un diplomate occidental.
L’émissaire onusien a émis une
critique à peine voilée contre la
délégation du régime, qui a refusé
d’entamer des discussions sur
l’application du volet humanitaire de la résolution 2254 de
l’ONU sur la Syrie, tant que
n’aurait pas été clarifiée la composition de la délégation du HCN, et
tranchée la question d’ouvrir les
pourparlers à une troisième délégation, plus proche des vues de
Moscou et de Damas. « L’ONU ne
peut simplement pas autoriser que
de simples questions procédurales
deviennent plus importantes que
les conséquences de la situation
humanitaire du peuple syrien (…)
qui attendent qu’on leur apporte
« Le régime
n’a cherché
qu’à gagner
du temps »
RIYAD HIJAB
président du Haut Comité
des négociations
des choses concrètes », a-t-il déclaré. Le camp de Damas est resté
sourd à ces accusations. Le chef de
la délégation du régime, Bachar
Al-Jaafari, a rejeté la responsabilité
de la suspension des pourparlers
sur l’opposition. Il a dénoncé une
manœuvre de « couverture politique » de la part de l’émissaire onusien, pour masquer le retrait du
HCN des négociations sur « instruction » de ses parrains régionaux, l’Arabie saoudite, le Qatar et
la Turquie.
« Ce n’est ni la fin ni l’échec des
pourparlers », a toutefois tenu à
souligner Staffan de Mistura. Il a
renvoyé la balle dans le camp du
Conseil de sécurité et du Groupe
de soutien international à la Syrie
(IISG). Les acteurs régionaux et internationaux de la crise syrienne
devaient se retrouver à la conférence des donateurs de Londres
jeudi, avant une nouvelle réunion
de l’ISSG à Munich, le 11 février.
M. de Mistura les a exhortés à régler, pendant cette suspension
des pourparlers de Genève, les
« questions laissées en suspens » et
à travailler à créer les conditions
d’un cessez-le-feu.
Escalade de la violence à Jérusalem
Trois Palestiniens armés ont tué une garde-frontière israélienne
jérusalem - correspondant
U
ne « escalade ». C’est
ainsi que les responsables israéliens qualifient
l’attaque mortelle organisée par
trois Palestiniens, mardi 3 février,
dans un lieu touristique, la porte
de Damas, l’une des entrées de la
vieille ville de Jérusalem. Une
garde-frontière israélienne de
19 ans est morte. C’était son premier jour sur le terrain. Une collègue a été blessée. Les agresseurs
ont été tués. Depuis le 1er octobre 2015, 26 Israéliens ont perdu la
vie dans des attaques au couteau, à
la voiture-bélier ou par arme à feu
commises par des Palestiniens,
qui, de leur côté, ont enregistré
près de 160 victimes, en comptant
les assaillants. Mais la particularité
de l’opération de mardi, selon les
autorités, réside dans son caractère prémédité et sophistiqué. A la
différence des agressions impulsives au couteau, commises par des
individus isolés, celle-ci aurait pu
faire bien plus de victimes.
Ses trois auteurs sont des Palestiniens originaires du nord de la
Cisjordanie, deux de Qabatiya et
le dernier de Jénine. Ils seraient
entrés illégalement dans Jérusalem. Selon la police, ils étaient
équipés de pistolets automatiques, de couteaux et de deux
bombes artisanales, non activées.
Une patrouille de gardes-frontières a repéré les individus et a décidé de procéder à un contrôle
d’identité. Ils ont alors ouvert le
feu, avant d’être abattus. « Les officiers de police ont empêché une attaque beaucoup plus large et combinée », a expliqué le chef adjoint
de la police de Jérusalem, Avshalom Peled. A Gaza, le Hamas s’est
félicité de cette opération « unique et héroïque », sans que sa responsabilité directe soit établie.
« Vagues de terreur »
Les experts de l’armée ont observé, depuis le début des violences, une double décrue : celle de la
participation populaire aux rassemblements, aujourd’hui totalement négligeable ; celle du nombre d’attaques. En moyenne, en
octobre, il y en avait trois par jour,
puis deux en novembre-décembre. Depuis le début de l’année,
c’était plutôt une seule. Mais en
même temps, l’armée estime que
le Hamas pourrait être tenté d’activer des militants en Cisjordanie
avec un double objectif : déstabiliser l’Autorité palestinienne et revendiquer la primauté de cette
nouvelle « résistance » à l’occupant. La violence « est là pour rester », a expliqué le général Nitzan
Alon, chef de la direction des opérations, au cours d’une rencontre
mardi à Tel-Aviv avec des journalistes étrangers. « Nous avons
connu des vagues de terreur dans le
passé (…). Je ne crois pas que celle-ci
va s’arrêter dans un mois ou deux. »
Depuis le début de la vague
d’agressions, il y a quatre mois,
l’état-major de l’armée a défendu
des positions plutôt modérées
par rapport à de nombreux responsables politiques, notamment de droite. Il a rejeté l’hypothèse d’un bouclage complet de la
Cisjordanie, qui empêcherait
58 000 Palestiniens de se rendre
en Israël pour travailler.
Les tensions sociales et sécuritaires en seraient renforcées, estime-t-on. L’état-major a préféré
adopter des mesures temporaires
et ciblées. Lorsque les attaques se
sont concentrées à Hébron, les
points de contrôle ont été renforcés aux alentours. A la mi-janvier,
quand des attaques ont eu lieu à
l’intérieur de colonies, les travailleurs palestiniens n’ont pas
pu accéder à leur emploi pendant
quelques jours. p
piotr smolar
« Nous espérons qu’un cessez-lefeu est proche, mais il nécessite la
mise en œuvre d’un processus politique en Syrie, qui ne peut se réaliser en la présence de Bachar Al-Assad », a insisté Riyad Hijab, le président du HCN. Les parrains des
pourparlers de Genève sont tentés de lier les obligations humanitaires à la mise en œuvre d’un cessez-le-feu, s’inquiète un membre
de l’opposition. La délégation du
HCN « ne reviendra pas [à Genève]
tant qu’elle n’aura pas constaté des
changements sur le terrain, a prévenu M. Hijab. Le temps est venu
pour le Conseil de sécurité et pour
l’ensemble de la communauté internationale d’assumer leurs responsabilités et de porter secours
au peuple syrien ». p
hélène sallon
ÉTATS - U N I S
Donald Trump accuse
Ted Cruz de « fraude »
Le milliardaire Donald Trump
a accusé de « fraude », mercredi 3 février, le sénateur Ted
Cruz, gagnant du caucus républicains de l’Iowa,. Il a réclamé
une nouvelle élection dans cet
Etat qui était le premier à voter lors des primaires. Sur
Twitter, l’homme d’affaires a
publié une série de messages
dans lesquels il explique que
la victoire de M. Cruz est entachée d’irrégularités, accusant
son adversaire d’avoir volontairement diffusé de fausses
informations, trompant l’opinion publique sur son positionnement face à l’Obamacare ou annonçant le retrait
d’un autre candidat. – (AFP.)
ÉGY PT E
La justice annule
la condamnation à mort
de 149 islamistes
La Cour de cassation égyptienne a annulé, le 3 février, la
peine de mort pour 149 personnes accusées du meurtre
de 13 policiers en 2013, le jour
même où les forces de l’ordre
tuaient des centaines de manifestants réclamant le retour
du président islamiste Mohamed Morsi. La haute juridiction a ordonné que les accusés soient rejugés par un autre
tribunal, mais les motivations
de l’arrêt n’ont pas été rendues publiques. – (AFP.)
international | 5
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Le Vatican et la Chine en phase de rapprochement
Le Saint-Siège et Pékin seraient tombés d’accord sur le mode d’ordination des évêques
L
e Vatican multiplie les
gestes envers la Chine.
Mardi 2 février, le pape
François a envoyé un
nouveau signal en chantant les
louanges de la civilisation
chinoise dans une interview publiée par le site Asia Times. Alors
que les deux Etats n’entretiennent pas de relations diplomatiques, l’enjeu pourrait être, dans
un premier temps, un accord sur
le mode d’ordination des évêques,
un point traditionnel de blocage.
Le souverain pontife ne tarit
pas d’éloges sur la Chine – « une
grande culture, d’une sagesse inépuisable » – et se garde d’aborder
frontalement les sujets qui
fâchent, que ce soit les prêtres et
évêques disparus ou assignés à
résidence, ou la campagne de
destruction des églises en cours
dans la province du Zhejiang,
dans l’est du pays. Il évoque toutefois les « erreurs » de la politique de l’enfant unique.
Plus terre à terre, le porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères, Lu Kang, a
« pris note » de l’entretien, affirmant que la Chine a « toujours été
sincère dans sa volonté d’améliorer les liens Chine-Vatican et a fait
de nombreux efforts en ce sens ».
« Ça a plu à la Chine », pense
savoir Jeroom Heyndrickx, qui
dirige une fondation destinée au
rapprochement de l’Eglise avec la
Chine à l’université de Louvain,
en Belgique.
Depuis Jean-Paul II, les papes
ont envoyé leurs vœux avant le
Nouvel An lunaire – qui tombe
cette année le 8 février –, mais
jamais un souverain pontife ne
s’était exprimé aussi longuement. « Il y a quelque chose dans
l’air », pense le père Jim Mulroney, qui dirige l’hebdomadaire
catholique de Hongkong, The
Sunday Examiner.
Ce « quelque chose », selon le
Corriere della Sera, est un accord
actuellement en discussion sur
la manière de désigner les évêques. Jusqu’à présent, l’organisation de l’Etat chinois chargée du
catholicisme – Pékin rejette toute
ingérence d’une puissance étrangère dans la vie spirituelle des
Chinois, qu’il s’agit de contrôler
de près – choisissait seule les candidats. Il arrivait que des évêques
fidèles à Rome soient forcés à des
ordinations contre leur volonté.
Pourtant, dans les phases de
réchauffement, la Chine s’assurait que les candidats avaient, en
parallèle, reçu l’aval du Vatican.
Politique des « petits pas »
De discrets échanges ont eu lieu
entre Rome et Pékin. Une délégation du Vatican a passé onze
jours en Chine en octobre 2015.
Ses émissaires y ont rencontré
Ma Yinglin, qui est à la tête de la
Conférence des évêques, le cœur
de l’Eglise « illégale » chinoise. De
leur côté, des envoyés de l’Administration d’Etat des affaires religieuses ont été reçus au SaintSiège les 25 et 26 janvier. A l’issue
de ces discussions, un modus
operandi se dessine : l’Eglise officielle chinoise proposerait quelques noms, le pape approuverait.
L’HISTOIRE DU JOUR
A la mosquée de Baltimore,
Obama fustige les amalgames
P
rès d’un tiers des Américains (29 %), et 43 % des républicains, selon un sondage CNN de septembre 2015, restent
persuadés que Barack Obama est musulman. Mercredi
3 février, le président américain a préféré en rire, en se rendant
pour la première fois dans une mosquée américaine et en rappelant que Thomas Jefferson, le troisième président des EtatsUnis, avait, lui aussi, connu une telle accusation. « Je ne suis donc
pas le premier et je suis en bonne compagnie ! »
Il aura donc fallu sept ans à M. Obama pour fouler les tapis
d’une mosquée. Le président américain s’est rendu au centre islamique de Baltimore (Maryland), discrètement niché dans les
méandres d’une banlieue résidentielle de la ville, une visite particulièrement attendue par la communauté musulmane,
d’autant que le climat d’islamophobie qui règne dans le pays a
rarement été aussi pesant.
Barack Obama a condamné avec insistance « les amalgames
entre les actes horribles de terrorisme et une religion dans son ensemble » et fustigé, sans les nommer, certains candidats républicains à l’investiture pour l’élection
présidentielle qui, ces dernières semaines, ont alimenté une « rhétori« VOUS N’ÊTES PAS
que politique inexcusable contre les
MUSULMANS OU
musulmans américains ».
Dans la foulée des attentats du
AMÉRICAINS, VOUS
13 novembre à Paris, et de l’attaque de
San Bernardino (Californie) le 2 déÊTES MUSULMANS
cembre 2015, au cours de laquelle un
ET AMÉRICAINS »
couple de jeunes musulmans américano-pakistanais avait tué quatorze
BARACK OBAMA
personnes, Donald Trump s’était prononcé pour la fermeture des frontières aux musulmans. D’autres candidats républicains, tel Ted
Cruz, s’étaient inquiétés de la présence de « terroristes » parmi
les réfugiés syriens musulmans accueillis dans le pays.
Un sondage du Pew Research center, publié mercredi, montre
que 50 % des Américains souhaitent que leur prochain président évite les amalgames et ne critique pas l’islam « dans son
ensemble » quand il est question de terrorisme islamique. Un
appel à la prudence partagé par seulement 29 % des républicains mais 70 % des démocrates, ce qui montre à quel point la
question de l’islam est devenue clivante. Dans ce climat, la visite
de Barack Obama visait à conforter une minorité musulmane
de quelque 2,7 millions de personnes (moins de 1 % de la population). Il a exhorté les jeunes à ne pas choisir entre leur « foi » et
leur « patriotisme ». « Vous n’êtes pas musulmans ou américains,
vous êtes musulmans et américains », a-t-il lancé sous les applaudissements, tout en souhaitant que soient mieux entendues les voix musulmanes qui « condamnent le terrorisme ».
Il n’est pas sûr que ce discours suffise à rassurer les adversaires
politiques de Barack Obama qui l’accusent d’islamophilie et le
soupçonnent de ne pas avoir pris la mesure du danger porté par
l’organisation Etat islamique. p
stéphanie le bars (washington, correspondance)
Les plus optimistes pensent
qu’un tel compromis pourrait
ouvrir la voie à une première
visite papale en République
populaire, même si le chemin
reste long. François a déjà exprimé son envie de fouler ce sol.
« Vous me demandez si je veux aller en Chine ? Certainement,
même demain », avait-il répondu
en survolant le pays de retour de
Corée du Sud en 2014.
Rome semble prêt à laisser les
sujets plus épineux de côté pour
trouver une solution au déficit actuel d’évêques, le poste demeurant
vacant dans certains diocèses. « Il
y a un souci pastoral : on ne peut
laisser une église seule face à Pékin. Il faut faire quelque chose.
Pour les nominations d’évêques,
le Saint-Siège a toujours su s’accommoder d’un certain degré de
collaboration avec les gouvernements », constate Régis Anouil, rédacteur en chef d’Eglises d’Asie,
agence d’information des missions étrangères de Paris.
« La Chine a beau
dire que le
Vatican n’est rien,
l’Eglise reste une
autorité forte »
JEROOM HEYNDICKX
prêtre belge
Cette approche suscite l’opposition des partisans de la ligne
dure, tels que l’évêque retraité de
Hongkong, Joseph Zen, pour qui
les évêques non reconnus par
Rome doivent faire acte de repentir. Selon ce point de vue, pas
question de compromis sans que
Pékin cesse de harceler les communautés dites « souterraines »,
fidèles à Rome et contraintes de
se réunir le plus discrètement
possible, souvent dans des appartements. « Maintenant, même
le Vatican les ignore dans les négociations », s’insurgeait le cardi-
nal Zen dans une récente tribune.
Pour François Mabille, professeur à l’Université catholique de
Lille, la personnalité du pape explique en partie cette nouvelle
approche diplomatique « faite de
“petits pas”, résolument tournée
vers l’avenir, estimant que chaque
geste crée une situation nouvelle,
préférable à une attitude intransigeante bloquée sur le passé ».
Pour une puissance désireuse
de reconnaissance sur la scène internationale, l’image du pape
François est une opportunité. « La
Chine a beau dire que le Vatican
n’est rien pour elle, l’Eglise demeure
une autorité forte dans le monde »,
analyse le père Heyndrickx. Le
Saint-Siège est d’ailleurs le dernier Etat européen à reconnaître
Taipei et non Pékin. Obtenir le
basculement du Vatican constituerait à ce titre une victoire d’importance aux yeux du gouvernement chinois. p
cécile chambraud
et harold thibault
LEXIQUE
DIXIA JIAOHUI
C’est le nom mandarin – traduit
par « Eglise souterraine » –
donné aux communautés de
chrétiens chinois refusant
l’autorité de l’Etat-parti sur leur
vie religieuse, alors que Pékin
maintient un net contrôle du
clergé et de son message dans
l’Eglise officielle.
La pratique clandestine rend
périlleuse toute estimation
mais, selon les travaux du centre de recherche Pew, il y avait
67 millions de chrétiens en
Chine en 2010, dont 58 millions
de protestants et 9 millions de
catholiques.
6 | science & planète
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Vivre plus
longtemps
en tuant les
vieilles cellules
L’espérance de vie de souris
génétiquement modifiées
a pu être augmentée de 30 %
L
e monde, c’est bien connu,
est séparé en deux. Il y a
les optimistes, qui ne
manquent jamais une oc­
casion de rappeler les progrès
presque incessants de l’espérance
de vie. Et les pessimistes, prompts
à rétorquer que, si le temps passé
en bonne santé augmente, la durée de vie malade également ; et
qu’en tout état de cause, progrès
ou pas, chaque jour qui passe…
nous rapproche de la mort.
Pourtant, même eux devraient
s’incliner devant les résultats
spectaculaires publiés mercredi
3 février dans la revue Nature. Une
équipe américaine, menée par Jan
van Deursen, est en effet parvenue à prolonger de 30 % l’espérance de vie moyenne de souris
en nettoyant leur organisme des
cellules sénescentes. Mieux : avec
cette opération, ils sont également parvenus à éliminer de
nombreuses pathologies liées à
l’âge et à augmenter donc leur espérance de vie en bonne santé.
Voilà des années que la sénescence titille les chercheurs.
En 1961, Leonard Hayflick mettait
en évidence cet état qui veut qu’à
partir d’un certain temps les cellules cessent de se diviser. Elles ne
sont pas encore mortes, mais ne
vont déjà plus très bien. Pourquoi
ce passage presque obligé ? Parce
que ces cellules sénescentes favorisent la cicatrisation, montreront les uns ; parce qu’elles préviennent certains cancers et
jouent même un rôle dans le développement embryonnaire, assureront d’autres.
Souris génétiquement modifiées
Mais ces vertus cachent un terrible vice. La sénescence nous fait…
vieillir. En 2008, l’équipe de Jan
van Deursen, à l’université de
Rochester (New York), démontrait
un lien entre les cellules sénescentes et certains effets du
vieillissement. En 2011, ils allaient
nettement plus loin et parvenaient à retarder l’apparition de
ces mêmes pathologies en supprimant les fameuses cellules.
Mais, pour ce faire, ils avaient utilisé un modèle de souris génétiquement modifié à vieillissement accéléré, bouleversant au
passage la physiologie de l’animal. Qu’adviendrait-il avec des
rongeurs « normaux » ?
Cette fois, l’équipe américaine
balaie cette dernière objection.
Leurs souris sont certes génétiquement modifiées. Mais c’est
uniquement pour permettre
d’éliminer les cellules que l’on
souhaite, au moment où on le
souhaite. Ces rongeurs ont en effet la particularité de produire un
enzyme dans les cellules sénescentes que l’on peut activer par
l’injection d’un produit catalyseur. Avec pour effet de provoquer l’apoptose desdites cellules,
autrement dit leur mort. En revanche, ces souris vivent, sans intervention, comme toutes leurs
congénères, environ deux ans.
Mais, si à mi-vie on commence
à leur injecter l’enzyme, deux fois
par semaine, jusqu’à ce que mort
s’ensuive, leur espérance de vie
moyenne est prolongée de presque un tiers par rapport à un
échantillon témoin. Un résultat
spectaculaire. Mais ce n’est pas
seulement la vie qui est allongée,
c’est aussi la jeunesse. A 22 mois,
les souris traitées apparaissent en
meilleure santé, leur activité
comme leur capacité exploratoire sont mieux préservées et elles souffrent moins de cataractes.
Elles sont également moins touchées par les pathologies cardiaques, rénales ou graisseuses, typiques du vieillissement. Enfin, le
déclenchement des cancers est
retardé.
Ce dernier fait est notable, car
les cellules sénescentes sont réputées jouer un rôle important dans
la prévention de certains cancers.
Ce n’est pas
seulement la vie
qui est allongée,
c’est aussi
la jeunesse. Les
souris traitées
apparaissent en
meilleure santé
« Or, nous n’avons observé aucun
dommage collatéral », assure Jan
van Deursen. Pas de tumeurs supplémentaires, donc, ni à l’observation ni à l’autopsie. Seule la capacité de cicatrisation apparaît clairement ralentie.
L’étude présente toutefois quelques résultats contrastés. Ainsi,
les cellules sénescentes n’ont pas
été éliminées de certains organes
essentiels comme le foie ou le côlon. Les lymphocytes (cellules immunitaires) sont également restés sourds aux injections.
Ailleurs, la disparition des cibles n’a eu aucun effet : la dégradation des capacités motrices, de
la force musculaire ou encore de
la mémoire reste inchangée.
« Est-ce parce que le modèle de
souris était mauvais, parce que
d’autres types de cellules sénescentes étaient à l’œuvre ou parce
que la sénescence ne joue aucun
rôle dans ces fonctions, l’étude ne
permet pas de le dire », souligne
Dominic Withers, professeur de
médecine et chercheur à l’Imperial College de Londres.
« Cela invite à poursuivre le travail, comprendre les mécanismes
fondamentaux qui sont ici en jeu,
plutôt que de se ruer sur la recherche d’une application pour
l’homme », assure Miroslav Radman, figure de la recherche sur le
vieillissement, professeur émé-
rite à l’université René-Descartes
et membre de l’Académie des
sciences. Car là résident les deux
voies qui se présentent aux chercheurs.
Du côté des sciences fondamentales, la recherche avance tous
azimuts. Le rôle des gènes dans
les processus de vieillissement a
été ainsi largement exploré. La
seule modification d’une séquence dans un seul gène peut
ainsi multiplier par deux la durée
de vie du ver C. elegans. De plus
en plus de chercheurs étudient,
de leur côté, le pouvoir de la restriction calorique sur la longévité. Le même ver, mais aussi la
mouche du vinaigre ou la souris
ont vu leur durée de vie augmenter de… 30 %, là aussi, sous l’effet
de régimes alimentaires moins
riches.
« Révolution conceptuelle »
D’autres, encore, étudient les
phénomènes d’oxydation ou le
rôle des télomères, qui protègent
l’extrémité des chromosomes au
fil des divisions cellulaires. « Une
véritable révolution conceptuelle
est en cours, insiste Jean-Claude
Ameisen, président du Comité
consultatif national d’éthique. La
jeunesse, le vieillissement et la durée de vie ne dépendent pas uniquement du passage du temps,
mais de processus actifs, dans le
corps et dans son environnement. »
Mais la quête de l’éternelle jeunesse ne va-t-elle pas faire passer
au second plan cet appétit de
compréhension fondamentale ?
Au-delà de l’engouement récent
pour le jeûne, chercheurs et industriels sont lancés dans la
course au remède miracle. « Plusieurs laboratoires cherchent à
trouver des médicaments susceptibles d’éliminer les cellules sénescentes, le potentiel est immense »,
LEXIQUE
SÉNESCENCE
Chez les cellules, le vieillissement se manifeste par
une incapacité à se diviser.
Ce phénomène, appelé sénescence, a été découvert
in vitro en 1961 par le microbiologiste américain
Leonard Hayflick. En 1965,
il a précisé que le nombre
de divisions était limité à
environ 50 par cellule.
Mais le stress peut anticiper
le processus.
APOPTOSE
C’est l’autodestruction des
cellules, leur mort programmée. Décrite en 1972, elle
permet d’équilibrer la production de nouvelles cellules, mais aussi de prévenir
des cancers et d’assurer
le développement de
certains tissus.
se félicite Jan van Deursen. « Le
problème majeur serait de conduire des essais pendant trente ans
sur des personnes jeunes en bonne
santé avec le risque d’effets secondaires importants », souligne toutefois Jean-Claude Ameisen.
Plus facile d’offrir une cure de
jouvence aux malades âgés ? Peutêtre. Des chercheurs ont en effet
montré qu’en mêlant la circulation sanguine de deux souris, une
vieille et une jeune, la vieille « rajeunissait », autrement dit perdait
les dégradations dues à l’âge. Seul
problème : la jeune vieillit. Les
scientifiques vont devoir être
imaginatifs. p
nathaniel herzberg
Le risque de transmission sexuelle
du virus Zika reste marginal
Si le principal vecteur de l’épidémie est le moustique, les autorités
recommandent l’emploi de préservatifs au retour de zones touchées
PARIS
23 FÉVRIER
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F
aut-il craindre l’ouverture
d’un nouveau front dans
l’épidémie de maladie à virus Zika qui sévit dans 28 pays,
avant tout en Amérique latine ? La
question est posée depuis que les
services médicaux du comté de
Dallas (Texas) ont indiqué, mardi
2 février, avoir reçu confirmation
par les Centres de contrôle et de
prévention des maladies (CDC)
américains d’un premier cas de
transmission sexuelle du virus.
S’il est encore tôt pour avoir des
certitudes, cette voie de transmission resterait toutefois marginale
par rapport à celle de la piqûre
d’un moustique vecteur du virus.
L’éventualité de la transmission
sexuelle du virus Zika avait déjà
été soulevée du fait de deux observations. Tout d’abord, celle concernant un chercheur américain
ayant séjourné au Sénégal qui, en
septembre 2008, aurait transmis
Zika, lors d’un rapport sexuel, à
son épouse restée aux Etats-Unis.
Ensuite, le cas d’un homme chez
lequel le virus a été retrouvé dans
le sperme en décembre 2013, au
cours de l’épidémie qui a frappé la
Polynésie française.
Le cas de Dallas a été décelé chez
un patient n’ayant pas voyagé hors
des Etats-Unis et ayant eu des rapports sexuels avec une personne
infectée lors d’un séjour au Venezuela. Interrogés par Le Monde,
les services de santé du comté de
Dallas ne souhaitent pas donner
d’éléments supplémentaires, mais
leur directeur, Zachary Thompson,
déclare dans un communiqué :
« Maintenant que nous savons que
le virus Zika peut être sexuellement
transmis, cela accroît notre campagne de sensibilisation pour éduquer
le public sur la manière de se protéger et de protéger les autres. Après
l’abstinence, les préservatifs sont la
meilleure méthode de prévention
de toutes les infections sexuellement transmissibles. »
Dans la foulée, les CDC ont modifié leurs recommandations en
avisant les hommes ayant des
rapports sexuels après un voyage
dans une zone affectée de porter
un préservatif – sans préciser jusqu’à quand. Un conseil qu’ont repris les autorités britanniques et
irlandaises.
Information et sensibilisation
« La transmission par le moustique c’est l’autoroute, tandis que la
transmission sexuelle c’est une
route secondaire », a déclaré le
docteur William Schaffner, responsable de la médecine préventive à la faculté de médecine de
l’université Vanderbildt (Nashville, Tennessee) cité par le New
York Times. Ce médecin ajoute :
« La transmission sexuelle ne peut
expliquer la transmission soudaine et répandue de ce virus. »
Le Pr Jean-François Delfraissy,
directeur de l’Institut immunologie, inflammation, infectiologie et
microbiologie au sein de l’Inserm,
se veut également rassurant. « Le
cas de transmission interhumaine
de Dallas ne change pas la donne,
assure-t-il. L’immense majorité des
cas sont dus à des piqûres de mous-
« Nous n’avons
pas de données
sur une
persistance
du virus après
la guérison »
JEAN-FRANÇOIS DELFRAISSY
Inserm
tiques et nous n’avons pas encore
de données amenant à conclure
qu’il existe un réservoir humain,
c’est-à-dire une persistance du virus dans l’organisme après que l’infection a guéri. »
Ce phénomène a été observé
chez les survivants d’Ebola : le virus peut persister au moins neuf
mois chez les hommes guéris de
cette maladie. Mais à l’heure actuelle, les scientifiques ne disposent d’aucune donnée de ce type
pour Zika. « Une étude va débuter
dans les départements français
d’Amérique au cours de laquelle un
suivi sera effectué chez les hommes infectés pour déterminer si le
virus persiste dans le sperme après
leur guérison », indique le Pr Delfraissy. A ses yeux, la maladie à virus Zika demeure globalement
bénigne, sauf dans le cas des femmes enceintes avec le risque
d’avoir un enfant atteint de microcéphalie. En effet, 80 % des
personnes infectées ne développent pas de symptômes et les
éventuels syndromes de GuillainBarré ont une bonne évolution
dans la plupart des cas.
Le Pr Delfraissy défend donc
prioritairement un travail d’information et de sensibilisation
auprès des femmes enceintes en
zone touchée, afin de leur apprendre à se protéger des piqûres de
moustiques grâce à des vêtements
couvrants et à l’utilisation de répulsifs, à quoi vient s’ajouter l’utilisation de préservatifs.
La ministre de la santé, Marisol
Touraine, a indiqué, mercredi
3 février, que vingt femmes enceintes sont infectées par le virus
Zika en Martinique et en Guyane.
La ministre a recommandé aux
femmes enceintes de différer tout
voyage dans une zone affectée. p
paul benkimoun
france | 7
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Fillon, chef de file des « frondeurs de droite »
L’ancien premier ministre a pris la tête de l’opposition à la révision de la Constitution
I
l y a un mois, la position de la
droite sur la révision consti­
tutionnelle semblait tran­
chée : l’immense majorité
des parlementaires des Républi­
cains (LR) s’orientaient vers un
soutien au projet du gouverne­
ment. Mais au fil des semaines,
l’opposition à cette réforme a pris
de l’ampleur dans les rangs du
parti de M. Sarkozy. Au point qu’à
la veille du début de l’examen du
texte à l’Assemblée, vendredi 5 février, le vote de la droite – dont le
soutien est indispensable à
l’adoption de la réforme – se révèle incertain. Les élus semblent
désormais partagés sur ce projet
de loi, qui prévoit l’extension de la
déchéance de nationalité pour
terrorisme.
Alors que le sujet a d’abord fracturé la gauche, il divise maintenant presque autant la droite,
avec des arrière-pensées sur la primaire pour la présidentielle de
2017. Si le rapport de force a évolué
chez Les Républicains, François
Fillon n’y est pas pour rien.
Depuis la présentation du texte
en conseil des ministres, le 23 dé-
« Vouloir modifier
la Constitution
sans raison
légitime
crée un précédent
dangereux »
FRANÇOIS FILLON
député (LR, Paris)
cembre 2015, l’ancien premier ministre affiche son scepticisme sur
le projet de l’exécutif.
Aujourd’hui, il y est ouvertement opposé et se dit prêt à voter
contre lors du vote à l’Assemblée,
le 10 février. « Je suis très réservé
sur l’opportunité de réviser la
Constitution. J’attends la présentation du texte par le gouvernement,
vendredi, pour me prononcer officiellement, mais d’ores et déjà, je
veux indiquer que je n’ai pas l’intention de participer à ce qui se
présente comme une mascarade »,
déclare M. Fillon au Monde, après
avoir critiqué la réforme, mardi,
lors de la réunion des députés LR.
« C’est un texte sacré »
Pour lui, c’est moins la mesure sur
la déchéance de nationalité qui
pose problème que son inscription dans la Constitution. « Je suis
favorable au principe de la déchéance de nationalité, qui existe
déjà dans la législation française,
mais je suis convaincu que le fait
d’introduire cette disposition dans
la Constitution ne facilitera pas
son application. Au contraire, cela
va la rendre plus difficile », estimet-il. Avant d’avertir : « Vouloir modifier la Constitution sans raison
légitime est une erreur et crée un
précédent dangereux. C’est un
texte sacré et pas un tract électoral.
S’il n’y a pas de raison de la modifier, on ne le fait pas ! »
Le député de Paris a prévu de rejeter cette initiative qu’il juge
« inutile dans la lutte antiterroriste », à moins que l’exécutif parvienne à lui « démontrer que l’inscription de la déchéance de natio-
nalité dans la Constitution est nécessaire. Pour l’instant, la réponse
est négative », observe-t-il, accusant le chef de l’Etat de focaliser
l’attention sur ce sujet pour « dissimuler son incapacité à lutter
contre le risque terroriste ».
L’engagement de M. Fillon en faveur du non n’est pas anodin. Il
peut avoir pour conséquence de
faire échouer la révision constitutionnelle, car l’ex-premier ministre compte de nombreuses troupes à l’Assemblée et au Sénat. Son
équipe revendique le soutien
d’« au moins 130 parlementaires »
et assure que « près de la moitié »
seraient prêts à suivre sa position.
Autrement dit, une soixante
d’élus fillonistes – tels les députés
Patrick Devedjian, Bernard Debré,
Guy Geoffroy ou Philippe
Houillon – pourraient compter
parmi les opposants au projet, aux
côtés de Nathalie Kosciusko-Morizet, Hervé Mariton ou du juppéiste
Edouard Philippe.
S’il jure que son attitude « est
inspirée par des valeurs et des principes » et qu’il ne faut surtout pas
y voir « un coup tactique », la prise
de position de M. Fillon lui permet de se démarquer de Nicolas
Sarkozy et d’Alain Juppé, ses deux
principaux rivaux à la primaire.
En plaidant pour le non, le député
de Paris s’oppose à la position du
président de LR, qui a pesé de tout
son poids pour que son parti s’engage, le 6 janvier, à voter le projet
du gouvernement.
M. Fillon ne se sent pas tenu par
la consigne de Nicolas Sarkozy,
qu’il juge peu opportune : « Ce fut
une erreur d’appeler à voter oui dès
le début. En apportant un soutien
d’emblée à François Hollande,
nous nous sommes placés dans
une position inconfortable. » Habile, il se pose en chef de file des
élus de droite mal à l’aise avec la
position de l’ancien chef de l’Etat,
en tonnant : « Les parlementaires
de l’opposition n’ont pas à être les
Les soutiens de
l’ancien premier
ministre espèrent
voir leur candidat
se relancer
dans la course
à la primaire
supplétifs du président de la République dans une opération de
communication ! »
L’ancien premier ministre critique également la position ambiguë d’Alain Juppé, qui a condamné la volonté de l’exécutif
d’étendre la déchéance de la nationalité, tout en affirmant qu’il
voterait une telle mesure s’il était
parlementaire. « Si on considère
que la démarche du gouvernement est mauvaise, on ne la vote
pas. C’est tout, tranche M. Fillon.
Il faut être clair et cohérent, et ne
pas dire que le texte est inutile tout
en appelant à voter oui. »
Ses soutiens espèrent que son
audace sera portée à son crédit en
cas de victoire du non. Et que son
influence sur un grand nombre
de parlementaires sera alors mise
en lumière. « Cela va lui permettre
de se poser comme le chef de l’opposition sur ce texte, en reléguant
ses rivaux au second plan », veut
croire l’un d’eux. Avec l’espoir que
leur candidat se relance dans la
course à la primaire, alors qu’il est
pour l’instant largement distancé
par le duo Juppé-Sarkozy dans les
sondages. « Malgré le succès de
son livre, il stagne à la troisième
place. Sa seule chance de remonter
la pente, c’est de prendre plus de
risques en jouant le tout pour le
tout », jugeait un de ses proches
récemment. Il semble que
M. Fillon, réputé pour sa prudence, a entendu le message. p
alexandre lemarié
Déchéance : le débat sans fin
le débat sur la révision
constitutionnelle et la déchéance de nationalité n’a pas
encore commencé que tout le
monde en a déjà assez.
L’échange très tendu, mercredi
3 février, entre le porte-parole
du gouvernement, Stéphane
Le Foll, et des journalistes qui
n’y comprenaient plus rien,
illustre l’ambiance du moment,
à deux jours du début de l’examen à l’Assemblée nationale.
C’est, selon les socialistes, une
« nasse », un « piège », dans lequel se retrouve la majorité.
Deux mois et demi après l’allocution de M. Hollande devant le
Congrès, l’incertitude demeure
autour de la révision constitutionnelle. Personne ne peut
dire comment tout cela va finir,
et l’hypothèse de la convocation d’un Congrès est de plus en
plus incertaine. Si, mercredi
soir, la situation semblait être
stabilisée au groupe socialiste,
« tout peut encore bouger »,
craint le député (Les Républicains, Manche) Philippe Gosselin. Son collègue des Alpes-Maritimes Eric Ciotti a décidé
d’« arrêter de se prononcer sur
des hypothèses ».
« Farce tragique »
Selon les derniers échos, le premier ministre devrait annoncer
vendredi que la déchéance de
nationalité concernera tous les
Français, dans le cadre de la convention de 1961 qui autorise
dans certains cas la création
d’apatrides. Mais cet engagement oral ne concerne pas la révision constitutionnelle mais la
loi d’application censée la mettre en œuvre et dont on ne connaît ni le contenu ni la date
d’examen. Cela garantira-t-il la
majorité des trois cinquièmes
des parlementaires ?
« On a l’art de transformer de
l’or en plomb. Le coup politique
de Hollande à Versailles était
magistral. Depuis, on a le sentiment qu’il s’est retourné contre
lui », résume un ministre de
premier rang. Obsédés par la
volonté de ne pas « trahir » une
parole présidentielle pourtant
floue – à Versailles, M. Hollande
n’a pas clairement dit que la déchéance devait être constitutionnalisée –, les responsables
de la majorité se sont enferrés
dans un débat sans débouché.
« Il est temps de mettre fin à
cette farce tragique », estime le
président des députés du Front
de gauche, André Chassaigne.
Au PS, Benoît Hamon conseille
« de retirer l’article [sur la déchéance] qui crée de la discorde » pour s’en tenir à l’article 1, qui constitutionnalise
l’état d’urgence.
Mais M. Hollande a mis en
garde les poids lourds de la majorité, lors du traditionnel dîner
du mardi : « Il faut faire attention que la représentation nationale ne se ridiculise pas devant
les Français et ne donne pas le
sentiment que la France est faible face aux terroristes. » Il faut
en finir, et vite, et faire en sorte
de renvoyer la faute à l’opposition en cas d’échec. C’est la petite musique que commencent
à jouer les socialistes, face à un
Sénat de droite qui menace de
réécrire intégralement le texte
que lui enverra l’Assemblée,
rendant impossible son adoption dans les mêmes termes par
les deux chambres.
« Il faudra que l’opposition assume de ne pas voter la réforme
constitutionnelle sur l’état d’urgence alors qu’elle est souvent
dans la surenchère sur la sécurité, simplement pour ne pas
dire oui à un texte proposé par le
président », prévient le premier
secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis, appuyé par le
député
(PS,
Mayenne)
Guillaume Garot : « Il ne faudrait pas que la droite cherche
une échappatoire. Les Français
jugeraient très durement ces finasseries politiciennes. » C’est
certainement déjà le cas. p
hélène bekmezian
et bastien bonnefous
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des équipements de série ou en option en fonction de la inition.
8 | france
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Toubon : « On rentre
dans l’ère des suspects ! »
Le Défenseur des droits voit dans les projets du
gouvernement « un abaissement de notre Etat de droit »
ENTRETIEN
A
lors que le conseil des
ministres a validé,
mercredi 3 février, le
projet de loi proro­
geant une nouvelle fois pour trois
mois l’état d’urgence, le Défenseur
des droits s’alarme davantage en­
core du projet de loi renforçant la
lutte contre le terrorisme, « qui fait
de l’exception la règle ».
Dans un entretien au Monde,
Jacques Toubon tape du poing sur
la table à l’occasion de la publication, jeudi 4 février, du rapport
annuel d’activité de l’institution
qu’il dirige depuis juillet 2014. Le
Défenseur des droits a été saisi de
79 592 réclamations en 2015, soit
un bond de 8,3 % en un an. Ces réclamations portent d’abord sur
les services publics et l’accès au
droit, mais également sur les dis­
criminations, l’enfance et la déon­
tologie des forces de l’ordre.
Quel est le rôle du Défenseur
des droits sous l’état d’urgence ?
Il est de la responsabilité du
Défenseur des droits, et je l’ai dit
dès le lendemain des attentats de
janvier 2015, de rappeler le droit et
de rappeler les libertés dans le
souci de maintenir la cohésion so­
ciale et l’équilibre entre sécurité et
liberté. L’union dans la peur et
l’objectif de sécurité, c’est du court
terme. La cohésion du pays est un
« La déchéance
de nationalité
porte atteinte
au caractère
indivisible de la
République et de
la citoyenneté »
enjeu de long terme. Cette parole
doit être portée quels que soient
les sondages et les majorités parlementaires. Il ne faut pas baisser la
garde face au terrorisme, mais c’est
du maintien des exigences de notre démocratie dont je parle, pas
d’une arme de guerre prête à tirer.
N’avez-vous pas l’impression
d’être inaudible dans un concert
de surenchères sécuritaires ?
Pour le moment, ce qui a été mis
en œuvre n’a pas constitué une
atteinte fondamentale à notre niveau d’Etat de droit. La proclamation de l’état d’urgence, et son
éventuelle prolongation de trois
mois, sont des choix politiques, je
n’ai pas à en juger. Je m’inquiète,
en revanche, lorsque l’éventuelle
constitutionnalisation de l’état
d’urgence autoriserait à prendre
des mesures, de manière perma­
nente, qui seraient aujourd’hui
contestables au regard de la Cons­
Amnesty critique l’état d’urgence
Amnesty International a publié, jeudi 4 février, un rapport sur la
mise en œuvre des mesures de l’état d’urgence. L’organisation
dénonce « des mesures brutales, notamment des perquisitions de
nuit et des arrêtés d’assignation à résidence, [qui] bafouent les
droits de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants, qui en ressortent traumatisés et stigmatisés ». L’ONG s’est entretenue avec
soixante personnes touchées. Faute de garanties satisfaisantes,
Amnesty International demande de renoncer à proroger l’état
d’urgence et s’associe à Human Rights Watch pour donner
davantage de poids à sa démarche, à la veille du débat parlementaire sur l’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution.
titution, comme la retenue de
quatre heures lors d’un simple
contrôle d’identité.
Contrairement à l’avis du Conseil d’Etat de décembre 2015, le
gouvernement introduit ce qui
ressemble fort à un état d’urgence
glissant, un régime d’exception
durable. De ce point de vue, pire
que la prolongation de l’état d’urgence est le projet de loi de procédure pénale qui tend à faire de
l’exception la règle pour un en­
semble large d’infractions.
Les restrictions des libertés ne
seront pas limitées au temps de
l’urgence, mais dureront le temps
que le « péril imminent » cesse,
c’est­à-dire jusqu’aux calendes
grecques. Il ne faudrait pas décider
un tel abaissement de notre Etat
de droit sans ouvrir un vrai débat.
Les Français veulent-ils léguer à
leurs enfants un Etat de droit inférieur à celui que la République a
mis deux cents ans à bâtir ?
La lutte contre le terrorisme est
un objectif légitime...
Certes. Depuis les attentats de
1986, les gouvernements avaient
toujours fait attention à ce que le
cadre judiciaire général soit le
moins possible entamé par la nécessité de lutter contre le terrorisme. C’est la caractéristique du
modèle français de lutte dans ce
domaine.
Concrètement, quelle mesure
vous choque ?
Il me paraît totalement contraire
à nos principes de garder une personne aussi longtemps assignée à
résidence à partir d’une supputation qu’elle représente un danger
parce qu’elle revient d’un certain
pays. On entre dans l’ère des sus­
pects ! Ce ne sont pas des petites
mesures, cela affecte la liberté d’al­
ler et venir, le droit à la vie privée et
à la correspondance privée, ou la liberté de travailler ou d’étudier. De
même pour le nouveau régime de
la légitime défense.
De quels types de réclamation
avez-vous été saisis dans le
cadre de l’état d’urgence ?
Nous avons reçu 49 réclamations. Certaines ont pu donner lieu
à une médiation. La plupart sont
FRÉDÉRIC STUCIN/PASCO
POUR « LE MONDE »
à l’instruction. Elles concernent
principalement la déontologie des
forces de l’ordre au cours des perquisitions. C’est pourquoi j’ai présenté mes premières recomman­
dations au Sénat le 26 janvier, en
particulier, sur la nécessaire in­
demnisation et le soin à prendre
de la situation des enfants.
Que pensez-vous du projet
du gouvernement sur la
déchéance de nationalité ?
Cette mesure porte atteinte au
caractère indivisible de la Répu­
blique et de la citoyenneté. En
plus, dans la norme suprême.
Nous n’avions jamais à ce jour
inscrit la question de la nationalité dans la Constitution. Le compromis envisagé sur la rédaction
du projet de loi ordinaire n’empêchera pas la division légale des
Français, au mépris des principes
les plus sacrés et en un moment
où le terrorisme voudrait juste­
ment nous dresser les uns contre
les autres.
Le sort des réfugiés de Calais
a été l’une des préoccupations
majeures du Défenseur des
droits en 2015… mais on n’observe guère d’amélioration.
Que pouvez-vous faire ?
Il y a eu une décision du Conseil
d’Etat qui a obligé l’Etat à prendre
des mesures à caractère humani­
taire. Mais si l’idée du gouverne­
ment est de réduire le bidonville
de Calais ou celui de Grande­Syn­
the à leur plus simple expression
avant de les faire évacuer pour les
fermer, c’est une erreur d’appréciation qui comporte de graves risques. En l’absence d’accord européen sur la politique migratoire et
d’accord avec la Grande-Bretagne
pour mettre fin à ce « mur », on
reste dans une impasse qui comporte de graves atteintes aux
droits fondamentaux. Plus largement, je vais publier ce printemps
un rapport sur la façon dont la
France applique les droits dont bénéficient les étrangers, migrants
ou non. On y voit, hélas, l’écart en-
L’HISTOIRE DU JOUR
Surenchère de bleu-blanc-rouge à l’école
L
a rime est presque riche, 2016 sera l’année
de La Marseillaise. Jeudi 4 février, la ministre de l’éducation nationale, Najat VallaudBelkacem, et le secrétaire d’Etat chargé des anciens combattants, Jean-Marc Todeschini, devaient officiellement lancer les festivités. Au programme : des activités scolaires en tous genres
pour faire connaître et célébrer l’hymne national ; des chorales qui interpréteront La Marseillaise à diverses occasions (Fête de la musique,
événements sportifs, concours) ; des expositions,
des films, un colloque. Les enseignants pourront
s’appuyer sur de nouvelles ressources pédagogiques autour de l’hymne national et obtenir un
soutien financier du ministère de la défense.
L’idée vient du président de la République lui­
même, qui a voulu profiter de l’Euro de football
organisé en France cette année pour mettre en
valeur l’hymne. « Je veux faire de l’année 2016, en
même temps que l’Euro, l’année de La Marseillaise,
pour qu’elle puisse être partout célébrée, parce que
dans les moments que nous traversons, c’est très
important que nous puissions nous unir », avait-il
déclaré en septembre 2015. L’année de La Marseillaise s’inscrit aussi dans le cadre de la « grande
mobilisation de l’école pour les valeurs de la République », lancée après les attentats de janvier.
L’apprentissage de l’hymne national à l’école ne
date pas d’hier. C’est Jean-Pierre Chevènement,
alors ministre de l’éducation, qui l’a rétabli
en 1985. En 2002, Jack Lang le relance sur un
mode plus « multiculturel ». Le ministre avait fait
éditer et distribuer dans les écoles un livre­CD
comprenant une quinzaine de versions : de Ber­
lioz à Gainsbourg, en passant par la version jazz
de Django Reinhardt, une reprise façon samba,
son équivalent en raï et même en house music.
Ces derniers temps, l’heure est très bleu­blanc­
rouge. Depuis le début du quinquennat, tous les
établissements scolaires
sont tenus de suspendre
LE PRÉSIDENT DE
sur leur façade le drapeau tricolore et la deLA RÉPUBLIQUE
vise républicaine. La loi
A VOULU PROFITER
de 2013 sur l’école le leur
impose. L’éducation naDE L’EURO
tionale les encourage à
multiplier la célébration
POUR METTRE
des rites et symboles réEN VALEUR « LA
publicains. A droite, certains en voudraient daMARSEILLAISE »
vantage : le 19 janvier,
80 députés ont déposé
une proposition de loi visant à instaurer une
« journée dédiée au drapeau » à l’école. Une tendance qui ne semble pas susciter une vive adhésion au sein de la communauté éducative. A
l’image de Christian Chevalier, secrétaire général
du SE-UNSA, pour qui « il ne suffit pas de repeindre
la République en bleu-blanc-rouge pour régler les
questions de citoyenneté ». p
aurélie collas
tre la proclamation des droits et
leur mise en œuvre effective.
Quelles sont vos priorités
d’action pour 2016 ?
Notre mission cardinale est
d’éviter le « à quoi bon » de personnes qui se sentiraient abandonnées par la communauté nationale. Soit parce qu’elles ignorent
leurs droits, soient parce qu’elles
ne savent pas à qui s’adresser. L’accès au droit de tous et la capacité
des différents services publics à
leur apporter une réponse sont un
élément de cohésion nationale.
Les 400 délégués du Défenseur
des droits sur le terrain offrent
une grande proximité pour s’attaquer à ce phénomène de non­re­
cours alors que les dénis de droits,
face à l’administration, dans les situations de discrimination, mettent en cause l’égalité, qui est le
principe de la République et le
combat du Défenseur des droits. p
propos recueillis par
jean-baptiste jacquin
MI GRAN TS
Cazeneuve interdit les
manifestations à Calais
Bernard Cazeneuve a annoncé, mercredi 3 février,
« l’interdiction de toutes manifestations susceptibles d’occasionner des troubles à l’ordre
public » à Calais. Cette interdiction, saluée par la maire
(Les Républicains), Natacha
Bouchart, durera « aussi longtemps que le climat actuel demeurera », a précisé le ministre de l’intérieur. La branche
française du mouvement
islamophobe allemand
Pegida comptait y défiler
dans les prochains jours.
CON S OMMAT I ON
Adoption de la loi contre
le gaspillage alimentaire
Le Parlement a définitivement adopté, mercredi 3 février, une proposition de
Guillaume Garot, député (PS)
de la Mayenne, visant à dissuader les grandes surfaces
de jeter de la nourriture et
de rendre leurs invendus
impropres à la consommation. La loi rend obligatoire
une convention pour les
dons entre un distributeur
de denrées alimentaires et
une association caritative.
france | 9
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Pour le FN, la sortie de l’euro attendra
S ERVI C ES PU BLI CS
Le parti d’extrême droite organise un séminaire pour débattre de son projet économique
Le gouvernement a présenté,
mercredi 3 février, 170 nouvelles mesures destinées à faciliter la vie des entreprises et
des particuliers dans leurs relations avec les services publics. Elles s’ajoutent aux
450 autres dispositions prises,
en plusieurs étapes, depuis le
début du quinquennat de
François Hollande. Parmi les
annonces de mercredi, on
trouve la mise à disposition
d’un « simulateur du coût et
des aides à l’embauche » pour
les PME ainsi que l’allégement
des obligations de gardiennage-incendie dans les immeubles de moyenne hauteur
pour favoriser la construction.
L
e Front national va se li­
vrer à un exercice inédit,
du vendredi 5 au dimanche 7 février. Une cinquantaine de dirigeants, élus et personnalités proches du parti d’extrême
droite vont se retrouver pour un
huis clos au country club d’Etiolles
(Essonne), et réfléchir à leur stratégie en vue de l’élection présidentielle de 2017.
Les régionales de décembre 2015,
marquée par l’incapacité du FN à
conquérir la présidence d’exécutifs régionaux malgré ses scores
historiques au premier tour, a
frappé les esprits. Le mot d’ordre
officiel du séminaire est donc de
mettre tous les sujets sur la table
afin que chacun fasse valoir ses
vues. « Ce sera l’occasion d’exprimer des idées intéressantes… ou farfelues », prévoit un cadre frontiste.
Parmi les débats apparus au lendemain des régionales, celui concernant un éventuel changement
de nom du FN semble pour l’instant relégué au second plan. Selon
certains dirigeants, une telle initiative viendrait plutôt sanctionner
un élargissement de la base du FN
au lendemain de la présidentielle
ou des législatives, en 2017.
En revanche, la question du programme économique devrait être
au cœur des discussions. « L’économie, c’est ce qui déterminera notre réussite. Pour le reste, on a
tout », prévenait déjà, avant les
régionales, le vice-président du
FN, Louis Aliot, qui est à l’origine
de ce séminaire.
La question est d’autant plus prégnante que le parti, dont le dis-
cours est présenté comme étatiste,
voire de gauche par les dirigeants
des Républicains, dispose en théorie d’un réservoir de voix plus important à droite : lors de duels au
second tour, comme aux départementales de 2015, le FN l’emporte
parfois face à la gauche, mais très
rarement contre la droite.
« Avec un second tour HollandeMarine Le Pen, Hollande serait élu
avec 60 % des voix, et derrière, ce serait l’explosion des Républicains. Le
Front pourra faire rentrer un paquet de députés, il faut qu’on donne
des signes à cet électorat de droite »,
estime un conseiller régional.
Pour nombre de responsables
frontistes, cela passe par un amendement du programme, ou à tout
le moins par une manière différente de le présenter.
« Vider la querelle »
C’est Louis Aliot qui a ouvert les
hostilités, le 19 janvier, dans Le Figaro, en estimant « qu’il manquait
un chaînon » à la « stratégie économique » du FN, notamment en direction des petits entrepreneurs.
Le conjoint de Marine Le Pen a
jugé qu’il convenait de laisser un
« laps de temps » avant d’engager
une sortie de la France de la zone
euro. Rien qui ne diverge fondamentalement de la ligne définie
par Mme Le Pen et son bras droit
Florian Philippot, mais au FN, on
sonde les détails comme le kremlinologue décryptait les communiqués du Parti communiste.
« Entre les lignes, c’est une critique de Florian, qui a du mal à accepter le débat », note un diri-
Primaire à gauche : une
première réunion à Paris
Une pétition lancée le 11 janvier par des élus et
des intellectuels a recueilli 75 000 signatures
REPORTAGE
C’
est un carton ! » Il est
22 heures,
mercredi
3 février, et le député
européen EELV Yannick Jadot
jubile. La Bellevilloise, salle du
20e arrondissement de Paris bien
connue des militants socialistes et
écologistes, est comble. Plus de
700 personnes sont venues écouter ceux qui ont appelé, le 11 janvier, dans Libération, à l’organisation d’une « primaire des gauches
et des écologistes ». Une pétition
qui a été signée par plus
75 000 personnes.
Avant la réunion, chacun des
initiateurs de l’appel répond aux
micros qui se tendent. L’économiste Thomas Piketty tacle ceux
qui ironisent sur le nombre de signatures. « C’est plus que le nombre total de votants au dernier congrès du PS alors que le parti existe
depuis un siècle », assure-t-il.
Le sociologue Michel Wieviorka
explique que l’initiative n’a de
sens « que si le PS est présent » et
rejette l’argument selon lequel
François Hollande ne pourrait pas
participer à une primaire en étant
à l’Elysée. « C’est une plaisanterie,
estime-t-il. On ne lui demande pas
de passer toute son énergie dans
cette affaire mais de venir faire
deux ou trois débats télévisés. »
A ses côtés, le député Christian
Paul (PS, Nièvre), embraye : « Il faut
trouver une règle compatible mais
cette affaire est loin d’être close. » Et
quid de Jean-Luc Mélenchon qui
refuse de s’inscrire dans la démarche ? « Il ne pourra pas continuer à
s’isoler », juge le chef de file des
frondeurs. Le porte-parole du PCF,
Olivier Dartigolles, n’est pas loin
de penser la même chose.
Quelques mètres plus loin,
Daniel Cohn-Bendit répète qu’il
ne sera pas candidat. « Je ne suis
pas tête d’affiche mais quelqu’un
de retraité en politique. » Débarque
la secrétaire nationale d’EELV, Emmanuelle Cosse, qui fait la bise à la
sénatrice socialiste Marie-Noëlle
Lienemann. Cécile Duflot s’attarde devant les caméras.
Les premiers signataires de l’appel se succèdent à la tribune. Yannick Jadot joue les M. Loyal, vantant la primaire comme « perspective d’un espoir et d’une aventure ». « Si on ne prend pas ce
risque, on va droit au crash démocratique », prévient-il avant de
faire circuler le micro dans la salle.
« Une députée malheureuse »
Une militante socialiste se dit « désemparée et perdue » face à la réforme constitutionnelle qui veut
inscrire dans la Loi fondamentale
la déchéance de nationalité. Ses
propos font écho à ceux de Cécile
Duflot qui se définit comme « une
députée malheureuse ». « On dirait
une réunion des alcooliques anonymes de ceux qui ont soutenu Hollande et qui se demandent comment on en est arrivés là », plaisante-t-elle. Une réplique qu’elle vient
de « piquer » à son voisin, l’essayiste Raphaël Glucksmann.
Quelques minutes plus tard, la
féministe Caroline de Haas appelle à prendre en charge l’organisation de la primaire sans « attendre que les appareils politiques ne
se décident ». Les premiers signataires se donnent désormais jusqu’en mars pour voir comment se
structure le débat. Mais, quelques
heures durant, ils ont réussi à réunir dans une même salle des socialistes, des écologistes et des
communistes autour d’un projet
commun. Au vu de l’état de la gauche, ce n’est déjà pas si mal. p
raphaëlle besse desmoulières
geant. « Les questions économiques sont extrêmement importantes, mais il faut vider la querelle sur
l’euro qui n’existe pas. Ce n’est
qu’une occasion pour certains
coqs de montrer leur ego, au bout
d’un quart d’heure tout le monde
sera d’accord », veut croire Wallerand de Saint Just, trésorier du FN.
Personne, ou presque, ne se risquant à proposer de revenir sur
cette proposition phare du programme du FN, il ne reste qu’à
se mettre d’accord sur les modalités exactes. « Nous défendons tous
la même position, nous ne sommes pas pour une sortie sèche et
unilatérale de l’euro, nous allons
ouvrir un sommet européen, rappelle le député européen Bernard
Monot, un des économistes du
FN. Et il y aura un comité d’arbitrage sur le programme économique. Le séminaire d’Etiolles sera
plus stratégique que technique. »
« Une monnaie, c’est une barrière
constante. C’est un fondement politique, nous sommes un parti
« Ce n’est qu’une
occasion pour
certains coqs
de montrer
leur ego »
WALLERAND DE SAINT JUST
trésorier du FN
souverainiste, insiste M. Philippot, qui tient beaucoup à la mesure. Il faut politiser cette question, la remettre dans le contexte :
nous sommes pour la souveraineté économique. »
D’autres plaident pour placer
sous l’éteignoir ce débat et privilégier les questions microéconomiques. « Il faut mettre en avant les
aspects libéraux de notre programme, pour que la question monétaire ne soit pas l’alpha et
l’oméga », avance un dirigeant.
Une manière de procéder qui se
retrouve déjà dans les campagnes
Nouvelles mesures pour
simplifier les relations
avec l’administration
locales du FN, dont le programme
présente les attributs d’un parti
de droite classique. L’accent pourrait donc être mis sur les baisses
de charges, la taxation sur les
grandes entreprises et la mise en
valeur des PME. Les arbitrages sur
ces sujets permettront de situer le
rapport de forces entre les tenants
d’une ligne libérale assumée, et
ceux qui, comme M. Philippot,
défendent un positionnement
« ni droite ni gauche ».
Pendant ce temps-là, certains
s’échinent à rappeler quel est le
sujet principal sur lequel s’est
bâti le parti d’extrême droite.
« Avoir l’euro ou pas l’euro, cela ne
compte pas si nous avons 3 millions de migrants et qu’il n’y a
plus de France. Il y a des choses accessoires et essentielles, le politique prend le pas sur l’économie »,
défend un visiteur du soir de
Marine Le Pen. Les débats du jour
ne sont pas nécessairement ceux
de demain. p
olivier faye
S ON DAGES D E L’ ÉLYS ÉE
Jean-Michel Goudard,
ex-conseiller de Nicolas
Sarkozy, mis en examen
Jean-Michel Goudard, ancien
conseiller en stratégie de
Nicolas Sarkozy, a été mis en
examen mercredi 3 février
pour favoritisme dans l’affaire
des sondages et dépenses de
communication de l’Elysée
lors du dernier quinquennat.
10 | france
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Renseignement : histoire d’une révolution avortée
Malgré les failles révélées par les attentats, le chef de l’Etat se refuse à bouleverser l’organisation des services
E
n dépit des graves atta­
ques subies en 2015 et des
failles alors relevées dans
le dispositif antiterro­
riste, il n’y aura pas de grand soir
du renseignement en France, con­
trairement à ce qui s’est passé aux
Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou
en Espagne. La réponse du président de la République est tombée
le 14 janvier, à l’Elysée, lors du Conseil national du renseignement,
dont le contenu est demeuré secret. François Hollande se contente d’ajustements : la priorité est
donnée à la surveillance massive
des communications. Et, attestant
la faiblesse de l’Europe en la matière, des agents français vont être
déployés sur le sol européen qu’ils
avaient déserté.
Pour tenter d’améliorer les relations entre services, le chef de
l’Etat a choisi, comme l’a précisé le
laconique communiqué de presse
de l’Elysée, de confier la supervision de la lutte antiterroriste au
ministre de l’intérieur, Bernard
Cazeneuve, et par extension à Patrick Calvar, en charge de la Direction générale de sécurité intérieure (DGSI). Mais dans le même
temps, le président laisse en l’état
la dizaine de structures indépendantes chargées de l’antiterrorisme en France et ne touche pas
aux tutelles. Il acte non seulement
l’échec des structures de coordination mises en place depuis son
arrivée en 2012 mais il conserve
aux autres services un même niveau hiérarchique que celui de la
DGSI. « La DGSE [Direction générale de la sécurité extérieure] et la
DRM [Direction du renseignement militaire] n’ont aucun lien de
subordination vis-à-vis du ministre de l’intérieur », se sont empressés de préciser certains participants au terme de la réunion du
14 janvier.
Querelles de territoire et d’ego
Derrière cette demi-mesure,
M. Hollande espérait également
mettre un terme aux querelles de
territoire et d’ego entre chefs de
services de renseignement qui
prévalaient toujours fin 2015.
Ayant refusé de procéder pour la
DRM à la collecte de données de
communications concernant des
citoyens français, au motif que
cela sortait de son cadre, la DGSE
s’était vu, en retour, bloquer certaines de ses requêtes par la DRM.
De même, alors que le chef de
l’Etat avait déclaré la mobilisation
générale des moyens de l’Etat
après les événements de Charlie
Hebdo, en janvier 2015, des dysfonctionnements demeuraient
lors du suivi des suspects par la
«Les services
français
coopèrent mieux
avec leurs
homologues
étrangers
qu’entre eux »
BERNARD SQUARCINI
chef de la sécurité intérieure
française de 2007 à 2012
se contente de vouloir étanchéiser
le territoire alors que la lutte dépasse largement ce cadre ; en agissant de la sorte, nos efforts seront
vains, car nous allons nous épuiser
et nous resterons myopes ».
Le directeur de la DGSI Patrick Calvar (à droite), avec Denis Favier, directeur general de la gendarmerie nationale (au centre) et
Jean-Marc Falcone, directeur général de la police nationale, à Paris, en janvier 2015. SILVERE GERARD / RESERVOIR PHOTO
DGSE et la DGSI. Ces deux services, malgré les alertes de l’organe
de contrôle des interceptions administratives, la CNCIS (devenue
depuis la CNCTR), « branchaient »
ou « débranchaient » des cibles
dans le plus grand désordre, sans
que l’information circule.
La petite cellule chargée, en
mai 2015, d’assurer un meilleur
suivi des surveillances techniques auprès du ministre de l’intérieur n’avait toujours pas permis,
fin octobre, de remédier à toutes
les failles du dispositif. Bernard
Bajolet, patron de la DGSE, soulignait, lors d’un colloque coorganisé par la CIA, aux Etats-Unis, « le
besoin d’une parfaite coopération
entre les services pour se débarrasser des angles morts, en particulier
pour le suivi des suspects à l’intérieur et à l’extérieur des frontières ». Un sujet sensible, puisque
l’un des frères Kouachi avait ainsi
pu disparaître des radars.
« C’est regrettable mais en matière de coopération, les services
français coopèrent mieux avec
leurs homologues étrangers qu’entre eux », reconnaît le préfet Bernard Squarcini, chef de la sécurité
intérieure française de 2007 à
2012 après une longue carrière
dans l’antiterrorisme aux Renseignements généraux. Si des liens
très étroits existent entre les services français et ses alliés améri-
L’intouchable modèle de la DGSI
C’est un dogme qui a vieilli mais il structure la lutte antiterroriste
depuis trente ans. La Direction générale de la sécurité intérieure
(DGSI) fait à la fois du renseignement et du judiciaire. Jusqu’en 2014, elle s’est accaparé les procédures liées à l’islamisme, ne
laissant qu’un rôle subalterne aux services de police judiciaire classique. « S’il n’y a pas eu d’attentats entre 1996 et 2012, c’est grâce à
ce système », affirme la DGSI. Mais, depuis 2012, les attentats ont
montré les limites d’un modèle qui pèche par la dispersion des forces antiterroristes et un cloisonnement de la DGSI renforcé en 2014
par son rattachement au seul ministre de l’intérieur. Le gouvernement a indiqué qu’il ne toucherait pas à cette organisation.
cains, britanniques ou allemands,
la construction d’un renseignement européen adapté à un phénomène djihadiste qui se joue des
frontières n’est pas d’actualité.
Pour le ministère de l’intérieur,
cette idée pose des questions de
légitimité et de contrôle. Il rappelle que tous les membres de
l’Union ne partagent pas la même
culture démocratique – allusion à
la Hongrie de Viktor Orban. Ce
discours explique la décision du
chef de l’Etat, le 14 janvier, de déployer des agents français de la
DGSE en Europe dans des zones
de passage de migrants alors que
ce service n’opérait plus sur ce
territoire. Les liens avec la Turquie vont être, de plus, renforcés
pour surveiller les francophones
transitant par ce territoire frontalier de la Syrie. De même, la volonté de rapprochement avec les
services syriens, jusque-là niée
par l’Elysée, s’est traduite par l’obtention d’informations via les
services russes, notamment,
pour récupérer les numéros de
passeports délivrés par le régime
de Bachar Al-Assad.
La mesure la plus forte prise, le
14 janvier, concerne la DGSI qui va
se voir déchargée du travail de tri
parmi les milliers de profils suscitant l’inquiétude. « Nous allons
confier aux moyens techniques de
renseignement le suivi de milliers
de personnes en France, les agents
de la DGSI doivent être concentrés
sur les 200 à 300 cas les plus dangereux et pas occupés à suivre des
familles dans des camping-cars »,
détaille-t-on à Matignon. Cette
collecte massive de données de
communication et toutes les informations, y compris celles émanant des contrôles aux frontières
européennes, générées par toute
la communauté du renseignement français, aboutiront dans ce
que l’on surnomme déjà « l’entrepôt », localisé à la DGSE, boulevard Mortier à Paris.
Le refus de toucher aux structures du renseignement en matière
de contre-terrorisme heurte certains experts. « On ne peut pas dire
que l’on est en guerre et ne pas
adapter une organisation qui reste
conçue sur les bases de la lutte contre Al-Qaida », s’insurge Philippe
Hayez, ancien cadre de la DGSE,
spécialiste des politiques de renseignement et enseignant à
Sciences Po Paris. Selon lui, « la
France paie le prix d’une culture
policière en matière de sécurité qui
Le modèle anglo-saxon
Ce déficit de réflexion et de pilotage stratégique dénoncé par
M. Hayez s’incarne, d’après Alain
Juillet, ex-directeur du renseignement à la DGSE et ancien pilier du
Secrétariat général de la défense
et de la sécurité nationale, « dans
l’incapacité » à repenser le renseignement technique, dont le rôle
est devenu central. « Il est temps,
dit-il, de créer une seule agence de
renseignement technique nationale autonome qui agirait pour
l’ensemble des services français ».
Aujourd’hui, ces moyens sont gérés par la seule DGSE et sont accessibles aux autres services selon des modalités dont le périmètre évolue après chaque crise depuis 2010-2011, date de leur
mutualisation.
Pour Alain Chouet, ex-directeur
du renseignement de sécurité à la
DGSE de 2000 à 2002 et spécialiste
de la lutte antiterroriste, celle-ci est
« par nature transversale, or, en
France, on ne mélange pas ; il faut
nous aligner sur un modèle anglosaxon qui part du renseignement
civil et va jusqu’à la frappe ciblée en
Syrie ou en Irak ». Dans l’entourage
du chef d’état-major de l’armée de
terre, on ajoute : « Nos ennemis
font la guerre, il ne faut pas répondre qu’avec des moyens civils. »
Au sein du groupe socialiste, à
l’Assemblée nationale, on défend
le statu quo en matière d’organisation du renseignement : « Ce n’est
pas le moment de tout casser, nous
sommes au faîte d’une réforme qui
a été pensée de 2010 à 2013 et se met
en place depuis. » Une parole qui
cache aussi une crainte : être pris
au dépourvu par une nouvelle attaque alors que l’on aurait ouvert
le grand chantier du renseignement antiterroriste. p
jacques follorou
Les 11 700 fiches « S » pour islamisme mises sous surveillance
L’interception massive de données a été validée par M. Hollande, sans que l’organe de contrôle ait les moyens d’exercer sa mission
C’
est la seule véritable
mesure choc du gouvernement et du président
de la République pour faire pièce
au terrorisme qui a durement
frappé la France en 2015. Lors du
Conseil national du renseignement du 14 janvier, François Hollande a validé la mise en place d’un
dispositif visant, à terme, à mettre
sous surveillance l’ensemble des
données de communication des
11 700 personnes fichées « S » pour
lien avec l’islamisme radical.
Dans les dix jours qui ont suivi
cette réunion à l’Elysée, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) avait déjà transmis
plusieurs dizaines de demandes
d’interception à la nouvelle Commission nationale de contrôle des
techniques de renseignement
(CNCTR) qui ne délivre qu’un avis
facultatif au décideur final, le cabinet du premier ministre. La mon-
tée en puissance doit se faire graduellement pour atteindre des
centaines puis les milliers de fiches « S » placées sous surveillance. La loi sur le renseignement de juillet 2015,notamment
par son article 851-2, permet la collecte de ces données.
Le souci réside dans le fait que les
moyens humains et techniques de
la CNCTR étant, pour l’heure, largement sous-dimensionnés pour
une telle tâche, il a été décidé de
procéder par un examen « simplifié » et « groupé », le temps de
pourvoir aux besoins de l’instance
de contrôle. Le président de la
CNCTR, Francis Delon, n’a pas opposé de résistance à cette procédure qui restreint, de fait, le
champ de sa mission. Aucun délai
n’ayant été fixé pour améliorer
cette capacité de contrôle, le gouvernement se met dans l’illégalité
alors que la loi sur le renseigne-
ment devait justement le replacer
dans le giron du droit.
Il s’agit de collecter des données
de connexions, également appelées métadonnées, qui circulent
dans les câbles et sont captées
grâce aux moyens techniques de
la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et à l’accès
au stockage de données des opérateurs de communication. L’Etat
peut ainsi suivre toutes les con-
Le but affiché
par le ministère
de l’intérieur
est de recentrer
les agents sur
des missions
vraiment utiles
nexions attachées aux adresses IP
d’ordinateurs, de numéros de téléphone, cartes bancaires et tout
autre objet relié à un réseau électronique utilisé par les personnes
fichées. Cette collecte systématique permet de surveiller la vie des
individus de façon bien plus intrusive que par écoute téléphonique. De quoi établir une vaste
toile de surveillance comprenant
également les entourages et les
entourages des entourages.
Ces 11 700 fiches « S » placées
sous surveillance électronique figurent parmi les près de 20 000 fiches « S », pour « sûreté de l’Etat »
aujourd’hui recensées en France,
qui comprennent également des
hooligans, des militants d’extrême droite ou des nationalistes
corses. La fiche « S » n’est pas une
condamnation judiciaire ni un
mandat d’arrêt, simplement une
mise en attention administrative
intermittente, qui permet aux
services de renseignement
d’avoir des informations sur les
allées et venues des personnes fichées sans que celles-ci le sachent.
Dispersion des moyens humains
Face aux nombreux départs vers
la Syrie depuis 2012, les effectifs de
la DGSI, également chargés de déceler les islamistes radicaux qui
peuvent constituer une menace
sur le sol français, sont confrontés
à une dispersion des moyens humains. Le but affiché par le ministère de l’intérieur est de recentrer
ces agents sur des missions vraiment utiles, d’autant qu’un très
grand nombre de surveillances
s’avèrent vaines. Dans le même
temps, la DGSI a perdu de vue des
personnes connues de la justice et
fichées « S » qui ont figuré parmi
les auteurs des principales attaques terroristes depuis 2012.
Néanmoins, tous les profils jugés suspects de liens avec des phénomènes de radicalisation islamiste ne faisant pas nécessairement l’objet d’une fiche « S », cette
base n’est qu’un moyen empirique, parmi d’autres, de resserrer
les mailles du filet. La loi sur le
renseignement donne aussi le
moyen, grâce à des algorithmes
installés chez les opérateurs, de
repérer des « signaux faibles » sur
la Toile. Mais ces algorithmes ne
sont toujours pas au point… « Il
reste à savoir si s’en remettre ainsi
à l’outil technique donnera pour
autant à la DGSI davantage de
marge de manœuvre en matière
de renseignement humain », s’interroge-t-on au sein de la préfecture de police de Paris, qui défend,
à sa petite échelle, un modèle de
renseignement fondé sur la
source humaine et la filature. p
j. fo.
enquête | 11
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
ANNE-GAËLLE AMIOT
Frères ennemis
jakub iwaniuk
varsovie - correspondance
L
eur fratrie est devenue le symbole
du clivage idéologique qui ronge la
Pologne depuis le début de la tran­
sition démocratique. Cette divi­
sion que les médias ont pris l’habi­
tude d’appeler « guerre polono­
polonaise », entre la gauche laïque et libérale,
d’un côté, la droite ultraconservatrice, de
l’autre. A l’aube de la nouvelle « révolution
morale » menée par le parti Droit et justice
(PiS), ce conflit prend toute sa place dans l’actualité. Jacek Kurski, 49 ans, le benjamin, n’a
pas usurpé son surnom de « bull-terrier des
frères Kaczynski ». Il vient d’être nommé, par
la grâce de Jaroslaw Kaczynski, le chef incontesté du PiS, président de la télévision publique polonaise (TVP), à la suite d’une loi médiatique controversée en Europe. Arte a annoncé,
le 29 janvier, qu’elle suspendait son partenariat avec TVP, avec laquelle elle coproduisait régulièrement des programmes depuis 2001.
« Aucune nouvelle coproduction ne sera lancée,
tant qu’Arte n’aura pas l’assurance que la liberté
d’expression, le pluralisme éditorial et l’indépendance de la télévision publique en Pologne
sont garantis », prévient la chaîne franco-allemande dans un communiqué.
L’aîné, Jaroslaw Kurski, 52 ans, est à la tête de
la rédaction de Gazeta Wyborcza, l’emblématique journal de centre gauche fondé par Adam
Michnik, désormais premier quotidien d’opposition au pouvoir. Un journaliste engagé
dans un journal militant, qui incarne aux
yeux des conservateurs tous les maux de la
Troisième République de Pologne, celle de la
transition démocratique prétendument « ratée », du « compromis avec le communisme »
et de « l’avancée des valeurs libérales ». Un acquis dont bien des Polonais sont fiers, et dont
le PiS vient d’entreprendre avec fracas la déconstruction, plaçant chacun des frères Kurski
de part et d’autre de la barricade.
FRACTURE FAMILIALE
Vendredi 8 janvier. La loi en vertu de laquelle
les directeurs des antennes publiques sont
nommés par le ministre du Trésor vient d’être
promulguée. Jacek Kurski fait une entrée
triomphale dans les locaux de TVP. Il ne cache
pas sa satisfaction. Longtemps sur le banc de
touche du parti, il fait son retour dans l’arène à
un poste stratégique. « La télévision publique a
toujours été pour moi un grand amour », décla-
Jacek vient d’être nommé par le pouvoir président
de la télévision publique, Jaroslaw est, lui, à la tête
du célèbre quotidien de centre gauche « Gazeta
Wyborcza ». La vie des frères Kurski résume l’histoire
de deux Pologne, la gauche libérale et la droite
ultraconservatrice, que désormais tout oppose
re-t-il devant la presse. Modeste, il ne l’est pas
vraiment. Cet ancien journaliste politique à la
réputation sulfureuse, qui fut à plusieurs reprises le spin doctor des frères Kaczynski, explique les raisons de sa nomination : « J’ai été
un politique dur et prononcé. C’est parce que je
suis un homme fort, mais également grâce à
ma compréhension du monde des médias, que
je suis le garant de l’indépendance et de la liberté de la télévision publique. » Si la nomination d’un responsable politique aussi marqué
ne trompe pas grand monde – elle a été largement décriée –, certains journalistes n’ont pas
manqué l’occasion de faire quelques selfies
avec le nouveau patron. Jacek Kurski, le malaimé de la politique polonaise, a deux qualités
que personne ne lui conteste : un certain
charme et une grande intelligence.
Samedi 9 janvier. Plusieurs milliers de manifestants, menés par le Comité de défense de la
démocratie (KOD), sont venus exprimer leur
colère devant les locaux de la télévision publique à Varsovie, et défendre la liberté de la
presse contre les appétits du PiS. Ce jour-là,
c’est Jaroslaw, « l’autre Kurski », qui est à l’honneur. D’un tempérament d’habitude réservé,
il prend la parole spontanément devant la
foule. « Aujourd’hui, ils sont venus prendre les
médias publics. Demain, ils viendront prendre
les médias privés, et après encore la société civile et les ONG ! Nous ne leur permettrons pas ! »
Et d’ajouter : « Je m’appelle Jaroslaw. C’est un joli
prénom. Retenez-le. Tous les Kurski ne sont pas
bons à rien ! » C’est sorti tout seul, dira-t-il par
la suite. L’aîné des Kurski, par principe, refuse
de s’exprimer au sujet de son frère. Ils ne
s’adressent plus la parole, et cette douloureuse
fracture familiale constitue un sujet tabou.
Le rédacteur en chef de Gazeta Wyborcza
nous reçoit au siège de son journal. Francophone et francophile, Jaroslaw Kurski a récemment été fait chevalier de la Légion d’honneur
pour son « engagement sans compromis dans
la défense des valeurs de la Pologne démocrati-
JACEK KURSKI,
49 ANS,
LE BENJAMIN,
N’A PAS USURPÉ
SON SURNOM
DE « BULL-TERRIER
DES FRÈRES
KACZYNSKI »
que ». Spectateur engagé, il se passionne pour
l’œuvre de Raymond Aron. A l’opposé de son
frère, grand habitué des sorties polémiques, il
a tendance à bien peser ses mots. A ses yeux,
l’enjeu du conflit politique en Pologne est
d’une gravité sans précédent. « Le PiS questionne le fondement même de la démocratie libérale qu’est la limitation réciproque du pouvoir, souligne-t-il. Ce parti veut créer une nouvelle sorte de citoyen, au profil patriotique-nationaliste, qui est prêt à renoncer à ses libertés
civiques. Pour cela il a besoin des médias. »
Comment voit-il les changements en cours à
la tête des médias publics ? « Le PiS veut faire
des médias publics un instrument d’endoctrinement politique, visant à créer un nouvel
homme et une nouvelle politique historique, estime-t-il. Toute cette idéologie est un premier
pas vers des gouvernements non démocratiques en Pologne. » Au sujet de son frère, nous
n’en saurons pas plus. « Le PiS n’a pas le moindre scrupule à mettre à la tête de la télévision
publique le vice-ministre de la culture. Un politicien. Un communicant », se contentera-t-il de
lâcher. Pour lui, la « résistance » est désormais
dans les mains des médias privés.
TRANSITION DÉMOCRATIQUE COMPLEXE
Le fossé entre les deux Pologne n’a jamais
semblé si grand. Derrière l’histoire des frères
Kurski, c’est l’histoire récente du pays qui se
dessine, celle de la lutte contre le communisme, d’une transition démocratique complexe, marquée de luttes intestines, de paradoxes et d’ambiguïtés. Ils sont issus d’une famille conservatrice, baignés dans le patriotisme dès leur plus jeune âge, dans leur ville
natale de Gdansk, où a aussi émergé le mouvement Solidarnosc. Leur mère fut une résistante de la première heure au sein du syndicat
mené par Lech Walesa. Depuis, elle a été par
deux fois sénatrice dans les rangs du PiS. Jaroslaw était membre des scouts, des jeunesses patriotiques, et ne jurait que par « Dieu, Hon-
neur, Patrie ». Son frère Jacek était de loin le
plus décomplexé des deux. Sa guitare, sur laquelle il entonnait des chants de résistance,
était toujours à portée de main.
Au début des années 1980, ils se retrouvent
unis dans la lutte contre le communisme au
sein de Solidarnosc. Ils avaient en commun un
anticommunisme radical, se rendaient ensemble aux manifestations prodémocratiques et écrivaient dans les mêmes journaux
souterrains. Arrêté par la police, Jaroslaw fit
deux mois de prison. « J’étais jaloux. Lui avait
été condamné par la justice. Moi, je n’ai été arrêté que pour quarante-huit heures », dira plus
tard son frère. En 1988, Jacek fait la connaissance des frères Kaczynski. Il sera immédiatement fasciné par leur discours et leur approche radicale de transformation. C’est l’époque
où l’opposition démocratique se scinde en
deux, entre les partisans de la transition de
compromis avec l’ancien régime et ceux de la
rupture brutale. Les frères Kurski se retrouvent
chacun de part et d’autre de la ligne de front.
Jaroslaw devint porte-parole de Lech Walesa
en 1989. Poste qu’il n’occupera que quelques
mois : déçu par les luttes de pouvoir au sommet de la démocratie polonaise naissante, il
écrira un best-seller très critique sur le futur
président. « Walesa m’a immunisé pour toujours contre le virus de la politique. Tous mes
idéaux sont alors tombés », dira-t-il. En 1992, il
entre à Gazeta Wyborcza, qu’il ne quittera plus.
Jacek, lui, prend le chemin inverse. « Il était
persuadé qu’une grande carrière politique l’attendait. Son ambition était sans limites, à
l’image de son ego surdimensionné », confie un
de ses proches de l’époque. Son parcours politique sera sinueux, ponctué de nombreux revirements qui lui forgeront une réputation de
grand cynique. « Il est brillant, mais son caractère le détruit. Il est impitoyable dans ses efforts
de carrière, quitte à marcher sur des cadavres »,
dira de lui en 2003 Lech Kaczynski, président
de la République de 2005 à sa mort en 2010.
Envers les frères Kaczynski, Jacek Kurski ne
sera pas vraiment un modèle de loyauté.
En 2002, il s’engage auprès de la Ligue des familles polonaises (LPR), parti d’extrême droite
catholique, et appelle à voter non au référendum d’entrée dans l’UE. Il organisera pour le
compte de ce parti une campagne de communication très efficace en vue des élections
européennes, avant de revenir immédiatement au PiS. « Jaroslaw Kaczynski ne cessera de
lui pardonner ses trahisons et de lui donner des
dernières chances. Avant tout parce qu’il est efficace. Mais au PiS il n’a que des ennemis », assure un politique du parti. Star des tabloïds,
ses sorties controversées, ses condamnations
pour diffamation, ses divers abus pendant les
mandats qu’il exerçait façonneront sa réputation délétère. « Il a peut-être été un bon communicant, mais paradoxalement sa propre
image dans l’opinion est dramatique », ajoute
notre interlocuteur. Lors de la campagne présidentielle de 2005, il reprochera à Donald
Tusk que son grand-père ait servi dans la Wehrmacht, ce qui lui vaudra une brève exclusion du PiS. « Tous ceux qui disent que quelqu’un veut lever la main sur Jaroslaw Kaczynski
doivent savoir que Jacek Kurski coupera cette
main », déclarera-t-il par la suite.
Marek Migalski, ancien eurodéputé PiS, a sa
petite théorie sur la relation ambiguë entre
Jacek Kurski et Jaroslaw Kaczynski. « Ils sont
tous les deux très intelligents, dit-il. Kaczynski
est entouré de gens loyaux, mais qui ne brillent
pas par leur intellect. Kurski est donc un bon
partenaire de discussion. Mais aussi un bon soldat. Il a passé un ultime test de loyauté, et il est à
présent complètement dépendant de la volonté
de Kaczynski. » Sur l’avenir de la télévision publique, Marek Migalski ne se fait pas d’illusions : « Ce sera un tube de propagande des succès du gouvernement, sans nuances. Mais,
puisque Kurski est talentueux, il arrivera même
à en faire un tube de bonne qualité, voire intéressant, comme au temps du communisme ! »
Le 18 janvier, Jacek Kurski a annoncé la création d’une chaîne publique d’information internationale en langue anglaise, Poland24. Folie des grandeurs ? Peut-être l’envie de faire
profiter la planète entière des succès du PiS…
Jaroslaw Kurski, lui, poursuit son combat
d’idées dans l’opposition. Une bataille qui ne
sera pas de tout repos, le pouvoir étant plus
que jamais déterminé à en découdre. Les médias étiquetés « libéraux » et « de gauche »
viennent d’être bannis des administrations
publiques, ce qui représente un manque à gagner de plusieurs milliers d’exemplaires par
jour. Des voix s’élèvent au PiS pour les priver
des recettes publicitaires venues des entreprises publiques. Ce serait un coup très dur à encaisser. Jacek Kurski accuse Gazeta Wyborcza
de « propagande anti-PiS ». Jaroslaw ne mâche
pas ses mots à l’égard du gouvernement.
A l’image de la fratrie Kurski, les deux Pologne semblent aujourd’hui irréconciliables.
Qu’ont-elles en commun ? Un passé, sur lequel
elles ne sont pas d’accord. Entre Rome et Byzance, le cœur des Polonais balance. Il faudra
encore un peu de temps avant que la jeune démocratie polonaise n’apprenne à apprivoiser
sa liberté et à panser ses plaies historiques.
Fort heureusement, entre les hommes, tout
n’est pas politique. p
12 | débats
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Cologne, lieu de fantasmes
Selon l’écrivain Kamel Daoud,
l’accueil des réfugiés demande d’admettre
que leur donner des papiers ne suffira pas à
les guérir du profond sexisme qui sévit
dans le monde arabo-musulman
par kamel daoud
Q
ue s’est­il passé à Cologne la nuit de la SaintSylvestre ? On peine à le
savoir avec exactitude en
lisant les comptes rendus, mais on sait – au
moins – ce qui s’est passé
dans les têtes. Celle des agresseurs, peutêtre ; celle des Occidentaux, sûrement.
Fascinant résumé des jeux de fantasmes.
Le « fait » en lui-même correspond on ne
peut mieux au jeu d’images que l’Occidental
se fait de l’« autre », le réfugié-immigré : angélisme, terreur, réactivation des peurs d’invasions barbares anciennes et base du binôme barbare-civilisé. Des immigrés accueillis s’attaquent à « nos » femmes, les
agressent et les violent.
Cela correspond à l’idée que la droite et l’extrême droite ont toujours construite dans les
discours contre l’accueil des réfugiés. Ces
derniers sont assimilés aux agresseurs,
même si l’on ne le sait pas encore avec certitude. Les coupables sont-ils des immigrés
installés depuis longtemps ? Des réfugiés récents ? Des organisations criminelles ou de
simples hooligans ? On n’attendra pas la réponse pour, déjà, délirer avec cohérence. Le
« fait » a déjà réactivé le discours sur « doit-on
accueillir ou s’enfermer ? » face à la misère du
monde. Le fantasme n’a pas attendu les faits.
LE RAPPORT À LA FEMME
Angélisme aussi ? Oui. L’accueil du réfugié,
du demandeur d’asile qui fuit l’organisation
Etat islamique ou les guerres récentes pèche
en Occident par une surdose de naïveté : on
voit, dans le réfugié, son statut, pas sa culture ; il est la victime qui recueille la projection de l’Occidental ou son sentiment de devoir humaniste ou de culpabilité. On voit le
survivant et on oublie que le réfugié vient
d’un piège culturel que résume surtout son
rapport à Dieu et à la femme.
En Occident, le réfugié ou l’immigré sauvera son corps mais ne va pas négocier sa
culture avec autant de facilité, et cela, on
l’oublie avec dédain. Sa culture est ce qui lui
reste face au déracinement et au choc des
nouvelles terres. Le rapport à la femme, fondamental pour la modernité de l’Occident,
lui restera parfois incompréhensible pendant longtemps lorsqu’on parle de l’homme
lambda. Il va donc en négocier les termes par
peur, par compromis ou par volonté de garder « sa culture », mais cela changera très,
très lentement. Il suffit de rien, du retour du
grégaire ou d’un échec affectif pour que cela
« LA FEMME ÉTANT
DONNEUSE DE VIE
ET LA VIE ÉTANT
PERTE DE TEMPS,
LA FEMME DEVIENT
LA PERTE DE L’ÂME »
revienne avec la douleur. Les adoptions collectives ont ceci de naïf qu’elles se limitent à
la bureaucratie et se dédouanent par la charité.
Le réfugié est-il donc « sauvage » ? Non.
Juste différent, et il ne suffit pas d’accueillir
en donnant des papiers et un foyer collectif
pour s’acquitter. Il faut offrir l’asile au corps
mais aussi convaincre l’âme de changer.
L’Autre vient de ce vaste univers douloureux
et affreux que sont la misère sexuelle dans le
monde arabo-musulman, le rapport malade
à la femme, au corps et au désir. L’accueillir
n’est pas le guérir.
Le rapport à la femme est le nœud gordien,
le second dans le monde d’Allah. La femme
est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou
possédée. Cela dénote un rapport trouble à
l’imaginaire, au désir de vivre, à la création et
à la liberté. La femme est le reflet de la vie
que l’on ne veut pas admettre. Elle est l’incarnation du désir nécessaire et est donc coupable d’un crime affreux : la vie.
C’est une conviction partagée qui devient
très visible chez l’islamiste par exemple. L’islamiste n’aime pas la vie. Pour lui, il s’agit
d’une perte de temps avant l’éternité, d’une
tentation, d’une fécondation inutile, d’un
éloignement de Dieu et du ciel, et d’un retard
sur le rendez-vous de l’éternité. La vie est le
produit d’une désobéissance et cette désobéissance est le produit d’une femme. L’islamiste en veut à celle qui donne la vie, perpétue l’épreuve, qui l’a éloigné du paradis par
un murmure malsain et qui incarne la distance entre lui et Dieu. La femme étant donneuse de vie et la vie étant perte de temps, la
femme devient la perte de l’âme. L’islamiste
est tout aussi angoissé par la femme parce
qu’elle lui rappelle son corps à elle et son
corps à lui.
FANNY MICHAELIS
LA LIBERTÉ QUE LE RÉFUGIÉ DÉSIRE
Le corps de la femme est le lieu public de la
culture : il appartient à tous, pas à elle.
Comme je l’écrivais il y a quelques années à
propos de la femme dans le monde arabe :
« A qui appartient le corps d’une femme ? A sa
nation, sa famille, son mari, son frère aîné,
son quartier, les enfants de son quartier, son
père et à l’Etat, la rue, ses ancêtres, sa culture
nationale, ses interdits. A tous et à tout le
monde, sauf à elle-même. Le corps de la
femme est le lieu où elle perd sa possession et
son identité. Dans son corps, la femme erre en
invitée, soumise à la loi qui la possède et la dépossède d’elle-même, gardienne des valeurs
des autres que les autres ne veulent pas endosser par [pour] leurs corps à eux. Le corps
de la femme est son fardeau qu’elle porte sur
son dos. Elle doit y défendre les frontières de
tous, sauf les siennes. Elle joue l’honneur de
tous, sauf le sien qui n’est pas à elle. Elle l’emporte donc comme un vêtement de tous, qui
lui interdit d’être nue parce que cela suppose
la mise à nu de l’autre et de son regard. »
Une femme est femme pour tous, sauf
pour elle-même. Son corps est un bien vacant pour tous et sa « malvie » à elle seule.
Elle erre comme dans un bien d’autrui, un
mal à elle seule. Elle ne peut pas y toucher
sans se dévoiler, ni l’aimer sans passer par
tous les autres de son monde, ni le partager
sans l’émietter entre dix mille lois. Quand
elle le dénude, elle expose le reste du monde
et se retrouve attaquée parce qu’elle a mis à
nu le monde et pas sa poitrine. Elle est enjeu,
mais sans elle ; sacralité, mais sans respect de
venant
de choc
¶
Kamel Daoud est un
écrivain algérien. Il est
notamment l’auteur de
Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014),
Prix Goncourt du premier roman. Il est également chroniqueur au
Quotidien d’Oran.
Cet article a d’abord
été publié en Italie
dans le quotidien
La Repubblica.
sa personne ; honneur pour tous, sauf le
sien ; désir de tous, mais sans désir à elle. Le
lieu où tous se rencontrent, mais en l’excluant elle. Passage de la vie qui lui interdit sa
vie à elle.
C’est cette liberté que le réfugié, l’immigré,
veut, désire mais n’assume pas. L’Occident
est vu à travers le corps de la femme : la liberté de la femme est vue à travers la catégorie religieuse de la licence ou de la « vertu ».
Le corps de la femme est vu non comme le
lieu même de la liberté essentielle comme
valeur en Occident, mais comme une décadence : on veut alors le réduire à la possession, ou au crime à « voiler ». La liberté de la
femme en Occident n’est pas vue comme la
raison de sa suprématie mais comme un caprice de son culte de la liberté. A Cologne,
l’Occident (celui de bonne foi) réagit parce
qu’on a touché à « l’essence » de sa modernité, là où l’agresseur n’a vu qu’un divertissement, un excès d’une nuit de fête et d’alcool
peut-être.
LE PROBLÈME DES « VALEURS »
Cologne, lieu des fantasmes donc. Ceux des
extrêmes droites qui crient à l’invasion barbare et ceux des agresseurs qui veulent le
corps nu car c’est un corps « public » qui n’est
propriété de personne. On n’a pas attendu
d’identifier les coupables, parce que cela est à
peine important dans les jeux d’images et de
clichés. De l’autre côté, on ne comprend pas
encore que l’asile n’est pas seulement avoir
des « papiers » mais accepter le contrat social
d’une modernité.
Le sexe est la plus grande misère dans le
nicolas demorand
le 18/20
mond
15 un jour dans le monde
18:15
19:20 le téléphone sonne
« monde d’Allah ». A tel point qu’il a donné
naissance à ce porno-islamisme dont font
discours les prêcheurs islamistes pour recruter leurs « fidèles » : descriptions d’un paradis plus proche du bordel que de la récompense pour gens pieux, fantasme des vierges
pour les kamikazes, chasse aux corps dans
les espaces publics, puritanisme des dictatures, voile et burka.
L’islamisme est un attentat contre le désir.
Et ce désir ira, parfois, exploser en terre d’Occident, là où la liberté est si insolente. Car
« chez nous », il n’a d’issue qu’après la mort
et le jugement dernier. Un sursis qui fabrique
du vivant un zombie, ou un kamikaze qui
rêve de confondre la mort et l’orgasme, ou
un frustré qui rêve d’aller en Europe pour
échapper, dans l’errance, au piège social de sa
lâcheté : je veux connaître une femme mais
je refuse que ma sœur connaisse l’amour
avec un homme.
Retour à la question de fond : Cologne est-il
le signe qu’il faut fermer les portes ou fermer
les yeux ? Ni l’une ni l’autre solution. Fermer
les portes conduira, un jour ou l’autre, à tirer
par les fenêtres, et cela est un crime contre
l’humanité.
Mais fermer les yeux sur le long travail
d’accueil et d’aide, et ce que cela signifie
comme travail sur soi et sur les autres, est
aussi un angélisme qui va tuer. Les réfugiés
et les immigrés ne sont pas réductibles à la
minorité d’une délinquance, mais cela pose
le problème des « valeurs » à partager, à imposer, à défendre et à faire comprendre. Cela
pose le problème de la responsabilité après
l’accueil et qu’il faut assumer. p
avec les chroniques
d’Arnaud Leparmentier
et d’Alain Frachon
dans un jour dans le monde
de 18 :15 à 19 :00
éclairages | 13
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Le mirage d’une primaire de la gauche
ANALYSE
thomas wieder
Service France
F
LES DÉÇUS SONT
LÉGION AU PS
ET CEUX
QUI PEUVENT
PRÉTENDRE
À L’ÉLYSÉE SONT
CRUELLEMENT
ABSENTS
aire le vide autour de lui. Neutraliser
ceux qui souhaitent l’empêcher de se
présenter en 2017. A quinze mois de
l’échéance, François Hollande n’a certes aucune assurance de prolonger de cinq
ans son séjour à l’Elysée. Mais il est peut-être
en passe de conjurer une menace : celle de devoir se soumettre à une primaire, comme ce
fut le cas en 2011, pour imposer une nouvelle
fois sa candidature à l’élection présidentielle.
Cette idée peut surprendre, alors que les appels à une primaire se multiplient à gauche.
Or, la difficulté est que ces appels se heurtent
à deux sérieux obstacles. Le premier est lié à
son périmètre. Pour l’heure, la direction du PS
ne ferme pas totalement la porte mais pose de
telles conditions (que la primaire aille « de
Macron à Mélenchon », que M. Hollande y participe et que les autres candidats se rallient à
celui-ci s’il gagne la primaire) que sa participation est peu probable. C’est aussi le cas de
Jean-Luc Mélenchon, qui préfère faire cavalier
seul que se présenter à une primaire que
M. Hollande pourrait remporter.
Faute d’une large primaire, seule une primaire de petite envergure paraît envisageable. Mais, là encore, cela n’a rien d’évident.
D’abord parce que, sous la Ve République, les
campagnes présidentielles ont toujours été
pour les « petits » partis de gauche, y compris
pour ceux qui sont allergiques à la nature monarchique des institutions, l’occasion de peser dans le débat public. Les imagine-t-on, dès
lors, se priver d’un tel rendez-vous ? L’hypothèse est peu probable. Elle l’est d’autant
moins que cette partie de la gauche reste
structurée autour de formations dont les cultures politiques demeurent bien distinctes.
Que celles-ci partagent une même aversion
pour M. Hollande ne fait aucun doute. Qu’elles acceptent, au nom de cet adversaire commun, de se fédérer derrière un candidat unique – et donc de disparaître du paysage lors du
rendez-vous majeur de la vie politique française – est beaucoup moins évident.
SITUATION PARADOXALE
Les partisans d’une primaire à gauche existent
aussi au sein du PS. Pour autant, les espoirs de
ces « frondeurs » ont eux aussi peu de chance
d’aboutir dans la mesure où s’acharner reviendrait, pour eux, à prendre le risque d’exclusion
ou de scission. Or ce risque est à la fois coûteux
et hasardeux. Coûteux parce qu’il condamnerait les dissidents à se voir priver de ce que le
soutien du parti peut leur apporter en termes
d’investitures pour les futures élections législatives, municipales, etc. Hasardeux car on voit
mal, à ce stade, qui pourrait, au PS, incarner
une candidature de poids face à M. Hollande.
Là se trouve le second obstacle à l’organisation d’une primaire à gauche. Depuis 2012, le
PS se trouve en effet dans une situation para-
doxale, celle d’un parti où les désenchantés
sont légion mais où ceux qui peuvent prétendre à la fonction suprême sont cruellement absents, étonnamment discrets, passablement
désorganisés ou politiquement hors jeu.
C’est le cas de Martine Aubry. Depuis 2012,
malgré des critiques ponctuelles contre telle
ou telle décision du gouvernement (du travail
du dimanche à la déchéance de nationalité en
passant par la réforme territoriale), la maire de
Lille n’a jamais franchi le Rubicon. Bien au contraire : lors du congrès de Poitiers, en juin 2015,
elle s’est bien gardée de rejoindre la motion des
« frondeurs », préférant rallier celle soutenue
par Manuel Valls. Affaiblie localement après la
défaite de son ami Pierre de Saintignon aux régionales, occupant une place peu lisible au sein
de la majorité, Mme Aubry se retrouve dans une
situation peu porteuse pour se lancer dans la
course à l’Elysée. Si tant est qu’elle en ait l’envie,
ce qui est loin d’être certain.
A l’instar de Mme Aubry, aucun des autres candidats à la primaire socialiste de 2011 ne menace plus réellement le chef de l’Etat. Depuis
son faible score enregistré à l’époque, Ségolène
Royal a admis que son destin présidentiel était
derrière elle. Aujourd’hui premier ministre,
M. Valls n’est pas, non plus, en situation de défier M. Hollande en 2017. Nul ne comprendrait
en effet qu’il s’oppose dans quelques mois à celui qu’il a fidèlement servi depuis quatre ans.
Quant à Arnaud Montebourg, si sa sortie fracassante du gouvernement, en août 2014,
pourrait lui servir de rampe de lancement
pour 2017, force est de constater qu’il n’en reste
pas grand-chose : absent de la scène politique,
mystérieux quant à ses ambitions élyséennes,
l’ancien ministre de l’économie n’a pas profité
des derniers mois pour faire grossir ses troupes ni pour imposer un projet politique global
qui aille au-delà de la simple critique de la ligne
économique du gouvernement.
Ailleurs au PS, le chef de l’Etat n’a guère plus
d’adversaires sérieux à redouter. Il en va ainsi
de Laurent Fabius, ce rival historique que
M. Hollande a habilement neutralisé en le
nommant au Quai d’Orsay et dont la possible
entrée au Conseil constitutionnel vitrifierait
les rêves présidentiels. C’est aussi le cas des anciens « quadras », les Moscovici, Peillon, Hamon qui, pour des raisons différentes, ont quasiment disparu de la scène politique nationale.
Restent quelques noms. Anne Hidalgo, par
exemple, qui ne manque certes pas une occasion d’attaquer le gouvernement, mais dont
on voit mal qu’elle délaisse prochainement
l’Hôtel de Ville de Paris pour briguer l’Elysée. Et
puis enfin une poignée de trentenaires aux
dents longues, tels Najat Vallaud-Belkacem ou
Emmanuel Macron, dont la nomination à des
postes éminents du gouvernement a sans
doute nourri les ambitions. Mais, de ce côté-là
non plus, M. Hollande n’a guère d’inquiétudes
à avoir d’ici à 2017 : pour eux, la présidentielle
arrive trop tôt, trop tôt en tout cas pour oser défier celui à qui ils doivent tout. p
[email protected]
LETTRE DE JÉRUSALEM | par p iot r smol ar
Les Arabes israéliens ont-ils le droit d’être livrés à domicile ?
S’
asseoir devant son ordinateur, aller sur le site d’un supermarché,
remplir son panier virtuel, payer
par carte et attendre la livraison.
Cette démarche banale, dans le monde connecté, peut avoir une dimension hautement
politique. En Israël, elle fait l’objet, depuis le
20 janvier, d’une plainte collective, déposée
au tribunal de district d’Haïfa contre la chaîne
de magasins Shufersal. Deux plaignants réclament 450 millions de shekels (104 millions
d’euros), s’estimant discriminés. Ils sont tous
deux arabes israéliens et n’ont pas la possibilité d’être livrés à domicile.
Ces deux habitants de Fassuta et Rameh ont
découvert que leurs villages ne figuraient pas
dans les zones de distribution définies par le
supermarché. Or, ils ont établi que des Israéliens vivant dans des municipalités voisines,
essentiellement peuplées par des juifs, bénéficiaient du service de livraison de Shufersal,
la plus puissante chaîne du pays avec près de
240 magasins. Les voitures chargées des cartons de produits traversent même les localités
arabes, mais ne s’y arrêtent pas.
Pour Me Jamela Hardal, l’avocate des plaignants, l’explication ne fait guère de doute.
« Nous avons examiné le magasin en ligne avec
un expert en sciences de l’information et nous
LES INDÉGIVRABLES PAR GORCE
avons découvert que le service existe dans 98 %
des villes et villages juifs (313 sur 320), y compris
de très petits et distants, tandis que 90 % des
villes et villages arabes ne sont pas couverts,
explique-t-elle. Nous avons examiné s’il existait de possibles critères économiques ou liés
au marketing, mais n’en avons pas trouvé. Dès
lors, il est apparu clairement qu’il existe une
discrimination au niveau national. » Shufersal
a réagi en assurant qu’elle fournissait ses services sans égard pour la religion, la race ou le
sexe des clients.
Selon l’avocate, cette plainte groupée constitue une démarche sans précédent. Elle intervient alors que la question des discriminations contre les Arabes israéliens – 20 % de la
population – est âprement débattue. La Liste
arabe unie avait obtenu un excellent résultat
aux élections législatives de mars 2015 en défendant l’idée des droits égaux entre tous les
citoyens, juifs et non juifs. Quelques jours
après Noël, la communauté arabe a entrevu
un cadeau inattendu de la part du premier
ministre, Benyamin Nétanyahou. Celui-là
même qui, le jour des élections, avait appelé à
la mobilisation des électeurs juifs contre la
menace supposée d’un vote massif des citoyens arabes, vus comme une cinquième
colonne.
Le 30 décembre 2015, le gouvernement a annoncé un plan de 15 milliards de shekels
(3,4 milliards d’euros) sur cinq ans pour les
minorités (musulmans, chrétiens, Bédouins,
druzes, Circassiens). Cet effort vise à donner
un coup de fouet dans tous les secteurs : éducation, transports publics, infrastructures
routières, initiatives pour l’emploi, sécurité,
autorités locales, etc. L’un des objectifs du
plan est de permettre le développement de
structures d’habitation élevées, pour changer
le paysage urbain.
DISCOURS OFFENSIF
Puis est venu l’attentat de la rue Dizengoff, à
Tel-Aviv, le 1er janvier. Un Arabe israélien a mitraillé une terrasse, en plein jour, tuant deux
personnes. Une traque d’une semaine a suivi,
avant que l’agresseur ne soit encerclé et tué.
Le lendemain de l’attentat, M. Nétanyahou
s’est rendu sur les lieux et a tenu un discours
offensif contre la communauté arabe. Plus
question de discriminations, mais de
« loyauté » vis-à-vis de l’Etat.
« Je ne suis pas prêt à accepter deux Etats
d’Israël, a-t-il déclaré, un Etat de droit pour la
plupart de ses citoyens et un Etat dans l’Etat
pour certains, dans des enclaves où il n’y a pas
d’application de la loi et où il y a des incita-
tions à la violence islamiste, une criminalité
endémique et des armes illégales souvent utilisées lors d’événements comme des mariages.
Cette ère prend fin. » Le plan de développement ne pourra être mis en œuvre si la loi
n’est pas appliquée, a prévenu le premier ministre. Pourtant, son gouvernement n’est
guère enclin à empêcher le développement
des avant-postes juifs en Cisjordanie, constructions illégales non seulement eu égard
au droit international, mais aux yeux de la loi
israélienne.
Le 24 janvier, les Arabes israéliens ont compris que le plan de développement serait accompagné d’une potion amère. Le procureur
général adjoint, Erez Kaminitz, qui a dirigé un
comité chargé d’examiner le suivi des démolitions de constructions illégales, a remis ses
conclusions. Il préconise de revoir à la hausse
les pénalités et de convoquer au poste ceux
qui refusent l’exécution des décisions administratives. Selon le comité, près de
50 000 habitations arabes ont été bâties sans
autorisation préalable. Les élus de la communauté arabe mettent en avant le refus des
autorités d’accroître le périmètre constructible pour leurs municipalités. p
[email protected]
L’ENSEIGNE
SHUFERSAL
ASSURE QU’ELLE
FOURNISSAIT
SES SERVICES
SANS ÉGARD
POUR LA RELIGION,
LA RACE OU LE
SEXE DES CLIENTS
La magnificence des « mastabas » de Saqqarah
COLLECTION EGYPTOMANIA
L
e quatrième volume de la collection
« Egyptomania », coédité avec les éditions Altaya, nous emmène à Saqqarah, sur la rive occidentale du Nil, en
Basse-Egypte. C’est là que se firent enterrer de
nombreux pharaons, ainsi que les membres de
l’aristocratie et de la société civile, tout au long
de l’Egypte ancienne. Les tombes, leur dernière
demeure pour l’éternité, étaient pour la plupart
basses et rectangulaires. Construites en brique,
elles recouvraient des puits funéraires creusés
dans le sol. Aux yeux des Arabes du XIXe siècle,
ces structures énigmatiques ressemblaient aux
bancs placés devant les demeures modernes.
Raison pour laquelle, ils les baptisèrent « mastabas » (« banc » en arabe).
Ce volume fait la part belle à ces tombes qui
précèdent les célèbres pyramides. Riche en cartes, plans, maquettes et illustrations en couleurs, il retrace les nombreuses évolutions que
vont connaître ces constructions funéraires
tout au long de l’Ancien Empire (2700 à
2200 av. J.-C). Considérablement affaiblis par le
pouvoir royal, les nobles égyptiens reçoivent
au départ des sépultures modestes. Au cours de
la IIIe dynastie, lorsque Imhotep, le chancelier
du pharaon Djoser, construit la première pyramide d’Egypte, les mastabas des nobles sont
alors faits de brique crue. L’intérieur des tombes est pauvre en figurations. L’œil n’y voit
guère que des cortèges de porteurs d’offrandes
et des scènes de boucherie.
LIEU D’UNE ACTIVITÉ ARTISTIQUE
Avec le triomphe de l’absolutisme sous Snéfrou, puis sous son fils Khéops, les charges suprêmes de l’Etat – celles de grand prêtre de Râ,
de vizir, de scribe royal ou de gouverneur – ont
été dévolues à des fils royaux. Une noblesse de
sang royal apparaît sous la IVe dynastie. Le mastaba s’anoblit sous la dynastie suivante : la
pierre remplace la terre crue, les parois des
chambres funéraires se couvrent de bas-reliefs,
de statues, de peintures et d’inscriptions.
Autour et au-dessous de cette haute aristocratie se forme alors une classe moyenne qui atteint son apogée à la fin de l’Ancien Empire. Désormais, propriétaires terriens, commerçants
et fonctionnaires, originaires de la petite no-
blesse, de la bourgeoisie, voire du prolétariat, se
font enterrer dans des mastabas.
La tombe civile devient le lieu d’une activité
artistique qui ne cesse de s’épanouir jusqu’au
crépuscule de l’Ancien Empire. A l’instar du sublime mastaba de Mérérouka, les salles des
mastabas sont décorées de scènes évoquant la
vie du défunt. Nulle scène de lamentation, de
mort ou de violence. Sont représentés le Nil, la
terre d’Egypte, sa faune, sa flore, ses richesses.
Cet ouvrage revient également sur les textes
des pyramides, passeport des pharaons pour
l’éternité. Ces formules en hiéroglyphes, datant
de l’Ancien Empire, étaient destinées à faciliter
la montée du défunt au ciel. C’est aussi ce qui
nous fascine tant chez les Egyptiens : leur soif
de survie, mais aussi leur société complexe et
supérieurement organisée. p
antoine flandrin
EGYPTOMANIA, une collection
« Le Monde »-volume n°4 : Saqqarah
– L’Egypte avant les pharaons
– Les mastabas de Saqqarah – Art
et artisanat – Rahotep et Nephret.
En vente en kiosques dès le 4 février à 7,99€.
14 | disparitions & carnet
Michael
Sheringham
Professeur de littérature
française à Oxford
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
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En 2010.
BRITISH ACADEMY
S
pécialiste de littérature
française moderne et contemporaine, titulaire de la
chaire Maréchal Foch à
l’université Oxford entre 2004 et
2015, année où il a pris sa retraite,
Michael Hugh Tempest Sheringham est mort le 21 janvier, à l’âge
de 68 ans, des suites d’un cancer.
Né le 2 juin 1948 au Caire, Michael
Sheringham avait été professeur
de littérature française à la Royal
Holloway University de Londres
(1995-2004), avant d’être élu à la
plus prestigieuse des chaires de littérature française au RoyaumeUni, auparavant occupée par le
grand historien de l’art Jean
Seznec, et deux proustiens éminents, Malcolm Bowie et Jean-Yves
Tadié. Il avait fait ses études universitaires entre 1966 et 1973 à
l’université de Kent, à Canterbury,
une des universités créées au
Royaume-Uni au milieu des années 1960, où soufflait un vent
d’ouverture et d’invention, et où il
avait été enseignant de 1974 à 1995.
L’autobiographie et le quotidien
Michael Sheringham a d’abord travaillé sur André Breton et le surréalisme, la poésie et la fiction
d’avant-garde. Dans ce sillage, il a
ensuite ouvert d’autres grands
chantiers : l’autobiographie et le
quotidien. Ces grandes enquêtes,
longuement mûries, qui faisaient
jouer ensemble littérature, philosophie et sciences humaines, ont
donné lieu à des livres importants : French Autobiography. Devices and Desires, Rousseau to Perec
(Clarendon Press, 1993) et Everyday Life. Theories and Practices
from Surrealism to the Present (Oxford University Press, 2009), traduit en 2013 sous le titre Traversées
du quotidien (PUF). Dans ce dernier opus, il explore la manière
dont la question du quotidien s’est
trouvée au centre de la réflexion
intellectuelle en France entre 1945
et 1980, autour des œuvres
d’Henri Lefebvre, des situationnistes, de Barthes, de Leiris, de Perec
ou de Michel de Certeau.
Il a aussi édité Parisian Fields
(1996) et The Art of the Project : Projects and Experiments in Modern
French Culture (2005). Ses articles
portent sur de très nombreux
auteurs, avec une fidélité particulière pour Yves Bonnefoy, Jacques
Réda, Georges Perec, Jacques Roubaud, Patrick Modiano, Marie
NDiaye, Pascal Quignard ou Pierre
Michon. Il achevait un nouveau livre sur la notion d’archives dans la
littérature et la pensée françaises
contemporaines.
La qualité de ses travaux et de sa
personne, les liens de confiance et
AU CARNET DU «MONDE»
2 JUIN 1948 Naissance
au Caire
1995-2004 Professeur de littérature française à la Royal Holloway (université de Londres)
2004 Elu à la chaire Maréchal
Foch à l’université Oxford
2009 Publie « Traversées
du quotidien » (PUF, 2013)
21 JANVIER 2016 Mort
d’amitié qu’il a noués avec nombre d’écrivains et d’universitaires
français lui ont permis de placer
Oxford sur la carte de la recherche
internationale en matière de littérature française contemporaine : il
y a fédéré et officialisé son enseignement, à l’image du mouvement qui a eu lieu en France au
cours des vingt dernières années.
Michael Sheringham a déployé
une activité inlassable au service
de la littérature et de la culture
françaises au Royaume-Uni en
tant que président de la Society for
French Studies et, pendant de longues années, du Comité de la Maison française d’Oxford. Il a formé
nombre d’étudiants auxquels il a
transmis son amour de la langue
et de la poésie. Dans le cadre du séminaire French Literature from
the Modern to the Postmodern, il a
invité des écrivains, dont Michel
Deguy, Jacques Réda, Dominique
Fourcade. Il a été professeur invité
au Collège de France, à l’Ecole normale supérieure, dans des universités françaises et aussi à Berkeley
(Californie), et à Dartmouth College (New Hampshire). Il a été aussi
pendant près de trente ans un collaborateur régulier du Times Literary Supplement, écrivant sur
Guillevic, Claude Simon, Supervielle, Apollinaire, Yves Bonnefoy,
Annie Ernaux et Philippe Jaccottet,
auquel il a consacré son dernier article à propos de la parution de ses
œuvres dans « La Pléiade » en 2014.
Un colloque d’hommage venait
de lui être consacré à All Souls College, dont il était « fellow », du 10 au
12 janvier, auquel participaient
nombre de collègues, amis et anciens étudiants anglais et nordaméricains.
Pour Michael Sheringham, c’est
toujours dans la recherche d’écritures nouvelles et de pensées
aventureuses, dans le dialogue
avec les autres arts, que la littérature garde son sens le plus exigeant, le plus vivant. p
dominique rabaté
et philippe roussin
Dominique Rabaté est professeur
de littérature française
à Paris-VII. Philippe Roussin est
directeur de recherche au CNRS
Anniversaire de naissance
« L’oiseau de Médreville »
Petit oiseau
Doux et subtil
Oiseau du Clos
De Médreville
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Mme Gilberte DRÉVAL,
née ROGER,
retraitée de la Banque de France,
survenu à Mâcon, le 30 janvier 2016,
dans sa quatre-vingt-quinzième année.
[email protected]
Suzanne Débarbat,
Simone Dumont,
Jean-Claude Pecker,
Ses amis,
ont la tristesse de faire part du décès de
Geneviève DROUIN,
dans sa cent deuxième année.
Pendant de nombreuses années,
elle a géré le laboratoire d’astrophysique
générale de l’Observatoire de Meudon,
puis le laboratoire de la chaire
d’astrophysique théorique du Collège
de France. Pendant un terme, elle a
également assuré l’édition des publications
de l’Union astronomique internationale.
Ses obsèques ont eu lieu dans l’intimité,
au cimetière de Neuilly-sur-Seine.
M. James Edmund Andrew
JOHNSTON,
doctorant en philosophie
à l’université de Franche-Comté,
nous a quittés le 29 janvier 2016
dans sa trente et unième année.
Il laisse dans la douleur,
Edith,
son épouse,
Théodore,
son ils,
Ses parents,
Ses frère et soeur,
Sa famille, sa belle-famille
Ainsi que tous ses amis.
La cérémonie religieuse sera célébrée
le vendredi 5 février à 15 h 15, en l’église
Saint-Ambroise, Paris 11e.
C’est un grand jour
Que ce jour d’hui
Car c’est le jour
Où tu naquis
Edith Maréchal Johnston,
488, chemin de La Rodettte,
01300 Belley.
À toi mes vœux
À toi ma chère
Un très heureux
Anniversaire.
J.J
Décès
Sa famille,
Ses amis,
ont la tristesse de faire part du décès de
Georges Gedala BENDER,
survenu le 23 janvier 2016,
à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
L’inhumation se fera le vendredi
5 février, à 15 h 30, au cimetière du PèreLachaise, Paris 20e.
Ni leurs ni couronnes.
Les salariés de Business & Decision
font part de leur immense tristesse,
suite au décès du fondateur et présidentdirecteur général
Patrick BENSABAT,
survenu le 29 janvier 2016.
Leurs premières pensées vont à son
épouse, à ses enfants et à toute sa famille.
Ils continueront de porter ses lambeaux.
Marianne Saluden,
Sylvia Lamblin Richardson,
Paulette Perec
Et toute la famille,
ont la douleur d’annoncer le décès de
Ela BIENENFELD,
le 1er février 2016, à Paris.
La cérémonie aura lieu au crématorium
du cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e
salle du dernier hommage, le samedi
6 février, à 11 h 30.
Marianne Saluden,
54 avenue Galliéni,
94100 Saint-Maur.
Sylvia Richardson,
62 St Bartholomew’s Court, Riverside,
CB5 8HG Cambridge, UK.
Paulette Perec,
13, rue Linné,
75005 Paris.
Le conseil d’administration de
l’Association Georges Perec
a le regret de faire part du décès,
à Paris, le 1er février 2016, de
M Ela BIENENFELD,
me
Mme Martine Dréval-Poncet
et M. Henri Tardy,
Le docteur Alain Dréval,
Mme Sylvie Robin,
ses enfants,
cousine de l’écrivain,
membre fondateur de l’A.G.P.
François Kaldor,
Lucie Thiesse-Kaldor,
son ils et sa belle-ille,
Cyrille Kaldor,
son petit-ils,
ont la tristesse de faire part du décès de
Mme Charlotte KALDOR,
née SZLADOWSKI,
combattant volontaire de la Résistance,
organisatrice d’un réseau d’évasions
pendant La Résistance,
secrétaire au COMAC,
survenu le 2 fevrier 2016,
dans sa centième année.
Elle rejoindra son mari,
Pierre KALDOR,
avocat honoraire,
décédé le 5 mars 2010,
au nouveau cimetière de Neuilly-surSeine, rue de Vimy, à Nanterre (Hauts-deSeine), le mardi 9 février, à 11 heures.
2, rue de Verdun,
92600 Asnières-sur-Seine.
[email protected]
Nicole, Patrice et Michel,
ses enfants,
Ses petits-enfants,
Sa famille,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Yvonne LANGLOIS,
née GRILLON,
dite Henriette.
Elle s’est éteinte paisiblement à son
domicile,
à l’age de quatre-vingt-dix-neuf ans.
Une messe sera célébrée à son intention
en l’église Sainte-Anne, rue de Tolbiac,
Paris 13e, à 14 h 30.
Cet avis tient lieu de faire-part.
L’UMR Savoirs, Textes, Langage,
Son équipe de recherche,
Ses amis médiévistes parisiens
et lillois,
ont la tristesse d’annoncer le décès de
Max LEJBOWICZ,
survenu le samedi 30 janvier 2016.
Les obsèques auront lieu au
crématorium du cimetière du PèreLachaise, Paris 20e, ce jeudi 4 février,
à 16 h 30, où un bref hommage lui sera
rendu.
Laura Nowak,
sa ille,
Collette Six,
sa compagne,
Sa famille,
Ses amis
Et ses élèves,
Les Noctambules de Nanterre,
ont la tristesse d’annoncer le décès de
Michel NOWAK,
artiste de cirque,
pédagogue
et fondateur/directeur
de la Compagnie Les Noctambules,
survenu le 28 janvier 2016,
dans sa soixante-sixième année.
Un hommage aura lieu ce jeudi
4 février, de 14 heures à minuit, sous
le chapiteau des Noctambules, à Nanterre
(Hauts-de-Seine), 220, avenue de la
République.
Les obsèques auront lieu dans l’intimité
familiale.
Fleur Pellerin,
ministre de la Culture
et de la Communication,
Vincent Berjot,
directeur général des patrimoines,
Gille Désiré,
directeur de la Médiathèque
de l’architecture et du patrimoine
Et l’ensemble des personnels
de la Médiathèque de l’architecture
et du patrimoine,
ont la tristesse de faire part du décès de
Jean-Daniel PARISET,
conservateur général honoraire
du patrimoine,
ancien directeur de la Médiathèque
de l’architecture et du patrimoine.
Un culte d’adieu aura lieu le vendredi
5 février 2016, à 10 heures, au temple
de l’Oratoire du Louvre, 145, rue SaintHonoré, Paris 1er.
Laurence et Pauline,
son épouse et sa ille,
Les familles Rivallant-Delabie, Harnois,
Marguerite et Alaoui,
ont la douleur de faire part de la brutale
disparition, de
Frédéric
RIVALLANT-DELABIE,
survenue le 31 janvier 2016,
à l’âge de cinquante et un ans.
La cérémonie religieuse sera célébrée
le vendredi 5 février, à 14 h 30, en l’église
Saint-Germain de Brettevillel’Orgueilleuse (Calvados), suivie de
l’inhumation dans l’intimité familiale.
Pour tous ceux qui le souhaitent, amis
et collègues, un dernier hommage lui sera
rendu le vendredi 12 février, à 9 heures,
en l’église de Saint-Médard-en-Jalles
(Gironde).
Véronique Manniez-Rivette,
Denise et Xavier Berthet,
et leurs enfants,
leurs petits-enfants,
leurs arrière-petits-enfants,
Ses amis
Et ses équipes,
vous convient à accompagner,
Jacques RIVETTE,
au cimetière de Montmartre, Paris 18 e,
le vendredi 5 février 2016, à 14 h 15.
16, rue Cassette,
75006 Paris,
[email protected]
(Le Monde daté 31 janvier-1er février.)
Zoé Chauveau Rock,
son épouse,
Charlotte et Gabriel Rock,
ses enfants,
Rose et Madeleine,
ses princesses,
ont la douleur et le chagrin de faire part
du décès brutal de
Jean-François ROCK,
survenu le 20 janvier 2016,
à Majorque,
à l’âge de soixante et un ans.
« Love is all you need ».
Marie-Françoise Santarelli,
Pierre et Frédérique Santarelli,
ses enfants,
Claire Feuillade Santarelli et Thomas
Pirlot,
ses beaux-enfants,
Nathan et Gabriel Santarelli,
ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part de la disparition
de
Manuel SANTARELLI,
le 31 janvier 2016, à Bruxelles.
Les obsèques seront célébrées
au crématorium de Uccle, le vendredi
5 février, à 13 h 45.
Hommage
La présidente de l’université
Paris Diderot
Et l’ensemble de la communauté
enseignante, scientiique et administrative
de Paris Diderot,
souhaitent saluer la mémoire de leur
collègue et ami
le professeur
Gérard BELTRANDO,
enseignant-chercheur en géographie
et directeur
de l’Institut des Écoles doctorales
de l’université
trop tôt disparu ce 28 janvier 2016
et présentent à sa famille leurs très sincères
condoléances.
Séminaire
Le séminaire
du professeur Thomas Durand,
« Processus stratégiques »
démarrera
le mercredi 17 février 2016, à 18 h 15,
dans l’amphi Laussedat, au Cnam,
2, rue Conté, Paris 3e
(métro Arts-et-Métiers).
13 séances sont programmées
de février à juin 2016.
Ce séminaire abordera les questions
d’élaboration et de déploiement
stratégiques au sein des organisations.
Contact : [email protected]
Tél. : 01 58 80 87 98 (réf. MSE204).
Communication diverse
Journée de l’EPhEP
« Logiques du politique :
l’Organon d’Aristote étudié
par le biais de son positionnement
sur les questions de l’identité » (reprise),
samedi 6 février 2016,
de 9 h 30 à 18 heures,
Centre Sèvres,
35 bis, rue de Sèvres, Paris 6e.
Intervenants :
Hourya Benis Sinaceur, Roger Bruyeron,
Marie-Charlotte Cadeau,
Pierre-Christophe Cathelineau,
Charles Melman, Hubert Ricard,
Stéphane Thibierge.
Contact :
[email protected]
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culture | 15
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Guerre des étoiles à l’Opéra de Paris
Donné partant, Benjamin Millepied, directeur de la danse, est en conflit avec une partie du corps de ballet
suite de la première page
Aucune information n’a filtré sur
les causes exactes de l’éventuel
départ de Benjamin Millepied. Le
chorégraphe finalisait son nou­
veau ballet La nuit s’achève, sur
une musique de Beethoven, dont
la création a lieu le 5 février, paral­
lèlement à une pièce contemporaine de Jérôme Bel et à une autre
de Jerome Robbins (1918-1998). Le
programme sera à l’affiche jusqu’au 20 février. La nouvelle saison 2016-2017, elle, doit être présentée le 10 février.
Certes, la rumeur rapportait que
l’ambiance était loin d’être au
beau fixe dans la compagnie. Le
documentaire Relève, consacré à
Millepied et aux répétitions de
son ballet Clear, Loud, Bright,
Forward, projeté le 25 novembre 2015 en avant-première, puis
diffusé le 23 décembre sur Canal+,
avait choqué certains danseurs.
Benjamin Millepied y assénait,
entre autres, à propos du Ballet,
l’une des meilleures troupes au
monde : « C’est quoi l’excellence de
l’Opéra exactement ? Je ne suis pas
encore satisfait de la façon dont ça
danse en scène. L’excellence, j’attends de la voir pour de vrai… » Il
concluait que « la compagnie n’est
pas la meilleure troupe classique
mais la meilleure en danse contemporaine ».
« Problème d’assiduité »
Le 18 décembre, dans Le Figaro,
Benjamin Millepied poursuivait
ses critiques. Pour évoquer le
« tableau des Ombres » dans le
ballet La Bayadère, à l’affiche de
l’Opéra Bastille du 17 novembre
au 31 décembre, il disait ainsi :
« Etre danseur, c’est s’exprimer,
pas tenter de ressembler à un motif sur du papier peint ! » Il pointait aussi que, dans la troupe, « le
vrai problème à résoudre est celui
de l’assiduité au cours : cinq fois
par semaine, pas deux ou trois
fois, sinon le corps résiste, se
blesse ». Il recommandait encore
aux jeunes danseurs « d’avoir un
sens entrepreneurial, de savoir
trouver des fonds ou gérer une
carrière, avec, par exemple, les réseaux sociaux… »
De quoi attiser la colère parmi
les interprètes. « J’ai été choqué
par cet article dévastateur, par l’irrespect de Benjamin Millepied visà-vis de la compagnie qu’il dénigre
totalement, commente Karl Paquette. Je danse depuis trente ans
dans la maison, j’adore cet Opéra
Benjamin Millepied
pendant la répétition
du ballet « Daphnis
et Chloé », en 2014.
AGATHE POUPENEY
de Paris, je ne m’y suis jamais senti
aussi mal que depuis six mois. J’ai
par ailleurs vécu la fin de cet article
comme une annonce potentielle
de son départ. » De fait, Millepied
disait : « Si je n’y arrive pas ici, je le
ferai ailleurs. »
Dans la foulée de ces déclarations, Benjamin Millepied aurait
eu une « explication » avec les danseuses de La Bayadère. Tenir les
rênes de 154 interprètes n’est pas
une mince affaire. Depuis quelques mois, les sujets de discussions, voire de polémiques,
étaient variés. Désir de casser la
hiérarchie, qui sert de colonne
vertébrale à la troupe ; valorisation de sa « dream team », petit
groupe de jeunes danseurs choi-
sis dans le corps de ballet ; à l’inverse, « oubli » des étoiles, peu distribuées, voire reléguées ; déboulonnage de castings le soir de la
générale… Toujours à propos de
La Bayadère, ballet du XIXe siècle
dont l’exotisme est raccord avec
l’époque coloniale, Benjamin
Millepied a rebaptisé la « danse
des négrillons » « danse des enfants », et refusé que les jeunes
danseurs de l’école de l’Opéra national de Paris soient, comme à
l’habitude, maquillés en noir. Une
décision qui a suscité quelques remous, entre autres, sur les réseaux sociaux.
La couleur à l’américaine de
Benjamin Millepied, ancien danseur du New York City Ballet, a-t-
Sa femme,
l’actrice Natalie
Portman,
ne serait,
selon France Info,
pour rien
dans sa décision
elle eu du mal à prendre sur la palette française ? Les « lourdeurs administratives », évoquées dans le
documentaire Relève, auraient­el­
les été insurmontables ? Sa garde
rapprochée, qui devait rassembler
Clotide Vayer et la danseuse étoile
Aurélie Dupont, a été rapidement
mise à mal. La première a été
longtemps absente pour cause de
maladie ; la seconde a finalement
décliné le poste de maître de ballet. Depuis, Millepied n’avait pas
officiellement reconstitué une
équipe mais évoquait le danseur
étoile Benjamin Pech comme collaborateur de premier plan.
Quant à sa femme, l’actrice Natalie Portman, qui avait déclaré
dans la presse qu’elle ne se sentait
pas en sécurité à Paris, elle ne serait, selon France Info, pour rien
dans sa décision.
Lors de sa nomination, en janvier 2013, Benjamin Millepied débordait d’enthousiasme : « C’est un
rêve de diriger une compagnie
comme celle-ci », s’extasiait-il. Son
bilan, à ce jour, est conséquent :
aux côtés de Stéphane Lissner, il a
mis en œuvre la 3e Scène, espace
numérique consacré à la création,
et fait entrer dans les caisses de
l’institution des sommes non négligeables grâce au mécénat – plus
de 1 million d’euros lors de la seule
soirée de gala en septembre 2015.
Depuis sa première invitation à
l’Opéra national de Paris, Benjamin Millepied, qui n’a pas lâché les
rênes de sa compagnie L.A. Dance
Project, basée à Los Angeles, a créé
pour la troupe parisienne Amovéo
(2006), Triade (2008), Daphnis et
Chloé (2014) et Clear, Loud, Bright,
forward (2015). p
rosita boisseau
Un remake du « Mépris » ébranle la Cinémathèque française
Dans une vidéo diffusée le 1er février, une ancienne hôtesse d’accueil dénonce « l’indifférence » de la direction envers les « sous-fifres »
L
a vidéo fait penser à un film
de Godard, un pastiche du
Mépris sur le thème de la
précarité… A cette différence que
la jeune femme brune, qui fait
face à la caméra, ressemble plus à
Anna Karina qu’à Brigitte Bardot.
Sa « Lettre à la Cinémathèque » a
irrigué les réseaux sociaux le
1er février, le jour où le nouveau di­
recteur de la Cinémathèque française, Frédéric Bonnaud, prenait
ses fonctions à la suite de Serge
Toubiana.
Durant treize minutes, cette
ancienne employée de l’institution raconte son expérience
d’hôtesse d’accueil sur le site de
Bercy, à Paris, de février 2012 à
l’automne 2015. Elle se prénomme Anna, est âgée de 22 ans,
ne souhaite pas dévoiler son patronyme. Etudiante en master 1
de cinéma, elle avait toujours
rêvé de travailler à la Cinémathèque. Mais elle a vite dé-
« La
Cinémathèque
n’est pas un bagne,
loin s’en faut»
SERGE TOUBIANA
ancien directeur
chanté, face à « l’indifférence » et
au « mépris » de l’ancienne direction à l’égard des « sous-fifres »
de l’accueil.
La jeune femme dénonce, par
ailleurs, des situations de « harcèlement » ainsi que des « menaces
subtiles » émanant de l’agence de
sous-traitance qui l’employait,
City One. La Cinémathèque française a en effet externalisé la ges­
tion de son personnel d’accueil à
cette société, avec laquelle elle
collabore depuis une dizaine
d’années.
La jeune femme décrit un lourd
climat, fait « d’accusations mensongères », tout en saluant d’anciens collègues qui l’ont soutenue : les « robots précaires » ont
fini par faire grève, le 8 mai 2014.
Trois semaines plus tard, la Cinémathèque accueillait une rétrospective des frères Dardenne, célébrés pour leur cinéma social :
« M. Toubiana, il n’y a pas que
dans les usines belges que l’on
trouve des jeunes gens précaires »,
grince Anna.
Elle s’indigne : « Les habitués
sont un sujet de moquerie perpétuel », dit-elle. Un sentiment partagé par un ancien agent d’accueil, Jean Gaillot, en poste de
2006 à 2008. « Certains habitués
ont connu Henri Langlois, l’un des
fondateurs de la Cinémathèque
en 1936. Ils passent leurs journées
en salles, avec leur côté roots, leurs
vieux pulls. La direction nous a fait
comprendre qu’il ne fallait plus en-
tretenir des liens comme dans le
passé », explique-t-il. A Bercy,
poursuit-il, la Cinémathèque est
partie à la conquête de « nouveaux publics » (près de 400 000
visiteurs en 2015) et veut afficher
« une image plus glamour ».
« Des robots »
Un autre ancien salarié, Philippe
Santschi, responsable de l’accueil
et de la billetterie de 2008 à 2010,
décrit un changement de culture.
« Si on fait appel à une agence,
c’est pour modifier les habitudes.
Les agents d’accueil étaient là
pour vendre des billets, orienter le
public. La Cinémathèque voulait
des robots, pas une ambiance conviviale », appuie-t-il. Contacté
mercredi 3 février, dans la soirée,
le délégué CFDT Fred Savioz, responsable du service audiovisuel
de la Cinémathèque, exprime
son « énervement » : « Ces dérives
sont récurrentes avec ce sous-trai-
tant. On les a fait remonter plusieurs fois à la direction. Le problème de fond, c’est l’externalisation : cela rend les salariés esclaves, et c’est la Cinémathèque,
subventionnée par l’Etat, qui cautionne la situation. »
City One propose des services à
de nombreuses entreprises,
comme l’Institut du monde
arabe ou Air France (Le Monde est
l’un de ses clients, notamment
pour l’accueil et le service courrier). Le président France de City
One, Nicolas Lixi, s’explique :
« Cette jeune femme, amoureuse
du cinéma, a tenté de toucher cet
univers via un poste à l’accueil.
Mais c’est un métier qui ne répondait sans doute pas à ses attentes. » Il repousse les accusations :
« Des “menaces subtiles” ? Ce n’est
pas le genre de pratiques chez City
One. Il y a eu des mouvements sociaux, et certains cas de harcèlement, mais qui n’ont pas donné
lieu à des plaintes en justice. A chaque fois, on corrige le tir. »
Le président de la Cinémathèque, le cinéaste Costa-Gavras, n’a
pas donné suite à notre demande
d’entretien. Sur son compte Facebook, le 3 février, Serge Toubiana
s’est dit « touché » par le message
de la jeune femme, regrettant
qu’elle n’ait « pas osé [le] solliciter
directement » : « Peut-être était-elle
timide ? » L’ancien directeur refuse, cependant, la comparaison
avec « les ouvriers esclaves de Metropolis, de Fritz Lang » : « La Cinémathèque n’est pas un bagne, loin
s’en faut. Le personnel d’accueil qui
y travaille est respecté », répliquet-il. Quant à son successeur, Frédéric Bonnaud, il souhaite éteindre
le feu : « Rendez-vous a été pris avec
les dirigeants de City One, le 10 février. A l’issue de cette réunion, la
Cinémathèque prendra les décisions qui s’imposent. » p
clarisse fabre
16 | culture
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Un panneau publicitaire signé Jérôme Bosch
La découverte d’un tableau du maître hollandais coïncide avec le lancement, le 13 février, d’une exposition
ARTS
P
our un beau coup de
com, c’est un beau coup
de com : lundi 1er février,
juste avant l’ouverture
le 13 du même mois de l’exposition consacrée à Jérôme Bosch
(1450-1516) par sa ville natale de
Bois-le-Duc, des chercheurs ont
annoncé avoir découvert un panneau inconnu de l’artiste hollandais. Il était dissimulé sous des
repeints des années 1960, et con-
26
servé au plus profond des réserves du musée de Kansas City
(Missouri). Son directeur, Julian
Zugazagoitia, s’en est réjoui lors
d’une conférence de presse à
Amsterdam, dans la foulée de
l’office du tourisme néerlandais,
qui a été le premier à communiquer sur le sujet.
Les seuls qui pourraient s’en
plaindre un peu, ce sont les responsables du service de presse
des éditions Actes Sud. On ne les
avait visiblement pas tenus au
Le nombre de tableaux attribués à Jérôme Bosch
Jusqu’à la découverte de la nouvelle œuvre, La Tentation de saint
Antoine, seuls vingt-cinq tableaux étaient attribués officiellement au
maître hollandais du XVIe siècle. L’exposition présentée aux Pays-Bas
à partir du 13 février montre en outre les dix-neuf dessins du maître
jusqu’ici répertoriés.
courant de ce que le catalogue
raisonné de l’artiste, qu’ils publient à la mi-février – un effort
éditorial important puisqu’il
consacre 575 pages à ce maître
dont il ne subsiste guère plus de
25 tableaux –, contenait huit pages sur le supposé scoop.
Un fragment
L’ouvrage a été en partie rédigé
par Matthijs Ilsink, coordinateur
du Bosch Research and Conservation Project, à l’origine de la redécouverte. Il avait préféré révéler l’information pour la promotion de l’exposition dont il est
aussi commissaire. Elle le mérite : marquant le 500e anniversaire du décès de Bosch, le parcours de Bois-le-Duc – où il a vu le
jour vers 1450 – rassemblera plus
de vingt panneaux, dont un triptyque prêté par le Prado de Madrid, qui n’a pas quitté l’Espagne
depuis son acquisition par le roi
Philippe II, il y a 450 ans.
Le petit panneau – il mesure
38,6 par 25,1 cm –, exhumé des caves du Nelson-Atkins Museum of
Art de Kansas City, a été acheté
en 1935 par William Rockhill Nelson, un promoteur immobilier et
patron de presse. L’homme, qui
fut aussi un des fondateurs du
Nelson-Atkins Museum, l’avait
acquis auprès de la galerie Durlacher Brothers de New York.
Après la restauration malheureuse précitée, il a été étudié par
un certain nombre de spécialistes, dont Mia Cinotti qui, en 1969,
le considérait au mieux comme
une œuvre de l’entourage du
peintre, suivie en cela par ses successeurs.
A leur décharge, il faut dire que,
outre les repeints qui sont nombreux, le panneau est un fragment détaché d’un ensemble
plus grand (les auteurs du catalogue le rapprochent du volet gauche du Triptyque des ermites conservé à Venise), qu’il comporte
Le tableau
représente
un personnage
agenouillé
près d’une rivière
où s’ébattent des
petits monstres
plusieurs fissures et que la couche picturale est usée. Il représente un personnage agenouillé
près d’une rivière où s’ébattent
des petits monstres qu’affectionnait Jérôme Bosch, et qui n’ont
pas peu contribué à la fascination qu’il a exercée à travers les
âges, des rois d’Espagne jusqu’aux surréalistes. Il s’appuie
sur une canne en forme de tau,
comme saint Antoine.
Les spécialistes n’ont pas
poussé la hardiesse jusqu’à affir-
mer que le pied de porc posé sur
une table flottant sur l’eau était
une métonymie désignant le cochon associé au saint, se bornant
à signaler qu’on retrouve ce motif dans d’autres de ses œuvres.
Ainsi en est-il d’un renard coiffé
d’un capuchon ou d’un homme
surmonté d’un entonnoir.
Nantie d’une telle publicité, nul
doute que l’œuvre sera une des
vedettes de l’exposition à venir,
et, lors de son retour à Kansas
City à sa clôture, le 8 mai, un des
clous de la collection du musée
de la ville. Son directeur ne s’y est
pas trompé, qui a déclaré : « C’est
un peu comme si votre enfant venait de recevoir le prix Nobel. »
Rappelons que saint Antoine
était invoqué pour soigner les
maladies provoquées par l’ergot
de seigle, dont les premiers
symptômes étaient le délire et
l’hystérie collective. Et prions
pour son intercession. p
harry bellet
Little Simz croque
le globe en rappant
La Britannique a impressionné le public
de la Maroquinerie, à Paris, mercredi
#$0-(83. .,7$-. 4<08-$3- ,3$ +8%<1
HIP-HOP
J’
ai écrit God Bless Mary
pour ma voisine, explique
l’Anglaise Little Simz, à
son public. Je voulais la remercier d’avoir supporté mes
mauvaises manières pendant si
longtemps. Jusqu’à 2 heures du
matin, je lui cassais la tête avec
ma musique, que je jouais sur des
enceintes aussi grosses que celles-ci. » Le public de la Maroquinerie à Paris, pleine à craquer, a
pu avoir un aperçu, mercredi
3 février, de ce que la voisine londonienne a vécu ces douze dernières années.
Little Simz, 21 ans, a commencé
à rapper à l’âge de 9 ans après
avoir goûté à la scène lors d’une
fête d’école. Depuis, elle n’a jamais cessé d’affûter son débit.
Ses mots sont incisifs, les infrabasses de sa musique se ressentent à tous les étages, son énergie semble infinie. Coupe au
carré, petite veste noire, la jeune
femme longiligne en impose sur
scène. Ses collègues américains
André 3 000, J.Cole ou Kendrick
Lamar, ne cessent de faire son
éloge en interview.
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« Ouverture sur le monde »
Née Simbi Ajikawo de parents nigérians, Simz a grandi à Islington, au nord de Londres, dans
une maison où les enfants parlaient plusieurs langues. Sa mère
gagne sa vie en élevant de jeunes
réfugiés venus de Somalie,
d’Erythrée, du Nigeria, d’Albanie,
mais aussi des pupilles anglais,
placés par les services sociaux
britanniques. « Le métier de ma
mère m’a appris très tôt l’humilité, à apprécier ce que j’ai et ce
que beaucoup d’enfants n’ont pas
sur cette planète : l’amour d’une
famille, un toit, des repas tous les
jours. Cela m’a donné aussi très
tôt une ouverture sur le monde »,
nous résumait-elle il y a quelques semaines.
A la Maroquinerie, une fresque
la montre d’ailleurs en train de
croquer à pleines dents un morceau du globe. Londonienne, la
jeune rappeuse a su se détacher
de la scène locale du grime ou du
garage. Pour son premier album,
A Curious Tale of Trials + Persons,
paru en septembre 2015 sur son
propre label, Little Simz a fait
appel à des compositeurs de
Toronto, de Los Angeles, mais
aussi de Norvège et d’Allemagne.
Après sept EP et quatre mixtapes
diffusés entre 2010 et 2015 sur le
site Bandcamp, la rappeuse a
tenu à enregistrer un albumconcept, dans la lignée de ceux
des héros de son adolescence,
Lauryn Hill ou Jay-Z.
Le sien s’attache à décliner le
thème de la célébrité, vue à travers les yeux de différents personnages : une mère célibataire,
un millionnaire, un sans-abri…
Mais les premiers mots de son
album sont pour ses semblables.
« Les femmes peuvent aussi être
des rois, clame-t-elle en entretien, comme une profession de
foi. Ce qui est frustrant pour moi,
c’est d’entendre sans arrêt des
gens me dire que je suis une
bonne rappeuse pour une fille. Je
veux que les femmes qui écoutent
mon album se sentent importantes, qu’elles comprennent qu’elles
sont aussi fortes que les hommes,
que nous n’avons pas à nous soumettre à leurs décisions et à nous
contenter de la place qu’ils nous
ont assignée. Je m’appelle Simbi,
je ne suis pas une rappeuse, je suis
une artiste. »
Sur scène comme dans ses
clips, la jeune femme ne met pas
en avant sa sexualité, à l’inverse
de plusieurs de ses collègues
américaines. Elle ne cache pas
non plus sa féminité sous des vêtements masculins. Elle s’attache surtout à servir son propos
comme dans la vidéo de Gratitude, tourné au Cap en Afrique
du Sud.
Little Simz ne s’explique pas
pourquoi si peu de femmes réussissent dans le rap : « Par manque
de confiance en soi, je suppose. Si
personne dans notre entourage
ne nous encourage, ne nous répète que nous pouvons réussir
tout ce que nous voulons, nous
avons tendance peut-être à abandonner plus vite. » Peu de chances que cela lui arrive. p
stéphanie binet
A Curious Tale of Trials +
Persons, 1 CD (Age 101 + Music
+/Pias). En concert les 8 et 10 avril
au Village du festival à Paris
la Défense.
télévisions | 17
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Lustiger entre deux points cardinaux
VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
« Le Métis de Dieu » explore l’engagement du conseiller spécial de Jean Paul II, né juif et devenu chrétien
ARTE
VENDREDI 5 – 20 H 55
TÉLÉFILM
J
e suis né juif, j’ai reçu le nom de
mon grand-père paternel,
Aron. Devenu chrétien par la
foi et le baptême, je suis demeuré juif comme le demeuraient les apôtres. » Sur une plaque,
là où il est inhumé à Notre-Dame
de Paris, l’épitaphe résume l’engagement et l’existence de Mgr Lustiger. Les tiraillements, les déchirures du prélat, son conflit intime,
pour s’accepter et se faire accepter
comme « métis de Dieu », chrétien
à part entière et juif tout autant.
Pris dans l’étau de ces deux identités qui n’en font qu’une, mais qui
lui ont valu la méfiance des uns et
les soupçons des autres.
Le Métis de Dieu est plus une exploration de cette dualité, de ce
grand écart, de ce métissage entre
deux religions qu’une biographie
du personnage, dont l’existence
romanesque se prête pourtant
déjà fort bien à ce scénario. Du
coup, le film, signé Ilan Duran Cohen, interroge chacun de nous sur
la manière de regarder en face ses
paradoxes, de vivre avec ses contradictions, de s’affirmer avec ses
déchirements identitaires.
La vie de Mgr Lustiger devient
prétexte. On ne s’attarde pas plus
qu’il ne faut sur son ascension,
d’ailleurs assez fulgurante, qui le
Laurent Lucas dans le rôle du cardinal Jean-Marie Lustiger. JÉRÉMIE BOUILLON
fait passer, en quatre ans, de simple prêtre à évêque d’Orléans
(1979), puis archevêque de Paris
(1981), enfin cardinal et conseiller
spécial de Jean Paul II (1983). On y
voit un homme d’Eglise dynamique et déterminé, colérique parfois, qui sait s’emparer des
moyens de communication modernes pour faire passer son
message.
L’essentiel est ailleurs. La caméra
préfère s’attarder sur les relations
orageuses qu’il entretient avec son
père, émigré polonais qui a
échappé à la déportation. La mère
du futur cardinal, elle, sera déportée et mourra à Auschwitz en 1943.
Charles Lustiger a du mal à accepter la conversion du fils, survenue
à 14 ans, en 1940. Aron, le fils, attend en vain la reconnaissance du
père. Les deux, en vérité, ne se
trouveront jamais. Une déchirure
de plus.
Espaces de liberté obligés
Le meilleur de ce film est peut-être
dans ces « espaces de liberté » que
s’est réservés le réalisateur. Espaces de liberté obligés : qui peut relater les conversations entre Jean
Paul II et le cardinal lors de leurs
rendez-vous ? Jean Paul II a-t-il
confessé au cardinal l’avoir
nommé uniquement parce qu’il
était juif ? Lui a-t-il dit qu’un jour ce
pourrait être un juif qui serait
pape ? Mystère. Une véritable amitié se tisse, en tout cas, entre les
deux hommes. Et il est amusant
de voir Jean-Marie Lustiger tenter
de suivre le rythme soutenu de ce
pape espiègle, en baskets, qui se
presse dans les couloirs du SaintSiège. De ce pape fier d’une piscine
construite pour lui dans les jardins
du Vatican afin d’entretenir sa
forme et sa santé.
Mais c’est l’affaire du carmel
d’Auschwitz, implanté à l’intérieur
du camp, qui va mettre le plus à
l’épreuve le métissage religieux du
cardinal. Son statut de prélat, sa judaïté, le fait que sa mère, Gisèle, y
ait été assassinée, la position du
Vatican : les sentiments s’opposent et déchirent le cœur et l’âme
de Jean-Marie Aron Lustiger. Ni le
Kaddish ni le Notre Père ne parviendront à sortir de sa bouche sur
les lieux de l’horreur. L’occasion,
pour son interprète Laurent Lucas,
de donner le meilleur de luimême, comme habité par une lumière céleste et paradoxale, double et unique à la fois. p
olivier zilbertin
Le Métis de Dieu, d’Ilan Duran
Cohen. Avec Laurent Lucas,
Audrey Dana (Fr., 2013, 95 min).
André Manoukian dévoile les secrets de fabrication de chansons qui ont marqué l’histoire de la variété française
C
omme tout artiste, son
nom en haut de l’affiche,
Charles Aznavour en rêvait. Mais voilà, dans les années
1950, alors qu’il compose notamment pour Edith Piaf, Gilbert Bécaud ou Juliette Gréco, dès qu’il
monte sur scène, ce ne sont que
quolibets sur son physique ou sa
voix jugée ingrate. Après avoir
écumé les cabarets, au début de
1960, il joue son va-tout à l’Alham-
bra en débutant son tour de chant
avec Je m’voyais déjà.
Rien de biographique cependant
dans ce titre inspiré par un artiste
de cabaret qui aura passé sa vie à
essayer de percer sans succès, qui
d’un coup propulse la carrière d’Aznavour. Ainsi qu’on le découvre à
l’orée de ce nouvel opus de « La Vie
secrète des chansons » composé
par Bertrand Dicale et présenté par
André Manoukian.
Derrière son piano, où viennent
s’accouder notamment Patrick
Bruel, Sylvie Vartan, Hervé Vilard,
le conteur dévoile les secrets de fa-
brication d’une vingtaine de tubes
qui ont non seulement marqué
l’histoire de la variété française,
mais aussi la vie de leur interprète.
Ferments d’une renaissance
Certaines chansons se révèlent de
véritables détonateurs, à l’instar
du Métèque (1969) pour Moustaki,
de L’Aventura (1971) qui scelle le duo
Stone et Charden ; ou de cette
Panne d’essence qui détourne du
théâtre la jeune Sylvie Vartan,
16 ans. D’autres seront les ferments d’une renaissance, telle
Nougayork (1987) pour Claude
Nougaro, en rupture de contrat
avec sa maison de disques, ou
Louxor, j’adore, qui permet au
dandy pop Philippe Katerine de
sortir de la confidentialité ;
d’autres, en revanche, enfermèrent leur interprète dans un registre.
On pense à Henri Salvador, lié à
Disney depuis son Zorro est arrivé
(1964), qui devra patienter près de
quarante ans, avec l’album Chambre avec vue (2000), pour renouer
avec des sonorités jazzy qui lui ressemblent. A l’inverse, Patrick Bruel
n’attendra pas aussi longtemps
TF1
20.55 Vendredi,
tout est permis avec Arthur
Divertissement animé par Arthur.
23.30 Spécial bêtisier
Divertissement animé
par Karine Ferri.
France 2
20.55 Chérif
Série créée par Lionel Olenga,
Laurent Scalese et Stéphane Drouet.
Avec Abdelhafid Metalsi
(Fr., saison 3, ép. 9 et 10/10 ;
S1, ép. 8/8).
23.30 Ce soir (ou jamais !)
Présenté par Frédéric Taddeï.
France 3
20.55 La Vie secrète
des chansons
« La vie d’artiste ».
Documentaire de Fabrice Michelin
(Fr, 2016, 110 min).
23.20 Dalida, la femme
qui rêvait d’une autre scène
Documentaire de Gérard Miller et
Anaïs Feuillette (Fr., 2015, 100 min).
Canal+
21.00 Fast & Furious 7
Film d’action de James Wan.
Avec Vin Diesel, Paul Walker, Dwayne
Jonhson (EU, 2015, 130 min).
23.10 L’Emission d’Antoine
Divertissement animé
par Antoine de Caunes.
France 5
20.40 La Maison France 5
Magazine animé
par Stéphane Thebaut.
21.40 Silence, ça pousse
Magazine animé par Stéphane
Marie et Caroline Munoz.
La tectonique des tubes
FRANCE 3
VENDREDI 5 – 20 H 55
SÉRIE DOCUMENTAIRE
VE N D R E D I 5 F É VR IE R
pour briser son image lisse et proprette avec Casser la voix (1989).
Si, tout au long de ces deux heures, le fil de la thématique se relâche quelque peu pour évoquer davantage l’origine de certaines
chansons plus que leur incidence
sur la vie de leur interprète, on se
laisse cependant porter dans ce
tourbillon musical enchanteur. p
christine rousseau
La Vie Secrète des chansons –
La vie d’artiste, écrit par Bertrand
Dicale, réalisé par Fabrice
Michelin (Fr., 2015, 110 min).
Arte
20.55 Le Métis de Dieu
Téléfilm d’Ilan Duran Cohen.
Avec Laurent Lucas, Aurélien
Recoing, Audrey Dana
(Fr., 2013, 95 min).
22.55 Ce que ressentent
les animaux
Documentaire de Gabi Schlag
(All., 2015, 55 min).
M6
20.55 Elementary
Série créée par Robert Doherty.
Avec Johnny Lee Miller (EU, S3,
ép. 17 et 18/24 ; S2, ép. 17/24 ;
S1, ép. 14 et 15/24) (250 min).
0123 est édité par la Société éditrice
HORIZONTALEMENT
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 16 - 029
HORIZONTALEMENT I. Propres-à-rien. II. Lause. Exalta. III. Eicacement.
IV. Bi. Toisée. Aï. V. Isatis. Sel. VI. Ste. Nés. Sien. VII. Codasses. Sua. VIII. Ilet.
Rade. IX. Té. Purulence. X. Ergonomistes.
VERTICALEMENT 1. Plébiscité. 2. Raistoler. 3. Ouf. Aède. 4. Psitt. Atpo
(opta). 5. Recoins. Un. 6. Aises. Ro. 7. Secs. Sérum. 8. Axées. Sali. 9. Ramées. Dés. 10. Ile. Lisent. 11. Etna. Eu. Ce. 12. Nationales.
I. Pour que chacun se retrouve à sa
place. II. A disparu à bord de la Croixdu-Sud. Similaires. III. Ne laisse aucune chance au poisson. Engage
solennellement. Fait la liaison. IV. Attention, elle peut blesser. Voie étroite.
V. N’ont vraiment pas belle allure.
Trois points sur quatre. VI. Ouvre
l’œil. A dirigé la République de Russie.
VII. A libéré les chaînes. En harmonie
en venant de la droite. VIII. Se renverse d’un coup. Interjection. Quatre
saisons. IX. Enfant de Gaïa, les pieds
dans l’eau. Déchargé. X. Manifestent
quand ils se retrouvent en ville.
VERTICALEMENT
1. Superpuissant. 2. Lancer sur de
nouvelles bases. 3. Dépositaire de
la tradition orale. Fit le bon poids.
4. Dispositif de transport en liquide.
Pour comparer les énergies. 5. Spectacle à Tokyo. Chaton à la campagne.
Bout de lacet. 6. Les nouvelles de
Moscou. 7. Monté par Racine pour
Mme de Maintenon. 8. Exécuter avec
succès. Grecque. 9. Bien avancée.
Prises pour ne pas oublier. 10. Possessif. Arrivées sur terre. Encadre le mandat. 11. Sans paroles. Creusée pour
démolir. 12. Finissent par épuiser
tout le monde.
La reproduction de tout article est interdite
sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0717 C 81975 ISSN 0395-2037
0123
Les Unes du Monde
RETROUVEZ L’INTÉGRALITÉ
DES « UNES » DU MONDE
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Encyclopéd
ie
Universalis
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65 e Année
- N˚19904
- 1,30 ¤ France métropolitaine
L’investiture
de Barack
Nouvelle édition
Tome 2-Histoire
---
Jeudi 22 janvier
Uniquement
2009
Fondateur
Premières mesures
Le nouveau président
américain a demandé
la suspension
: Hubert Beuve-Méry
En plus du «
en France
- Directeur
Monde »
métropolitaine
: Eric Fottorino
Obama
des audiences
à Guantanam
o
Barack et
Michelle Obama,
à pied sur
Pennsylvania
WASHINGTON
Avenue, mardi
20 janvier,
CORRESPONDANTE
se dirigent
montré. Une
vers la Maison
evant la foule
nouvelle génération
Blanche. DOUG
tallée à la tête
s’est insqui ait jamais la plus considérable
MILLS/POOL/REUTERS
a Les carnets
transformationde l’Amérique. Une ère
d’une chanteuse.
national de été réunie sur le Mall
de Angélique
a
Washington,
Des rives du commencé.
Kidjo, née au
Obama a prononcé,
a Le grand
Barack lantique,
Pacifique à
jour. Les cérémonies
celles de l’At- aux Etats-Unis pendant Bénin, a chanté
discours d’investituremardi 20 janvier,
toute l’Amérique
la liesse ; les
la campagne
de Barack Obama
;
ambitions d’un
presque modeste.un sur le moment
s’est arrêtée
a Feuille
force d’invoquer
en 2008,
la première
rassembleur
qu’elle était
pendant les
A vivre :
décision de
; n’est jamaisde route. « La grandeur
Abraham
en train de
festivités de et de nouveau administration:
Martin Luther
l’accession
la nouvelle
Lincoln,
un
l’investiture,
au poste
du 18 au
dant en chef
Avec espoir et dû. Elle doit se mériter.
avait lui même King ou John Kennedy,
pendant cent la suspension
des armées, de comman- raconte 20 janvier. Pour Le Monde,
(…)
vertu,
il
placé la barre
responsable
vingt
: les cérémonies,
elle
de plus les courants bravons une fois
discours ne
très haut. Le l’arme nucléaire, d’un
de Guantanamo. jours des audiences
passera probablement
les rencontres
jeune sénateur de – elle a croisé l’actrice
glacials et endurons
cain-américain
Pages 6-7
les tempêtes à
postérité, mais
afri- le chanteur
page 2
et l’éditorial
Lauren
de 47 ans.
venir. » Traduction
il fera date pour pas à la
Harry Belafonte… Bacall,
du discours
ce qu’il a
inaugural du e intégrale
miste Alan Greenspan.
Lire la suite
et l’écono- a It’s the economy...
des Etats-Unis.
44 président
page 6 la
Il faudra à la
velle équipe
taraude : qu’est-ce Une question
nou- a Bourbier Page 18
beaucoup d’imagination
Corine Lesnes
pour sortir de
que cet événement
va changer pour
irakien. Barack
a promis de
l’Afrique ? Page
Obama
et économiquela tourmente financière
retirer toutes
3
qui secoue la
de combat américaines
les troupes
Breakingviews
planète.
page 13
d’Irak d’ici
à mai 2010.
Trop rapide,
estiment les
hauts gradés
de l’armée.
D
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du « Monde » SA
Durée de la société : 99 ans
à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 94.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 80, boulevard Auguste-Blanqui,
75707 Paris Cedex 13 Tél. : 01-57-28-20-00
Abonnements par téléphone :
de France 3289 (Service 0,30 e/min + prix appel) ;
de l’étranger : (33) 1-76-26-32-89 ;
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Le Monde sur microilms : 03-88-04-28-60
SUDOKU
N°16-030
L’avenir de
Xavier Darcos
Ruines, pleurs
et deuil :
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RENDEZ-VOUS SUR www.lemonde.fr/boutique
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Corinne Mrejen
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Toulouse (Occitane Imprimerie)
Montpellier (« Midi Libre »)
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0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
le bibendum soigne son image
Un nouveau logo, des photos couleur… Le Guide 2016 change la forme, mais ne surprend pas par son palmarès
GASTRONOMIE
U
n cercle à la circonférence rouge avec à sa
gauche un couteau et
une fourchette de la
même couleur, ceci est une révolution. Dans son édition 2016, le
Guide Michelin change de pictogramme. Il distingue tous les restaurants qui ne sont ni étoilés
(600) ni titulaires d’un Bib gourmand (655), soit 3 092 maisons, où
« la qualité des produits et le tour de
main du chef assurent un bon repas tout simplement ». Ils font partie de la « famille » Michelin.
Fini les fourchettes noires ou
rouges qui précédaient le nom de
l’établissement. Elles le suivent désormais et ne concernent que le
confort des lieux. Les étoiles ou les
Bib sont signifiés en premier dans
la marge blanche à gauche et, pour
chaque ville, les restaurants sont
enfin classés par ordre décroissant
selon leurs titres. Alors que les hôtels précédaient traditionnellement les restaurants – à l’origine le
guide servait d’abord à trouver un
lit pour les voyageurs –, la hiérarchie a été inversée : l’assiette passe
avant l’oreiller.
Le palace paie
Autre bouleversement : la photo
(couleur) entre dans le Michelin,
certes timidement, mais agrémentée d’une légende qui, sous le
titre « On aime », révèle les coups
de cœur des inspecteurs pour chaque ville. « On aime » Le Poulpe et
« sa belle terrasse sur le Vieux-Port »
à Marseille, le bistrot Glouton,
« qui n’a pas son pareil dans la catégorie des bistrots bordelais pur
jus… », ou déjeuner chez Clémence
à Nantes. Ils n’ont apparemment
pas aimé Paris, dont les arrondissements, illustrés d’une photo,
n’ont pas droit à cette légende sentimentale. Dans le numérique depuis dix ans (28 millions de visites
sur son site en 2015), Michelin
vient de faire l’acquisition de la société Bookatable, leader européen
de la réservation en ligne, présent
dans 19 pays et dans 15 000 restaurants avec 34 millions de réservations en 2015. Michelin Restaurants, actif seulement en France et
en Allemagne, peut désormais
s’attaquer aux marchés espagnol,
anglais ou nordique.
A la lecture du palmarès, ces évolutions graphiques ou économiques constituent la principale nouveauté de cette 107e édition du Bibendum, qui a coïncidé avec la disparition de Benoît Violier, le chef
du restaurant de l’Hôtel de ville, à
LE LIVRE
Savoir enfin
qui nous buvons
Sébastien Barrier
Actes Sud, 332 pages, 35 €
QUENTIN BERTOUX POUR « LE MONDE »
MICHELIN VIENT
D’AVALER
LA SOCIÉTÉ
BOOKATABLE,
LEADER EUROPÉEN
DE LA RÉSERVATION
EN LIGNE PRÉSENT
DANS 15 000
RESTAURANTS
Crissier (Suisse). Un décès qui
n’était pas sans rappeler le suicide
en 2003 de Bernard Loiseau, dont
la veuve, Dominique, était l’héroïne à double titre de la présentation de cette édition, puisque sa table de Saulieu perd sa troisième
étoile. Se disant « très vexée », elle a
répliqué que, « le Michelin, c’est important, mais cela ne fait pas tout ».
Cette rétrogradation à deux étoiles ne paraît pas injustifiée au vu
de nombreux retours négatifs.
Alain Ducasse au Plaza Athénée
et Christian Le Squer au George V
récupèrent leur troisième macaron, confirmant une fois de plus
qu’il vaut mieux avoir un palace
dans son équipe pour réussir dans
la haute gastronomie. Michael
Ellis, directeur des Guides, a rendu
hommage à la cuisine du premier,
« basée autour de la trilogie légumes-céréales-poissons », et qualifié
le second de « véritable virtuose ».
J’avais déjeuné au Cinq quelques
jours auparavant : langoustines
bretonnes raidies, mayonnaise
tiède, galettes de sarrasin croquantes, filet de chevreuil poivré, réduction de vin de Chinon acidulée
et givré laitier au goût de levure. Le
tout pour 329 € avec un verre de
nuits-saint-georges et une demiChâteldon. Des produits d’exception, une cuisine techniquement
parfaite, un service de palace, mais
il avait fallu attendre le dessert
pour éprouver un début d’émotion avec un sorbet à la levure de
boulanger, posé sur un disque de
blancs en neige passés au four.
Saluons l’arrivée au palmarès de
jeunes chefs étrangers installés en
France et cuisinant français : les Ja­
ponais Hideki Nishi (Neige d’été),
Ryuji Teshima (Pages) et Shinsuke
Nakatani (Nakatani) à Paris ; le
Sud-Africain Jan Hendrik (JAN) à
Nice, le Sud-Coréen Younghoon
Lee (Le Passe-Temps) à Lyon, ou
l’Allemand David Goerne (Le Manoir de Rétival) à Caudebec-enCaux (Seine-Maritime). Tous obtiennent leur première étoile et
prouvent la vigueur et l’attrait de
notre gastronomie selon Michael
Ellis. Comme prévu, Joël Robu­
chon à Bordeaux et Jean-François
Piège à Paris n’ont que deux macarons pour leur première année. Il
leur faudra encore patienter pour
connaître le Graal. Sven Chartier, à
Saturne (Paris 2e), méritait le sien
depuis trop longtemps. Il a enfin
obtenu son étoile, rejoignant ainsi
Bertrand Grébaut (Septime, Paris 11e) au panthéon de la bistronomie étoilée parisienne, et ce n’est
que justice. p
Le titre du livre de Sébastien
Barrier est le même que celui
de son show, où, seul sur
scène durant six ou sept heures, il invite les spectateurs à
déguster et à écouter l’histoire de sept vins de la Loire
et de leurs vignerons.
« Avant, je ne buvais pas pareil. Je crois même que je buvais moins. Moins – c’est encore beaucoup – et beaucoup
moins bien. J’ai eu assez d’occasions pratiques de m’interroger sur les causes profondes
et les raisons véritables de
mes cuites récurrentes, mais
je ne les ai jamais saisies.
D’abord, parce que les découvertes que j’aurais pu faire
auraient sans doute été terrifiantes. Ensuite, parce qu’une
analyse digne de ce nom
m’aurait à tous les coups conduit à ne plus boire. Ce n’était
pas mon projet. »
Comédien, auteur et performeur, le garçon ne manque
pas d’humour ni de talent, et
encore moins de vocabulaire
pour nourrir ses récits, qui
suivent le cours de la Loire, et
pour alimenter les multiples
digressions, qui emmènent le
spectateur comme le lecteur
au croisement du rock’n’roll
et du chenin, à la découverte
des auteurs de ces vins dont
il est tombé amoureux. Le livre raconte ce road-movie viticole truffé de créations graphiques, dont les pages
doivent se découper.
Un ovni, comme son auteur.
jp géné
Guide Michelin France 2016
2 112 pages, 24,90 €
restaurant. michelin. fr
BOUCHE À OREILLE | CHRONIQUE PAR JP GÉNÉ
Quand le cochon se fait plumer
L
e déjeuner a débuté par le tarama
maison en deux versions – au yuzu
et à la truffe d’été –, suivi par des anchois de Cantabrie au naturel, délicieux
dans leur huile d’olive. « C’est la même variété que ceux de Méditerranée, mais ils
sont plus gras parce que l’Atlantique est
plus froid. Ils sont meilleurs pour la conserve. » Le poulpe de Galice est ensuite arrivé, fondant « comme un médaillon de
langouste ». Nous pouvions alors « entrer
dans le cochon » au restaurant-boutique
de Philippe Poulachon, importateur-distributeur de produits d’excellence en provenance d’Espagne.
Moitié bourguignon, moitié cévenol,
ex-directeur commercial chez Georges
Dubœuf, puis directeur de Caviar House
France, il a fondé Bellota-Bellota, en 1995,
consacrée au vin, au caviar et au jambon.
« C’est un choix hédoniste, revendiqué et assumé, et je dois dire que c’est pas mal
ainsi. » L’homme est assez content de luimême et de ses produits. Il a publié cet
automne Bellota-Bellota, un livre réfé-
rence sur le jambon ibérique, dans lequel
quelques pages traitent des autres morceaux de ce porc nourri aux glands (bellota), notamment la pluma. C’est la raison
de notre rencontre.
Pluma de bellota, pluma de porc ibérique,
pluma à la plancha, pluma par-ci, pluma
par-là, depuis quelques années, c’est devenu un passage obligé des ardoises bistrotières, vendues avec des trémolos dans
la voix par l’aubergiste. « Un morceau rare
d’une tendreté exceptionnelle, vous m’en
direz des nouvelles ! » « A l’insu de son plein
gré », Philippe Poulachon est le responsable
de cette inflation : c’est lui qui a découvert
et « inventé » la pluma de porc ibérique.
SEULEMENT 300 G PAR BÊTE
« Il y a quinze ans, je vais voir un vétérinaire
qui fait du cochon bio, dans un village de la
province de Huelva, près du Portugal. Et là
je tombe sur de la pluma de bellota
à la carte d’un restaurant. J’ignorais ce
que c’était. On m’explique que c’est un petit
muscle du cochon, collé au lomo qui court
du cou à la croupe sur le dos de la bête,
PHILIPPE
POULACHON EST
LE RESPONSABLE
MALGRÉ LUI DE
CETTE INFLATION :
C’EST LUI QUI
A “INVENTÉ”
LA PLUMA
DE PORC IBÉRIQUE
et qu’ils sont les seuls ici à séparer et à cuire
frais à la plancha. Une tradition locale. »
Philippe est conquis par la qualité
de ce morceau et court aux abattoirs les
plus proches où on embosse la pluma avec
le lomo salé et fumé, vendu à la rondelle
en charcuterie. « Je leur ai dit stop et j’ai
commencé à importer de la pluma de bellota en frais (congelé), alors que personne,
même en Espagne, n’en avait jamais fait. »
Elle nous a été servie rosée – une par
personne – avec un écrasé de pommes
de terre et des pimientos de Padron. Une
pièce de choix, tendre et goûteuse comme
du filet, ne pesant guère que 150 g. « C’est
le problème, explique Philippe. Il n’y a que
deux plumas par bête, soit 300 g de viande
sur un cochon de 170 kg. » Question : d’où
viennent toutes ces plumas qui ont inondé
le marché ? Certainement pas toutes de
cochons ibériques Bellota nourris à l’herbe
et aux glands. « C’est toujours la même
chose. On est précurseur et, après, il y a toujours des opportunistes qui viennent faire
du business. Dans les années 2010, il s’est
fait tout et n’importe quoi. Il y avait de la
pluma partout à Rungis, en provenance
d’Espagne, mais aussi de Pologne, de
Hongrie, de Bulgarie. On trouvait même
de la pluma Duroc, une race d’origine américaine. 95 % de la production est en élevage
intensif ou semi-intensif, mais 95 % de ce
qui se vend est en élevage extensif… »
Philippe ne se fait pas d’illusions.
« Quand je vois de la pluma vendue moins
cher (14 € le kilo) que je ne l’achète, je ne
sais pas comment ils font. » Sur un cheptel
de 5 millions de porcs ibériques, 500 000
seulement méritent selon lui l’appellation
de bellota. Aujourd’hui, Philippe Poulachon s’est mis en retrait du marché et
ne traite plus que de petites quantités.
Depuis septembre, il n’a d’ailleurs plus
de pluma de bellota et attend les prochaines livraisons avec la tuerie des cochons
qui a débuté en janvier. p
[email protected]
Bellota-Bellota, 27, rue Yves-Kermen,
Boulogne-Billancourt. Tél. : 01-46-09-00-01.
bellota-bellota. com
0123 | 19
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
p a r a l a in fr a cho n
Elle s’appelait
Ruqia
L
« On ne veut pas de Daech »
Jour de bombardement. « Au
marché, les gens s’écrasent les uns
sur les autres, pas parce qu’ils
sont trop nombreux, mais parce
que leur regard s’est soudain
porté vers le ciel et, inconsciemment, ils se sont mis à courir, courir. Drone dans le ciel maintenant,
explosion plus tard. Que Dieu protège les civils et… nous débarrasse
des autres. »
Jour de désespoir. « OK, on ne
veut pas de Daech et on ne veut
pas des bombardements de la coa-
LES AMIS DE LA
JEUNE FEMME LUI
DISAIENT QU’ELLE
PRENAIT TROP
DE RISQUES AVEC
SES POSTS
RUQIA HASSAN
MOHAMMED AVAIT
30 ANS. ELLE A
ÉTÉ « EXÉCUTÉE »
À RAKKA PAR
L’ÉTAT ISLAMIQUE
lition anti-Daech… Alors, qu’est-ce
que nous voulons exactement ? »
Ruqia est née à Rakka en 1985
dans une famille aisée de la communauté kurde de la ville. Milieu
conservateur : le père va à la mosquée tous les jours. Mais les deux
filles de sa première femme font
des études supérieures. Ruqia
étudie la philosophie à l’université d’Alep, sa sœur est médecin.
De la deuxième femme de son
père, Ruqia aura cinq demi-frères.
En tête des manifestations
A quoi ressemble Rakka, cette petite ville de 250 000 habitants, sur
la rive nord de l’Euphrate, perdue
dans le nord-est syrien et qui va
avoir cet étrange destin : devenir la
« capitale » du mini-califat d’Abou
Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’EI ?
« A une bourgade un peu plouc, où
sont venues se sédentariser des tribus de la vallée de l’Euphrate », explique Hala Kodmani. Journaliste
franco-syrienne, elle s’est rendue à
Rakka en septembre 2013 et en a
ramené une série de reportages
pour Libération.
Mars 2011, début de la révolte
contre le régime de Bachar Al-Assad. Ruqia est en tête des manifestations à Rakka. En 2013, la révolte
s’est transformée en affrontements armés. Occupée ailleurs,
l’armée abandonne Rakka qui
connaît un bref moment
« soixante-huitard », dit Hala Kodmani : création d’une quarantaine de publications, débats multiples entre Rakkaouis, où les
femmes sont les plus actives. Ruqia participe au mouvement
« Haquna » – « notre droit » – qui
ne veut ni de la tyrannie du clan
Assad ni des groupes islamistes
armés présents dans la ville.
Au fil des jours, l’un de ces groupes, l’EI, chasse les autres et impose son ordre totalitaire : voiles
et niqabs noirs pour les femmes,
crucifixions, décapitations, flagellations en public. Ruqia connaît certains des admirables citoyens-journalistes associés sous
l’appellation RBSS – Rakka is
Being
Silently
Slaughtered
(« Rakka est massacrée dans le silence »). Au péril de leur vie, ciblés
par l’EI, ils transmettent tout ce
qu’ils peuvent de la vie à Rakka.
Les amis de Ruqia lui disent
qu’elle prend trop de risques avec
ses posts. Elle est arrêtée à l’été
2015, en juillet ou en août. A partir
du 25 juillet, elle ne « poste » plus
rien sur Facebook, mais sa page
reste ouverte – peut-être pour
piéger ses correspondants. Elle
est détenue à Rakka, semble-t-il.
L’EI l’accuserait d’« espionnage ».
Sa famille se rend à la prison tous
les jours, mais ne sera jamais
autorisée à voir Ruqia.
Les mois passent. Début janvier,
un de ses frères contacte à nouveau les hommes de l’EI. On lui répond que sa sœur a été exécutée
avec cinq autres femmes. Quand ?
Pas de précision. Comment ? Pas
de précision. Mais l’EI s’est refusé
à rendre le corps à la famille.
Peut-être y aura-t-il un jour une
plaque, quelque part dans Rakka
libérée, à la mémoire d’une jeune
femme qui a défié les petites frappes de l’EI et qui portera ce nom :
Ruqia Hassan Mohammed. p
[email protected]
Tirage du Monde daté jeudi 4 février : 247 775 exemplaires
C’
est peu de dire que l’institution judiciaire française est en état
d’alerte. En l’espace de quelques
semaines, elle l’a exprimé à trois reprises de
façon inédite. A la fin de décembre 2015, ce
sont les procureurs qui mettaient en garde
contre la dégradation de leurs conditions de
travail, l’insuffisance de leurs moyens humains et matériels toujours très en deçà des
standards européens, et l’asphyxie grandissante des tribunaux.
Le 14 janvier, lors de la rentrée solennelle
de la Cour de cassation, ce sont les deux plus
hauts magistrats de France, Bertrand Louvel,
premier président de la Cour, et Jean-Claude
Marin, procureur général, qui s’inquiétaient
publiquement : « Quelles défaillances ou
quels risques l’autorité judiciaire présente-telle, qui justifieraient que l’Etat préfère l’éviter
lorsqu’il s’agit de la défense de ses intérêts supérieurs ? ».
La question visait la multiplication de textes législatifs faisant la part belle à l’autorité
administrative au détriment du judiciaire :
loi sur le renseignement au printemps 2015,
état d’urgence et projet de loi sur la procédure pénale présenté au conseil des ministres du 3 février. C’est ce dernier texte, enfin,
qui a fait réagir vivement, le 1er février, les
présidents des cours d’appel : « Le rôle constitutionnel de l’autorité judiciaire, gardienne
de la liberté individuelle, est affaibli par les réformes en cours », ont-ils martelé.
Main dans la main, Christiane Taubira,
lorsqu’elle était encore garde des sceaux, et
son collègue de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, s’étaient défendus de ces griefs, dans
ces colonnes, le 8 janvier. « Prétendre que le
gouvernement procède à une mise à l’écart de
la justice est une contrevérité. C’est une offense aux convictions qui n’ont cessé de dicter
nos choix », assuraient-ils.
Ce plaidoyer n’a pas levé les craintes. Préparé de longue date, le projet de réforme de
la procédure pénale a été sensiblement musclé, après les attentats du 13 novembre, pour
renforcer l’efficacité de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée, notamment financière, qui lui est attachée. On ne
saurait, évidemment, en blâmer le gouvernement : face à une telle menace, la protection des Français et la lutte contre les réseaux terroristes sont un impératif catégorique.
Mais il ne fait pas de doute que, sur plusieurs dispositions, cette réforme justifie
l’alarme des magistrats. Ainsi du contrôle
administratif ou de l’assignation à résidence,
sur décision du ministère de l’intérieur, de
personnes « dont il existe des raisons sérieuses de penser », après des déplacements à
l’étranger en lien avec des activités terroristes, qu’elles pourraient « porter atteinte à la
sécurité publique à leur retour sur le territoire
français ». Ainsi de l’élargissement des possibilités de fouilles de bagages ou de véhicules,
sous l’autorité du préfet. Ou encore de la possibilité, lors d’un contrôle d’identité, de retenir une personne pendant quatre heures,
même si ses papiers sont en règle. Ou enfin
des perquisitions de nuit, qui pourront être
ordonnées dans les enquêtes préliminaires
du parquet, comme dans le cadre de l’état
d’urgence actuellement en vigueur.
Sur tous ces points – et la liste n’est pas exhaustive –, la volonté manifeste du gouvernement est d’alléger ou d’accélérer autant
que possible les procédures, pour éviter les
règles inhérentes à la justice. Au nom de l’efficacité, certes. Mais la fin ne justifie pas tous
les moyens. p
Crédit illustration : Satoshi Hashimoto
à, j’ai reçu des menaces de
mort. Daech [acronyme
arabe de l’organisation
Etat islamique] va sans
doute m’arrêter (…) et me décapiter. Mais je garderai ma dignité.
Mieux vaut mourir que de vivre
avec ces types dans l’humiliation. »
Elle s’appelait Ruqia Hassan
Mohammed. La photo placée sur
sa page Facebook montre une
jeune femme élégamment ma­
quillée. Elle porte un foulard noir
sur un serre­tête doré, bracelets et
bagues aux deux mains, tunique
longue cintrée à la taille. Le visage
plein, pommettes hautes, sourire
timide. Elle était syrienne et habitait Rakka, la « capitale » de l’Etat
islamique (EI). Sur Facebook, elle
racontait sa vie de rakkaouie sous
la botte des djihadistes. Ils n’ont
pas apprécié. Début janvier, ils
ont annoncé qu’elle avait été
« exécutée ». Ruqia avait 30 ans.
Cette information a été rapportée en janvier en Europe. Quelques lignes, parfois un article,
pour une mort de plus en Syrie.
Pourquoi chercher à en savoir davantage sur Ruqia ? Pour mettre
une vie derrière cette photo, tenter de sortir de l’anonymat statistique ? Peut-être. Un peu plus
aussi. En fouillant la presse de ces
deux dernières années –
Le Monde, L’Obs en ligne, Le Figaro, Libération, les quotidiens
britanniques The Guardian et
The Independant –, on trouve
quelques bribes de la vie de Ruqia.
Et, mises bout à bout (merci confrères), elles racontent une partie
de la tragédie syrienne. Ruqia a
lutté contre deux puissantes machines de mort : le régime de Bachar Al-Assad et l’Etat islamique.
C’est une histoire exemplaire.
Tout au long de 2015, sous le
pseudonyme « Nissan Ibrahim »,
la jeune femme a livré sur Facebook une sorte de journal de
bord : la vie au temps de l’EI et des
bombardements aériens.
« Chaque jour, interdit, interdit,
interdit. Ils [les djihadistes] ne font
qu’interdire. J’attends le jour où ils
permettront quelque chose. »
« Aujourd’hui, la police [les hommes de l’EI] a lancé une vague
d’arrestations arbitraires. Mon
Dieu, je t’en supplie, délivre-nous
de ce cauchemar et élimine ces
gens. » « Aujourd’hui, une Tunisienne [une djihadiste de l’EI] m’a
interpellée à cause de ma tenue. Je
l’ai ignorée, j’ai continué à marcher. J’aurais aimé avoir un pistolet et la tuer. Je voudrais en finir
avec ces humiliations, avec ces types qui nous imposent leur pouvoir. Je n’en peux plus d’être une citoyenne de seconde classe. Dieu,
aide-nous ! »
PROCÉDURE
PÉNALE :
L’URGENCE
BANALISÉE
© Frédéric Stucin pour M Le magazine du Monde.
EN KIOSQUE DÈS DEMAIN
DISPONIBLE SUR DIOR.COM
Bruxelles lance une nouvelle alerte
sur le déficit public de la France
▶ Selon les prévisions
▶ Bruxelles s’inquiète no-
▶ Début 2015, Paris
▶ Les divergences au sein
d’hiver de la Commission
européenne, la France ne
réussira pas à faire passer
son déficit public sous la
barre de 3 % du PIB en 2017
tamment du redémarrage
trop lent de l’investissement et du niveau du chômage tricolore, qui sera
encore de 10,3 % en 2017
avait échappé de peu
à une sanction et avait obtenu un délai supplémentaire de deux ans pour réduire son déficit
de la zone euro, écartelée
entre l’Allemagne et la
Grèce, ne se réduisent
pas, s’inquiète Bruxelles
→ LIR E
PAGE 4
Crise agricole : Le Foll tente de répondre à la colère
▶ A trois semaines
du Salon de
l’agriculture,
la mobilisation des
éleveurs reste forte
▶ Critiqué,
le ministre
Stéphane Le Foll,
devait s’exprimer
à l’Assemblée
nationale
le 4 février
▶ La France
se cherche des
alliés à Bruxelles
pour faire
remonter les prix
→ LIR E
Mercedes
repart sur
les chapeaux
de roues
E
t un record de plus. Jeudi
4 février, Daimler, la maison-mère de Mercedes, a
annoncé des résultats financiers
historiques. Le groupe de
Stuttgart a enregistré en 2015 un
chiffre d’affaires de 149,9 milliards d’euros, en hausse de 15 %,
et un bénéfice net (part du
groupe) de 8,9 milliards (+ 23 %).
Du jamais-vu.
Au total, le constructeur germanique a écoulé 2,9 millions de voitures, vans et camions, en progression de 12 % sur un an. Sa
branche automobile, qui a réalisé
83,8 milliards d’euros de chiffre
d’affaires (+ 14 %), a vu sa marge
opérationnelle progresser de
deux points, à 10 %. Quel contraste avec l’année 2013 ! A l’époque, la marque haut de gamme affichait une rentabilité de 6,3 %, un
niveau qui faisait de Mercedes la
risée des analystes financiers.
Aujourd’hui, ces mêmes analystes semblent blasés par les progrès réalisés. Dans une note récente, Exane BNP Paribas estime
qu’« une marge de 10 % ne provoque plus aujourd’hui l’enthousiasme des investisseurs. Ils se
sont sans doute habitués au
succès de Mercedes ». Aucun ne
crachera cependant sur le dividende proposé de 3,25 euros par
titre, là encore un record pour
l’entreprise.
philippe jacqué
→ LIR E L A S U IT E PAGE 5
PAGE 3
149,9
A Boulognesur-Mer
(Pas-de-Calais),
mardi 2 février.
MILLIARDS D’EUROS
C’EST LE CHIFFRE D’AFFAIRES
RÉALISÉ PAR DAIMLER EN 2015,
EN HAUSSE DE 15 %
DENIS CHARLET/AFP
PORTRAIT
L’ANGOISSE
DE RANDY AMISI, 30 ANS,
CHAUFFEUR DE VTC
→ LIR E
PAGE 5
PIXELS
LE CHEF DE GUERRE
ANGOLAIS, LE JEU VIDÉO
ET LE JUGE
→ LIR E
PAGE 8
j CAC 40 | 4 255 PTS + 0,68 %
j DOW JONES | 16 336 PTS + 1,13 %
j EURO-DOLLAR | 1,1127
j PÉTROLE | 35,01 $ LE BARIL
J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,62 %
VALEURS AU 04/02 – 9 H 30
PERTES & PROFITS | DASSAULT SYSTEMES
Un vieux champion pour la French Tech
P
our trouver le champion français du
numérique, il faut regarder derrière
les bâtons d’esquimaux de HäagenDazs ou les fuselages du Boeing 787,
qui doivent beaucoup aux logiciels de Dassault
Systemes. La société est née il y a trente-cinq
ans, avant la révolution Internet, mais elle affiche d’année en année des performances à faire
pâlir d’envie les petits jeunes du réseau. Sur
l’exercice écoulé, son chiffre d’affaires a progressé de 24 % et son bénéfice net de 38 %. Pas
mal pour une entreprise de plus de 2,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires et de
13 000 salariés. Sa marge opérationnelle, de
plus de 30 %, se compare aisément à celle d’un
Google ou d’un Apple, alors qu’elle n’évolue
pas dans l’univers du grand public. Ses logiciels
sont très pointus et très professionnels.
Cela n’empêche pas le groupe d’être le
deuxième éditeur européen derrière l’Allemand SAP et le porte-drapeau de l’une des rares filières française à afficher une forte croissance. Sur l’année 2014, le chiffre d’affaires des
éditeurs français de logiciels, près de 10 milliards d’euros, a progressé de 17 %. Plus que
leurs homologues américains.
Le succès de Dassault Systemes repose sur la
combinaison d’une grande idée, d’une exécution sans faille et d’une ouverture constante
aux changements de son espace économique.
La grande idée est tout simplement celle de la
virtualisation du monde. Au départ, il s’agissait de dresser des plans de pièces d’avions sur
informatique au lieu de la planche à dessin.
Cahier du « Monde » No 22101 daté Vendredi 5 février 2016 - Ne peut être vendu séparément
HORS-SÉRIE
UNe vie, UNe ŒUvRe
Puis le plan s’est déployé en trois dimensions,
est devenu une maquette interactive dans laquelle, l’opérateur peut évoluer. Jusqu’à concevoir un avion complet sans aucune maquette
physique.
Extension sans limite
Petit à petit, l’application s’est invitée partout,
non seulement pour concevoir des produits
mais pour évoluer dans une usine, un magasin
ou à l’intérieur d’une molécule. Des villes
entières sont désormais modélisées.
Cette extension sans limite de la simulation
en 3D a nécessité une organisation serrée pour
construire un réseau commercial et convaincre toujours plus de secteurs de plonger dans
les délices du virtuel pour l’ensemble de leurs
activités, de la naissance d’un produit à sa commercialisation, de la construction d’une usine
à son démantèlement. L’ouverture, enfin, a
permis à l’entreprise de résister aux assauts de
la concurrence en multipliant les acquisitions
de technologies et de marchés, plus d’une cinquantaine de sociétés achetées dans le monde.
Résultat, le groupe est désormais valorisé à
près de 18 milliards d’euros, ce qui le place, eu
égard à son chiffre d’affaires, tout près des
meilleurs mondiaux de la High-Tech. De quoi
jouer les locomotives d’un secteur qui emploie
137 000 personnes en France et recrute
7 000 personnes de plus chaque année.
Comme quoi, le numérique est aussi capable
de créer des emplois en masse. p
philippe escande
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Mitterrand
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0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
MARTA NASCIMENTO/REA
Espèces menacées
G
énération dématérialisée ?
Très peu pour eux. Ils sont à
peine adultes et sont nés
dans une France droguée à
la « carte bleue », mais l’argent, ils l’aiment sonnant et
trébuchant. « J’aime bien avoir du cash, affirme Germain Marchand, 21 ans, étudiant
en statistiques. Avant, j’avais une carte bloquée et mes parents ne mettaient pas beaucoup de sous dessus. J’ai été traumatisé par les
refus de la machine quand je voulais payer. »
Pour Pierre Dard, 24 ans, analyste en fusion-acquisition, c’est une affaire de famille :
« Ma grand-mère m’a toujours dit : “Il faut
toujours que tu aies des espèces sur toi pour
rentrer en taxi si tu te perds ou pour payer une
conversation téléphonique dans un hôtel si tu
es en danger.” » Un conseil qu’il suit toujours.
Cela ne va pas dans le sens de l’histoire : les
Français utilisent de moins en moins de
billets et d’espèces, qu’on appelle la monnaie
fiduciaire. Seul un paiement sur deux se fait
désormais en cash, selon la Fédération bancaire française. Le volume de retraits n’a représenté que 6 % du PIB en France en 2014, à
peine plus qu’en Suède (5,4 %), pays modèle
pour la dématérialisation des paiements
dans lequel beaucoup de commerces n’acceptent pas le liquide.
« JE N’AI JAMAIS DE CASH »
« Le niveau d’usage n’est déjà pas très élevé. La
France est l’un des pays de la zone euro où
l’usage de la carte bancaire est le plus développé », explique Alain Gerbier, directeur des
activités fiduciaires à la Banque de France. Et
le phénomène s’amplifie : les paiements
électroniques – CB, virement, prélèvement,
tout ce qu’on appelle la monnaie scripturale – progressent « de 5 % à 6 % par an depuis
2000 » en nombre de transactions, selon
Alexandre Stervinou, responsable des activités scripturales à la Banque de France.
Selon le GIE cartes bancaires, un groupement d’intérêt économique qui comprend
130 prestataires de services de paiement, les
Français ont effectué 6,5 % de paiements par
carte supplémentaires en 2014 (9,14 milliards d’opérations) par rapport à 2013. Alors
que les retraits n’ont augmenté que de 0,6 %
(1,54 milliard d’opérations).
Visiblement, le sujet divise. « On est
en 2016, stop les billets et autres aberrations ! » s’amuse ainsi Charles Diruit, 23 ans,
diplômé en communication. « Je déteste les
pièces, je n’ai pas de portefeuille, affirme Arthur Briquet, 25 ans, cadre dans une start-up.
Ce n’est même plus un accessoire qu’on a,
non ? J’ai un porte-cartes. Dès que j’ai des
Des piécettes plein les poches ? C’est de moins en moins vrai
en France, où le paiement par carte bancaire continue de
croître. Une évolution encouragée par Bercy et les banques
pièces, je les mets dans une petite boîte le soir.
Je n’ai jamais de cash. »
Mais pour acheter une baguette dans cette
boulangerie parisienne, située près de
Montparnasse, impossible de payer en CB.
« C’est 5 euros minimum, répond Thamila,
derrière la caisse. Je ne sais pas pourquoi,
c’est la direction qui nous dit ça. » Impossible
aussi dans cette épicerie de quartier, où le
caissier répond, d’un ton agressif : « On
n’a pas de machine. Elle est abîmée depuis
trois mois. » Dans ce kiosque à la sortie du
métro, non plus. Vu la commission que
prend la banque, ce n’est pas intéressant,
estime Nidhal (les commerçants ont souhaité garder l’anonymat).
Dans son tabac, le quadragénaire Makouf
explique pourquoi il ne prend pas la carte à
moins de 20 euros. « On travaillerait pour
rien, pour la gloire. Ça m’arrangerait de ne
pas avoir d’espèces, on perd du temps à les
compter le soir, à rendre la monnaie. Mais je
paye à la banque une commission de 0,6 %
pour les achats par carte. Or, sur les timbres et
les carnets de métro, je ne prends déjà que 2 %
de marge. »
Pour les petits commerçants, « le cash est
disponible tout de suite, sans commission »,
explique M. Gerbier, de la Banque de France.
Cette commission commerciale prélevée par
les établissements bancaires est particulièrement dissuasive sur les petits montants, car
BERCY TRAVAILLE
AVEC FERVEUR AU
RECUL DE L’ARGENT
LIQUIDE, INTRAÇABLE,
QUI FACILITE DONC
LE BLANCHIMENT
ET LA FRAUDE
elle peut comporter à la fois une part fixe et
un pourcentage de la transaction. Le ministère des finances leur a donc demandé de diviser par deux cette part fixe, en la faisant
passer de 10 à 5 centimes. Par ailleurs, en décembre 2015, un règlement européen a fait
passer la commission interbancaire (payée
par la banque du commerçant à celle du porteur) de 0,28 % à 0,23 % de la valeur de transaction, en moyenne.
« Au quotidien, pouvoir payer par carte
quand on le souhaite, c’est un progrès, s’est félicité le ministre des finances, Michel Sapin,
le 18 janvier. La baisse des frais facturés aux
commerçants doit se matérialiser comme
convenu d’ici à la fin du premier trimestre
2016, pour que les commerçants n’aient plus
de raison de refuser les paiements par carte
bancaire au premier euro. »
Bercy travaille avec ferveur au recul de l’argent liquide, intraçable, qui facilite donc le
blanchiment et la fraude. « C’est une pratique
très courante, pour ne pas dire universelle,
confirme le buraliste Makouf. Le cash permet de faire du black. Dans l’alimentation,
c’est incontrôlable : vous pouvez dire que
vous avez perdu la moitié de la marchandise
ou que c’est périmé… »
Un spécialiste du fiduciaire confirme :
« Imaginez, dans une boulangerie, les plus
beaux gâteaux à 50 euros. Vous en préparez
cinq. Tiens, où est le cinquième gâteau ? “Ah,
je l’ai fait tomber, il est à la poubelle”, répond
votre employé… qui a mis 50 euros dans sa
poche. »
Les banques aussi vantent les mérites de la
carte bleue. Les espèces leur coûtent cher : il
faut un local technique sécurisé dans les
agences, payer les prestations, dangereuses,
du transporteur de fonds avec homme
armé. Or, elles ne facturent pas la gestion
des espèces au commerçant, contrairement
à la carte de crédit.
Aux commerçants, elles affirment qu’une
utilisation généralisée de la CB leur reviendrait moins cher, malgré la commission.
« Pour un commerçant, le coût de gestion des
espèces n’est pas tangible : il est lié au temps
perdu à compter la caisse, à préparer sa remise pour la banque, à se déplacer pour effectuer ladite remise, mais aussi pour demander
des rouleaux de pièces… Sans parler du risque
associé au transport, en pleine rue, de sommes parfois significatives », argumente
Bruno Delemotte, directeur du marché des
professionnels du Crédit du Nord.
« DES CLIENTS EN PLUS »
Ce calcul, les grandes enseignes l’ont fait :
« Trente secondes par client pour des réseaux
comme McDonald’s ou Relay, c’est énorme en
heure de pointe, ce sont des clients en plus. »
D’ailleurs, la grande distribution promeut
désormais le paiement sans contact, qui accélère le passage en caisse. Plus de la moitié
des cartes de crédit disposent de cette technologie, mais seules 20 % d’entre elles ont été
utilisées de cette manière en 2014, selon le
GIE cartes bancaires.
Le cash reste néanmoins le moyen de paiement indispensable des populations sans accès aux produits sophistiqués des banques
– par exemple les titulaires de prestations sociales qui n’ont pas de CB, ou seulement une
carte de retrait. La disparition du liquide
n’est donc pas pour tout de suite. C’est encore
le seul moyen de jouer à pile ou face… ou de
donner une pièce dans le métro. p
jade grandin de l’eprevier
Anachronique, la pièce de monnaie ? Pas partout…
« dans les marchés les plus avancés, comme le
Royaume-Uni, les pièces et les billets paraissent de plus
en plus insolites », s’est emporté Nicolas Huss, le PDG
de Visa Europe, lors des résultats annuels du groupe
le 27 janvier. Le géant mondial des systèmes de paiement a publié un chiffre d’affaires en hausse de 25 %
en 2015. Plus d’1 euro sur 5,70 est dépensé par carte
Visa en Europe. Fort de ce constat, M. Huss a affirmé
que « le développement accéléré du paiement électronique définira l’avenir du commerce, en permettant
(…) aux consommateurs de payer où et quand ils le
souhaitent, depuis et avec n’importe quel terminal ».
Oui, mais. Une grande partie du monde résiste encore et toujours aux paiements électroniques.
« Dans la majorité des pays, le cash est toujours roi »,
peut-on lire dans un rapport publié par Citigroup et
l’Imperial College London. Chaque année,
13 000 milliards de dollars (presque 18 % du PIB
mondial) sont retirés des distributeurs. « L’idée que
mon argent serait représenté par quelque chose que
je ne peux pas toucher, voir ou compter est un phénomène complètement inhabituel pour beaucoup de
personnes », explique dans le rapport Bhaskar
Chakravorti, doyen associé à l’université Tufts.
Il faut de vrais efforts des gouvernements et de
l’industrie bancaire d’un pays pour venir à bout de
« l’attachement émotionnel, comportemental et
rationnel aux billets ».
La comparaison des situations française et allemande l’illustre parfaitement. « Les banques allemandes n’ont pas investi dans la carte comme en
France, où elles ont créé des systèmes interopérables », raconte Didier Cocheteau, président du comité de pilotage de la stratégie des espèces en
France au sein de la Fédération bancaire française.
Outre-Rhin, payer par carte est donc compliqué, si
ce n’est, parfois, impossible.
Pendant ce temps, dans l’Hexagone, « la transformation des terminaux de paiement pour qu’ils acceptent le sans contact est financée majoritairement par
les banques françaises »… et encouragée par Bercy. p
j.g. de l’e.
économie & entreprise | 3
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Eleveurs : les raisons d’un malaise
Mobilisés un peu partout en France, les agriculteurs vivent une crise dont les causes sont très diverses
D
epuis la mi-janvier, des
éleveurs français font à
nouveau entendre leur
mécontentement. De
la Bretagne à la Normandie, de la
Sarthe au Tarn-et-Garonne, en
passant par les Landes, producteurs laitiers, porcins, bovins mais
aussi de canards multiplient les
manifestations. Opérations escargots, blocages de route, feux de
pneus ou de bottes de paille font la
« une » de l’actualité. De quoi faire
pression sur le gouvernement. Et
exprimer le désarroi des nombreux éleveurs touchés de plein
fouet par la crise. Une crise qui a de
multiples causes.
Guerre des prix
menée par la grande
distribution
Le retour des manifestants dans
les rues, après les démonstrations
de force de cet été, est lié à une période cruciale. En février s’ouvrent
les ultimes pourparlers commerciaux entre industriels et distributeurs. Des discussions toujours
plus tendues alors que le nombre
de centrales d’achats des grandes
enseignes se réduit. Les distributeurs demandent à chaque nouveau round de négociations, une
baisse des tarifs. Une réduction
que les industriels souhaiteraient
pour leur part voir portée par leurs
fournisseurs.
Le partage des marges est au
cœur des discussions. « A chaque
fois, on nous demande des efforts
de productivité mais la marge part
vers l’aval », martèle Jean-Pierre
Fleury, président de la Fédération
nationale bovine (FNB). Pour tenter d’éclairer cette question délicate, un observatoire des prix et
LES CHIFFRES
75 MILLIARDS
C’est la production agricole, en
euros, de la France en 2014.
5e
C’est le rang de la France parmi
les pays exportateurs de produits alimentaires. Elle arrive
derrière les Etats-Unis, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Brésil.
1,42 MILLION
C’est le nombre de personnes,
salariées ou non salariées, travaillant dans l’agriculture et l’industrie agroalimentaire. Ces
deux secteurs représentent
3,5 % du PIB français.
des marges a été créé en 2010. Ses
derniers travaux, publiés en
mai 2015, ont prouvé, par exemple,
que pour le kilo de jambon, le prix
payé à la production avait baissé
en 2013 de 3,7 à 3,48 euros, que l’étiquette, elle, ne bougeait pas, et que
la marge de la distribution était
passée de 4,17 à 4,32 euros. Mais la
marge est aussi liée à la valeur
ajoutée et à l’organisation des filières. Celles du champagne, du
comté et de l’agriculture biologique prouvent que l’on peut créer
cette valeur et la partager entre
producteurs, industriels et négociants. A l’inverse, dans le secteur
de la viande bovine, la place de l’industriel Bigard qui revendique
80 % du marché français déséquilibre le rapport de force.
Chute des cours
mondiaux et
surproduction
Trop de lait et de porcelets. Ces
deux marchés souffrent de surproduction. L’excès de porcs est lié
à une augmentation des cheptels
allemand et espagnol. Une montée en puissance qui a coïncidé
avec l’embargo sanitaire décrété il
y a deux ans par la Russie sur le
porc européen. Depuis, l’excès
d’animaux pèse sur les cours,
d’autant que la consommation patine. Au marché du porc breton de
Plérin, le kilo se négociait, lundi
1er février, à 1,1 euro, quand les éleveurs estiment le prix rémunérateur à 1,4 euro.
Pour le lait, la surproduction est
mondiale mais elle a été largement alimentée par le flot déversé
par l’Europe. Sans attendre la fin
des quotas laitiers, à la fin
avril 2015, de nombreux pays
européens ont dépassé les limites
fixées. Ils anticipaient une forte
progression de la demande chinoise. Las. La Chine a réduit ses
emplettes de près de moitié, l’embargo politique russe a été décrété
en août 2014, et le lait a débordé.
Depuis un an, les cours mondiaux
sont sous pression et en ce début
d’année, le prix flirte avec les
300 euros la tonne. Pour les bovins, la faiblesse des prix couplée à
des coûts d’alimentation animale
qui restent élevés étrangle financièrement les éleveurs.
Libéralisation
Le mot d’ordre à Bruxelles est la
libéralisation de l’agriculture. Les
derniers quotas, encore en vigueur, sur le sucre, seront supprimés en 2017, les betteraviers ayant
obtenu un délai de grâce. Même la
viticulture voit son modèle remis
en cause. Depuis le 1er janvier 2016,
des autorisations de plantation
Le 29 janvier, des agriculteurs ont bloqué la RN 165 près d’Arzal (Morbihan), entre Vannes et Nantes. DAMIEN MEYER/AFP
peuvent être attribuées, limitées
pour l’heure à 1 % de chaque vignoble national mais ouvrant la voie
en France à des vins sans appellation géographique.
Cette volonté de libéraliser est
d’abord portée par les industriels
et le négoce. Ce sont eux qui poussent la Commission européenne à
négocier le traité transatlantique
avec les Etats-Unis. Cette négociation pourrait remettre en cause les
normes sanitaires et la politique
d’indication géographique en vigueur dans l’Union européenne.
Les industriels de l’agroalimentaire se battent aussi à Bruxelles
pour empêcher tout étiquetage de
l’origine des viandes dans les plats
préparés. Une demande récurrente des éleveurs français. Cette
politique est soutenue aussi par
les groupes d’agrochimie qui souhaitent le développement d’une
agriculture plus industrielle.
Crises sanitaires
Une nouvelle filière, jusqu’alors
plutôt florissante, a été touchée en
novembre 2015, en l’occurrence
celle des canards du Sud-Ouest.
Une épizootie d’influenza aviaire
touchant l’ensemble des volailles
s’est déclarée, touchant 69 foyers
dans huit départements. Face au
risque de fermeture des frontières
aux volailles françaises, le gouvernement a décidé de stopper la production de canards dans seize départements du Sud-Ouest. Un
plan draconien qui a débuté le
18 janvier, date depuis laquelle
plus aucun nouveau caneton ne
peut entrer dans un élevage.
Quand les canards actuellement
élevés arriveront à terme, un
« vide sanitaire » sera décrété. La filière s’attend à une perte de 30 %
de son chiffre d’affaires cette année, soit un manque à gagner de
500 millions d’euros. Le gouvernement a annoncé une première
aide de 130 millions d’euros.
Ambiguïtés politiques
et syndicales
Les manifestations actuelles interviennent alors que se profile le
Salon de l’agriculture. Il se tiendra
du 27 février au 6 mars, à Paris.
Chaque année, cette manifestation sert de vitrine aux politiques
de tous bords. L’agriculture devient alors un terrain de jeu électoral où nombre de figures politiques semblent pourtant frappées
d’amnésie, oubliant que les mesures qu’ils décrient ont été élaborées sous leur mandat.
Or cette année, chacun a en tête
la primaire à droite et au centre, et
l’élection présidentielle de 2017,
avec en filigrane la montée du
Front national au sein des agriculteurs. Sans attendre, le président
des Républicains, Nicolas Sarkozy,
a annoncé un « plan Marshall »
pour les zones rurales de 10 milliards d’euros sur cinq ans. Le chef
de l’Etat, François Hollande, devrait aussi s’exprimer avant
l’ouverture du salon.
Face à la valse des politiques, la
Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles
(FNSEA) fait figure de partenaire
stable et obligé. Avec l’appui des
Jeunes agriculteurs, elle revendique d’être le syndicat agricole majoritaire en France, loin devant la
Coordination rurale, la Confédération paysanne et le Modef. Elle
s’est toujours considérée comme
le « cogestionnaire » de la politique agricole française. D’où sa difficulté à maîtriser les agriculteurs
sur le terrain, certains ne se sentant pas représentés par la direction parisienne. D’autant que la
FNSEA est membre du lobby euro-
péen de la Copa-Cogeca, défenseur
d’une agriculture compétitive et
libérale. Et que Xavier Beulin, président de la fédération, est aussi
président du groupe Avril, un puissant acteur agro-industriel.
Malaise existentiel
Un « sentiment de déclassement » économique, mais aussi
politique et social. C’est ainsi que
François Purseigle, sociologue,
qualifie le malaise existentiel qui
s’exprime en Bretagne d’abord,
mais aussi dans d’autres régions
françaises. Les éleveurs bretons de
porc ont joué à fond la carte de la
productivité et de la technicité. Ils
se voient comme des chefs d’entreprise et ont beaucoup investi.
Ils sont étranglés entre la chute
des revenus et le poids de leurs
dettes. Or, en période de crise, chacun tente de sauver sa peau. Il n’y a
guère de solidarité et les structures
comme les interprofessions sont
mises en cause. Cette fois, la crise
touche le cœur des exploitations
laitières comme porcines, et chacun s’interroge sur le devenir des
structures familiales face aux investisseurs financiers. p
laurence girard
Stéphane Le Foll cherche «des alliés en Europe»
Le ministre de l’agriculture devait défendre sa politique de soutien à la filière devant l’Assemblée nationale, jeudi 4 février
M
is en cause dans la gestion de la crise qui
frappe l’élevage, le ministre de l’agriculture et porte-parole du gouvernement, Stéphane
Le Foll, est à l’offensive. Jeudi 4 février, il devait défendre sa politique à l’Assemblée nationale. Les
députés devaient, en effet, se prononcer sur une proposition de loi
émise par le Sénat « en faveur de la
compétitivité de l’agriculture et de
la filière agroalimentaire ».
Un texte présenté en octobre 2015 par Les Républicains, sous
l’impulsion de Gérard Larcher, président du Sénat, après la crise de
l’été. Sans surprise, le gouvernement a voté contre. Il s’oppose au
principe d’un allégement supplémentaire des charges financé par
une hausse de la TVA et de la CSG.
M. Le Foll voulait d’abord profiter
de cette tribune pour réexpliquer
les mesures déjà prises. Il met en
avant les allégements de charge
dont a bénéficié le secteur agricole
et agroalimentaire depuis la mise
en place du crédit d’impôt pour la
compétitivité et l’emploi (CICE).
Le gouvernement a aussi présenté un plan d’urgence pour
l’élevage d’un montant de
700 millions d’euros, auxquels
s’ajoutent 63 millions de crédits
européens. Ce plan vient d’être
abondé de 125 millions d’euros.
M. Le Foll avait reconnu que le
nombre de dossiers de demande
d’allégements de charges et de cotisations sociales était supérieur
aux attentes. Près de 40 000 dossiers ont été agréés, et 16 000 déjà
traités.
« Seule la France
fait des
propositions
sur l’agriculture
européenne »
STÉPHANE LE FOLL
ministre de l’agriculture
Le ministre souhaite surtout
faire des propositions législatives.
Il est prêt à reprendre la celle du Sénat d’interdire la revente des contrats laitiers détenus par les agriculteurs. Il veut aussi obliger les industriels et la grande distribution
à faire référence au prix payé au
producteur lors de leurs négociations commerciales. Enfin, il
compte, dans le cadre de la loi Sapin 2, demander une pénalisation
plus forte pour les entreprises qui
ne publient pas leurs comptes. En
ligne de mire, Lactalis ou Bigard.
Rouvrir le marché russe
Mais les critiques portent aussi sur
la gestion de la crise à Bruxelles. « Il
faut trouver des alliés en Europe » :
M. Le Foll a indiqué, jeudi sur RTL,
avoir adressé le même jour un memorandum à la Commission européenne recommandant de mettre
en œuvre « des mesures européennes pour faire face aux crises agricoles des secteurs laitier et porcin ».
« Seule la France fait des propositions sur l’agriculture européenne », a insisté le ministre, alors
qu’une réunion des ministres de
l’agriculture européens est prévue
le 15 février à Bruxelles. François
Hollande doit évoquer, en amont,
le dossier avec la chancelière allemande, Angela Merkel, dimanche
à Strasbourg.
Côté crise du porc, la France met
l’accent sur la nécessité de rouvrir
le marché russe, fermé aux importations européennes depuis janvier 2014, après l’apparition de cas
de peste porcine en Pologne et en
Lituanie : « Une action diplomatique énergique doit être engagée rapidement par la Commission européenne pour lever l’embargo sanitaire sur les gras et les abats porcins. » Paris plaide aussi pour une
poursuite du dispositif de stockage privé et pour une mesure
d’indemnisation à ceux qui réduisent leur cheptel.
Côté laitier, Paris appelle à un
« relèvement temporaire du prix
d’intervention [le prix auquel
l’Union européenne rachète poudre de lait ou beurre pour assainir
le marché] de plusieurs centimes
par litre assorti d’un engagement
sur les volumes produits ». Le memorandum plaide également
pour développer « un véritable
outil de crédit export européen »
qui faciliterait la recherche de débouchés.
Enfin, selon la France, « un
groupe à haut niveau sur le secteur
laitier doit être mis en place rapidement » afin de revoir les mécanismes d’intervention, de favoriser la
maîtrise de la production en période de prix bas ou encore d’aider
à la modernisation du secteur. p
isabelle chaperon
et laurence girard
4 | économie & entreprise
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Bruxelles toujours dubitative sur l’Hexagone
La Commission européenne estime que la France ne tiendra pas son objectif de réduction du déficit public
B
ruxelles persiste et signe.
Dans ses prévisions économiques d’hiver, publiées jeudi 4 février, la
Commission européenne confirme ce qu’elle avait déjà pointé
dans ses prévisions d’automne, en
novembre 2015. La France, à politiques inchangées, ne tiendra pas
son objectif de réduction du déficit
public sous la barre des 3 % de son
produit intérieur brut (PIB)
en 2017. Selon Bruxelles, il sera encore de 3,4 % du PIB en 2016 et, surtout, de 3,2 % en 2017, alors que
Bercy vise un déficit de 3,3 % cette
année et de moins de 3 % en 2017.
Début 2015, la France s’est pourtant engagée à revenir « dans les
clous » du pacte de stabilité et de
croissance en 2017. A l’époque, elle
était passée à deux doigts d’une
sanction, pour n’avoir pas tenu ses
engagements de réduction des déficits pris deux ans plus tôt. Mais
Paris avait finalement bénéficié de
trois ans de répit supplémentaire
(jusqu’à 2017, donc), ce qui, alors, a
été interprété par de nombreux
Etats membres (Pays-Bas, Danemark, pays Baltes) comme un traitement de faveur.
Bruxelles explique avoir réalisé
ses projections d’hiver « à politique
constante » mais en intégrant les
dépenses supplémentaires de sécurité et de défense décidées à la
suite des attentats du 13 novembre, qui ne devraient peser que
0,05 % du PIB. La Commission n’a,
en revanche, pas pu tenir compte,
par « manque de données suffisamment précises », du nouveau « plan
emploi » annoncé par François
Hollande en janvier 2016. Sa facture devrait être de 2 milliards
d’euros, avait annoncé Bercy, et
sera « intégralement compensée
Pour
la Commission,
« l’investissement
ne devrait
reprendre
[en France] que
graduellement »
par des économies ailleurs, » a promis le ministre des finances, Michel Sapin.
Les fonctionnaires européens
ont aussi révisé très légèrement à
la baisse les prévisions de croissance hexagonale. Le PIB ne devrait progresser que de 1,3 %
en 2016 (contre 1,4 % initialement
prévu en novembre). La projection
pour 2017 reste, cependant, à 1,7 %.
Bulletin de santé médiocre
Bercy espère encore une croissance de 1,5 % pour cette année. La
dette publique devrait continuer à
gonfler, à 97,1 % du PIB en 2017. Et le
chômage se maintiendra à des niveaux très élevés : 10,5 % de la population active cette année, et un
tout début d’inflexion, à encore
10,3 % en 2017, si les calculs de
Bruxelles sont bons (le « plan emploi » n’est, là non plus, pas pris en
compte).
Un bulletin de santé médiocre,
donc, pour la deuxième économie
de la zone euro, même si l’impact
économique des attentats de novembre sur la croissance et la confiance pour 2016 devrait rester faible. Selon la Commission, « l’investissement ne devrait reprendre [en
France] que graduellement, alors
que les exportations nettes continuent d’avoir un impact négatif sur
la croissance ».
L’économie française parmi les plus poussives
DÉFICIT 2017, EN % DU PIB (PRÉVISIONS)
PRÉVISIONS DE CROISSANCE, EN % DU PIB
FRANCE
Excédent budgétaire
ITALIE
1,1
1,3
2015
2016
1,7
2017
ALLEMAGNE
0,8
2015
1,4
1,3
2016
2017
De 0 à – 2,9
Estonie
+ 0,1
ESPAGNE
3,2
1,7
1,8
1,8
2015
2016
2017
2,8
2,5
2016
2017
Allemagne
ROYAUME-UNI
2015
GRÈCE
2,3
2,1
2,1
2015
2016
2017
2,7
0
Portugal
– 3,5
France
– 3,2
Lux.
+ 0,5
Pologne
– 3,4
Croatie
– 3,2
Roumanie
– 3,8
0
– 0,7
2015
Plus globalement, Bruxelles ne
cachait pas sa prudence, voire son
inquiétude, jeudi, face aux nuages
qui s’amoncellent sur la croissance mondiale, et menacent la
faible croissance européenne. La
Commission a légèrement revu à
la baisse la progression du PIB de la
zone euro, qui devrait croître de
1,7 % en 2016 (contre 1,8 % espéré
en novembre), et de 1,9 % en 2017.
2016
2017
Chypre
+ 0,4
La croissance pour toute l’Union
restera stable, à 1,9 % en 2016 puis
2 % en 2017 (contre respectivement 2 % et 2,1 % prévus en novembre). Le décalage persiste avec
les Etats-Unis, dont le PIB devrait
encore progresser de 2,7 % en 2016
et de 2,6 % en 2017.
« Il apparaît maintenant que certains facteurs favorables à la croissance, comme le bas prix des carbu-
rants, le faible coût du crédit ou la
baisse de l’euro face au dollar, devraient être plus intenses et durer
plus longtemps qu’initialement
prévu. Mais dans le même temps,
les risques sur les économies ont
augmenté : le ralentissement de la
croissance chinoise, des échanges
internationaux, l’incertitude politique et géopolitique qui grandit »,
relève la Commission.
Nouvelle grève générale en Grèce contre la réforme des retraites
la grèce devait vivre jeudi 4 février une
nouvelle journée de grève nationale, la
troisième en quatre mois. La grande majorité des syndicats du privé comme du
public a appelé à participer au mouvement, contre la réforme des retraites présentée au début du mois par le gouvernement grec. Les administrations, les écoles,
banques, tribunaux ainsi que les trains,
bateaux ou taxis devaient être à l’arrêt à
partir de mercredi minuit.
Dans le cadre de l’accord conclu en
juillet 2015 entre Athènes et ses créanciers, la Grèce doit adopter une vaste réforme des retraites ayant pour objectif de
dégager 1,8 milliard d’euros d’économies,
De – 3 à – 3,9
SOURCE : COMMISSION EUROPÉENNE
bruxelles - bureau européen
l’équivalent de 1 % de son PIB, en échange
d’une aide de 86 milliards d’euros. La proposition du gouvernement Tsipras prévoit un plafond mensuel de 2 300 euros
pour les pensions, de 3 000 euros maximum pour ceux qui cumulent plusieurs
pensions, ainsi qu’un plancher de
384 euros par mois.
Barrages sur les routes
Le gouvernement veut également augmenter les contributions, d’un point de
pourcentage pour les employeurs et de
0,5 point pour les employés. Ce dont ne
veulent pas les représentants du quartet
des créanciers du pays (BCE, Union euro-
péenne, Mécanisme européen de stabilité, FMI) qui ont entamé cette semaine à
Athènes la « revue » des mesures prises
par le gouvernement Tsipras.
Une première rencontre a eu lieu mardi
entre Georges Katrougalos, le ministre
grec du travail qui pilote la réforme des retraites, Euclide Tsakalotos, le ministre des
finances, et le quartet, qui devrait quitter
Athènes la semaine prochaine puis revenir vers la fin du mois. Olga Gerovassilis,
porte-parole du gouvernement grec, a
prévenu, mardi, que le pays espérait « la
fin de la revue courant mars ». Avec à la clé
l’ouverture des discussions sur un réaménagement de la dette du pays.
Les agriculteurs aussi sont dans la rue.
Ou plutôt sur les routes. Ils ont depuis le
début de la semaine mis en place des barrages en des points stratégiques du pays,
notamment, à la frontière gréco-bulgare.
Des centaines de poids lourds attendaient mercredi soir de passer la frontière. Un blocus aussitôt dénoncé par les
autorités à Sofia. Les agriculteurs s’opposent à la hausse de leurs cotisations sociales mais réclament aussi un seuil de nonimposition fixé à 12 000 euros de revenus
annuels ou une imposition maximale de
13 % de leurs revenus. p
adéa guillot
(athènes, correspondance)
Dans ce contexte, les divergences
entre les économies des pays européens sont toujours aussi prononcées. Notamment au sein de la
zone euro. L’Allemagne reste sans
conteste le moteur de l’ensemble,
avec une croissance solide (1,8 %
anticipé pour 2016 et 2017), un chômage à seulement 4,9 % de la population active en 2016 (5,2 %
en 2017). Et un afflux considérable
des migrants (1,1 million en 2015)
entraînant des dépenses publiques pour l’accueil et l’intégration,
qui « devraient contribuer à la
croissance dans l’horizon de temps
de nos prévisions », assure la Commission, sans cependant s’avancer
sur un chiffrage de la « crise des réfugiés » en Allemagne.
A l’autre bout du spectre, il y a la
Grèce, en plein programme d’austérité imposé par ses créanciers internationaux, dont le PIB restera
en recul, mais moins que redouté
(– 0,7 % en 2016). Mais il y aussi l’Irlande, dont l’économie devrait
continuer de fortement rebondir
(+ 4,5 % de croissance en 2016), ou
l’Espagne, dont la croissance se
confirme (+ 2,8 % en 2016). p
cécile ducourtieux
Le traité transpacifique anime les débats de la campagne américaine
Le projet d’accord de libre-échange a été signé, jeudi 4 février. Les Parlements des douze Etats signataires doivent désormais le ratifier
new york - correspondant
U
ne étape supplémentaire
a été franchie pour le
traité
transpacifique
(TPP), avec sa signature officielle,
jeudi 4 février, à Auckland (Nouvelle-Zélande). Cet accord de libreéchange, l’un des plus importants
jamais négociés, a pour but d’harmoniser les normes et d’abaisser
les droits de douanes, pour faciliter les échanges commerciaux.
Maintenant, il va s’agir pour
chaque Parlement des douze pays
signataires (Etats-Unis, Canada,
Mexique, Chili, Pérou, Japon, Malaisie, Vietnam, Singapour, Brunei, Australie et NouvelleZélande) de le ratifier. Un processus qui risque de durer plusieurs
mois sans garantie de succès.
Le cas des Etats-Unis n’est pas le
plus simple. Pourtant, le projet a
été porté à bout de bras par le président Barack Obama. Il est au
cœur de sa diplomatie, l’aboutissement de la stratégie dite du
« pivot », qui consiste à resserrer
les liens commerciaux avec les
pays de l’Asie-Pacifique pour contrebalancer l’influence grandissante de la Chine.
« Le Congrès doit le ratifier aussi
vite que possible, afin que notre
économie puisse bénéficier immédiatement de dizaines de milliards
de dollars avec de nouvelles opportunités à l’export », a plaidé
M. Obama. Mais ce projet, lancé
en 2008, n’arrive au stade de la ratification qu’à la fin de son second
mandat. Les auditions au Congrès
devraient commencer dans les
prochains jours, mais l’examen
s’annonce fastidieux. « Nous devons regarder cet accord dans son
ensemble, afin de trouver des
moyens de l’améliorer pour l’amener au vote », affirme le républicain Kevin Brady, à la Chambre
des représentants. Le TPP dispose
Hillary Clinton
comme Bernie
Sanders,
son challenger
à l’investiture
démocrate, sont
hostiles au TPP
« d’une base solide de soutien à la
Chambre, mais il y a encore beaucoup de travail à faire », prévient-il.
Le leader de la majorité au Sénat,
le républicain Mitch McConnell, a
laissé entendre que le texte ne
pourrait pas être présenté avant la
« lame duck session », c’est-à-dire
la période après l’élection présidentielle (qui a lieu le 8 novembre) pendant laquelle M. Obama
ne sera plus président, et alors
que son successeur n’aura pas encore prêté serment.
En attendant, les rapports sur
les effets supposés du TPP – souvent contradictoires – se multiplient. Dans un document publié
fin janvier par le Peterson Institute, les auteurs, Peter Petri (Brandeis International Business
School, Massachusetts) et Michael Plummer (Johns Hopkins
University, Maryland), estiment
qu’il pourrait générer pour les
Etats-Unis une croissance supplémentaire de 0,5 % par an et doperait les exportations, à l’horizon
2030, de 9,1 % par rapport aux
projections précédentes.
En revanche, les chercheurs
n’attendent qu’un impact marginal sur l’emploi. « L’accord va augmenter les salaires aux Etats-Unis,
mais il n’y aura pas de changements sur le niveau de l’emploi »,
estiment-ils. Ils indiquent néanmoins que la croissance de l’em-
ploi industriel serait amputée de
20 %, ce qui devrait être compensé par une accélération des
embauches dans les services et
l’agriculture.
« Classe moyenne en danger »
Une autre étude indépendante,
réalisée par Jerome Capaldo et
Alex Izurieta, économistes à la
Tufts University (Massachusetts),
arrive à des résultats assez différents. L’impact sur la croissance
serait du même ordre de grandeur, mais dans un sens négatif,
tandis que les Etats-Unis pourraient voir disparaître jusqu’à
448 000 emplois sur les dix prochaines années.
De quoi alimenter le débat en
plein contexte électoral, alors
qu’un certain nombre de candidats se sont dits opposés au TPP.
Côté républicain, c’est le cas des
deux candidats en tête dans les
sondages, Donald Trump et Ted
Cruz, tandis que chez les démocrates, Hillary Clinton, comme
son challenger, Bernie Sanders,
ont également déclaré leur hostilité au traité.
C’est d’ailleurs au sein de son
parti que M. Obama risque de rencontrer le plus de réticences.
« Alors que le gouvernement qualifie le TPP d’accord le plus progressiste de l’histoire, les détails du
texte racontent une histoire différente, qui met en danger notre
classe moyenne », dit Rosa DeLauro, représentante démocrate
du Connecticut et l’une des principales opposantes au TPP.
Ce mouvement est soutenu par
le principal syndicat du pays,
l’AFL-CIO, dont l’une des responsables, Liz Shuler, qualifie le traité
de « cadeau aux entreprises, qui
met en péril nos emplois plutôt que
de créer davantage d’opportunités
pour tous ». p
stéphane lauer
économie & entreprise | 5
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
« Je n’ai aucune envie
de retourner à mes cars »
Chauffeur de VTC, Randy Amisi a manifesté, mercredi
3 février, à Paris. Il défend son statut, qui lui a permis
de créer sa société et d’embaucher deux chômeurs
RENCONTRE
S
ous les essuie-glaces de sa
Mercedes classe C, Randy
Amisi, 30 ans, a glissé deux
feuilles au format A4. La
première dit « Manuel Valls = G7 »,
du nom du premier ministre et de
la plus importante compagnie de
taxis de la capitale. Sur la seconde :
« Touche pas à mon emploi. »
Il roule au pas boulevard des Invalides, à Paris. Sa berline noire fait
partie du cortège de 550 véhicules
qui, à l’appel de l’association Alternative mobilité transport (AMT),
s’est ébranlé, mercredi 3 février,
entre la gare Montparnasse et le
pont Alexandre-III. Il est midi. Le
soleil d’hiver flatte le tableau de
bord de sa voiture, achetée en
leasing « 50 000 euros ». Les vitres
étouffent les coups de klaxons.
Très vite, derrière le costume gris,
pointe l’angoisse d’un jeune PDG
aux dreadlocks noires. « Si je ne
peux plus travailler demain, que vat-il se passer ? », s’inquiète l’ancien
LE CONTEXTE
Le gouvernement a publié, mercredi 3 février, le décret précisant
les modalités de l’examen désormais nécessaire pour devenir
VTC. Il remplace une formation
de 250 heures, obligatoire depuis
2013. Le candidat devra obtenir
la note de 12 sur 20 à un questionnaire de 110 questions. Gilles
Boulin, co-directeur du groupement de taxis Gescop, juge cet
examen « trop facile » et ses
« sessions trop fréquentes ». Chez
G7, qui vient d’assigner Uber en
référé au tribunal de commerce
pour concurrence déloyale, la filiale Taxis Bleus espère que « ce
texte n’est que transitoire » avant
l’adoption d’un tronc commun
de formation pour taxis et VTC.
Le jeune PDG
se verse « 500
à 1 000 euros de
salaire par mois »
et rêve des
« dividendes »
qu’il s’accordera
en fin d’exercice
chauffeur d’autocar, titulaire d’un
bac professionnel.
Jeudi 28 janvier, Manuels Valls a
annoncé vouloir mettre fin au détournement du statut de chauffeur de transports collectifs, régi
par la loi d’orientation des transports intérieurs (Loti). Ce statut
accorde à son titulaire le droit de
conduire des groupes inférieurs à
dix personnes mais d’au minimum deux passagers. Il s’obtient
après un examen, comme pour
les véhicules de tourisme avec
chauffeur (VTC). Mais le sésame
est moins coûteux et s’obtient
dans un délai plus court, car il
n’impose pas les 250 heures de
formation instaurées, en 2013,
pour les VTC.
Selon les organisations de taxis
– trois jours durant, fin janvier, elles ont organisé des barrages dans
Paris, aux abords des aéroports
d’Orly et de Roissy et en région –,
les compagnies de VTC privilégient depuis des mois les chauffeurs dotés de la carte Loti (de 15 %
à 20 % des chauffeurs connectés à
des plates-formes de type Uber relèveraient de ce statut). « Des milliers d’emplois en dépendent », reconnaît l’AMT.
Les dirigeants de G7 et les organisations syndicales veulent mettre fin à cette hémorragie. Le secrétaire d’Etat aux transports,
Alain Vidalies, a envoyé une mise
en demeure à toutes les platesformes ; il leur demande de pro-
duire la liste de toutes leurs sociétés partenaires. Objectif : identifier les chauffeurs dits « Loti ».
« Quelles en seront les conséquences ? », s’inquiète Yves Weisselberger, président de la Fédération des
entreprises de transport de personnes sur réservation (FETPR),
qui défend les intérêts des VTC.
Le ministère rappelle qu’à défaut de réponse « le gouvernement
engagera toutes les procédures administratives et juridictionnelles
pour faire cesser les pratiques illégales ». En clair, les plates-formes
de VTC pourraient devoir déconnecter tous les chauffeurs Loti.
L’affaire affole les intéressés, qui
voient le sol se dérober sous leurs
pieds. Selon Randy Amisi, cette
voie était précisément celle
qu’Uber lui avait « conseillé » d’emprunter en 2013, pour se connecter
à ses services et obtenir des courses, dont il reverse 20 % du montant à la plate-forme. La compagnie Chauffeur-Privé accepte aussi
le statut Loti, assure M. Amisi.
« L’avenir fait peur »
Pour obtenir sa carte Loti, le
chauffeur dit avoir passé des
« examens de compta et de législation ». Il a aussi monté une société
à responsabilité limitée (SARL). Effrayé par le montant de charges à
payer au titre du régime social
d’indépendant (RSI), il a préféré
créer une société anonyme, appelée Diamond Travel Paris, dont il
est devenu « le PDG ».
Après avoir d’abord loué une
voiture, Randy Amisi a acquis
en 2015 sa Mercedes, à crédit et
grâce à son beau-père, qui a accepté de se porter caution.
Il a aussi embauché deux proches de Savigny-sur-Orge, où il
habite depuis son arrivée du
Congo à l’âge d’un an. « J’ai recruté
un Antillais de 31 ans et un Algérien de 28 ans, qui avaient des difficultés à trouver un job », tient-il à
souligner. Les deux roulent dans
Randy Amisi, mercredi 3 février, à Paris. ROMAIN BEURRIER/REA POUR « LE MONDE »
des voitures de location, environ
« dix heures par jour ». Leur salaire
navigue entre 1 500 et 2 000 euros
brut par mois, au prorata du chiffre d’affaires réalisé.
Randy Amisi, lui, se verse « 500
à 1 000 euros de salaire par mois »
et rêve des « dividendes » qu’il s’accordera en fin d’exercice. Son chiffre d’affaires atteint 10 000 euros
par mois. « Et là, franchement – et
ce n’est pas la bagnole qui fait ça –,
je gagne en estime de soi », dit-il,
tout étonné d’avoir par ailleurs
« sorti de là » deux copains et
d’être passé « dans l’autre camp,
celui du patron ».
Mais « l’avenir fait peur », avoue
le trentenaire, qui a prévu d’épouser la mère de ses enfants en 2017.
« On ne m’a jamais dit qu’en étant
“Loti” je ne pouvais pas être VTC »,
note-t-il. De facto, les procès-verbaux ont été rares. Quelques cas
ont été mentionnés fin 2015, selon la FETPR. Le flou juridique
dans lequel opère le secteur des
VTC agace M. Amisi. « Demain, si
les Loti sont interdits sur les platesformes de VTC, que deviendront
mes deux employés ? Ils vont retourner gratter leurs Assedic, c’est
ça ? », s’emporte-t-il. Avant de glisser : « Moi, je n’ai aucune envie de
retourner à mes cars. » p
juliette garnier
L’allemand Daimler-Benz affiche des résultats record
Grâce à un renouvellement réussi de sa gamme, la marque Mercedes a dépassé Audi et rattrape son retard sur BMW
suite de la première page
« Le groupe Daimler a connu une
bonne année en 2015. Tout porte à
croire que nous connaîtrons une
nouvelle bonne année en 2016 »,
s’est réjoui Dieter Zetsche, l’emblématique PDG du groupe allemand, qui devrait voir cette année son mandat rallongé jusqu’à
2019. « Il n’y a pas lieu de penser
que ce qui a joué en faveur de
Daimler en 2015 disparaîtra
en 2016 », juge Carlos Da Silva, du
cabinet IHS Automotive.
Le constructeur n’est cependant
pas au bout de ses peines. Il a encore des efforts à fournir pour récupérer sa couronne mondiale de
roi du premium devant ses concurrents allemands BMW et Audi.
Il s’est fixé cet objectif pour l’année 2020, avec un minimum de
2 millions d’exemplaires vendus.
En 2015, il a déjà dépassé Audi, qui
l’avait relégué à la troisième place
depuis 2010. En revanche, il reste
encore en retrait de BMW.
L’an dernier, la marque à l’étoile
a écoulé 1,87 million de voitures et
4x4 de luxe. C’est 40 000 unités
de moins que BMW, mais 70 000
de mieux qu’Audi. Cette performance s’explique par l’amélioration de ses ventes sur les trois
marchés clés de la planète : la
Chine, les Etats-Unis et l’Europe.
En Russie ou en Amérique latine,
Mercedes est beaucoup moins
présent, donc moins touché par la
faiblesse de ces marchés.
Dans l’empire du Milieu, après
des années d’errements et de bisbilles avec ses partenaires locaux,
Mercedes rattrape son retard. Ses
ventes ont progressé de 32,6 %
en 2015, à 373 500 exemplaires,
quand ses concurrents faisaient
au mieux du surplace. Mais Audi
et BMW avaient pris beaucoup
d’avance. « Mercedes a toujours
été un peu retard en Chine par rapport à ses concurrents habituels, ce
qui lui donne une meilleure marge
de progression », pense Carlos
Da Silva.
De plus en plus partenariats
Aux Etats-Unis, Mercedes est toujours distancé par BMW, mais a
tout de même réalisé un nombre
d’immatriculations historique, en
lien avec le niveau record du marché nord-américain. En Europe,
Mercedes est également plus dynamique que ses concurrents germaniques. Dans tous les pays, le
groupe a affiché une croissance à
deux chiffres, et en Allemagne, il
reste le premier des premium.
Mercedes
a écoulé
1,87 million de
voitures et 4x4
de luxe en 2015.
Soit 40 000 de
moins que BMW
Ce retour sur le devant de la
scène est la preuve que l’audace
paie enfin. En renouvelant entièrement sa gamme depuis trois
ans et en adoptant un design plus
affûté et plus moderne, Mercedes
a gommé son image ringarde.
Plus glamour, une classe A
peut aujourd’hui faire rêver trentenaires et quadras. Impensable
il y a encore cinq ans, quand Mercedes ne faisait rêver que les
chauffeurs de taxis et les retraités
débonnaires…
« Mercedes récolte les fruits du
changement efficace en termes de
design et de couverture des segments, assure M. Da Silva. La marque a contre-attaqué point par
point la concurrence, en se dotant
d’une vraie voiture dans le segment
des compactes, la Classe A, en mul-
tipliant les SUV [Sport Utility Vehicule] de toutes tailles et formes,
avec des versions “coupé”. Elle a
même eu un certain regain
d’audace et d’enthousiasme avec
des voitures emblématiques et
sportives, comme le CLA ou
l’AMG GT. »
Désormais, les ventes du groupe
s’équilibrent, avec un demi-million de petits véhicules, un demimillion de SUV et quelque
800 000 berlines, de loin les véhicules les plus rentables, dont la
Classe S, la limousine haut
de gamme qui s’écoule à quelque 500 exemplaires par mois
en Chine. « En 2016, la dynamique
produit restera bonne, même si les
concurrents directs renouvellent
leur gamme, reprend M. Da Silva.
La croissance attendue aux EtatsUnis et en Europe, ainsi que les marges de manœuvres [qu’il y a] encore en Chine, devraient également
aider Mercedes à progresser. »
Au niveau économique, Dieter
Zetsche a réalisé plusieurs plans
d’économies drastiques et revu
son plan d’affaires. Parallèlement, Daimler s’est rapproché
de partenaires, notamment de
l’Alliance Renault-Nissan à partir
de 2009. Après avoir échangé
des participations financières,
Mercedes, Renault et Nissan
n’ont mené pas moins de treize
projets communs.
« Mercedes partage de plus en
plus avec ses partenaires et améliore par là même ses résultats »,
relève Bertrand Rakoto, du cabinet D3 Intelligence. Mercedes a
par exemple développé et produit
avec Renault les nouvelles Smart
et Twingo, tandis qu’il vient de
lancer un site de production commun avec Nissan au Mexique. Il
codéveloppe également avec le
constructeur japonais un pick-up
d’une tonne, qui sera produit
dans l’usine argentine de Renault.
« Le groupe veut aller plus loin,
indique M. Rakoto. Afin de prépa-
rer aux mutations à venir, 150 cadres du constructeur planchent depuis le début de l’année pour changer l’organisation du groupe. »
Déjà, Mercedes se projette dans la
mobilité de demain. Comme ses
concurrents, il propose des véhicules semi-autonomes, voire
autonomes. Mais il innove aussi
plus que Ford, General Motors et
les autres en développant Car2Go,
un service d’autopartage déjà disponible dans une trentaine de villes dans le monde. L’allemand
s’est également invité au capital
de Flixbus, le premier transporteur de bus longue distance
en Allemagne. p
philippe jacqué
Ford et PSA suppriment des postes
Ford et PSA prévoient une nouvelle adaptation de leurs effectifs
en Europe. Le constructeur américain, qui a dégagé
120 millions d’euros de bénéfices sur le Vieux Continent en 2015,
a annoncé, mercredi 3 février, un plan de départs volontaires
de plusieurs centaines de postes dans ses services
administratifs. Ford entend réduire ses coûts de 180 millions
d’euros par an. Jeudi 4 février, PSA devait également présenter
un projet de suppression de quelque 700 postes dans
son usine de Poissy (Yvelines) d’ici à mi-2017, soit une équipe de
production en moins. Mais aucun licenciement n’est prévu.
Le groupe automobile propose à ses salariés 130 mobilités internes, 380 congés pour les seniors et 230 mobilités externes
« sécurisées ».
6 | économie & entreprise
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Création de
parfums : la guerre
des plantes
a commencé
Les industriels du secteur
multiplient les initiatives pour
sécuriser leurs matières premières
E
lles s’appellent vétiver,
fève tonka, rose centifolia, ylang-ylang des Comores, patchouli d’Indonésie, vanille de Madagascar… Ces
plantes précieuses, essentielles à
l’élaboration des parfums, font
aujourd’hui l’objet d’une lutte féroce entre les industriels du secteur. Ceux-ci cherchent à se prémunir contre les ruptures d’approvisionnement, les aléas des
cours ou une baisse de la qualité
de deux cents familles de plantes
cultivées dans quarante pays dont
ils ont besoin.
De multiples facteurs menacent
en effet ces matières premières.
« Une violente chute des cours peut
provoquer leur disparition », assure Hervé Fretay, directeur des
naturels [les matières premières
naturelles] pour la parfumerie
chez Givaudan, le numéro un
mondial de la création de parfums
et d’arômes, qui fournit les plus
grandes marques du secteur. Si le
prix du patchouli en Indonésie
baisse durablement, un fermier
aura forcément tendance à lui préférer une culture vivrière, plus rentable et moins aléatoire, dit-il.
A contrario, si le cours s’envole
– comme celui de la vanille, qui a
quintuplé ces dix derniers mois –,
les parfumeurs préféreront utiliser de la vanille de synthèse. « Les
agriculteurs ne sont pas non plus à
l’abri d’une mauvaise récolte »,
ajoute M. Fretay. La sécheresse en
Bulgarie explique l’envol du cours
de la rose à l’été 2015. « La recher-
che de main-d’œuvre, pour la
cueillette, à un prix toujours plus
bas se traduit aussi par des transferts de plantations du Maghreb
en Egypte, puis en Inde ou en
Chine », explique-t-il.
L’inflation des prix immobiliers
peut également avoir raison des
champs de fleurs. C’est le cas à
Grasse, en Alpes-Maritimes, « où il
ne reste plus que quelques microlopins de terre de jasmin destinés à
Guerlain et à LVMH », assure Fabien Durand, directeur de l’innovation dans les naturels chez Givaudan. L’expert de la firme
suisse pointe aussi du doigt le
tourisme ou même « le RMI [le revenu minimal d’insertion], qui a
tué le géranium Bourbon sur l’île
de La Réunion » puisque, pour de
nombreux agriculteurs, percevoir
cette aide d’Etat était devenu plus
rentable que cultiver cette fleur.
Des contrats attractifs
Or, « la demande d’ingrédients naturels, aiguillonnée par la parfumerie de niche, est une lame de
fond depuis quatre ou cinq ans »,
assure Judith Gross, directeur
créatif Europe d’IFF, un autre
géant du secteur. « Les marques de
parfum ont compris l’importance
de la qualité des matières premières », analyse-t-elle. Mais pas à
n’importe quel prix non plus.
« Nous ne sommes pas des traders,
nous revendiquons seulement une
stabilité des prix », explique Julien
Maubert, directeur de la division
matières premières de Robertet,
Un ouvrier ramasse des racines de vétiver pour la distillerie Agri Supply de Les Cayes, à Haïti, en 2014. STRINGER/REUTERS
le spécialiste français des arômes.
Il y a dix ans, Givaudan a mis en
place huit programmes destinés à
assurer de manière pérenne l’accès aux ingrédients fondamentaux pour ses 90 clients parfumeurs. « Notre idée était de consolider les filières les plus fragiles et
d’investir dans la durée pour que
les agriculteurs s’y retrouvent »,
explique M. Fretay.
Au Venezuela, Givaudan s’est
ainsi associé à une ONG qui veille
à la protection de la faune et de la
flore sur 140 000 hectares de forêt. De quoi lui donner un accès
privilégié aux fèves tonka, reconnaissables à leur senteur
d’amande et de tabac. En Indonésie, où il se fournit en patchouli, la
major suisse a mis au point un
système de cartographie lui fournissant en temps réel l’offre et les
prix de chaque fournisseur.
Ces programmes, dont bénéficient notamment la lavande, le
ciste, l’ylang-ylang et le benjoin
constituent le terreau d’innovations olfactives. Ils ont permis de
torréfier des fèves tonka ou d’isoler, par un procédé de biotechno-
L’inflation
des prix
immobiliers
peut également
avoir raison des
champs de fleurs
logie, une fraction du patchouli
pour le métamorphoser en une
note de fond, plus épicée et poivrée, d’un parfum chypré (qui
évoque un sous-bois humide).
De son côté, l’américain IFF a acquis il y a quinze ans LMR, une
PME consacrée aux ingrédients
naturels. Pour relancer la culture
de l’iris alors en chute libre, le
groupe a signé, en 2000, avec des
agriculteurs italiens des contrats
suffisamment attractifs pour les
inciter à continuer cette culture.
Bien leur en a pris, c’est devenu
l’une des matières premières les
plus
chères
(jusqu’à
100 000 euros le kilo d’absolue).
IFF s’implique aussi très en
amont dans la filière, pour opti-
En difficulté, STMicroelectronics se cherche
un patron plus visionnaire
Un chasseur de têtes a été mandaté pour trouver un successeur à l’Italien Carlo Bozotti
Y
aura-t-il bientôt un nouveau patron à la tête de STMicroelectronics ? Objet
de toutes les spéculations, la question a repris de la vigueur après
l’annonce par le groupe, le 27 janvier, de la suppression de 1 400
postes dans le monde (430 en
France) ces trois prochaines années, et de l’arrêt de l’activité de
fabrication de puces pour les décodeurs. Le mandat de Carlo Bozotti, PDG du fabricant de semiconducteurs depuis mars 2005,
est censé arriver à échéance en
mai 2017. Il pourrait être écourté.
Selon nos informations, le conseil
de surveillance a déjà commencé
à échafauder un plan de succession. Même si officiellement, il
n’a pas décidé de changer de patron dans l’immédiat.
Principale difficulté : faire le bon
casting. De sources concordantes,
les administrateurs ont du mal à
s’entendre sur le nom d’un successeur. La faute à une gouvernance complexe, qui rend difficile
la bonne marche de l’entreprise.
STMicroelectronics a la particularité de compter à son capital les
Etats italiens et français, chacun
possédant 13,75 % de l’entreprise.
La partie italienne militerait pour
un PDG de la Péninsule. Un candi-
dat interne s’est déjà porté volontaire. Il s’agit d’Andrea Cuomo, à la
tête de l’usine de Catane, située
dans le sud de la Botte, qui aurait
le soutien de Rome. Problème : ce
dernier n’a pas les faveurs du clan
français, qui considère qu’il n’a
pas l’étoffe nécessaire.
Ce blocage a conduit le conseil à
mandater un cabinet de chasseur
de têtes, Spencer Stuart, comme
l’a révélé le site L’Usine Digitale.
La procédure, inhabituelle pour
ce type de poste, reflète ces désaccords. « En général, on s’enferme
deux après-midi dans une salle et
on établit une liste de deux ou trois
noms », dit un proche du groupe.
Pour le moment, Spencer Stuart
en serait juste à la phase de sélection des candidats potentiels.
Difficile de dire quand les administrateurs réussiront à s’enten-
L’actuel PDG
n’a pas su mener
la transformation
nécessaire de
l’analogique vers
le numérique
dre. Concrètement, écourter le
mandat de Carlo Bozotti n’est pas
non plus si simple. STMicroelectronics est enregistré aux PaysBas, et tout changement de gouvernance ne peut être validé
qu’en assemblée générale des actionnaires. La prochaine aura lieu
en mai.
Pression politique
Maintenir l’actuel PDG semble
néanmoins difficile. Si Carlo Bozotti a permis de « mettre au
carré » l’entreprise, il n’a pas su
mener la transformation nécessaire de l’analogique vers le numérique. Dans l’activité décodeurs, les principaux clients sont
aujourd’hui les opérateurs et non
plus les fabricants de box, ce que
STMicroelectronics a eu du mal à
anticiper. « Il aurait fallu une nouvelle approche », explique un proche du groupe. Résultat, STMicro
a vu sa part de marché fondre
comme neige au soleil ces dernières années, au profit de géants
comme Broadcom par exemple.
Depuis un an et demi, le conseil
et les actionnaires réclament à M.
Bozotti un nouveau plan de développement. Sans résultat pour
l’instant. « On attendait que soit
menée une revue stratégique, cela
n’a pas été fait », dit-on à Bercy.
La pression politique n’a cessé
de croître sur le dossier. Il faut
dire que les pouvoirs publics mettent régulièrement la main à la
poche. Adopté en 2013, le dernier
plan de subvention, baptisé
« Nano 2017 », prévoit une enveloppe de 1,1 milliard d’euros de
fonds publics, dont 600 millions
d’euros financés par l’Etat,
100 millions venant des collectivités locales et 400 millions de la
Commission européenne. Officiellement, l’entreprise, qui
compte 11 000 salariés en France,
n’a pas pris d’engagement en termes d’emploi, les fonds n’étant
censés servir qu’à financer des dépenses de recherche et développement. Ce qui n’empêche pas le
gouvernement de lui avoir demandé des gages.
A Crolles (Isère), l’extension
d’une des deux usines, qui devait
être financée grâce à ce fameux
plan, a été repoussée sine die.
« Aujourd’hui, c’est une prairie »,
dit Marc Leroux, de la CGT. Et pour
cause, les deux unités de production existant déjà sont actuellement en sous-régime. Ce qui
pourrait s’aggraver avec l’arrêt
programmé des décodeurs. p
sandrine cassini
miser la qualité des végétaux et
rationaliser les méthodes agricoles. « Nous avons investi dans la
mécanisation
des
récoltes,
comme celle de l’iris, dont la récolte des rhizomes est particulièrement pénible, ou celle des narcisses en Lozère, des bourgeons de
cassis en Bourgogne et tout récemment du vétiver cultivé en
plaine à Haïti », explique Judith
Gross. IFF a pour particularité de
pratiquer des transferts de technologies avec ses partenaires de
long terme, comme des producteurs de vétiver en Haïti, de rose
en Turquie ou de géranium et de
jasmin en Egypte.
« Depuis des années, nous travaillons dans le monde entier avec
des partenaires exclusifs, souligne
Julien Maubert, de Robertet. C’est
uniquement quand la filière est en
danger ou présente un risque de
traçabilité que nous nous installons sur place, via des coentreprises ou des filiales. » Le groupe français en a ouvert une quinzaine.
« Nous sommes présents toute
l’année en Turquie, où nous cultivons de la rose mais où nous avons
aussi incité à planter de l’iris, de la
lavande… Et nous traitons sur
place des produits non frais qui ont
voyagé, comme l’encens ou le
maté », poursuit-il.
Pour Dominique Roques, responsable des produits naturels
chez Firmenich, « la clé consiste à
travailler avec les meilleurs producteurs de chaque filière ». A ses
yeux, « ce n’est pas le rôle des créateurs de parfums d’ouvrir des écoles dans des villages, de jouer les
ONG. L’important c’est de mieux
payer les producteurs, avec des
contrats à long terme, pour qu’ils
paient eux-mêmes mieux les fermiers ». Ce créateur de parfums a
pris une participation minoritaire chez le principal groupe indien d’extraits floraux, Jasmine
Concrete Exports, installé dans la
région du Tamil Nadu. L’ambition de Firmenich est de conclure
au moins quatre nouvelles alliances dans l’océan Indien, en Amérique du Sud et en Asie. La concurrence entre ces géants de la création de parfums n’a rien d’une
vallée de roses. p
nicole vulser
+ 2,4 %
C’est la progression des ventes du marché du meuble en 2015, à
9,34 milliards d’euros, selon les données divulguées, jeudi 4 février,
par l’Institut de prospective et d’études de l’ameublement, la Fédération française du négoce de l’ameublement et de l’équipement de la
maison et l’Union nationale des industries françaises de l’ameublement. C’est la première fois depuis trois ans que ce secteur s’affiche
en hausse. L’inflation quasi nulle et les gains de pouvoir d’achat générés par la chute des prix des carburants expliquent en partie ce goût
retrouvé des consommateurs pour l’ameublement.
BAN QU E
Credit Suisse affiche une
perte en 2015
Credit Suisse, le numéro deux
du secteur bancaire en Suisse,
a essuyé une perte nette de
2,9 milliards de francs suisses
(2,6 milliards d’euros)
en 2015, sous le poids des provisions pour litiges, d’amortissements et de charges de
restructuration. En 2014, la
banque avait affiché un bénéfice net de 1,8 milliard de
francs suisses. – (AFP.)
ÉN ER GI E
Le bénéfice de Shell
divisé par sept en 2015
Le groupe anglo-néerlandais
Shell a annoncé, jeudi 4 février, un bénéfice net de
1,939 milliard de dollars
(1,744 milliard d’euros)
en 2015, contre 15 milliards
en 2014, en raison de la chute
des cours du pétrole. Shell a
déjà annoncé une réduction
d’effectifs de 10 000 personnes et réduit ses investis-
sements face à cette évolution défavorable, mais son
directeur général, Ben van
Beurden, a prévenu que l’entreprise était prête à « prendre de nouvelles mesures marquantes pour gérer la baisse
des cours du pétrole si nécessaire ». – (AFP.)
C I MEN T
LafargeHolcim supprime
plus de 200 emplois
Le cimentier franco-suisse
LafargeHolcim a annoncé,
mercredi 3 février, une restructuration de son dispositif
industriel en France pour répondre à la baisse du marché
du ciment. Il compte investir
117 millions d’euros d’ici à fin
2017, mais prévoit 202 suppressions de postes sur deux
sites. Le groupe étudie aussi
la cession de sa filiale Lafarge
India après le refus par les
autorités indiennes de la
vente de deux cimenteries
au conglomérat Birla Corporation Limited. – (AFP.)
idées | 7
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
TENDANCE FRANCE | CHRONIQUE
par cl air e gué l aud
Un engrenage infernal de risques
N’
en déplaise à Voltaire et à
Rousseau, c’est un tsunami, et non un tremblement de terre qui a dévasté Lisbonne
le 1er novembre 1755. Et c’est une pluie
de météorites, comme il en survient
tous les 65 millions d’années, qui est
à l’origine de la disparition des dinosaures. Cette échéance calendaire se
rapprochant, la SCOR a émis quatre
obligations pour couvrir ce risque,
qui affecterait principalement les
Etats-Unis et le Canada. Cela a l’air
d’un canular, mais ce n’en est pas un.
Quelque 80 % des destructions survenues sur terre en 2014 étaient le fait
de la nature : tsunamis, éruptions volcaniques, sécheresses, phénomènes
microclimatiques, sans compter les
passages de comète ou les tempêtes
solaires. La cinquième société mondiale de réassurance s’y intéresse très
logiquement. C’est son job.
« Tous les risques sont en expansion
et en interconnexion », a souligné le
PDG du groupe, Denis Kessler, en
ouverture, le 26 janvier, du colloque
annuel de l’assureur-crédit Coface. Le
réassureur a évoqué successivement
« les faits de Dieu » (les risques de la
nature), « les faits de l’homme » (tout
progrès technologique crée des risques), les nombreuses interactions
entre les uns et les autres, et ce qu’il a
appelé « les faits du diable », ou destructions volontaires. La SCOR, qui assurait 10 % du World Trade Center, est
très sensibilisée à la possible survenue d’une ère d’hyperterrorisme,
marquée par l’utilisation d’armes de
destruction massive. Le groupe de
réassurance n’est pas seul dans ce cas :
les écoles, collèges et lycées français
ont mis en place des exercices adaptés à la prévention des accidents majeurs autres que le risque incendie…
« CRISE FINANCIÈRE PERMANENTE »
Dans ce monde qui connaît « une situation d’entropie [de désordre] généralisée », les risques financiers prolifèrent. C’est ce que nous racontent
Patrick Artus et Marie-Paule Virard,
dans La Folie des banques centrales
(Fayard, 168 pages, 15 euros), dont le
sous-titre, « Pourquoi la prochaine
crise sera pire », est lourd de menaces.
Nos deux auteurs y dissèquent les
raisons pour lesquelles le maintien
de politiques monétaires non conventionnelles et l’injection massive
de liquidités, nécessaire en 2009
RECHERCHES
Les incitations économiques
finissent par s’émousser
par paul seabright
L
e gain en réputation de
« l’économie comportementale », depuis une vingtaine
d’années, au sein des sciences économiques, est bien mérité.
Remplacer la vision de l’Homo œconomicus par une vision plus riche de
la psychologie humaine est non seulement scientifiquement justifié,
mais cela montre que la discipline est
moins figée dans ses orthodoxies
qu’on ne pourrait l’imaginer à la lumière des crises économiques récentes. Des perspectives « comportementalistes » sont désormais prises
en compte par les autorités publiques
dans des domaines qui vont de la politique de la concurrence à l’assurance ou à la gestion des retraites.
Il reste, cependant, beaucoup d’incertitudes sur les vraies leçons de
l’économie comportementale. Un
comportement souvent cité est la « réciprocité », la tendance à répondre à
un geste généreux par un autre geste
généreux, même entre deux personnes qui n’ont aucun intérêt égoïste à le
faire. Dans le marché du travail, la réciprocité est supposée justifier la mise
en place de salaires plus « généreux »
que le minimum nécessaire pour recruter la main-d’œuvre. Ils sont censés
produire un effort plus important
chez l’employé que le minimum demandé par son contrat.
Pourtant, une étude qui vient de paraître dans une des plus prestigieuses
revues économiques jette le doute sur
ces conclusions (« Anatomy of a Contract Change », par Rajshri Jayaraman,
Debraj Ray et Francis de Véricourt,
American Economic Review n° 106/2,
2016). En septembre 2008, les ouvriers
de plusieurs plantations de thé en
Inde ont reçu un nouveau contrat de
travail, qui augmentait leur salaire de
base en diminuant la part de la rémunération variable versée selon la quantité de thé récoltée.
Selon la théorie économique classique dite « des incitations », l’effort
¶
Paul Seabright
est directeur
de l’Institut
d’études avancées
de Toulouse
exercé par les ouvriers aurait dû diminuer, puisqu’ils recevaient davantage
de salaire garanti et auraient gagné
moins qu’auparavant pour tout effort
supplémentaire. Mais, à la suite de ce
nouveau contrat, la quantité récoltée
par ouvrier a augmenté de plus de
80 %, bien au-delà de ce qui pourrait
être expliqué par d’autres facteurs. Les
auteurs ont en effet écarté la possibilité que les résultats aient été influencés par d’autres incitations implicites
comme la supervision accrue du travail, ou la poursuite officieuse de la
part variable en fonction des quantités. Ces résultats semblent bien conforter les hypothèses comportementales, qui mettent en valeur la réaction
de réciprocité de la part des ouvriers.
EFFETS NEUROPHYSIOLOGIQUES
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les
auteurs ont continué à mesurer la
quantité récoltée et, dans les mois qui
ont suivi, celle-ci a fortement baissé, et
est progressivement revenue au niveau qu’aurait prédit la théorie classique ! Après quatre mois, la réaction
purement « comportementale » avait
complètement disparu.
L’étude reste silencieuse sur les raisons de cet écart entre les effets de
court terme et de long terme. Peutêtre s’agit-il d’un phénomène connu
des psychologues, mais qui est jusqu’ici moins pris en compte par l’économie comportementale, à savoir
l’accoutumance. Il est fort possible
que la réciprocité répondrait à l’incidence psychologique d’un geste généreux de la part d’autrui, mais que cet
impact diminuerait dans le temps
pour les mêmes raisons que diminuent progressivement les effets de
certains stupéfiants sur le cerveau.
On sait déjà que certains comportements économiquement significatifs
provoquent des effets neurophysiologiques importants. Selon une étude
d’un collectif de chercheurs publiée
en 2004 dans la revue Science (« The
Neural Basis of Altruistic Punishment »), l’acte de punir quelqu’un
pour avoir contribué trop peu à un
bien commun provoque une activation du noyau caudé dans le cerveau,
une zone qui peut être activée également par la cocaïne ou la nicotine.
L’indignation vertueuse, pour ainsi
dire, est une drogue très addictive.
Peut-être est-elle aussi soumise à la loi
de l’accoutumance, qui demande
d’infliger des peines de plus en plus
fortes pour donner un niveau de satisfaction constant ? p
pour sauver la planète finance, mais
pas après, nous installent dans « une
crise financière permanente ».
Dans un contexte de « volatilité extrême », où, à la moindre alerte, « les
milliards se déplacent sans crier gare »,
au grand dam, notamment, des dirigeants chinois, c’est moins le niveau
des taux, proches de zéro, que la disparition des primes de risque qui
pose problème. « Quand tous les investisseurs achètent des actifs financiers
risqués sans les primes associées,
quelle que soit l’évolution de l’économie, c’est comme s’ils couraient directement, et collectivement, vers la falaise », analysent l’économiste en chef
de Natixis et la journaliste économique. « Le risque de crise financière ne
cesse de grandir : comme les primes de
risque ne couvrent plus le risque réel, le
moindre choc économique ou géopolitique est de nature à faire subir aux investisseurs des pertes considérables, reproduisant ainsi l’épisode 2008-2009,
après l’écrasement des primes de risque de la période 2002-2007. »
Les taux restent donc bas aux EtatsUnis, malgré une modeste et première
remontée à la mi-décembre 2015. La
poursuite du Quantitative Easing (QE,
« assouplissement quantitatif », en
français) au Japon et dans la zone euro
va entraîner une nouvelle augmentation de la liquidité, c’est-à-dire de la
monnaie créée par les banques centrales, dont la croissance est plus rapide
que celle du produit intérieur brut.
Conséquence de ces politiques, la base
monétaire mondiale tourne désormais « autour de 20 000 milliards de
dollars [18 300 milliards d’euros] ».
Il est de plus en plus difficile de sortir des taux d’intérêt faibles, qui
poussent au « poison mortel de l’endettement sans inflation », et de
l’inondation de liquidités. « Les banquiers centraux n’osent plus bouger
une oreille, même s’ils prennent le risque non seulement de nourrir l’instabilité financière, mais aussi et surtout
de se trouver fort dépourvus quand la
bise [traduire le retour d’une récession] sera venue. »
Pour sortir de cet engrenage infernal, les auteurs proposent de faire de
la stabilité financière – autrement dit,
de la stabilisation du prix des actifs –
un objectif à part entière de la politique monétaire, et d’élargir le mandat
des banques centrales à la stabilité
macroprudentielle. Ils suggèrent de
« TOUS LES RISQUES
SONT EN EXPANSION
ET EN INTERCONNEXION »
DENIS KESSLER
PDG du réassureur SCOR
diversifier la panoplie des instruments à leur disposition, à l’image,
par exemple, du système de réserves
obligatoires détenues par les banques commerciales chinoises auprès
de la Banque populaire de Chine
(PBoC), qui portent sur les crédits et
qui sont modulées selon les secteurs.
C’est un instrument dont se sert la
PBoC pour soutenir ou pour ralentir
la croissance. Invitées à coopérer davantage avec les autorités de supervision, les banques centrales devraient
par ailleurs renoncer à utiliser des
politiques monétaires expansionnistes quand le problème de l’économie,
comme aujourd’hui, n’a rien à voir
avec la monnaie. Reste à les en convaincre : ce n’est pas le plus facile ! p
[email protected]
Quand les investissements privés
financent l’action sociale
Les « Social Impact Bonds » permettent
à des investisseurs de tirer profit du succès des
programmes d’aide aux plus défavorisés, menés
par des associations et des entreprises solidaires
par baptiste gachet, benjamin
le pendeven et yoann lucas
M
on véritable adversaire,
c’est le monde de la finance. » La phrase prononcée par le candidat
François Hollande lors du discours du
Bourget a été l’un des marqueurs de la
campagne pour l’élection présidentielle de 2012. La finance s’opposerait à
l’économie « réelle » ou « sociale et solidaire » qui placerait l’humain et non
le profit au cœur de son projet. Mais le
lancement de Social Impact Bonds
(SIB, « obligations à impact social »)
dans la plupart des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) montre
que les logiques financières et sociales
peuvent s’avérer complémentaires.
Dans un contexte de réduction des déficits publics et d’augmentation des
besoins sociaux, les SIB permettent de
lancer des programmes sociaux grâce
à de l’argent privé.
Le premier SIB a été lancé en 2010
par le gouvernement Cameron. Il visait à faire baisser de 7,5 % le taux de
récidive d’un groupe de 2 000 détenus,
par rapport à un groupe test non bénéficiaire du programme. Les résultats
publiés en 2014 font état d’une baisse
du taux de récidive de 8,4 %. Le Royaume-Uni a généralisé le programme au
niveau national. Des SIB ont été lancés
dans d’autres pays.
Un SIB repose sur le schéma suivant :
les financeurs versent à une association ou une entreprise solidaire des
fonds qui mettent en œuvre un programme d’action sociale dont le succès permettra à la puissance publique
de réaliser des économies budgétaires
(par exemple diminution des frais de
justice dus à la récidive, des alloca-
LES FINANCEURS
DE PROJETS PEUVENT
ÊTRE À VOCATION
PHILANTHROPIQUE
OU NON
tions versées à des chômeurs de longue durée en raison de leur retour à
l’emploi, etc.). L’investisseur privé assume le risque financier dans l’espoir
d’un gain en cas de succès du programme. L’autorité publique s’engage,
en effet, à partager l’économie de dépense sociale réalisée en remboursant
les capitaux engagés et en payant des
intérêts si et seulement si les objectifs
fixés dans le contrat initial sont atteints ou dépassés. En cas d’échec, elle
ne rembourse rien, mais n’a engagé
aucune dépense. L’évaluation de la
performance du programme est effectuée par un tiers indépendant, en général un laboratoire de recherche académique ou un cabinet de conseilaudit. Quant à l’organisme porteur du
projet, il n’est en aucun cas tenu de
rembourser les avances versées.
PARTICULIÈREMENT ATTRACTIFS
Les financeurs de projets peuvent être
à vocation philanthropique ou non. Si
le premier SIB britannique a été porté
par des fondations, la banque Goldman Sachs a investi 7 millions de dollars dans un SIB de lutte contre la récidive des détenus de la prison de Rikers
Island, à New York, mais le projet a
échoué… La faiblesse des taux d’intérêt des banques centrales rend les SIB
particulièrement attractifs pour les investisseurs. Newpin, le premier SIB
australien, a servi à ses financeurs un
taux d’intérêt de 7,5 % au cours de sa
première année d’exécution. La compagnie d’assurances australienne QBE
a décidé d’allouer 100 millions de dollars américains à des prises de participation dans des projets de SIB dans
différents pays.
S’ils comportent une logique financière, les SIB ne doivent pas être opposés aux modèles historiques de financement de l’action sociale. Ils en sont
le complément. Le paiement au résultat est, en effet, inadapté à nombre de
situations où l’intervention sociale relève davantage du qualitatif que du
quantitatif et ne génère pas d’économie directe pour les pouvoirs publics.
Les SIB permettent aux acteurs traditionnels de l’économie sociale et solidaire (ESS) de lancer de nouvelles actions sociales préventives dans des
domaines où l’Etat et les collectivités
sont absents ou inefficaces. Ils peuvent aussi favoriser le déploiement de
programmes encore trop marginaux
ou spécifiques.
A ce titre, notre récente étude publiée par l’Institut de l’entreprise, Social Impact Bonds, un nouvel outil pour
le financement de l’innovation sociale,
présente deux SIB « clés en main ». Le
premier concerne le recul de l’âge
d’entrée dans la dépendance via la
pratique hebdomadaire de sport. Les
économies générées concernent l’aide
sociale à l’hébergement (ASH) et l’allocation personnalisée d’autonomie
(APA). Des études montrent que l’activité sportive régulière, même commencée tardivement, peut faire reculer l’âge d’entrée dans la dépendance
de plus de cinq ans. Or, ce domaine de
prévention est encore peu investi par
l’Etat et les collectivités alors même
que les dépenses liées à l’APA et à l’ASH
explosent en raison du papy-boom.
Un SIB « autonomie par le sport » qui
démontrerait la pertinence de cette
action pourrait permettre le déploiement de programmes sportifs sur l’ensemble du territoire.
Le second vise les populations illettrées en recherche d’emploi et repose
sur des diminutions de dépenses de
revenu de solidarité active (RSA) et
d’allocations chômage.
En raison de leur complexité et du
nombre d’acteurs à réunir, le lancement de SIB est tributaire de l’initiative de l’Etat ou des collectivités locales. A l’étranger, les pouvoirs publics
ont été des acteurs moteurs dans le
développement de cette innovation
au service des plus démunis. La France
est aujourd’hui l’un des derniers Etats
de l’OCDE à ne pas avoir lancé de SIB.
Les différents acteurs de l’ESS – financeurs, associations et entreprises –
sont pourtant prêts.
La France aurait tort de passer à côté
des SIB. Elle pénaliserait les populations les plus précaires, qui perdent
une opportunité d’accompagnement.
Véritables start-up sociales et solidaires, ils permettent, à coût zéro pour les
finances publiques, d’améliorer ou de
créer de nouveaux programmes sociaux. Ne manque aujourd’hui que la
volonté politique… p
¶
Baptiste Gachet est élève avocat
Benjamin Le Pendeven et Yoann
Lucas sont chercheurs et doctorants
au Conservatoire national des arts
et métiers (CNAM)
8 | MÉDIAS&PIXELS
0123
VENDREDI 5 FÉVRIER 2016
Un personnage de Call of Duty au tribunal
L’ancien chef rebelle angolais Jonas Savimbi est représenté dans le jeu vidéo. Ses enfants portent plainte
L’
audience était une première en France, ce
mercredi 3 février, devant le tribunal de
Nanterre. D’un côté de la salle, les
avocats d’Activision Blizzard, le
géant américain du jeu vidéo, qui
édite notamment la série Call of
Duty. De l’autre, trois des enfants
de Jonas Savimbi, l’ancien chef de
l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola
(Unita), mort en 2002. Figure centrale de la guerre civile en Angola,
il fut, durant la guerre froide, un
proche allié des Etats-Unis, qui
voyaient en lui un rempart face
aux communistes du Mouvement populaire de libération de
l’Angola (MPLA, d’inspiration
marxiste-léniniste).
C’est justement en tant qu’allié
des Etats-Unis que Jonas Savimbi
s’est retrouvé dans le jeu vidéo
Call of Duty : Black Ops 2, sorti
en 2012. Un jeu de tir à la première
personne, dans lequel le héros
traverse une partie de l’histoire
des opérations secrètes de la CIA
de par le monde. Sombre, violent,
le jeu met en scène des événements imaginaires dans un contexte historique plutôt réaliste.
C’est là tout le problème, estiment les enfants Savimbi. Aucun
ne joue aux jeux vidéo mais l’un
d’eux vivant en Angola a contacté
le reste de la famille en 2012 parce
qu’on l’avait confondu avec son
père – ou plutôt avec la représentation de son père dans Black
Ops 2. Après des discussions, trois
des enfants vivant en France portent plainte, estimant que l’image
donnée de leur père dans le jeu
est diffamante.
Présent par intermittence dans
une séquence de jeu d’une dizaine de minutes, le personnage
de Jonas Savimbi coordonne un
assaut contre des troupes du
MPLA, auquel participe le joueur.
« On est sur une base historique :
il est le chef d’une guérilla. Un fait
sur lequel il n’y a pas de contestation possible. Les propos qui lui
L’ancien dictateur
panaméen
Manuel Noriega,
qui apparaît
également dans
le jeu, avait, lui,
porté plainte
aux Etats-Unis
en 2012
sont prêtés sont des propos que
l’on retrouve communément
dans les films de guerre – il n’y a
rien de diffamant dans cette séquence », a argué, à l’audience,
Etienne Kowalski, l’avocat d’Activision. « Jonas Savimbi est présenté comme un allié du héros,
c’est rarement une preuve d’une
volonté de nuire. »
Profondément choqués
« Le personnage de Jonas Savimbi
dit des choses comme “Il faut les
achever” ou “Tu as tué beaucoup
d’ennemis” ; ce n’est pas quelque
chose de normal », estime, pour sa
part, l’avocate de la famille, Carole Enfert. Surtout, les descendants de la famille disent avoir
été profondément choqués par
une scène dans laquelle leur père
égorge un soldat. Démenti catégorique du côté d’Activision :
« Cette scène n’existe pas dans le
jeu. » Selon les constatations du
Monde, il y a bien une scène durant laquelle Jonas Savimbi tue, à
la machette, un soldat ennemi
lors des combats, mais pas
d’égorgement.
S’appuyant également sur une
série d’arguments plus techniques, notamment le délai de prescription – dans les affaires de diffamation, il faut porter plainte
dans les trois mois, et la famille
Savimbi a porté plainte à l’occasion de la sortie d’une extension
multijoueur du jeu –, l’avocat
L’HISTOIRE DU JOUR
Onfray, la campagne d’Italie
P
enser l’islam, le nouvel opus de Michel Onfray, paraît
jeudi 4 février en Italie. Vendu 10 euros pour 160 pages,
ce petit essai va connaître une diffusion exceptionnelle,
puisqu’il sera présent à la fois en librairie, grâce à son éditeur
traditionnel, Ponte alle Grazie, mais aussi dans tous les kiosques transalpins, le Corriere della Sera s’est associé à la maison
d’édition et le propose en plus produit à ses lecteurs, moyennant les 10 euros. Une pratique commerciale courante et efficace en Italie.
Estimant en novembre 2015 que « le débat en France n’est plus
possible », Michel Onfray avait pourtant annoncé vouloir annuler la parution de son ouvrage dans l’Hexagone et entamer « une
diète médiatique », à l’instar d’un Maurice Blanchot (1907-2003),
qui, pendant plus de quarante ans, a volontairement fui journalistes et caméras. Mais aujourd’hui, une diète médiatique qui
s’est résumée à être abstinent sur son
compte Twitter… pendant dix jours.
« PROIBITO » ? UNE
L’éditeur italien a su exploiter l’effet
d’aubaine lié à ce mutisme délibéré. Il a
INTERDICTION TOUTE ainsi annoncé « la première édition
mondiale du livre controversé sur l’isRELATIVE, PUISQUE
lam, interdit en France ». Proibito ? Une
interdiction somme toute relative,
GRASSET PUBLIERA
puisque Grasset, l’éditeur régulier du
« PENSER L’ISLAM »
bouillant essayiste, le publiera à partir
mars.
À PARTIR DU 16 MARS duA16
ce stade, c’est plutôt un joli coup médiatique d’édition que réalise Michel
Onfray. Il bénéficie en Italie, comme en France, d’une véritable
audience. Son Traité d’athéologie (2005), tout comme son essai à
charge contre Freud, Le Crépuscule d’une idole (2010), se sont vendus à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires dans la Botte.
Mais il n’est pas le premier auteur à bouder provisoirement son
public français et à passer par l’étranger pour revenir avec plus
d’impact en France. En 2000, le romancier Milan Kundera, blessé
par les premiers retours critiques sur son titre L’Ignorance, a ainsi
privilégié une première édition mondiale en espagnol chez Tusquets, avant de sortir l’ouvrage trois ans plus tard chez Gallimard.
Hasard des calendriers éditoriaux, Penser l’islam paraît aussi
en Italie en même temps que le nouvel essai du philosophe Bernard-Henri Lévy, L’Esprit du judaïsme, qui, lui, a fait la « une » de
L’Espresso. Une belle bataille éditoriale en perspective. p
alain beuve-méry
Jonas Savimbi, le 11 décembre 1985, à Jamba, le fief de l’Unita. A droite, son personnage dans Call of Duty. TREVOR SAMSON/AFP, ACTIVISION
d’Activision a demandé le rejet de
l’ensemble des demandes. La famille réclame de son côté le retrait de Black Ops 2 de la vente, et
le versement de 1 million d’euros
en réparation du préjudice.
La plainte de la famille Savimbi
est inédite en France, mais n’est
pas une première pour Activision. L’ancien dictateur panaméen Manuel Noriega, qui apparaît également dans Black Ops 2
sous un jour fort peu positif – on
le voit notamment assassiner de
sang-froid ses propres soldats –
avait porté plainte aux Etats-Unis
après la sortie du jeu. M. Noriega
OBJ ETS CON N ECT ÉS
Cisco va racheter Jasper
pour 1,2 milliard d’euros
L’équipementier en télécoms
américain Cisco va se renforcer dans les services pour objets connectés avec le rachat
de la société Jasper, annoncé
mercredi 3 février, pour
1,4 milliard de dollars (1,26 milliard d’euros). Jasper fournit
une plate-forme en ligne permettant à d’autres entreprises
de lancer, gérer et monétiser
des services liés aux objets
connectés. – (AFP.)
AU D I OVI SU EL
Le magnat Sumner
Redstone passe la main
Le milliardaire de 92 ans Sumner Redstone a démissionné
de son poste de président exécutif du conseil d’administration de CBS, et conserve un titre de « président émérite », a
annoncé, mercredi 3 février, le
groupe de médias. L’état de
santé de M. Redstone, également président du conseil
d’administration de Viacom,
inquiète depuis plusieurs
mois. – (AFP.)
Un nouvel immeuble
parisien pour BFM-TV
et l’audiovisuel d’Altice
Un nouvel immeuble situé
dans le 15e arrondissement de
Paris, qui vient d’être achevé,
pourrait bientôt abriter
BFM-TV et les autres médias
audiovisuels du groupe Altice
de Patrick Drahi, a indiqué
l’AFP, mercredi 3 février. Altice
détient la chaîne d’info i24,
basée à Tel-Aviv, une part du
groupe NextRadioTV, et des
chaînes thématiques.
avait été débouté par le tribunal,
au nom de la liberté d’expression.
L’épisode précédent de Black
Ops avait également déclenché
des protestations formelles
de La Havane – la première scène
du jeu proposant au joueur de
participer (sans succès) à une tentative d’assassinat de Fidel Castro.
Charismatique et controversé
En 2015, c’est le créateur de la saga
Metal Gear Solid, Hideo Kojima,
qui faisait l’objet d’une plainte,
cette fois hors de tout contexte
historique. Le neurochirugien italien Sergio Canavero, harcelé par
des fans du jeu qui croyaient
l’avoir reconnu dans la bande-annonce du nouvel épisode de la série, réclamait des dommages et
intérêts au créateur de la saga à
succès. L’affaire n’a pas encore
été jugée.
La famille Savimbi connaîtra,
elle, le résultat de sa plainte
le 24 mars. Leader aussi charismatique que controversé, Jonas Savimbi a connu une disgrâce
auprès de son ancien allié américain avant sa mort, en 2002.
« Dans la doctrine Reagan, il a fait
partie des combattants de la liberté au même titre que les tali-
bans. Après la chute du Mur, les
choses ont changé : il y a des articles de presse cités dans le dossier
qui sont autrement plus durs que
les faits présentés dans le jeu »,
soulevait à l’audience l’avocat
d’Activision. « Nous ne cherchons
pas à faire le bilan de Jonas Savimbi », insistait à la sortie du tribunal l’un des fils de celui-ci,
Cheya. « Cette plainte ne concerne
que ce jeu vidéo : nous ne voulons
pas que les petits-enfants jouent à
un jeu où leur grand-père est présenté comme une brute. » p
damien leloup
et salma niasse
France TV : le Conseil d’Etat valide
la nomination de Delphine Ernotte
Deux syndicats mettaient en cause l’impartialité du CSA et la
régularité de la procédure de désignation de la présidente du groupe
L
e Conseil d’Etat a rejeté,
mercredi 3 février, les recours formés contre la nomination de Delphine Ernotte à
la présidence de France Télévisions. Ces recours avaient été déposés par deux syndicats, la
CFDT et la CFE-CGC, qui estimaient que le Conseil supérieur
de l’audiovisuel (CSA) avait abusé
de son pouvoir en choisissant
Mme Ernotte au terme d’une procédure jugée opaque.
Dans sa décision, le Conseil
d’Etat réfute l’argument selon lequel la procédure de nomination
était irrégulière. Les plaignants
estimaient que le président du
CSA avait décidé de manière unilatérale de changer les modalités
de pré-sélection des candidats.
Eviction de candidats sérieux
Cette étape de la procédure avait
surpris et débouché sur l’éviction
de candidats sérieux comme Marie-Christine Saragosse, présidente de France Médias Monde,
Emmanuel Hoog, président de
l’Agence France Presse, et Didier
Quillot, ancien dirigeant de Lagardère Active. « Il ressort des pièces du dossier, en particulier du
procès-verbal de la séance du
15 avril 2015, que c’est l’ensemble
du collège qui a délibéré en ce
sens », écrit le Conseil d’Etat.
Les plaignants avançaient un
autre argument : le président du
CSA, Olivier Schrameck, se serait
montré partial en enjoignant
aux membres du collège de ne
pas voter pour Marie-Christine
Saragosse ou Emmanuel Hoog,
pour ne pas déstabiliser les entreprises publiques qu’ils dirigent.
Le Conseil d’Etat rétorque
qu’« il ne ressort pas des pièces du
dossier que le président aurait publiquement pris position en faveur ou en défaveur de l’un quelconque des candidats ».
Et il ajoute « qu’à supposer que
le président du CSA ait effectivement tenu de tels propos lors de
cette séance, cette prise de position à l’occasion des délibérations
internes au collège sur le choix des
candidats à auditionner ne peut
être regardée comme constitutive
d’une atteinte au principe d’impartialité ».
Sur l’accusation d’impartialité
visant la conseillère Sylvie Pierre-Brossolette, qui, selon les plaignants, aurait noué des liens avec
Delphine Ernotte lors d’un déjeuner, le Conseil d’Etat estime que
les faits ne sont pas constitués,
faute de preuve pour contredire
les démentis des intéressées.
Concernant le reproche d’opacité lié à l’anonymat accordé aux
candidats, la juridiction souligne
« qu’aucun principe général du
droit ne faisait obligation au CSA
de rendre publics les noms des
personnes ayant fait acte de candidature ou ceux des candidats
qu’il avait sélectionnés pour une
audition ».
Deux plaintes contre le CSA
Quant à l’idée que la décision du
Conseil supérieur de l’audiovisuel soit insuffisamment motivée, la décision la rejette. Ainsi
que l’accusation de plagiat du
dossier de candidature d’un concurrent, Didier Quillot : malgré
des « similitudes terminologiques », le Conseil d’Etat estime
que le dossier présenté par
Mme Ernotte, plus long, était
« personnel ».
Les deux syndicats sont condamnés à verser chacun à Delphine Ernotte la somme de
1 500 euros au titre de l’article
L. 761-1 du code de justice administrative.
Deux plaintes restent en cours
au pénal contre le CSA et son président, Olivier Schrameck. Classées sans suite en juillet 2015, elles font néanmoins l’objet d’une
instruction depuis que la CFDT et
la CGC se sont portées parties civiles. p
alexis delcambre
et alexandre piquard
Arthur Schnitzler,
retour de jeunesse
2|3
a Dossier
Les criminels
de masse, ni
psychopathes
ni ordinaires
Entretien avec
le sociologue
Abram
de Swaan
« Gloire tardive », texte inédit du grand écrivain autrichien,
évoque le nouveau souffle d’un vieux poète. Inespéré
4
pierre deshusses
N
on, les bonnes surprises littéraires ne proviennent pas toujours des ultimes
nouveautés de la rentrée. Elles émergent
parfois du recoin d’une bibliothèque
où dorment depuis des lustres des
textes oubliés. On croyait ainsi avoir
tout lu d’Arthur Schnitzler (1862-1931),
et voilà qu’arrive un texte retrouvé
sous forme de tapuscrit, serré entre
deux couvertures de cuir saupoudrées de poussière dans une vénérable bibliothèque de Cambridge.
C’est en effet là que les œuvres de cet
auteur emblématique de la littérature
dite viennoise avaient été mises à
l’abri des autodafés nazis en 1938,
après l’annexion de l’Autriche. Cette
Vienne si prodigue de mystères et de
découvertes, de la psychanalyse à
L’Homme sans qualités, pour reprendre le titre de Robert Musil (18801942), nous fait don d’une pépite avec
ce bien nommé Gloire tardive.
Qualifié de « roman » par l’éditeur, il
s’agit en fait d’une longue nouvelle de
la taille qu’affectionnaient les auteurs
de l’époque – notamment Stefan
Zweig, qui excella dans cette forme
brève permettant la publication en
feuilleton dans les journaux viennois.
C’était d’ailleurs le sort promis à Gloire
tardive. Mais une banale histoire d’organisation interne au journal Die Zeit
ayant empêché sa parution, le texte
était demeuré dans l’obscurité.
Il est extrêmement rare de trouver
dans les archives ou ailleurs des inédits de grands écrivains. Des textes qui
ne soient ni reniés par leur auteur ni
abandonnés sous forme de fragments. Celui-ci est d’autant plus précieux qu’il tient les promesses d’une
découverte inespérée. Lorsqu’il l’écrit
en 1895, Schnitzler a 33 ans. C’est encore un auteur « débutant », si on le
compare à ceux, comme Hugo von
Hofmannsthal ou Stefan Zweig, qui
ont connu la gloire à 20 ans. Il faut dire
que l’écriture n’était pas la vocation
première de Schnitzler : il était médecin. Il aurait certainement pu connaître le succès avec cette Gloire tardive si
elle avait été publiée, mais le titre est
déjà un pied de nez au destin.
Un fonctionnaire proche de la retraite, Edouard Saxberger, reçoit un
jour la visite d’un jeune homme. Ce
dernier se présente comme un écrivain, mais aussi et surtout comme un
admirateur inconditionnel des Promenades, recueil de poèmes publié
par Saxberger trente ans plus tôt. Le
visiteur dit faire partie d’un petit cercle d’écrivains qui seraient ravis de
pouvoir inviter cet aîné à l’une de
leurs réunions, où son expérience et
sa maturité seraient de bon conseil.
Oscillant entre incrédulité et émerveillement, Saxberger finit par accepter. Sans s’en rendre compte, il met le
doigt dans l’engrenage d’une machine
infernale dont il sera la victime jusqu’au retournement final. Car, au-delà
des péripéties qu’il nous réserve, ce ré-
a Littérature
française
Anne-James
Chaton,
Bertrand
Schefer
5
a Littérature
étrangère
Helen
Oyeyemi,
Louise Erdrich
6
a Histoire
d’un livre
Le Ballet
des morts,
de Béatrix Pau
1915.
MP/LEEMAGE
cit nous emporte dans son tempo savant, une lente montée de l’espérance
ponctuée de paliers de solitude où
s’affrontent passé et avenir.
C’est la force de Schnitzler que de
nous faire entrer de plain-pied dans la
psychologie de ce personnage soudain arraché à sa paisible vie de fonctionnaire. On comprend d’autant
mieux la remarque de Freud à Schnitzler, quelques années plus tard : « Je
pense que je vous ai évité par une sorte
de crainte de rencontrer mon double. »
Si les figures des jeunes admirateurs
sont seulement esquissées – bien
En ne dédaignant pas certaines
tournures désuètes, la traduction restitue parfaitement cette mélancolie
fébrile : « L’allégresse de ces jeunes
gens lui apparaissait comme l’accomplissement différé de maintes espérances dont il avait fiévreusement attendu la réalisation plusieurs décennies auparavant et qui s’étaient peu à
peu diluées dans la grisaille de sa vie
quotidienne. » Saxberger ne refuse
pas les avances de la comédienne qui
se propose de lire ses poèmes en public ; il s’éloigne de ses vieux amis
avec qui il avait l’habitude de jouer
aux cartes.
Dans un subtil enchaînement de paradoxes, la vanité
sert de déclencheur
au regret, mais
aussi à la possibilité
de rattraper le
temps perdu, de ne
pas se résigner à la
vieillesse.
« Etre
vieux, c’est ne plus trouver de rôle ardent à jouer », écrira Céline dans
Voyage au bout de la nuit (1932). Saxberger, lui, veut encore jouer, et dans
cette quête à rebours, souvent
cruelle, il est finalement plus touchant que condamnable ou ridicule.
Quant à Schnitzler, il nous donne
une magistrale leçon de vie, où
même les larmes osent montrer leur
reflet. Notre reflet. p
Ce récit nous emporte
dans son tempo savant,
une lente montée
de l’espérance ponctuée
de paliers de solitude
qu’on puisse y reconnaître de vrais
écrivains de la « jeune Vienne » –, le
personnage de Saxberger est d’une
imparable justesse dans la crise que
déclenche chez lui cette « gloire tardive ». Alors que la vanité de ses jeunes
disciples au discours creux et ronflant
est tout entière mise au service de
leurs ambitions, celle de Saxberger est
trop complexe pour n’être qu’un sujet
d’ironie. Il sait qu’il est trop vieux
pour faire carrière et devenir un véritable écrivain. Pourtant, il se sent
animé d’un souffle venu de très loin et
dont il avait oublié le parfum, celui
des émotions, des découvertes, de
l’aventure : le parfum de la vraie vie.
gloire tardive
(Später Ruhm),
d’Arthur Schnitzler,
traduit de l’allemand par Bernard
Kreiss, Albin Michel, inédit, 176 p., 16 €.
Cahier du « Monde » No 22101 daté Vendredi 5 février 2016 - Ne peut être vendu séparément
7
a Essais
Gabriella
Coleman sonde
l’univers des
Anonymous
8
a Le
feuilleton
Eric Chevillard
dans les griffes
de Lydia Millet
9
a Polar
Flic drogué
et coriace, tel
est le nouveau
héros de Mons
Kallentoft
et Markus
Lutteman
10
a Rencontre
Marie
Redonnet
reprend
les rênes
prière d’insérer
j ea n b i r n baum
Beauvoir, les déchirements
de la liberté
D
ans ce livre à la fois si daté et si vivace qui s’intitule Pour une morale de l’ambiguïté (1947),
Simone de Beauvoir élaborait une doctrine de
la liberté comme délivrance toujours recommencée,
comme déchirement existentiel, comme supplice intime. « La cause de la liberté ne peut triompher qu’à
travers des sacrifices singuliers », notait-elle. On pense
vite à ces mots en lisant le beau recueil que lui consacre Julia Kristeva, volume qui paraît en poche sous le
titre Beauvoir présente (Pluriel, 144 p., 6,50 €).
Avec l’auteure du Deuxième Sexe, Julia Kristeva partage plus d’une qualité : une œuvre au rayonnement
mondial, le refus de séparer littérature et philosophie,
la décision d’envisager le couple comme « espace de
pensée », la conviction qu’une femme doit tenir bon
sur son désir (d’écrire, entre autres). Initiatrice du prix
Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes, la
psychanalyste voue aujourd’hui une grande reconnaissance au « Castor », et le bref livre qu’elle publie
vise d’abord à marquer cette dette. Mais cet héritage
est exigeant, il appelle une fidélité critique, et on retrouve ici les tensions qui travaillent de l’intérieur
tout idéal d’émancipation.
Ainsi Julia Kristeva ne dissimule-t-elle aucune des
contradictions propres à Beauvoir la féministe, par
exemple son déni de l’homosexualité féminine, sa
phobie du corps maternel, son culte du « Grand
Homme » et de l’organe mâle… Mais, justement, Julia
Kristeva ne met en évidence les limites de Beauvoir,
et même quelques « brins de cruauté », que pour saluer sa modernité politique : la philosophe a transformé ses failles intimes en instrument de libération
collective. « Les avancées libertaires de notre siècle,
peut-être plus que les autres, se paient d’excès, d’extravagances et d’incommensurables brûlures », écrit Julia
Kristeva. Avec loyauté et tendresse, elle perpétue donc
ce geste que Simone de Beauvoir nous a légué en partage, quels que soient les sexes, les sensibilités : d’un
malaise existentiel, faire la condition d’une universelle liberté. p
Sibylle
Grimbert
Roman
AVANT
LES SINGES
« Une liberté et une drôlerie qui laissent le
lecteur, à l’issue de cette virée en une si proche
terre d’étrangeté, essouflé et ébloui. »
Raphaëlle Leyris, Le Monde
« Une interprétation sidérante du paradoxe
de notre existence éphémère. »
Véronique Cassarin-Grand, L’Obs
« Un récit en métamorphose continue,
très drôle, constamment surprenant. »
Bernard Quiriny, Le Magazine littéraire
2 | Dossier
0123
Vendredi 5 février 2016
Hitler, Eichmann, Goebbels… Des individus ordinaires ?
La question hante plusieurs ouvrages. Pour le sociologue
Abram de Swaan, tout le monde ne devient pas bourreau
L’originalité
du mal
entretien
propos recueillis par
julie clarini
C
hacun d’entre nous, dans
une situation particulière,
pourrait devenir un bourreau. C’est à cette doxa que
s’attaque le Néerlandais
Abram de Swaan, professeur de sociologie à l’université d’Amsterdam et à Columbia (New York), dans Diviser pour tuer, un essai savant et très documenté. Il y opère un retournement de
perspective : pour analyser les processus
de fabrication des criminels de masse, il
faut s’intéresser à ceux qui ne sont pas devenus des meurtriers. Car ils existent.
Autrefois, les meurtriers de masse
étaient vus comme des psychopathes.
Avec son livre inspiré du procès
d’Eichmann, en 1961, Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt est à l’origine
d’une autre thèse, la « banalité
du mal », dont est sortie une vulgate :
tout le monde pourrait, dans certaines circonstances, se transformer
en bourreau. Qu’en pensez-vous ?
Tout d’abord, précisons que personne
de sérieux n’a jamais dit que les criminels
de masse étaient des psychopathes ou des
monstres. Au contraire, j’ai lu les journaux intimes ou les mémoires des psychiatres déportés qui ont survécu aux
camps de concentration : on les considérait plutôt comme des hommes ordinaires à qui on avait lavé le cerveau. Seule la
presse populaire véhiculait peut-être cette
image du monstre.
Autrement dit, les « situationnistes », ce
courant de la psychologie sociale qui insiste sur l’influence de la situation dans
les comportements humains, ont construit un ennemi qui n’existait pas. De
plus, je ne crois pas que cette vision par
Arendt des meurtriers comme des rouages de la grande bureaucratie de la destruction ait été originale pour l’époque.
L’idée qu’il fallait se méfier des autorités,
des ordres, était dans l’air du temps. De
surcroît, Adolf Eichmann était le pire
exemple que Hannah Arendt aurait pu
prendre : c’était en réalité un chasseur de
juifs frénétique. Je sais qu’elle est très admirée en France pour ses travaux philosophiques, mais là, elle s’est trompée.
Selon vous, il est faux de dire que tout
le monde peut devenir bourreau dans
certaines circonstances ?
Il y a en effet une sorte de consensus
dans les sciences sociales, contre lequel je
me bats : des gens ordinaires dans des situations extraordinaires seraient capables de choses extraordinaires. Certes,
l’impact de la situation est toujours beaucoup plus fort que ce qu’on voudrait admettre. Nous avons tous des souvenirs
honteux de ce que nous avons pu faire
dans des fêtes. Nous avons l’exemple des
pères de famille au stade de foot qui
crient des saletés, déchaînés, qui vont
acheter leur bière en faisant la queue et
en payant, puis reviennent dans les gradins, à nouveau sauvages. Donc, sans
aucun doute, la situation compte. Mais
pour une raison ou une autre, la grande
majorité des chercheurs refusent de poser la question suivante : est-ce que, dans
une situation donnée, il y a des gens qui
font plus et d’autres moins ? Existe-t-il
des bourreaux réticents, d’autres indifférents, d’autres encore effrénés ? Y a-t-il
des gens qui sont moins susceptibles de
se laisser manipuler pour finir dans ces
situations extrêmes ?
J’utilise volontiers l’image du tamis vibrant. Il y a des cailloux, certains juste un
peu plus gros que d’autres. A la fin, ils sont
séparés. Dans un événement comme une
guerre, il y a toute une série de petits événements, de bifurcations, par lesquels on
se laisse guider d’un côté ou de l’autre.
Des petites différences psychiques qui finissent par faire basculer les gens d’un
côté ou de l’autre. Or, par une sorte de
myopie, on considère uniquement, dans
un pogrom par exemple, ceux qui ont
commis des actes barbares. Mais il y a
aussi tous ceux qui n’y sont pas allés. Il
faudrait pouvoir faire des zooms arrière et
regarder tout le village.
Y a-t-il moyen de déterminer
ces différences psychiques ?
La documentation est essentiellement
judiciaire, mais, dans ce cas, il y a tou-
Comment publier
l’impubliable ?
Les théories raciales et les
écrits intimes des nazis tombés dans le domaine public
sont désormais accessibles.
Que faire de ces textes qui incitent à la haine ? Quelles éditions sont susceptibles de prévenir d’éventuelles dérives ?
Le Mémorial de la Shoah (Paris,
4e arrondissement) organise
une rencontre le 18 février à
19 heures, en compagnie de
Florent Brayard, historien,
pour l’édition de Mein Kampf
(Fayard, à paraître) ; Philippe
Coen, avocat, coauteur de Pour
en finir avec Mein Kampf.
Et combattre la haine sur Internet (Le Bord de l’eau, 2016) ;
Jean-Marc Dreyfus, historien,
pour l’édition du Catalogue
Goering (Flammarion, 2015) ;
Pascal Ory, historien, pour Le
Dossier Rebatet (Robert Laffont, 2015) ; Denis Peschanski,
historien, pour le Journal de
Joseph Goebbels (Tallandier,
2006-2010).
Memorialdelashoah.org
jours un biais, car ces bourreaux sont des
champions pour déguiser leur rôle actif
et pour se faire passer pour des petits
exécutants, pas très intelligents. Quand
même, on peut faire une conjecture en
s’appuyant sur tout ce qui est connu. La
mienne est que les bourreaux diffèrent
sous trois angles.
Primo, s’ils ont bien une conscience morale comme le prouve le fait qu’ils soient
loyaux à leurs « camarades de crime », à
leurs commandants ou à leur famille,
c’est une conscience réduite à un cercle
très restreint. Au-delà de ce cercle, ils ne
connaissent pas d’obligation morale. Se-
cundo, ils n’ont pas l’idée que ce qui leur
arrive résulte en partie de leur choix ou de
leurs actions : ça leur arrive… Ils ne se
voient pas comme les auteurs de leur vie.
Tertio, on constate chez eux une absence
de toute empathie. Je me souviens d’un SS
qui, voulant expliquer à quel point c’était
terrible, disait que les cris lui étaient insupportables et qu’il avait du sang sur son
uniforme : il ne faisait que parler de lui.
Voilà trois traits qu’il faut à mon avis
commencer à regarder. Il y a chez eux
comme une absence de « mentalisation »,
ce mécanisme qui permet à un individu
d’interpréter ses gestes et ceux d’autrui
L’ambassade de Berlin, poste d’observation privilégié
CES SOUVENIRS d’ambassade
d’André François-Poncet, en
poste à Berlin de 1931 à 1938,
ont plusieurs raisons de nous
intéresser. Que son auteur ait à
plusieurs reprises conversé
seul à seul avec Hitler n’est pas
la moindre.
Il dresse en effet du Führer
un portrait psychologique particulièrement détaillé, donnant parfois l’impression qu’il
cherche dans ces moments de
rencontre, alors qu’il écrit ces
pages au lendemain de la
guerre, une clé qui puisse
aider à comprendre le déroulement futur des événements. Il
est vrai que les diplomates
sont de fins observateurs, faisant souvent crédit à la personnalité des hommes d’in-
fluer fortement sur le cours
des événements.
Hitler fait donc l’objet de plusieurs analyses, et même d’un
chapitre entier, dans lequel André
François-Poncet insiste sur ses
sautes d’humeur, ses « alternances d’excitation et d’affaissement »
et ses accès de « frénésie » : « Il est
des jours où, devant une mappemonde, il bouleverse les nations,
les continents, la géographie, l’histoire, comme un démiurge en folie. A d’autres instants, il rêve
d’être le héros d’une paix éternelle,
au sein de laquelle il édifierait des
monuments grandioses. »
L’auteur se rappelle trois visages que l’on voyait parfois se succéder : le chef contemplatif, voire
absent, l’exalté, orateur impétueux à la voix rauque, puis
l’homme saisi d’une brusque hébétude, envahi de doutes, « le moment [pour le diplomate avisé] de
présenter des objections ».
« D’un monde à l’autre »
Souvenirs d’une ambassade à
Berlin, qui n’avait pas été réédité
depuis 1946, ne peut toutefois se
réduire à ces observations sur
Hitler, aussi perspicaces soientelles. L’ouvrage retrace ce qui apparaît a posteriori comme les
grands moments de « la substitution d’un monde à un autre ».
Ainsi, l’incendie du Reichstag,
que l’ambassadeur voit de sa fenêtre alors qu’il donnait un dîner, ou cette première « Fête du
travail » nazie, un soir de 1er mai,
avec son immense foule balayée
par les projecteurs, « fourmille-
ment mouvant et palpitant qu’on
aperçoit, à la fois, dans la lumière
et qu’on devine dans l’ombre ».
Parfois lyrique, souvent sagace,
André François-Poncet restitue
les coups de force des nazis et la
docilité des Allemands, emmène
son lecteur dans les entrelacs du
dossier de réarmement jusqu’aux
accords de Munich de 1938, dominés par « la psychose de la paix »,
et excelle à faire sentir cette tension permanente qui régnait à
Berlin. Ce furent des années
« pleines de troubles, d’alertes,
d’orages et de drames ». p j. cl.
souvenirs d’une ambassade
à berlin. 1931-1938,
d’André François-Poncet,
préface et notes de Jean-Paul Bled,
Perrin, 380 p., 24 €.
comme étant liés à des états mentaux. La
première phase de la vie, la petite enfance,
est, à cet égard, fondamentale, fondatrice
même. On peut envisager que cette absence soit là depuis toujours ou qu’elle résulte d’une perte liée au contexte de brutalisation générale.
Dans un entretien avec Gitta Sereny,
Franz Stangl, ex-commandant
du camp de Treblinka, dit qu’il
« compartimentait » sa pensée
pour survivre. Cette idée, appliquée
à toute la société, est importante…
C’est un concept clé pour mon analyse.
Le sociologue Norbert Elias parle d’un effondrement de la civilisation pendant le
nazisme. Je préfère parler d’enclaves de
« décivilisation » : dans cette société allemande extrêmement policée, il y avait
des trous, des compartiments, où tout
était permis et où la barbarie était même
encouragée comme un instrument d’Etat.
Tout citoyen savait qu’il se passait là quelque chose de terrible, mais ne savait pas
exactement quoi. Au Rwanda, il y avait
aussi des façons de séparer le temps et
l’espace du meurtre, du temps et de l’espace normaux. Cette « compartimentation », il faut y être attentif. Hélas, les attaques terroristes en France nourrissent
aujourd’hui les arguments de ceux qui
ont tendance à compartimenter la société
toujours davantage. p
diviser pour tuer. les régimes
génocidaires et leurs hommes
de main
(Compartimenten van Vernietiging),
d’Abram de Swaan,
traduit du néerlandais par Bertrand
Abraham, Seuil, « Liber », 368 p., 22 €.
Dossier | 3
0123
Vendredi 5 février 2016
L’impact
du procès
Eichmann
LE PROCÈS d’Adolf Eichmann
en 1961 à Jérusalem, après sa
capture par le Mossad en Argentine, a incontestablement
marqué l’entrée dans une ère
nouvelle. Une ère du témoin
comme « porteur d’Histoire »,
et une ère où, parmi les crimes
de masse commis par les nazis,
la mise à mort systématique
des juifs a été distinguée avant
même que le terme de
« Shoah » ne s’impose à l’opinion publique.
Cette séquence, nous y sommes encore, quelles que soient
les critiques suscitées par un tel
tournant mémoriel. D’où l’intérêt de cet ouvrage collectif, qui
se penche moins sur les
114 audiences qu’occasionnèrent les débats que sur les facteurs qui transformèrent le jugement, la condamnation et la
pendaison, le 31 mai 1962, de
l’ex-responsable des « affaires
juives » du service de sécurité
du Reich en « événement médiatique mondial ».
La vision d’Hannah Arendt
La controverse autour d’Eichmann à Jérusalem, de Hannah
Arendt (Gallimard, 1966), avec
sa vision très critique et la
théorie du « criminel de bureau » (une formule du procureur Gideon Hausner), fit scandale en son temps. Mais elle
semble aujourd’hui devenue
doxa et occulte trop souvent
l’impact des autres vecteurs de
médiatisation du procès.
Or le public, les journalistes,
la radio, les comptes-rendus de
la télévision américaine et le
film qu’a réalisé sur place le cinéaste Leo Hurwitz (dont les
images furent exploitées à ses
propres fins par Eyal Sivan
dans son Spécialiste de 1999)
ont aussi fortement contribué
à la réception de cet épisode
devenu, grâce à eux, « lieu de
mémoire » du génocide, à la
fois incontournable et mondialisé. p nicolas weill
Adolf Eichmann, 1960.
RUE DES ARCHIVES/RDA
le moment eichmann,
sous la direction de Sylvie
Lindeperg et Annette Wievorka,
Albin Michel, « Bibliothèque
histoire », 302 p., 20 €.
Gitta Sereny dans les tréfonds de l’âme nazie
La journaliste s’est confrontée aux bourreaux et à leur sentiment de culpabilité. « Dans l’ombre du Reich » témoigne de son éthique
jean-louis jeannelle
D
ifficile de savoir qui est le plus
fascinant, de Gitta Sereny ellemême ou des personnalités
sur lesquelles cette grande
journaliste écrivit tout au long de sa carrière. Juive hongroise née à Vienne
en 1921, la jeune femme dut fuir dès 1938
en Suisse puis à Paris, avant de gagner les
Etats-Unis qu’elle sillonna pour alerter
l’opinion américaine à raison de trois conférences par jour.
Mais pourquoi avoir, après la guerre, déployé tant énergie à explorer la culpabilité
allemande ? Non seulement à lutter contre les négationnistes de tout poil, à enquêter sur de folles impostures (tels ces
prétendus carnets d’Adolf Hitler qui tentaient en réalité de dédouaner le Führer
du génocide des juifs), mais, plus étonnant encore, à dialoguer avec l’ancien
commandant de Treblinka, Franz Stangl,
dans Au fond des ténèbres (1975), ou à livrer, dans Albert Speer : son combat avec la
vérité (1997), le portrait psychologique et
moral du grand architecte nazi devenu
ministre de l’armement et de la production de guerre sous le IIIe Reich ?
C’est qu’ayant pu fuir aux Etats-Unis,
Gitta Sereny éprouva elle-même un sentiment de culpabilité. De retour en Europe,
elle se consacra à la protection d’enfants
égarés, orphelins ou ayant survécu aux
camps de concentration. Sa tâche la confronta à une forme très perverse du vaste
mensonge national-socialiste, celui des
250 000 « enfants volés ». Originaires
pour l’essentiel d’Europe de l’Est, en particulier de Pologne, ils furent enlevés, soumis à toutes sortes d’examens « scientifiques » et, pour ceux tenus pour les plus racialement parfaits, envoyés en Allemagne
– les autres finissaient dans l’équivalent
d’un camp de concentration pour enfants.
Aux parents qui les adoptaient, ces enfants étaient présentés comme des « orphelins allemands originaires des territoires reconquis à l’Est ».
Ayant identifié deux d’entre eux au sein
d’une famille de paysans, Gitta Sereny découvrit plus tard le profond traumatisme
provoqué chez eux par ce second arrachement. Fallait-il les restituer à leurs parents
biologiques (à présent sous le joug soviétique) ou les laisser à leur famille d’accueil
(qui avait aimé en eux les représentants
d’une « race parfaite ») ? Le mensonge
avait été si profond qu’aucune solution
« juste » n’était désormais possible.
S’il est un point commun aux enquêtes
ou aux portraits de Sereny qui composent
Dans l’ombre du Reich, c’est le combat que
tous les hommes décrits ont mené avec la
vérité. Certains en ayant recours aux
coups les plus bas, tel John Demjanjuk. Arrêté par les Allemands, cet Ukrainien avait
choisi de servir comme gardien dans des
camps d’extermination, puis était parvenu à fuir en Amérique après la guerre.
Identifié par des survivants comme ayant
sévi sous le surnom d’« Ivan le Terrible » à
Treblinka où il avait commis les pires horreurs, Demjanjuk fut jugé en Israël à la fin
des années 1980.
« La justice pour un seul »
Cette affaire judiciaire connut d’incessants rebondissements, mais ce qui captive, c’est l’éthique dont Gitta Sereny fit
preuve. Elle prit conscience que, même s’il
avait contribué à la mort de milliers de
juifs, Demjanjuk n’était vraisemblablement pas « Ivan le Terrible », et orienta ses
recherches dans cette nouvelle direction.
Face à cet homme dont la vie n’avait été
qu’un immense tissu de mensonges
éhontés, un seul principe s’imposait à ses
yeux : « la justice pour un seul, qui que ce
fût » comme « unique moyen d’assurer la
justice pour tous ».
Franz Stangl, lui, entendait – ou prétendait – affronter la vérité. Dans les conversations qu’il eut à la fin de sa vie avec Gitta
Sereny, mentir ne lui aurait rien apporté ;
il avait déjà été condamné et n’attendait
plus que la mort. Responsable, en un an,
de plus d’un million de morts, il s’efforçait
de reconstituer les moments où sa conscience avait basculé.
Cet exercice d’autocritique horrifie toutefois par l’inextricable mélange de rationalisation et de mauvaise foi qui s’en dégage. Continuellement menacé par ses supérieurs, Franz Stangl se décrivit acculé à
des actions qui l’épouvantaient, mais affirma que lui-même risquait sa vie ou
celle de sa famille. Hans Münch, l’un des
rares scientifiques à avoir refusé de sélectionner les prisonniers pour la chambre à
gaz, n’avait pourtant encouru aucune
sanction… Bien plus, Franz Stangl justifia
son extraordinaire capacité d’organisation du camp en limitant sa responsabilité à la seule protection des biens volés
aux juifs : le reste (le gazage) était celle de
deux Russes placés sous le commandement d’un subalterne… C’est au prix de
cette schizophrénie mentale et morale
qu’il put déclarer : « Je devais agir de mon
mieux. Je suis ainsi fait. »
Le bourreau peut-être le plus effrayant
n’est pas l’exécutant : Albert Speer exerçait une véritable séduction sur tous
ceux qui le connurent, à commencer par
Hitler qui en fit l’un des hommes les plus
puissants du régime. Mais la joute verbale qui l’opposa à Gitta Sereny montre
que même un ancien nazi ayant sincèrement reconnu sa culpabilité ne pouvait
se libérer tout à fait de l’infernal système
de déresponsabilisation mis en place
sous le IIIe Reich.
Interrogé sur ce qu’il savait des meurtres
de masse commis par les Allemands, il eut
recours au traditionnel renversement :
« Plus on occupait une position élevée,
moins on savait », comme si l’euphémisation généralisée qui régnait au sein de
l’institution avait suffi à cacher la réalité.
C’est au moyen d’un étonnant détour – au
lecteur de le découvrir – que Speer finit
par reconnaître auprès de Sereny son
« acceptation tacite de la persécution et du
meurtre de millions de juifs ». Ici, le mot
« tacite » ne rend pas seulement compte
de la manière dont les nazis avaient
ignoré leurs fautes commises sous Hitler,
mais également de leur incapacité à en livrer l’aveu à haute voix après la guerre. p
dans l’ombre du reich. enquêtes
sur le traumatisme allemand
(1938-2001)
(The German Trauma. Experiences
and Reflections. 1938-2001),
de Gitta Sereny,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par
Johan-Frédérik Hel Guedj, Plein jour,
522 p., 24,50 €.
Signalons, du même auteur, la parution en
poche d’Une si jolie petite fille. Les crimes
de Mary Bell (Cries Unheard. The Story of
Mary Bell), traduit de l’anglais par Géraldine
Barbe, Points, « Policier », 504 p., 8,10 €.
4 | Littérature | Critiques
Anne-James Chaton fonce comme un bolide à travers treize destins
de femmes illustres, sans jamais perdre sa route. Grisant
A tombeau ouvert
M
Au volant d’un kart
Mais entre-temps le texte a pu produire
son stupéfiant phénomène d’accélération dans la biographie impersonnelle,
quelque chose comme une narration à ras
du sol donnant la sensation inédite d’être
au volant, non pas d’une limousine ordinaire, mais d’un kart, l’une de ces planches à roulettes qui font rugir leur moteur
à deux temps, dépourvues de carrosserie
Jouer avec Kafka
Camille Claudel, Virginia Woolf, Greta Garbo en Mata Hari,
Claude Cahun, Marilyn Monroe, Lady Di.
RUE DES ARCHIVES/RDA - DR
comme de suspensions, bonjour les bosses de l’histoire.
Emportant le lecteur harnaché à son
siège, le texte le confronte à un vertige de
questions sur l’intime et le collectif, sur le
rapport aux icônes et aux traces qu’il
nous en reste. Ajoutons que l’auteur a découpé son livre en chapitres qui pourraient correspondre à un sage manuel
scolaire d’histoire du XXe siècle (de la
Grande Guerre à la chute du mur de Berlin
en passant par la montée des fascismes),
mais que c’est au contraire toujours à l’intérieur d’un chapitre et par surprise que le
relais passe d’une héroïne à la suivante.
On glisse de l’une à l’autre comme on
ferait crisser les roues dans une chicane à
risques, tant il est vrai que le spectacle
doit continuer, quoi qu’il arrive aux icônes, mais il nous faut deux ou trois lignes pour comprendre que c’en est fini
de Marilyn Monroe, voilà qu’une formidable ligne droite s’ouvre devant Jacqueline Kennedy, ligne droite où l’on retrouvera d’ailleurs, quatre décennies plus
loin, Lady Di dont la voiture « s’engage
sur le cours la Reine. Elle monte à 180 km/h.
Elle pénètre dans le tunnel du pont de
l’Alma. Elle accélère. Elle roule vite. Elle
roule trop vite ».
Malgré le risque de commotion, on ne
saurait trop recommander aux lecteurs
curieux du monde tel qu’il se raconte de
se risquer à ce nouveau mode de locomotion narrative, tant le résultat est époustouflant. Alors qu’à la fin du siècle dernier il fut libérateur de parer les « vies
minuscules » du verbe qui leur était jusqu’alors interdit, Anne-James Chaton
s’empare de treize vies majuscules pour
les dérouler à ras de mots communs,
elle
dans ce qui, au bout du compte, n’est que
regarde
l’assemblage des traces successives qu’elpasser les
les ont laissées (journal intime, corresgens,
d’Anne-James pondances, médias).
On notera d’ailleurs que, parmi les
Chaton,
treize destins filés ici, le seul qui laisse reVerticales,
tomber l’enthousiasme est celui de Virgi264 p., 21 €.
nia Woolf – non pas tant parce que son
nom vous vient d’emblée que parce qu’on
la connaît du dedans de ses livres, on la
connaît trop bien pour la reconnaître tout
à fait dans le défilé d’anecdotes auquel se
réduit toute vie, minuscule ou majuscule.
Tout à rebours, le destin de Margaret
Thatcher se révèle une piste formidable, à
hauteur du bolide nerveux que le lecteur
pilote à toute allure, éprouvant comme
rarement le chaos de l’histoire, quelques
centimètres à peine sous son siège. p
« Martin », de Bertrand Schefer, ou comment écrire un personnage insaisissable
U
ne histoire qui ne parvient pas à s’écrire » :
cette formule du narrateur de Martin résume
parfaitement l’intrigue du nouveau roman de l’écrivain, traducteur et cinéaste Bertrand Schefer.
Au mitan de son existence, un
homme se penche sur ses années
de jeunesse et sur la figure de son
ami d’enfance, Martin, ce presque
jumeau qui le suivit toute sa scolarité et auquel ses professeurs et
ses camarades l’associaient invariablement.
Des premières prises de drogue
à l’émergence des idéaux artistiques et idéologiques, les deux garçons ne se quittent pas, jusqu’aux
années de fac, où Martin se marginalise et prend ses distances
(une scène de tir dans la forêt revêt alors une portée symbolique,
premier point de bifurcation au
La fable des humains d’abattoir
a Défaite des maîtres et possesseurs, de Vincent
Message, Seuil, 300 p., 18 €.
L’obsession d’une ombre
avril ventura
Sans oublier
Malo Claeys est père, divorcé ; il a un corps, mange et parle
comme un homme, mais il n’en est pas un. Il appartient à l’espèce nomade venue de l’espace qui a colonisé la Terre. S’il
éprouve le besoin d’écrire, c’est qu’il a transgressé une règle majeure instaurée par ses semblables en adoptant clandestinement Iris, une humaine sauvée de l’abattoir. L’irresponsabilité
des hommes, incapables de préserver l’écosystème vital aux
deux espèces, a en effet contraint les nouveaux maîtres à une
domination brutale, divisant les humains en trois catégories
(animaux de travail, de compagnie, de boucherie) dans le mépris de ce qui n’appartenait qu’à eux, l’art, et donc la liberté. Le
deuxième roman de Vincent Message est ambitieux, résolument dérangeant. Le sens des mots se voile, d’être mis dans la
bouche d’une autre espèce. Mais le trouble du lecteur vire à
l’ambivalence dans les pages glaçantes où se décrit l’abattage
industriel des humains de boucherie. Choqué comme on peut
l’être en visitant un élevage industriel de porcs, Malo continue
de parler comme un humain inscrit dans l’histoire des hommes, employant avec naturel des mots comme
« loi du talion » ou « pogrom » (à propos de ragondins…). Pour demeurer un révélateur des dysfonctionnements de la modernité, la fable bute ici sur
ses propres limites, jouant avec la langue commune plutôt que de se jouer dans la langue. Une
langue altérée du dedans, comme le monde qu’elle
décrit, aurait amené le lecteur à lâcher
prise. p bertrand leclair
bertrand leclair
oyen de transport du
lecteur comme la métaphore est celui du
sens, la littérature entretient de longue
date un rapport étroit
aux différents modes de locomotion. On
pourrait aborder Proust par l’aéroplane
qu’il invite le premier en littérature, Balzac
par la diligence ou Flaubert par le fiacre,
sachant bien que Stendhal fait volontiers
cavalier seul. Autant dire qu’il s’agit d’un
événement quand, toutes proportions
respectées, Anne-James Chaton nous invite à la stupéfiante expérience de découvrir un tout nouveau moyen de locomotion dans l’univers de la narration.
Elle regarde passer les gens n’avait pourtant rien d’attrayant, de prime abord, parcourant le XXe siècle en enchaînant treize
destins de femmes, de Mata Hari à Lady
Diana, de la poète surréaliste Claude Cahun à Marilyn Monroe, toutes privées des
ailes de la renommée puisqu’elles ne sont
jamais désignées par leur nom. Au premier coup d’œil, le livre passerait même
pour indigeste : toutes les phrases commencent par le même pronom, « elle »
(parfois « elles »), aucune ne compte plus
d’un verbe et on y chercherait en vain un
autre signe de ponctuation que le bon
vieux point en fin de phrase courte des
dictées d’école primaire.
La curiosité liée au nom de l’auteur, très
réputé dans l’univers de la poésie sonore
pour son travail sur la trace (il a composé
un recueil à partir de tickets de caisse glanés au hasard), fait qu’on embarque, cependant : « Elle regarde passer les gens. Elle
est assise sur un banc. Elle lit le journal. Elle
lit L’Aurore. Elle découvre la lettre d’Emile
Zola. Elle n’est pas d’accord. Elle est convaincue de la culpabilité de Dreyfus. Elle ne
changera pas d’opinion. » Qui est-« elle » ?
Le nom de Camille Claudel s’esquisse rapidement, comme un sourire d’aise.
0123
Vendredi 5 février 2016
propre comme au figuré : sous le
choc de la déflagration, les deux
adolescents s’enfuient dans des
sens opposés).
Dès lors, la figure de son ami
perdu hante le narrateur, qui envisage un temps de lui consacrer un
film. « Hanter » est bien le terme
adéquat tant Martin, recroisé à de
rares occasions, semble n’être plus
que l’ombre de lui-même : quand
il n’est pas interné en hôpital psychiatrique, il erre dans les rues.
Mais plus le narrateur cherche à
saisir l’objet de son obsession, plus
celui-ci lui échappe.
Imperméable
Jamais loin et toujours fuyant,
en perpétuel mouvement mais
figé dans une jeunesse révolue, il
semble que Martin soit imperméable à l’existence. Or comment
raconter quelqu’un sur qui la vie
n’imprime aucune trace ? C’est là
que réside toute la puissance de ce
récit porté par une langue fluide et
épurée, d’une grande limpidité.
Le texte de Bertrand Schefer ne
met pas seulement en scène un
subtil jeu de miroirs entre le narrateur et son double : Martin est notre revers à tous, cette part obscure de nous-mêmes que nous essayons de dissimuler et que la
littérature nous contraint à regarder en face. Le projet du film, tout
entier construit autour de ce motif
insaisissable et entêtant, échoue
de commission en commission.
Avant d’être le
martin,
récit d’une troude Bertrand
blante
amitié,
Schefer,
Martin est en efPOL, 112 p.,
fet une magnifi8 €.
que variation sur
le thème de l’empêchement : empêchement de la
mémoire d’abord, chez le narrateur, qui peine souvent à rassembler ses souvenirs ; empêchement
de la parole, qui sans cesse se dérobe. Incapacité à saisir l’autre par
les mots, mais aussi incapacité à se
formuler soi-même (la parole de
Martin est toujours hésitante,
presque inaudible – et lorsque sa
voix émerge enfin et que le narrateur tente de la fixer en l’enregistrant sur son téléphone, c’est pour
perdre finalement l’enregistrement). Incapacité à créer, enfin,
puisque Martin est encore une passionnante réflexion sur les pouvoirs et les limites de la fiction – de
cinéma et de littérature, mais aussi
celle que l’on se fait de notre propre vie et de celle des autres.
Ainsi le narrateur croit-il entendre Martin le sommer d’« arrêter
de se raconter des histoires ». Pourtant, si, dans un premier temps,
c’est la force d’attraction qu’exerce
le personnage de Martin sur le
narrateur qui retient notre attention, à y regarder de plus près il
semble que les jeux de pouvoir
s’inversent : tant et si bien qu’on finirait presque par se demander si
ce n’est pas le narrateur et son désir de fiction qui auront fini par
perdre définitivement Martin.
La fiction exige bien des sacrifices. Le plus souvent, on pense à
ceux de l’auteur, plus rarement à
ceux des hommes et des femmes
qui ont croisé sa route et qu’il s’est
attaché à transformer en personnages, à faire entrer en littérature,
quel qu’en soit le prix. p
1923 : alors que, tuberculeux, Franz Kafka réside à Berlin en
compagnie de son amie Dora Diamant, le couple fait, par hasard, la connaissance d’une fillette éplorée d’avoir perdu sa
poupée. Pour la rassurer, Kafka lui apprend que le jouet n’est
pas perdu mais parti en vacances : la preuve, elle lui écrit des
lettres, à lui, Kafka, qu’il peut montrer. Et ainsi, chaque jour, à
l’enfant qu’il revoit, il lit une lettre imaginaire, jusqu’au mariage de la poupée. Cet épisode est-il authentique ? Kafka n’en
dit rien, seule Dora le mentionne. Partant de l’épisode, Fabrice
Colin, maître ès sortilèges littéraires, tire une envoûtante intrigue où vont s’opposer Abel Spieler, kafkaïen fanatique et
sorbonnard libertin, sa fille Julie, errant d’un compagnon
l’autre, entre Paris et Berlin, et surtout Else Falkenberg, la
fillette enfin retrouvée, aujourd’hui vraie Bette Davis
berlinoise, et dont Julie attend, patiente, la mise à
jour des courriers légendaires pour renouer avec son
père. Autour de la poupée aux lettres, œil magnétique de ce redoutable cyclone psychodramatique, Colin fait tournoyer en virtuose trois êtres marqués par
le siècle, dont il cisèle les portraits et millimètre
l’évolution psychologique. p françois angelier
a La Poupée de Kafka, de Fabrice Colin, Actes Sud, 272 p.,
20 €. Signalons, du même auteur, la parution en poche de Ta
mort sera la mienne, Le Livre de poche, « thriller », 384 p., 7,30 €.
Menteur contre menteur
Monsieur K est ancien agent secret. Il s’est enfui, il y a des années, avec un document secret, le « dossier Alpha », qui a le
pouvoir de détruire le monde. Réfugié à Madagascar, il est rattrapé par l’agent O. Le temps d’une nuit, ils tenteront de négocier, sous les ventilateurs du bar de monsieur K. L’un veut rester en vie, l’autre, récupérer le dossier et le rapporter à « la Centrale ». Le dialogue philosophique détraqué qui s’instaure entre
les deux hommes ne manque pas de souffle. La tension est permanente et le lecteur se demande sans cesse si monsieur K finira par convaincre monsieur O qu’il vit dans un monde de
mensonges, dont les ficelles sont tirées par des
hommes sans foi ni loi. Ce roman à l’atmosphère
de film d’espionnage doit beaucoup à un aîné, Les
Faux-Monnayeurs, d’André Gide, à qui l’auteur
emprunte une morale de la vérité et du mensonge, mais aussi un style qui manie avec dextérité et ironie l’art de la maxime. Celles que monsieur K ne cesse de délivrer à monsieur O, sourd à
ses arguments. p violaine morin
a Il est minuit, monsieur K, de Patrice Franceschi,
Points, 198 p., 12 €.
En découdre avec la langue
Ecrivain, traducteur, éditeur, Claro possède de grands talents.
Le lecteur contemporain les redécouvre avec ravissement dans
ce furieux dérèglement musical et poétique qui s’intitule Comment rester immobile quand on est en feu (la phrase est de
l’auteure américaine Vanessa Veselka). Expérience du souffle
et de la langue sans cesse recommencée, le recueil prend apparemment le contre-pied de l’ode (sur son blog, l’auteur évoque
même une « anti-ode »). Cependant, comme chez Paul Claudel
(dont Claro cite quelques vers tirés des Cinq Grandes Odes en
exergue), le rythme est libéré, la poésie est parole. Elle est
même langue, ce qui est plus périlleux. Le chant cosmique et
charnel de ce petit livre électrique est une incantation à la couture de la langue – pour qu’elle se défasse. Le lecteur voit, il
écoute, il déclame, il rugit, il murmure. La voix, les voix (qui se
heurtent en bouche et dans le fond de la gorge) emportent
tout dans un embrasement du sens et des sensations. On ne
peut se contenter de lire – le lecteur est devenu instrument (la
langue et la voix, comme autant de cordes tendues), le texte,
partition. En nous se disputent l’immobile et le mouvant, le
feu et la brûlure : « Voilà où nous en sommes. » p nils c. ahl
a Comment rester immobile quand on est en feu, de Claro, L’Ogre,
128 p., 14 €.
Critiques | Littérature | 5
0123
Vendredi 5 février 2016
Ayant eu un enfant noir, une marâtre rejette sa belle-fille blanche.
Avec brio, Helen Oyeyemi questionne ce qui fonde l’identité
Sans oublier
Dostoïevski, suite et fin
L’année même où il achève L’Idiot, en 1869, Fedor Dostoïevski
entreprend une autre fresque d’ampleur, Les Démons, publiée
en feuilleton de 1871 à 1872, inspirée par un sinistre règlement
de comptes au sein d’un groupuscule révolutionnaire dont le
chef élimina un membre soupçonné de trahison. Mais, pour
faire face à de graves difficultés financières, le romancier doit
également livrer en un temps record une autre fiction dont il
accouche dans la douleur et qu’il dénigre. Pourtant L’Eternel
Mari (1870) reçoit un accueil très favorable et cette histoire de
remords qui hante durablement le lecteur mérite d’être relue.
Ce nouveau (et dernier) « Thesaurus » consacré à Dostoïevski
en donnera l’envie d’emblée. Il parachève la réédition complète en cinq volumes de l’œuvre du
grand maître russe, magnifiquement retraduite,
préfacée et annotée par André Markowicz. Figurent également au sommaire de cet opus quatre
récits parus dans le Journal d’un écrivain : Bobok,
Petites images, Le Quémandeur et Petites images
(en voyage). p philippe-jean catinchi
Blanche-Neige encore plus noire
gladys marivat
T
oute l’œuvre d’Helen
Oyeyemi peut se lire
comme un palimpseste.
Depuis son premier roman, The Icarus Girl (Bloomsbury,
2005, non traduit), composé dans
sa dernière année de lycée à Londres et unanimement salué par la
critique, la romancière britannique, née en 1984 au Nigeria, n’a
cessé de réécrire les histoires qui
la fascinent.
Ainsi, c’est en lisant The Juniper
Tree, de la Britannique Barbara
Comyns Carr (Methuen, 1985,
non traduit), une variation sur le
thème du Conte du genévrier des
frères Grimm, qu’Helen Oyeyemi
a eu envie d’écrire Boy, Snow, Bird,
son troisième roman publié en
France. Le conte original met en
scène deux enfants dont l’un,
« vermeil comme le sang et blanc
comme la neige », devient le souffre-douleur de sa belle-mère qui
finit par le décapiter. « J’avais hâte
d’ajouter ma propre page à ce
grand livre que forment toutes les
histoires de marâtre », confie Helen Oyeyemi, de passage à Paris.
Dans le premier chapitre de Boy,
Snow, Bird, une femme, Boy Novak, nous raconte comment elle a
grandi seule à New York, avec son
père, un sordide chasseur de rats.
Et comment elle a fui cette ville à
20 ans. Longtemps obsédée par
les codes du gothique qu’elle manie avec brio dans Le Blanc va aux
sorcières, son premier roman traduit en France (Galaade, 2011), Helen Oyeyemi s’amuse à les mêler
à ses autres influences. Le résultat, d’autant plus jouissif, se lit
comme un jeu de piste, où l’on
suit l’héroïne arrivant de nuit à
Flax Hill, une petite ville de la
Nouvelle-Angleterre.
Pour écrire le personnage de
Boy, Oyeyemi s’est inspirée de
l’actrice Kim Novak, une blonde
dont la part sombre fascine. Futée
et déterminée, elle séduit aisément Arturo Whitman, un
a Œuvres romanesques, 1869-1874, de Fedor
Dostoïevski, traduction du russe, avant-propos et notes
d’André Markowicz, Actes Sud, « Thesaurus », 1 024 p., 29 €.
Dans les peaux de Felicitas Hoppe
Raconter sa vie, la remettre en jeu, la confronter à ce qu’elle
aurait pu être, nier ce qu’elle fut… Ce pari a été tenté par
nombre d’écrivains. De la même façon, Felicitas Hoppe (née
en Allemagne en 1960) s’invente une enfance au Canada,
une jeunesse en Australie et une carrière d’enseignante aux
Etats-Unis avant de se reconvertir dans la littérature, point
où la fiction rejoint la réalité. On n’est pas obligé de connaître son œuvre – deux livres, Le Pique-nique des coiffeurs (1999) et Pigafetta (2001) ont paru en français chez Jacqueline Chambon – pour apprécier cet ouvrage qui happe le
lecteur à coups de parenthèses, guillemets, citations réelles
ou inventées. On entre ici dans un jeu de miroirs où le personnage principal est vu par la narratrice, où la narratrice est
vue par d’autres personnages, mais aussi par l’auteure, laquelle présente de grandes ressemblances avec
le personnage principal… qui a le même nom
que la narratrice ! C’est très habile, virtuose parfois – Hoppe a même l’habileté de devancer la
critique en se critiquant elle-même. Une littérature qui, tel un kaléidoscope tournant sur luimême, se compose de ce qu’elle décompose. p pierre deshusses
Helen Oyeyemi, 2015.
ANTOINE DOYEN/OPALE/LEEMAGE
joaillier. L’aime-t-elle ? L’heureux
élu n’a qu’un rôle décoratif. Ce qui
nous intéresse, c’est qu’il est veuf
et père d’une petite fille, Snow.
Chez Oyeyemi, les prénoms ne
sont jamais donnés au hasard et,
si l’on ne comprend le sens du
prénom Boy que dans le retournement final, le lecteur saisit vite
que Snow évoque Blanche-Neige.
La première apparition de Snow,
dans le salon des Whitman, est
teintée d’étrangeté. Elle est décrite comme une « enfant cygne
médiévale, à ceci près qu’elle avait
les cheveux les plus noirs et les lèvres les plus roses possible ». Surdouée et secrète, comme toutes
les jeunes héroïnes d’Oyeyemi, sa
blancheur fascine la famille d’Arturo Whitman – composée exclusivement de femmes.
« Ce que j’aime dans les histoires
de marâtres, explique Oyeyemi,
c’est comment la belle-mère questionne les valeurs mises en jeu
dans le conte. Blanche-Neige est
appréciée parce qu’elle est gentille,
blanche et pure. La marâtre a pour
mission de la détruire. » Quand
Bird, le bébé qu’elle met au
monde, se révèle être aussi sombre que Snow est pâle, Boy devient hostile à sa belle-fille. Boy at-elle trompé son époux ? Les
Whitman mentent-ils sur leurs
origines ? La belle-mère décide
d’éloigner Snow du foyer conjugal. Moment marquant de l’exil
de Snow, la scène où elle ne voit
pas son reflet dans le miroir, manière pour l’écrivaine de sonder
l’instabilité de l’identité.
Accepté au club de golf
Le thème du regard traverse
toute la dernière partie du roman, écrite dans une veine plus
réaliste. Celui que les femmes
portent les unes sur les autres,
mais aussi celui avec lequel la société américaine façonne les personnages. Bird a la peau foncée
et, elle, personne ne veut la regarder. On apprendra que la famille
d’Arturo fait partie de ces centai-
nes de milliers de Noirs-Américains qui ont pu se faire passer
pour des Blancs au début du
XXe siècle. Très clairs de peau, ils
ont été considérés comme tels
lors de la grande migration des
Afro-Américains, du Sud esclavagiste vers le Nord. Constatant
qu’il était accepté à l’entrée d’un
club de golf, le père d’Arturo a
laissé croire. Il n’a jamais revendiqué sa blancheur, mais les
autres ont décidé pour lui.
Ce silence sur ses origines fait-il
de lui un menteur ? L’héritage,
l’identité, sont-ils affaire de sang ?
Les personnages d’Helen Oyeyemi
brûlent d’un seul désir : celui
d’être leur propre invention.
Jouant des codes, brouillant les
pistes, ils ne veulent « venir » que
d’eux-mêmes. p
a La Vie rêvée de Hoppe (Hoppe), de Felicitas Hoppe,
traduit de l’allemand par Michel Ots, Piranha,
298 p., 21 €.
ACTES SUD
boy, snow, bird,
d’Helen Oyeyemi,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni)
par Guillaume Villeneuve,
Galaade, 308 p., 24 €.
Chronique d’un abandon
Une mère disparaît, laissant trois enfants dans la tourmente. Louise Erdrich impressionne
I
l est toujours instructif de comparer
le titre original d’un livre avec celui
de sa traduction. Ça l’est plus encore
lorsque l’ouvrage a été traduit deux
fois, comme c’est le cas de The Beet
Queen – littéralement « la reine des betteraves » –, deuxième roman de la
grande écrivaine américaine Louise Erdrich, paru en 1986 aux Etats-Unis.
Croyant peu aux vertus commerciales
d’un intitulé évoquant une plante potagère, les éditions Robert Laffont l’avaient
appelé La Branche cassée en 1988. Le roman était alors passé inaperçu en
France. C’est bien le même ouvrage qui
sort aujourd’hui chez Albin Michel, mais
avec une nouvelle traduction, et donc un
nouveau titre, plus vendeur : Le Pique-nique des orphelins.
On ne sait pas si l’effet recherché est de
faire écho aux titres hédonistes ou larmoyants des feel good books – ces « livres
qui font du bien » qu’on voit fleurir en librairie depuis quelques années
(Le Monde du 5 juin 2015). Si tel est le cas,
les amateurs de dégoulinades de bons
sentiments seront déçus. Roman choral
Pilote-acrobate
Ainsi en est-il du début du roman qui
voit, en 1932, une mère de trois enfants,
nés d’une liaison illégitime avec un
bourgeois venant subitement de mourir,
se rendre à une kermesse, « le pique-nique des orphelins », à Minneapolis. Une
attraction consiste à faire un tour en
avion avec un pilote-acrobate surnommé « le Grand Omar ». Les enfants
voient leur mère s’envoler, au propre
comme au figuré : ils ne la reverront
plus. Enlèvement ? Coup de foudre au
milieu des nuages ? Dans la confusion, le
petit dernier, encore bébé, se fait kidnapper par un couple qui ne s’est jamais remis de la mort d’un enfant.
Digne des romans-feuilletons du
XIXe siècle, cette base va servir de structure narrative à Louise Erdrich pour
construire une grande fresque sociale
dans laquelle vont aller et venir une
bonne dizaine de personnages tous mis
sur le même plan d’égalité. Leur mère
disparue, la jeune Mary et son frère Karl
ont sauté dans un train de marchandi-
ses à destination d’Argus, une petite ville
du Dakota, où leur tante et son mari
tiennent une boucherie. En route, Karl
fait brusquement demi-tour après avoir
repoussé un chien avec une branche arrachée à un arbre (la « branche cassée »
de la première version française). Le
frère et la sœur mèneront dès lors leur
existence à distance.
D’Argus, bientôt promise à la culture intensive de la betterave à sucre, Louise Erdrich va faire un concentré d’ambitions
inachevées, de jalousies rentrées, de relations amoureuses
le pique-nique
pas toujours bien engagées…
des orphelins
Ses personnages sont à
(The Beet Queen),
l’image du pays où ils se débatde Louise Erdrich,
tent, trois ans après la grande
traduit de l’anglais
dépression de 1929 : portés par
(Etats-Unis) par Isabelle
Reinharez, Albin Michel, un fort esprit d’entreprise,
mais en manque de confiance
480 p., 24 €.
et tentés par l’individualisme
Signalons, du même
ou la violence.
auteur et par le même
Une petite dose de fantastitraducteur, la parution
que se diffuse dans la prose
en poche de Dans le
somptueuse de l’écrivaine
silence du vent (The
amérindienne (notamment
Round House), Le Livre
dans cette scène formidable
de poche, 504 p., 7,90 €.
où le visage de Mary s’imprime sur un bloc de glace après une glissade en toboggan, provoquant l’émerveillement des religieuses de l’école). La
signature d’une future grande voix de la
littérature américaine. p
“Fort d'une langue vive et souple,
Les vieux ne pleurent jamais fait plus
qu'interroger avec une belle empathie
ce que signifie être vieux dans un
monde voué à la consommation
ardente. Une réussite.”
Bertrand Leclair, Le Monde des Livres
© PetrLovigin / °CLAIR Gallery
frédéric potet
se déroulant sur quatre décennies, Le Pique-nique des orphelins va plutôt explorer les remugles des liens familiaux et les
méandres de la violence ordinaire. Cela
n’empêche pas, comme dans la littérature « positive », des situations poussées
à l’extrême.
“Avec une intelligence aiguë et
armée d'une écriture sensuelle,
elle glisse de la comédie de mœurs
à une gravité presque tragique.”
Christine Ferniot, Télérama
6 | Histoire d’un livre
0123
Vendredi 5 février 2016
Déterré par un Goncourt
C’est d’actualité
La corruption autour des exhumations de «poilus»? Un sujet «trop macabre»,
disait-on à Béatrix Pau. Jusqu’au succès d’«Au revoir là-haut», de Pierre Lemaitre
R
endons à l’aïeul ce
qui lui revient de
plein droit. L’historienne Béatrix Pau
s’est intéressée à la
Grande Guerre grâce
à son arrière-grand-père, ancien
viticulteur et « poilu » de Verdun
qu’elle a eu la chance de connaître
jusqu’à ses 16 ans. « La transmission a sauté plusieurs générations.
Je suis la première à l’avoir vraiment écouté. Ses souvenirs de tranchées m’ont fascinée. »
Les récits d’écrivains, tels Le Réveil des morts (1923), de Roland
Dorgelès, et Ceux de 14 (1949), de
Maurice Genevoix, l’ont ensuite
attachée au sort des soldats qui,
eux, n’avaient pas survécu :
qu’était-il advenu de leur dépouille mortelle ? Tel fut le propos
central de la thèse de Béatrix Pau,
intitulée « Transfert des corps des
militaires : étude comparée France-Italie 1914-1939 ».
Distingué par les félicitations du
jury, ce travail colossal, qui conjugue archives publiques et fonds
privés, défrichait un terrain historiographique peu étudié jusqu’alors : la démobilisation des
morts après la mobilisation des
vivants. Et, à ce titre, méritait publication. D’autant qu’il complétait idéalement le magistral
ouvrage de Bruno Cabanes sur la
sortie de guerre. Paru au Seuil
en 2004 – année de la soutenance
de Béatrix Pau –, La Victoire endeuillée mit en lumière les violentes difficultés des soldats français
à retrouver la vie civile après l’armistice, alors même que s’instaurait une « économie morale de la
reconnaissance », caractérisée par
des défilés, des fêtes patriotiques,
des remises de décorations, etc.
Les physiciens s’amusent avec la matière
littéraire comme avec la matière noire.
La preuve : cette récente étude polonaise
qui s’enquiert de la longueur des phrases
dans un roman. Les chercheurs de l’Institut de physique nucléaire de l’académie
des sciences de Cracovie ont en effet calculé la variabilité de la longueur des phrases en s’appuyant sur un corpus de cent
chefs-d’œuvre de la littérature mondiale
(dont Proust, Tolstoï ou Joyce). De leurs
calculs complexes, ils tirent une régularité. Un rythme que l’on retrouve d’œuvre
en œuvre et dont les auteurs de l’étude
nous apprennent qu’il est curieusement
proche d’une formule déjà identifiée dans
les compositions musicales ou les ondes
cérébrales. Mieux, les livres écrits sous
forme de monologues intérieurs, épousant les flux de conscience, obéissent de
manière encore plus stupéfiante à cette
donnée fractale. Où l’on démontre que
la littérature bat au rythme de la rumeur
du monde ?
L’église de Marbotte (Meuse), transformée
en morgue durant la Grande Guerre.
STÉPHANE COMPOINT/ONLYFRANCE.FR
Une fois encore, on
vérifie que la littérature
et les sciences humaines
peuvent nouer
une alliance féconde
bres étaient rapatriés, les cadavres
des hommes de troupe, eux, demeuraient sur le champ de bataille où ils étaient tombés.
Louable est l’intention, morale
aussi. Sa mise en œuvre requiert
une logistique exceptionnelle
puisque ce sont près de 250 000 à
350 000 corps, environ 30 % des
pertes, qui seront exhumés et envoyés par voie ferrée partout en
France. Mais l’Etat néglige de
veiller aux procédures et, comble,
toute l’entreprise se retrouve entachée de malversations.
Las ! les éditeurs contactés par
Béatrix Pau ont loué un travail
« novateur, mais trop macabre »
pour valoir publication. Un argument identique fut opposé au cinéaste Bertrand Tavernier lorsqu’il voulut monter La Vie et rien
d’autre (1989) sur un sujet similaire. En dépit des réticences des
producteurs, Tavernier parvint, à
force d’obstination, à financer son
film et à donner vie à l’histoire
émouvante du commandant Dellaplane (Philippe Noiret), chargé,
en 1920, de recenser les soldats
disparus. Béatrix Pau, elle, se contenta de communiquer des éléments de sa thèse dans une série
d’articles publiés par La Revue historique des armées.
L’un d’eux inspira un roman à
succès. Alors qu’il se documentait
pour Au revoir là-haut (Albin Michel, 2013) à la Bibliothèque nationale de France, Pierre Lemaitre
découvrit, en effet, le scandale
éclaboussant, en 1922, les entre-
« Depuis les anciens champs de bataille français et étrangers mais
aussi les hôpitaux de l’intérieur, les dépouilles des valeureux poilus
sont exhumées, identifiées, mises en bière et acheminées dans leur
village natal pour y être honorées par leurs proches et l’ensemble de
la communauté en deuil. L’entreprise est ambitieuse et demande
une organisation rigoureuse. L’Etat devient le maître d’œuvre mais
sous-traite à des entrepreneurs de pompes funèbres privés qui ne
voient dans cette noble tâche qu’une source d’enrichissement personnel. Pour les mercantis de la mort, le transfert des corps est une
aubaine. Malversations, scandales, dysfonctionnement viennent
ternir cette reconnaissance nationale et témoignent de la vilenie de
ces entrepreneurs de fortune. »
le ballet des morts, page 286
prises que l’Etat avait missionnées pour les exhumations et le
transport des corps : un marché
de 26 millions de francs accaparé
par quelques capitaines d’industrie, des contrats conclus de gré à
gré, des fortunes éhontément
amassées… André Maginot, ministre des pensions, s’employa à
étouffer l’affaire, et les « nécrophores » attaquèrent en diffamation tous les journalistes osant
dénoncer un système corrompu.
Pierre Lemaitre y piocha « l’idée
de faire de ces mercantis de la mort
des personnages de [son] histoire,
Au revoir là-haut », ainsi qu’il l’explique dans la préface du Ballet des
morts, de Béatrix Pau. Et ne s’en
est jamais caché. « Quand j’ai lu
son roman, j’ai eu la sensation qu’il
res, et d’organiser la logistique d’une
pareille entreprise : restituer, aux frais
de l’Etat, les restes des soldats à leurs
proches, afin qu’ils puissent achever le
travail de deuil. Un marché mortuaire
s’ouvre, par adjudications puis de gré à
gré, que vont accaparer une poignée
d’hommes d’affaires. Travail bâclé,
squelettes confondus, cercueils de piètre qualité, prix excessivement gonflés.
Cette affaire qui mêle finances, politique, psychologie, le romancier Pierre
Lemaître la découvrit grâce aux travaux
de Béatrix Pau, et s’en inspira pour Au
revoir là-haut (prix Goncourt 2013). Les
recherches de l’historienne, dont elle
présente ici une synthèse fort accessi-
ble, sont plus vastes, qui englobent le
scandale des violations de sépultures,
le recours à des détectives spécialisés
dans la recherche de dépouilles mortelles, les exhumations clandestines à la
demande de familles aisées. Macabre ?
Non, car Béatrix Pau réussit à donner
chair et sensibilité, à travers plusieurs
destins individuels, à cette incroyable
démobilisation des morts. p m.s.
le ballet des morts. état, armée,
familles : s’occuper des corps de
la grande guerre,
de Béatrix Pau,
La Librairie Vuibert, 362 p., 21 €.
(en librairie le 7 février).
Assises du livre
numérique
Organisées par le Syndicat national de
l’édition, elles se tiendront le 16 mars au
Parc des expositions, porte de Versailles, à
Paris. Thème de cette 16e édition : la lecture sur téléphone mobile.
Extrait
La deuxième mort des « poilus »
AVANT LA GRANDE
Guerre, les cadavres
des hommes de
troupe étaient laissés
sur le champ de bataille. Cette fois, l’hécatombe est telle que
tous les villages de
France ont perdu des enfants, que
leurs familles entendent bien enterrer dans leur commune d’origine.
Les parlementaires s’affrontent sur
la question. Le 1er janvier 1919, le gouvernement interdit durant trois ans
le transport des corps, afin de nettoyer les champs de bataille, de créer
ou d’aménager des cimetières militai-
Les éditions Buchet-Chastel lancent le
3 mars une nouvelle collection intitulée
« Les auteurs de ma vie », qui invite des
écrivains contemporains à partager leur
admiration pour un auteur classique. Premiers titres à paraître : Hugo, de Michel
Butor, et Virgile, de Jean Giono (réédition).
Calculs littéraires
macha séry
Le Ballet des morts présente une
situation symétrique et la même
discordance entre les symboles et
les actes. Voilà un pays qui pleure
le sacrifice de ses enfants ; une nation qui, à la suite de l’hécatombe
provoquée par la première guerre
moderne, érige un monument en
leur mémoire dans chaque village. Voilà un Etat qui refuse la
mort anonyme et s’engage à restituer gratuitement aux familles
les corps de leurs proches, fait
sans précédent dans l’Histoire.
Depuis le Moyen Age, en effet,
seuls les corps des officiers célè-
Prestigieux fans
avait personnifié les archives et fait
vivre mon histoire », confie cette
dernière, qui a reçu l’auteur au lycée Jean-Moulin de Béziers (Hérault), où elle enseigne l’histoire.
Certains lecteurs ont parfois pris
pour une invention ce commerce
mortuaire qu’elle avait exhumé,
épisode sordide par bien des aspects (non-respect de l’intégrité
des corps, trafic d’ossements,
perte d’identité des dépouilles
mortelles, etc.), et d’autres ont
jugé, en revanche, réaliste une escroquerie relative aux monuments aux morts, sortie de l’imagination de Pierre Lemaitre. Le roman fit son chemin, obtint le prix
Goncourt 2013, fut adapté en
bande dessinée et le sera au cinéma par Albert Dupontel.
Forte de cette renommée inattendue, Béatrix Pau s’est résolue,
derechef, à proposer une synthèse de ses travaux à un éditeur,
en l’espèce La Librairie Vuibert,
qui accepta sans réserve. Par où
l’on vérifie, une fois encore, que la
littérature et les sciences humaines peuvent nouer une alliance
féconde. D’autant qu’ici, comme
le souligne Pierre Lemaitre, Béatrix Pau met « l’humain au premier plan » et replace toujours
« les acteurs dans leur contexte
émotionnel ».Et c’est bien ce qui a
motivé l’historienne de 42 ans :
que sortent de l’oubli, dans toutes
les communes de France, les tombes de ces « poilus », compagnons
d’infortune de son aïeul. Qu’elles
soient entretenues et fleuries le
11 novembre. p
Bad job
Les écrivains britanniques se sont paupérisés. C’est ce que relève une étude commandée à l’université Queen Mary de
Londres par l’Authors’Licensing and Collecting Society. En 2005, 40 % des auteurs
vivaient de leur plume. En 2013, ils
n’étaient plus que 11,5 %. Et le revenu médian annuel est désormais de 4 000 livres
(5 280 euros), contre 8 810 en 2000.
Orhan Pamuk :
« Ils ont oublié toutes
leurs valeurs »
Extrait d’une interview de l’écrivain turc,
dans le journal Hürriyet. Le Prix Nobel de littérature 2006 accuse les Européens de fermer les yeux,
en raison de la crise des migrants et de la lutte contre Daech, sur les atteintes aux droits de l’homme
du gouvernement islamo-conservateur d’Ankara.
Céline au ciné
Le cinéaste Emmanuel Bourdieu fait revivre Louis-Ferdinand Céline dans son exil
au Danemark, alors que le romancier est
frappé d’indignité nationale. L’auteur du
Voyage au bout de la nuit y est incarné
par Denis Lavant, qui a déjà porté au théâtre la correspondance du romancier (Faire
danser les alligators sur la flûte de pan).
Céline. Deux clowns pour une catastrophe
sortira en salles le 9 mars.
La vraie tête
de « Carrie »
L’Américain Brian J. Davis, cinéaste et artiste digital, dresse des portraits-robots de
célèbres personnages de la littérature en
fonction des descriptions données par les
auteurs. Les visages de Carrie, de Stephen
King, des protagonistes du Trône de fer,
de George R.R. Martin, de Sherlock Holmes, le héros de Conan Doyle, sont à découvrir sur Thecomposites.tumblr.com.
Critiques | Essais | 7
0123
Vendredi 5 février 2016
L’anthropologue Gabriella Coleman s’est immergée dans l’univers des
défenseurs des libertés numériques. Un passionnant voyage initiatique
Anonymous, chevaliers modernes
gilles bastin
S
i pour vous, comme pour la
plupart des membres de la famille de Gabriella Coleman, Internet, « c’est la corvée des courriels à trier, les nouvelles qu’on
lit en buvant son café le matin, le
coup d’œil sur sa page Facebook pour voir
les dernières photos des amis (et de leurs
bambins) et, dans les moments d’ennui
mortel au travail, le visionnage de fantastiques vidéos de chats », passez votre chemin. Ce livre ne vous apportera que doutes
et inquiétudes.
Mais si, à l’instar de Coleman, vous regardez le Web comme le champ fascinant
dans lequel « une bataille rangée sur l’avenir de la vie privée et de l’anonymat fait
rage », alors, vous devriez vous laisser entraîner sur les terres des « Anons » (pour
« Anonymous »), ces militants radicaux de
la liberté numérique devenus célèbres au
début du XXIe siècle pour arborer, lors de
leurs opérations de sabotage, le masque
du personnage de la bande dessinée
V pour Vendetta, lui-même inspiré du catholique britannique Guy Fawkes.
C’est en anthropologue que Gabrielle Coleman, aujourd’hui titulaire d’une chaire
de la prestigieuse université McGill à Montréal, a abordé ces terres. De prime abord,
elle n’a pas eu à s’aventurer loin de son bureau. Il lui a suffi, en effet, de se connecter
jour et nuit pendant cinq ans aux canaux
IRC et aux comptes Twitter sur lesquels
échangent les Anons. Elle n’en a pas moins
traversé toutes les étapes d’un véritable
voyage initiatique : la séparation d’avec les
siens (qui passerait la journée entière sur
son écran d’ordinateur le jour de Noël ?) et
une véritable conversion identitaire (Gabriella se muant online en < biella >) en furent les premières étapes. Puis suivirent
les expériences de rejet (« Vous avez été
chassé du canal par q », lit-elle un matin
sur son écran), et enfin l’adoubement, la
participation aux débats très secrets puis
les discussions sur la meilleure recette de
pain sans gluten avec les hackeurs les plus
recherchés des Etats-Unis.
Coleman ne cache pas la sympathie que
lui ont inspirée ces libertaires du Web à
l’humour douteux, le fameux lulz, terme
qui décrit, selon l’Encyclopedia Dramatica
qui fait référence en la matière, une forme
de « sociopathie volontaire et joyeuse ».
Remplacer la page d’accueil du site d’une
agence de renseignement par une image
pornographique, annoncer fièrement la
destruction prochaine de la scientologie
ou envoyer aux autres membres des pizzas et des prostituées à payer à réception,
voilà des exemples de lulz qu’affectionnaient les premiers Anons recrutés princi-
Auteurs du « Monde »
L’espoir a-t-il un avenir ?
de Monique Atlan et Roger-Pol Droit, Flammarion,
268 p., 19 €.
Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Mais pas
forcément chez les philosophes. Prenant acte
du fait qu’ils ont dans l’ensemble fort maltraité
cette notion – sinon pour dire qu’il ne fallait en
avoir aucun, comme les stoïciens –, la journaliste Monique Atlan et Roger-Pol Droit, chroniqueur au « Monde des Livres », se consacrent à
renverser les choses. Et nous
convainquent : nulle faute à espérer. Car l’espoir et son cortège
d’incertitudes sont propices à
l’action comme au désir. Mieux,
l’espoir est une puissance créatrice, « une dimension de la dignité humaine insuffisamment
aperçue (...). Espérer c’est se penser libre, responsable de son avenir, même incertain ». p
Les mots font le job.
Nouveau lexique du monde
du travail
de Pierre Jullien, Lemieux, 172 p., 12 €.
ARISTIDIS VAFEIADAKIS/ZUMA/REA
palement sur le réseau 4chan. Une réminiscence, pour Coleman, des frasques des
« bandits sociaux » étudiés par l’historien
Eric Hobsbawm ou des tricksters, les bouffons cérémoniels des sociétés primitives
dont tout le comportement se devait
d’être en rupture avec le consensus social,
politique, éthique et esthétique.
anonymous.
hacker, activiste,
faussaire,
mouchard,
lanceur d’alerte
(Hacker, Hoaxer,
Whistleblower, Spy.
The Many Faces of
Anonymous),
de Gabriella Coleman,
traduit de l’anglais
(Canada) par Nicolas
Calvé, Lux, 520 p., 22 €.
Ressorts philosophiques
Anonymous ne se confond cependant
pas avec une quelconque anarchie geek
comme voudraient le faire croire ceux qui
ont intérêt à en museler les membres. Coleman montre finement les procédures de
débat qui animent ses canaux de discussion, le rôle qu’y joue l’autorité conférée
non pas par l’identité sociale (inconnue le
plus souvent) mais par les contributions
passées aux actions du collectif. Elle analyse aussi les ressorts philosophiques de
l’anonymat choisi par ces militants : il ne
s’agit pas d’un rejet de la responsabilité de
leurs actes – beaucoup ont d’ailleurs été
condamnés –, mais d’une façon de « décoloniser une subjectivité aux habitudes bien
enracinées » et de « viser un bien commun
qui soit libéré des enjeux de la reconnaissance personnelle et de l’autopromotion ».
Le fait que les « saloperies ultracoordonnées sur Internet » des premiers adeptes du
lulz aient pu donner naissance, malgré les
dissensions internes permanentes qui traversent ce groupe, à l’un des mouvements
les plus marquants de défense des libertés
individuelles et de lutte contre les injustices, apparaît à Coleman comme « un petit
miracle de la résistance politique ».
Au prix d’infractions à la loi – mais parfois aussi d’erreurs –, Anonymous a réussi
à jouer un rôle dans la divulgation des documents classifiés de la diplomatie américaine par WikiLeaks, dans le soutien aux
révolutionnaires tunisiens, dans la lutte
contre les officines privées qui fournissent
aux Etats des logiciels permettant d’espionner leur population, comme dans la
dénonciation de la tolérance des institutions à l’égard des viols commis sur les
campus américains ou dans celle des
meurtres perpétrés par des policiers.
Coleman ne perce sans doute pas encore,
dans ce livre, tous les mystères d’Anonymous. Mais elle illustre avec un très grand
talent ce paradoxe frappant du monde
dans lequel nous vivons, déjà formulé par
Julian Assange : c’est peut-être aujourd’hui
chez les informaticiens les moins politisés, au sens classique du terme, que se
trouvent les ressources de culture militante et politique qui nous permettront de
faire face à l’extension de la surveillance
de masse sur Internet et à l’injustice sous
toutes ses formes. p
Les mots font le job. Entendez : ils nous disent à
quoi nous en tenir dans le monde du travail. Au
fil de chroniques pleines de malice ici rassemblées, Pierre Jullien, journaliste au service
« Eco & entreprise », prend plaisir à fouiller dans
les étymologies, à relever les nouveaux usages
de la langue en économie comme en entreprise.
Qui peut prétendre se souvenir que « réforme »,
apparu en 1625, signifiait le « rétablissement de l’ancienne discipline dans une maison religieuse »…? Ou savoir qu’avec
« deadline », « dress code » ou
« brainstroming », les anglicismes d’usage représentent 2,5 %
de notre vocabulaire ? Bref,
Pierre Jullien propose de vous
« briefer », à sa manière, sur le
monde du travail. p
La Déposition
de Pascale Robert-Diard, L’Iconoclaste, 300 p., 19 €.
Quand Agnès Le Roux a disparu, en 1977, et que
les soupçons ont commencé à se porter sur son
amant, Maurice Agnelet, Guillaume, le fils de ce
dernier, avait 8 ans. Trente-sept ans plus tard,
lors du troisième procès de son père, qu’il avait
toujours soutenu jusque-là, le cadet des enfants
Agnelet affirme devant la cour d’assises de Rennes que l’accusé est bien l’assassin, et qu’il a recueilli les confidences de celui-ci ainsi que de sa mère.
Le geste sidère l’assistance,
dont Pascale Robert-Diard,
chroniqueuse judiciaire au
Monde. Explorant une vie partagée entre le secret et la culpabilité, La Déposition est sa
quête littéraire, à la minutieuse sobriété, pour le comprendre. p
Signalons également la parution du nouveau
tome (2014-2015) du journal d’Eric Chevillard,
L’Autofictif doyen de l’humanité, L’Arbre
vengeur, 230 p., 15 €.
Sortir des illusions du kémalisme
Dans un ouvrage novateur, l’historien Sükrü Hanioglu démontre qu’Atatürk était davantage un pragmatique qu’un penseur politique
gaïdz minassian
M
ustafa Kemal était-il
de droite ou de gauche, conservateur ou
progressiste ? A première vue, poser la question peut
sembler surprenant. Mais, à la lecture du nouveau livre de l’historien turc Sükrü Hanioglu, la réponse semble plus compliquée
qu’on ne le pense. Dans Atatürk, le
professeur de Princeton (New Jersey) reconstitue pièce par pièce le
puzzle idéologique du fondateur
de la Turquie moderne.
Sükrü Hanioglu revisite, loin de
tout style hagiographique, les ori-
gines de l’identité turque moderne, contrairement aux travaux publiés sur le sujet jusqu’à
présent en France – à l’exception
de celui de Fabrice Monnier,
auteur d’une biographie critique
de Mustafa Kemal (Atatürk, naissance de la Turquie moderne,
CNRS Editions, 2015).
Ce retour sur les fondements de
la pensée d’Atatürk s’inscrit dans
une logique de dénationalisation
de l’histoire contemporaine turque et de désendoctrinement de
la société civile. Depuis l’arrivée
au pouvoir des islamistes de
l’AKP en 2002, un à un, tabous et
mythes fondateurs de la République turque sont remis en question par une série de travaux universitaires. Dès son introduction,
Sükrü Hanioglu affiche ainsi la
couleur : démythifier, historiciser
et contextualiser Atatürk. Son
travail l’apparente à ce que le sociologue Hamit Bozarslan appelle l’« école dissidente » de l’historiographie turque.
Mustafa Kemal n’a pas été qu’un
officier, héros de la victoire des
Dardanelles sur les Alliés en 1915
et guide de la lutte de libération
nationale contre les puissances
européennes entre 1918 et 1923.
C’était aussi un homme perméable aux nouvelles idées et ouvert
aux lectures classiques (Büchner,
Durkheim, Renan, Le Bon).
Issu du parti Comité Union et
Progrès (CUP), au pouvoir après la
révolution de 1908 et responsable
de l’entrée en guerre de l’Empire
ottoman en 1914 aux côtés de l’Allemagne, Mustafa Kemal n’a conservé de son passage chez les Jeunes-Turcs que les éléments struc-
turants du proto-nationalisme,
comme le darwinisme social, le
turquisme et le scientisme.
S’arrimer à l’Occident
Il a pris ses distances avec les dirigeants du CUP, instigateurs du
génocide des Arméniens de 1915
qu’il a lui-même qualifié d’« acte
honteux » après la première
guerre mondiale. En fait, et
l’auteur l’explique dans le détail
quand il détricote le canevas
idéologique du Gazi (« le victorieux »), ce dernier a surtout cherché, avec autoritarisme, à arrimer
son peuple à l’Occident, jusqu’à
imposer la création d’institutions
de réécriture de l’histoire turque,
comme pour mieux faire oublier
le passé ottoman, l’islam, la langue ancienne (osmanli) et
l’Orient jugés rétrogrades.
Mais de là à faire du « prophète
de la révolution » un penseur politique au même titre que les
théoriciens de la première moitié
du XXe siècle (Lénine, Antonio
Gramsci), il y a un pas que l’historien n’accomplit pas. En cela,
Sükrü Hanioglu prend à contrepied l’histoire officielle, toujours
prépondérante à Ankara.
Ainsi, le Mustafa Kemal que
Sükrü Hanioglu dépeint est une
synthèse d’idées de son temps,
parfois maladroite quand le Gazi
confond Rousseau et Montesquieu, ou mystique, quand il
transforme en vérité absolue des
pensées ésotériques. Inspiré par
le républicanisme occidental
mais se référant au théoricien du
panturquisme Ziya Gökalp (18761924), un Caucasien ambitionnant la réunion de tous les peu-
ples turcophones dans un seul
ensemble homogène, Mustafa
Kemal serait en fait un pragmatique, et non un idéologue.
Et pourtant, ses héritiers ont
érigé sa pensée en dogme, figeant
des générations entières dans la
falsification de l’histoire. De ce
fait, si le post-kémalisme entend
se régénérer au XXIe siècle, il
aurait tout intérêt à s’inspirer des
travaux de cet éminent historien
qui parvient à distinguer le réel
Mustafa Kemal du kémalisme
fantasmé. p
atatürk
(Atatürk. An Intellectual
Biography),
de Sükrü Hanioglu,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Emmanuel Szurek, Fayard,
288 p., 20 €.
8 | Chroniques
0123
Vendredi 5 février 2016
Le feuilleton
D’ÉRIC CHEVILLARD
Le haut du pavé
Vieilles peaux
FRANCHEMENT, ils ne
manquent pas d’air.
S’imaginent-ils sans rire,
ces auteurs qui écrivent
des suites à leurs romans, que tout le monde
a lu le précédent, publié deux ou trois
ans plus tôt, et l’a de surcroît gardé en
mémoire ? Dans leur idée sans doute, le
lecteur se sera figé, à l’arrêt, guettant la
reprise de cette histoire qui le tient en
haleine au détriment de tout le reste. Il
faut pourtant les détromper : le lecteur a
vécu dans l’intervalle. Il a rompu avec
Pandora et rencontré Pétronille (mais il
y a déjà de l’eau dans le gaz). Il a séjourné
à Oaxaca ou à Mouilleron-le-Captif. Il a
perdu son père. Il a couru un marathon.
Il a pris deux mois avec sursis. Il a mangé
du crocodile. Il a même lu d’autres livres.
Et, du roman précédent, pour être tout
à fait honnête, il ne lui reste que des bribes de souvenirs vagues, quelques impressions nébuleuses et contradictoires,
une image aux contours imprécis, au
centre flou. Bref, avant de s’intéresser à
leurs nouvelles aventures, il va devoir renouer avec tous ces personnages
comme avec d’anciennes connaissances
perdues de vue. Les éditeurs ont conscience du danger. Pour quelques fidèles,
happés dès le début de la saga, combien
de lecteurs potentiels réticents à prendre en marche ce train de phrases ? Il va
falloir ruser. Au dos du nouveau roman
de Lydia Millet, Magnificence, nous lisons que celui-ci s’inscrit « dans la veine
de Comment rêvent les morts (2011) et
Lumières fantômes (2013) », ce qui n’est
pas faux, ce qui est même d’autant plus
vrai qu’il s’agit du troisième tome de
cette trilogie.
Empressons-nous donc d’entonner la
formule consacrée, afin de ne décourager personne : chaque volume peut être
lu indépendamment des deux autres. Et
nous pouvons aussi galoper sur trois de
nos quatre pattes. Il n’empêche que nous
retrouvons dans Magnificence les personnages des romans précités et que
tout s’enchaîne chronologiquement.
Nous retrouvons surtout l’ironie de Lydia Millet, l’acuité de son regard qui rappelle la finesse de Nathalie Sarraute,
cette forme d’éthologie humaine aussi
qu’elle développe dans ses récits : les
comportements de ses personnages varient selon les milieux ou les biotopes
dans lesquels ils se trouvent transportés.
Chaque livre peut être lu indépendamment des deux autres, la preuve en est
que je n’ai pas lu le premier. Le second
décrit les affres conjugales d’un couple
de quinquagénaires californiens de la
classe moyenne, Hal et Susan, dont la
fille paraplégique travaille comme opératrice dans une agence de téléphone
rose. Hal surprend l’infidélité de Susan
sabri louatah
écrivain
Seulement voilà, Hal entre-temps a été
tué par un voleur des rues. Susan, qui
s’éprouve volontiers comme une nuée
de cellules ou de molécules flottant dans
l’indécision et n’affectant que ponctuellement la forme mieux circonscrite de
ses désirs, connaît soudain « la torpeur
de la séparation ». Comme Hal a entrepris ce voyage par sa faute, elle se considère comme sa meurtrière.
Or « les systèmes du monde ont une propension à valoriser le crime » et la vie dès
lors sourit à Susan, qui hérite de la somptueuse maison d’un vieil oncle qu’elle
connaissait à peine. Et si des cousins
tout aussi vagues ont la velléité de contester ce legs, la veuve repentante peut
compter sur le soutien sans faille de son
avocat et nouvel amant. Encore une fois,
Nous retrouvons
l’ironie de Lydia
Millet, l’acuité
de son regard
qui rappelle
la finesse de
Nathalie Sarraute
EMILIANO PONZI
et se lance par défi à la recherche du patron de celle-ci, T., disparu dans la jungle
de Belize. Cette trame vaudevillesque annonçant l’habituelle tapisserie au petit
point du roman bourgeois est bien vite
lacérée par la plume féroce de Lydia
Millet : pas plus que la littérature selon
son goût, ses personnages ne se satisfont
de ces archétypes.
Hal retrouvait T. transformé par son
expérience et Magnificence s’ouvre sur la
scène du retour des deux hommes que
Susan et sa fille attendent à l’aéroport.
magnificence,
de Lydia Millet,
traduit de l’anglais (EtatsUnis) par Charles Recoursé,
Cherche-Midi, « Lot 49 »,
276 p., 21 €.
Lydia Millet fait mine de préparer des rebondissements romanesques puis laisse
se détendre toutes les ficelles de son intrigue pour nous intéresser à un plus
palpitant mystère : pourquoi donc la
maison de l’oncle est-elle ce muséum
d’animaux empaillés, chaque pièce
vouée à une espèce différente ? Le fantôme de Hal, dont souvent elle éprouve
la présence, la regarde peut-être avec les
yeux de verre de ces bêtes naturalisées.
La grande demeure se peuple aussi peu à
peu de vieilles dames, la mère de T.,
d’abord, qu’elle accepte d’héberger, puis
les amies de celles-ci qui s’incrustent.
C’est la mort en effet qui rôde dans ce
roman, très allègre néanmoins. Au soussol, Susan découvre une collection de
spécimens plus rares encore, constituée
d’animaux aujourd’hui disparus, reptiles, mammifères, oiseaux. Et la réflexion
de Lydia Millet prend un tour nouveau
lorsque son héroïne s’émerveille de la
nomenclature naturaliste : « C’étaient de
beaux mots (…), un langage méticuleux à
conserver et à chérir. » Incontestablement, les noms des animaux sont précieux entre tous pour qui connaît la
jouissance du vocabulaire. Les bêtes sont
menacées et le lexique s’appauvrit. A
croire que leurs destins sont liés. Le mot
et la chose seront sauvés ensemble, sinon l’homme lui-même ne sera plus
qu’une ombre errant parmi les « vestiges
de ce qui autrefois avait été le monde ». p
Figures libres
Quand Rome organisait le monde
A PARTIR de presque rien – un improbable village
de vagabonds et
de réfugiés hors
la loi –, ils ont bâti
un empire gigantesque. En quelques siècles, ils surent imposer
leur pouvoir à un très large espace
occidental – de l’Ecosse jusqu’aux
montagnes du Caucase, des rives
du Rhin aux sources du Nil, du
Maroc actuel à la mer Noire…
Ce territoire colossal, où règne
une extrême diversité de climats,
de peuples, de langues, ces drôles
de bonshommes ne l’ont pas simplement conquis et pillé. Ils l’ont
bel et bien organisé, structuré, relié, traçant routes terrestres et itinéraires maritimes, urbanisant
et intégrant sans relâche – avec
plus d’intelligence et de mesure
qu’on ne l’a dit.
Bref, les Romains, quand on les
regarde sans préjugés, n’étaient
ni bêtes ni frustes. En fait, ils ont
inventé, bien avant nous, une
forme inaugurale, antique, singulière, de globalisation.
Yves Roman, professeur émérite
d’histoire ancienne à l’université
Lyon-II, éclaire avec science et vivacité les rouages de cette première mondialisation. Cet expert
des institutions et des mentalités
romaines, à qui l’on doit
rome, de romulus
des biographies des
à constantin.
empereurs Hadrien et
histoire
Marc Aurèle (Payot,
d’une première
2008 et 2013), domine
mondialisation,
visiblement son sujet.
d’Yves Roman,
Il fait ici saillir les
Payot, « Bibliothèque
principaux facteurs
historique », 554 p., 28 €.
moraux, politiques,
économiques de cette
aventure inouïe avec une vraie
maestria, car il extrait souvent
d’un détail – anecdote, fragment
de poème, conseil médical… – les
éléments qui aident à comprendre de vastes processus. Surtout,
il réhabilite la spécificité des Romains et de leur histoire, que notre obsession du « miracle grec » a
fini par nous empêcher de voir.
roger-pol droit
Les Romains ne sont pas,
comme on a fini par le croire, des
campagnards rustauds auxquels
seule la culture grecque aurait
donné une colonne vertébrale.
S’ils ont édifié un monde en ordre, c’est à partir d’un fonds identitaire puissant, où s’entrecroisaient les vertus des paysans et
des soldats, le modèle d’une existence frugale, opposée à toute
mollesse, arrimée à de solides
exemples. « Qu’auraient fait mes
ancêtres ? » est la première question qu’un Romain se posait, alors
que l’hellénisme privilégie la nouveauté et l’invention rationnelle.
Décloisonnement
La liberté romaine existe par et
dans la communauté, et la continuité historique. C’est pourquoi,
politiquement, Rome n’a rien
d’une cité grecque : elle ne rêve
pas d’autosuffisance, jamais non
plus elle ne s’affirme autochtone.
Si les Romains n’ont pas inventé le capitalisme, si leur sys-
tème d’échanges est bien resté
centré sur les produits de la
terre, et tissé autour de la villecentre, la puissance du décloisonnement économique dans
l’empire semble avoir été sousestimée. S’appuyant sur de récentes découvertes archéologiques et sur leurs conséquences,
Yves Roman met en lumière des
données quantitatives qui permettent de parler d’une « incontestable mondialisation », à considérer comme une matrice des
suivantes.
Faut-il rappeler que le mont
Testaccio (« tesson »), la huitième colline de Rome, fut édifié
avec les débris de quelque 25 à
50 millions d’amphores ? Cette
proto-mondialisation ne fut pas
simplement culturelle, reliant
Orient et Occident : l’inscription
Salue lucru (qu’on traduira au
choix par « bienvenue au profit »
ou par « vive le fric ! ») se lit aussi
dans la mosaïque d’une villa
pompéienne… p
Le poids
d’un corps
LA NARRATRICE de Big
Brother regrette que son
mari, Fletcher, obsédé
par la diététique et ses
quatre-vingts kilomètres de vélo par jour, ait
perdu son petit ventre : « J’aimais bien
son petit ventre : il l’avait adouci à plus
d’un titre. Parce qu’il invitait au pardon,
ce léger excès avait aussi semblé en prodiguer. » On est alors au tout début du
roman : une petite observation sur un
petit ventre dans une petite famille recomposée vivant dans une petite ville
d’un petit Etat américain, l’Iowa.
Au centre de ce petit monde, Pandora,
la narratrice, femme d’affaires qui a fait
fortune dans la confection de marionnettes, et vit assez mal le fait de gagner
plus d’argent que son mari. Monsieur
Pandora construit de jolis meubles qui
ne se vendent pas. Une visite inattendue perturbe la relative tranquillité de
ce foyer à peine plus bancal qu’il n’y
paraît : celle du grand frère de Pandora,
Edison, un pianiste de jazz has been qui
a disparu des radars familiaux depuis
quelques années.
« Généralement, Fletcher appelait Edison “ton frère”. Expression qui sonnait à
mes oreilles comme “ton problème”. »
Son problème est devenu un gros problème : Edison a pris 175 kilos depuis la
dernière fois qu’ils se sont vus. Sa sœur
ne le reconnaît pas en allant le chercher
à l’aéroport. Il prévoit de rester quelques mois, le temps de se refaire une
santé financière – à défaut de vouloir
s’occuper de sa santé tout court. Il ne
faudra que deux jours avant que
n’éclate sa première dispute avec Fletcher – Fletcher qui rêverait de remplir
les placards de la cuisine de stocks
d’edamame (des fèves de soja japonaises) pour empêcher les enfants de grignoter entre les repas.
Monstrueuse facticité
L’irruption de ce corps monstrueux
dans une maison normale révèle, bien
entendu, la monstrueuse facticité de
cette norme. Avec Edison, c’est aussi
toute une partie honteuse du corps social américain qui s’invite dans l’équilibre précaire d’une famille emblématique des classes moyennes aisées
– aucun des sièges design de Fletcher ne
dispose d’accoudoirs adaptés à l’énorme
postérieur carré de son beau-frère.
Mais ce n’est pas là que réside l’intérêt
principal du dernier roman de Lionel
Shriver, romancière au succès mérité
– Il faut qu’on parle de Kevin, Tout ça
pour quoi (Belfond, 2006 et 2012)… –,
mais trop souvent réduite à la férocité
de ses sujets. Davantage que l’histoire
qu’elle raconte, c’est la qualité du regard
portée par l’écrivaine sur cet obèse
morbide en particulier qui frappe
par son originalité : entre la cruauté et
la tendresse, en assumant les deux
mais sans jamais se reposer sur l’une
ou l’autre.
Tel est peut-être le véritable tour de
force de Lionel Shriver : nous rendre la
souffrance démesurée de son personnage bien plus émouvante en refusant
toute forme de compassion qu’en laissant celle-ci mener la danse.
L’humour à froid qui en résulte contribue beaucoup au plaisir de lecture,
jamais tout à fait innocent : ainsi sommes-nous entraînés, à notre insu, dans
la nasse d’une névrose familiale qui finit par nous concerner intimement,
comme si Edison était devenu notre
problème, notre « gros frère » à tous. p
big brother,
de Lionel Shriver,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Laurence Richard,
J’ai lu, 448 p., 8,40 €.
Les écrivains Sabri Louatah, Pierre Michon,
Véronique Ovaldé et l’écrivain et cinéaste
Christophe Honoré tiennent ici à tour de
rôle une chronique.
Mélange des genres | 9
0123
Vendredi 5 février 2016
« Zack », de Mons Kallentoft et Markus Lutteman, marie avec succès
critique sociale à la nordique et tension narrative à l’américaine
polar
abel mestre
L
La capture des juments
Ensemble, ils ont cherché à bâtir un
personnage qui s’apparenterait à un
« Hercule moderne », comme l’explique
Mons Kallentoft (lire l’intégralité de l’entretien sur Lemonde.fr). Pour cet opus liminaire, les auteurs se sont inspirés du
huitième de ses douze travaux, la capture des juments mangeuses d’hommes
du roi Diomède. Sauf que Zack ne se réduit pas à un dur à cuire maîtrisant les
arts martiaux. Il est en proie à des états
d’âme et à des accès de mélancolie. « Il
ferme les yeux. Imagine que la nuit est
tombée d’un coup. (…) Il souhaiterait pouvoir redevenir un petit garçon. Un petit
garçon qui croit encore que les étoiles descendront un jour le chercher pour l’emme-
Pour l’amour de Shakespeare
Année scolaire 1967-1968. Tous les mercredis après-midi, Holling Hoodhood, élève de 5e, reste seul avec l’affreuse madame
Baker, enseignante d’anglais, pendant que ses camarades vont
à l’église ou à la synagogue. Il est persuadé que cette prof veut
sa mort. La preuve : elle lui fait lire du théâtre ! Comment la
vie d’un collégien de Long Island résonne-t-elle avec le bourbier vietnamien où s’enlisent les troupes américaines ? Comment Shakespeare peut-il aider les âmes perdues à comprendre leurs contemporains ? Comment Caliban, personnage de
La Tempête, et ses injures lyriques parviennent-ils à créer d’indéfectibles liens entre élèves et professeurs ? Et surtout, que
font deux rats cachés dans le plafond ?
C’est avec une grande subtilité et un humour décapant que
Gary D. Schmidt, professeur de littérature, entremêle les destins de ses nombreux personnages. L’écrivain américain,
auteur de plus d’une dizaine de romans jeunesse, distingués
par plusieurs prix, parmi lesquels le Printz et le Newbery, bâtit
ici un univers complexe et attachant, où affleurent émotions
et non-dits. A chaque page, le romancier parvient à restituer
l’ambiance des sixties entre poids des traditions et révolte de
la jeunesse. Mais c’est autour de Holling et de son incroyable
force que s’articulent les événements, petits et
grands. Livré à lui-même à cause de parents négligeants, le jeune héros s’embarque dans des
aventures drolatiques, en ressort parfois blessé
mais toujours grandi. Un délice, ou comme dirait
Holling, un « chou à la crème léger et doré à souhait »… p marie pavlenko
Et d’un coup la nuit tomba
e polar nordique compte un nouveau héros : Zack Herry. Policier
dans une unité d’élite à Stockholm, il est, à 27 ans, à mi-chemin entre Lisbeth Salander, l’héroïne de la
saga « Millénium » du Suédois Stieg
Larsson, dont il partage les idées anticapitalistes, et Harry Hole, le personnage récurrent du Norvégien Jo Nesbo, par son
addiction aux drogues (cocaïne et amphétamines). Il multiplie les aventures d’un
soir et débarque régulièrement au travail
avec une gueule de bois carabinée.
Et c’est en pleine descente de coke que
cet écorché vif se voit confier l’enquête
sur le meurtre sauvage de quatre prostituées thaïlandaises. Est-ce l’œuvre d’un
gang de motards, de la mafia turque ou
d’un tueur en série pervers ? L’enquête le
révélera dans les toutes dernières pages
de Zack, roman qui marque le début d’une
trilogie cosignée par Mons Kallentoft et
Markus Lutteman. Si le second, journaliste de profession, était jusqu’ici inconnu,
le premier a déjà publié en France la tétralogie policière « Saisons » (Le Serpent à
plumes, 2009-2011), mettant en scène la
superintendante Malin Fors, ainsi que
deux autres romans parus au Seuil.
Jeunesse
a La Guerre des mercredis (The Wednesday Wars),
de Gary D. Schmidt, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Caroline Guilleminot, L’Ecole des loisirs, 384 p., 18,50 €.
Dès 12 ans.
LENA MODIGH/
PLAINPICTURE/
MILLENNIUM
Un chat tombé du balai
ner avec elles dans l’espace. Là où on
oublie tout. »
Sa mère, policière, a, en effet, été assassinée dans l’exercice de ses fonctions et
son meurtrier n’a jamais été retrouvé.
C’est pour l’arrêter que Zack Herry s’est
engagé dans la police. Il y défend la
cause des femmes et affiche une haine des riches
zack,
qui lui vient de son ende Mons Kallentoft
fance dans une cité de banet Markus Lutteman,
lieue. A ses côtés, les pertraduit du suédois
sonnages secondaires sont
par Frédéric Fourreau,
Gallimard, « Série noire », tout aussi attachants : Abdula, l’ami d’enfance de
448 p., 20 €.
Zack, devenu dealer, qui lui
prête main-forte dans certaines opérations, sa coéquipière, une immigrée
kurde lesbienne, ou l’inspecteur Douglas, vieux monsieur aveugle aux talents d’interrogateur hors pair.
Zack s’est vendu à 100 000 exemplaires en Suède. Ce beau succès s’explique
bande dessinée
en partie par son rythme effréné, qui
maintient le lecteur constamment sous
tension. Car le roman conjugue plusieurs traits typiques du polar nordique,
comme la critique sociale et l’actualité
politique, avec les recettes du thriller à
l’américaine : action, violence, situations et personnalités décrites en peu de
phrases, brefs chapitres systématiquement conclus par un cliffhanger (effet
de suspense)…
« Nous sommes quelques-uns à être très
influencés par les modes de narration contemporains, les séries télévisées américaines notamment qui, pour certaines d’entre elles, ont été créées par des écrivains,
telle « True Detective » [écrite par Nic
Pizzolatto], reconnaît Mons Kallentoft.
La structure de Zack est ainsi fondée sur
une succession de scènes qui ressemblent
à ce que l’on pourrait voir dans un film ou
une série. » Aussi tourne-t-on les pages
avec une frénésie toute carnassière. p
Ali, Foreman, Mobutu
Zaïre, 1974. Parti couvrir le combat du siècle,
Bill Cardoso dénonce la dictature avec talent
gonzo
macha séry
A mort, l’amour
IL NE FAIT PAS BON s’aimer à Téhéran actuellement. Deux
journalistes signant sous un pseudonyme unique, Jane
Deuxard, ont interviewé clandestinement des Iraniens de 20
à 30 ans sur leurs relations amoureuses et sexuelles. Ils en ont
tiré une BD-reportage qui en dit long sur la privation de liberté d’une jeunesse balançant entre désenchantement et
frustration, révolte et peur de la répression. « Notre génération
est foutue », constate un serveur de café au début de ce recueil
de témoignages crus et poignants. Comment flirter dans un
pays où les rapports sexuels sont interdits avant le mariage
et où toute union est « arrangée » par les familles ? Pas le
choix : on fait l’amour en cachette avec des partenaires contactés au hasard par téléphone, on pratique les rapports oraux
ou anaux pour préserver sa virginité, on se fait reconstituer
l’hymen si on a assez d’argent (quand d’autres se font refaire
le nez, signe qu’on est un beau parti). On vomit, enfin, sur les
mollahs qui ont réhabilité un « mariage temporaire » afin de
satisfaire leurs propres fantasmes. En se nichant jusque dans
l’intimité des couples, la terreur conforte la mainmise d’un
« pouvoir religieux » qui ne dit pas son nom. Pour combien
de temps encore ? se demande-t-on en refermant ce livre
choc, riche en analogies graphiques. p frédéric potet
a Love Story à l’iranienne, de Jane Deuxard et Zac Deloupy, Delcourt,
« Mirages », 144 p., 17,95 €.
J
ournaliste au Boston Globe, à
Rolling Stone et à Esquire, Bill
Cardoso (1937-2006) fut un
éminent représentant du
journalisme « gonzo », terme
qu’il inventa et qui servit à qualifier le style de reportages ultrasubjectifs de son ami Hunter S.
Thompson. En 1974, il passa cinquante-cinq jours au Zaïre
(aujourd’hui République démocratique du Congo) pour commenter le combat de boxe, plusieurs fois reporté, entre Mohamed Ali et George Foreman.
Dans l’attente du grand jour, les
semaines passent. Cardoso fume
de l’herbe, se saoule en discothèque, écume les bars avec le père
d’Ali. Il joue au black jack, mange
de la cervelle de singe mais
n’oublie pas l’essentiel : observer
les effets sur la population de la
dictature de Mobutu, que la propagande présente comme un lettré cosmopolite et qui n’est, en
réalité, qu’« un gangster ».
Pareil cirque médiatique n’est-il
pas risible dans cet improbable
endroit du monde, où les journalistes ne peuvent poser aucune
question, même s’il s’agit juste de
la signification de Kinshasa en
langue kikongo, sans paraître suspect aux yeux de la police ? A son
retour, Cardoso, groggy, décida
« que le meilleur moyen de raconter cette histoire serait de la raconter fatigué. Oui, ce serait le ton parfait : fatigué. Fatigué comme un pilote de chasse abattu en plein débriefing sur la base militaire de
Clark après avoir enfin quitté l’Hôtel Hilton de Hanoï ».
Le fatigué fatigua le rédacteur en
chef qui jugea son article peu orthodoxe. Il est vrai que du sujet de
départ, ce match où Ali sécha Foreman, il n’est quasiment pas
question dans ce petit opus déniché par les éditions Allia. Et fort
heureusement, car des centaines
d’autres reporters l’ont couvert
en leur temps, dont Norman
Mailer, qui, également dépêché
sur les lieux, en tira Le Combat du
siècle (Clancier-Guénaud, 1988).
Cardoso, lui, a su rendre le grotesque des coulisses – l’absurdité
de l’administration, les crises de
nerfs des journalistes, etc. – avec
lucidité et humour noir. p
ko à la 8e reprise
(Zaïre),
de Bill Cardoso,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Danielle Orhan et Renaud
Toulemonde, Allia, 110 p., 7,50 €.
La jeune sorcière Esther Fleurdefer vient de recevoir le premier prix de curiosité – ce qui lui vaut le droit d’aller dans
l’Autre Monde, celui des humains s’entend, accompagnée de
l’impayable Mandragore, chat jusqu’au bout des griffes, grognon, susceptible, amateur de glaces (mais n’allez pas lui
dire qu’il est gros !). Logée chez la sorcière Agatha qui, à force
de visionner en boucle des feuilletons à l’eau de
rose sur la « boîte à images qui bougent », a le
cerveau ramollo, dixit Mandragore, Esther va devoir recourir à la magie afin d’aider une petite
fille à retrouver son chat… Aussi drôle que savamment mené, ce roman illustré donne envie
d’une suite, ou au moins de l’offrir largement. p emilie grangeray
a Esther et Mandragore, une sorcière et son chat,
de Sophie Dieuaide et Marie-Pierre Oddoux, Talents hauts,
« Zazou », 128 p., 9,90 €. Dès 8 ans.
Thriller
La face cachée du bon père de famille
L’homme, en bleu de travail, s’introduit incognito dans l’enceinte d’un collège, passe ses pauses déjeuner à observer des
adolescentes et se connecte au site pornographique où quelques-unes se dénudent pour de l’argent. Avant même de raconter son histoire, Furio Guerri se décrit comme un monstre. On
imagine donc aisément la suite : rapt et viol par un pervers
sexuel. Ce serait faire radicalement fausse route. Révéler ici le
passé et le crime que le narrateur a déjà commis éventerait le
suspense insidieux que maîtrise l’Italien Giampaolo Simi. Ce
thriller tire en effet sa force de la construction en pièces de
puzzle que cet ancien auteur de la « Série noire » – Train express
pour ailleurs (2003), Tout ou rien (2004) – a échafaudée. Dans
son récit, Furio Guerri utilise tantôt le « je », tantôt le « tu »,
comme si un pan de sa personnalité lui échappait, que le commercial souriant et bon père de famille se dédoublait à l’occasion. Portrait en pied et en détail d’un bourgeois qui, dévoré
d’ambition, d’orgueil et de jalousie, perd peu à peu le contrôle
de lui-même et cède à la violence, La Nuit derrière moi, donne, à
la lecture, l’impression d’un poing qui se referme. p m. s.
a La Nuit derrière moi (La notte alle mie spalle), de Giampaolo Simi,
traduit de l’italien par Sophie Royère, Sonatine, 268 p., 18 €.
Agenda
a Du 4 février au 30 août : « Marguerite Yourcenar
et l’empereur Hadrien »
Le Forum antique de Bavay (Nord) expose une cinquantaine
d’œuvres en provenance de divers musées, et dévoile l’histoire personnelle de l’empereur romain (117-138), personnage
principal des Mémoires d’Hadrien, tout en donnant accès à
l’intimité de la romancière et à ses recherches documentaires. L’exposition permet aussi de mesurer la réécriture de
l’Antiquité par Marguerite Yourcenar et des données archéologiques dont elle disposait.
Forumantique.lenord.fr
a 5-6 février : Journées du livre russe et des littéra-
tures russophones à Paris
Cette 7e édition, qui se tiendra à la mairie du 5e arrondissement, propose des tables rondes (le « nature writing » chez
les auteurs russes, les peuples de Sibérie à travers la littérature, l’apport de la Carélie au folklore et mythes populaires,
etc.), des conférences, ainsi que des rencontres avec Andreï
Makine, Mikhaïl Tarkovski, Vladimir Pozner et Hélène Carrère d’Encausse.
Journeesdulivrerusse.fr
10 | Rencontre
0123
Vendredi 5 février 2016
Marie Redonnet
L’auteure a traversé une crise de création
longue de dix ans. Aujourd’hui, réarmée,
elle dégaine « La Femme au colt 45 »
Elle reprend
les rênes
florence bouchy
Parcours
C
ela faisait dix ans que Marie
Redonnet n’avait plus
donné de nouvelles. Depuis
la parution de Diego (Minuit, 2005), elle s’était tue.
Elle revient quand on ne
l’attendait plus, là où on ne l’imaginait
pas. Et dégaine avec un plaisir évident un
roman situé dans un pays imaginaire
qu’elle nomme l’Azirie. L’histoire n’a
« rien d’autobiographique ». Et pourtant,
tient à préciser Marie Redonnet, « l’héroïne entretient des affinités secrètes »
avec l’écrivain.
Petite, menue, un peu en retrait au premier abord, Marie Redonnet semblerait
vouloir passer inaperçue si cette discrétion n’était démentie par le pull d’un
rouge éclatant qu’elle arbore. L’écrivaine
est de retour, vivante et combative, après
avoir surmonté une « crise de création ».
Depuis la parution du livre, elle a le sentiment d’avoir réussi à se « réaffirmer ».
« J’avais l’impression d’avoir complètement disparu, dit-elle, je pensais que
1948 Marie Redonnet naît
à Paris.
1985 Elle publie le recueil
de poésie Le Mort & Cie (POL).
1986 -1987 Le triptyque
romanesque Splendid Hôtel,
Forever Valley, Rose Mélie Rose
paraît (Minuit).
1995-2000 Elle rencontre
l’œuvre de Jean Genet.
FRÉDÉRIC STUCIN POUR « LE MONDE »
2000-2015 Elle vit au Maroc.
été identifiée, dans les années 1980 et
1990, comme une voix importante de la
création contemporaine. Succès d’estime,
études critiques. Quelques thèses lui sont
même consacrées. Son triptyque romanesque – Splendid Hôtel, Forever Valley, Rose
Mélie Rose (Minuit
1986-1987) – et le triptyque théâtral qui en
constitue le pendant
– Tir & Lir, Mobie-Diq,
Seaside (Minuit 19881992) – sont traversés
par les thèmes du
deuil, de l’héritage, de
la malédiction et du
naufrage. Leurs héroïnes sont d’incroyables résistantes, mais échouent toujours
dans leurs combats, écrasées par la violence des forces, intérieures ou extérieures, auxquelles elles s’opposent.
« Lorsque j’ai intitulé mon roman suivant Nevermore [POL, 1994], explique-telle, c’était pour marquer le renouvellement à venir. Je ne voulais plus écrire ces
« Je pensais que j’étais
morte comme écrivain.
Et puis, l’année dernière,
cette femme a surgi, le livre
a jailli. Ça a été comme
un sursaut »
j’étais morte comme écrivain. Et puis, l’année dernière, cette femme a surgi, le livre a
jailli. Ça a été comme un sursaut. Je crois
qu’inconsciemment j’ai compris, à ce moment-là de ma vie, que si je ne m’armais
pas symboliquement, je n’allais jamais
sortir du trou où j’étais. »
Publiée aux éditions POL et aux Editions de Minuit, Marie Redonnet a vite
Se défaire de ses entraves
D’UNE SIMPLICITÉ trompeuse,
le nouveau roman de Marie Redonnet pose plus de questions
qu’il n’apporte de réponses. La
marche de Lora Sander, qui fuit
l’Azirie où la dictature vient de
prendre le pouvoir, est rythmée par des scènes de violence
sexuelle marquant les étapes
de son voyage initiatique.
Prédateurs
Armée d’un colt 45 légué par
son père, elle entend bien tenir à distance ceux qu’elle ne
perçoit que comme des prédateurs. En vain, puisqu’elle se
fait bientôt violer par un
homme croisé sur la route, qui
retourne l’arme contre elle.
De ce viol, au cours duquel la
victime se surprend à éprouver du plaisir, surgit une prise
de conscience : Lora se découvre aliénée par des fantasmes
dont elle ignorait tout, et ex-
plore différentes solutions pour
s’en libérer.
Marquée par la lecture de Jean
Genet (1910-1986), grâce auquel
elle a compris que « l’opprimé
est aliéné à l’intérieur de son
imaginaire, et que dans ses fantasmes sexuels se rejoue l’aliénation », Marie Redonnet fait du
parcours de Lora l’allégorie de
toutes les luttes de libération :
pour réussir, elles ne peuvent,
selon elle, être seulement politiques, mais doivent avoir lieu « à
l’intérieur de soi ».
Et c’est dans l’espace sensible
de la littérature, au creux d’une
voix choisissant volontairement
le mode mineur, que l’écrivaine
explore les chemins tortueux
qu’il faut parfois emprunter
pour se réinventer. p fl. b.
la femme au colt 45,
de Marie Redonnet,
Le Tripode, 128 p., 15 €.
histoires-là. J’avais l’impression que, si je
continuais, j’allais moi aussi être détruite.
Mais entre l’idée et la réalisation… »
Sans savoir où cela la mènerait littérairement, Marie Redonnet décide de commencer par « changer de vie » pour
« modifier les rapports de forces ». Dans
le désordre, l’écrivaine raconte son départ de l’éducation nationale, l’adoption, en 1998, d’un enfant palestinien
d’un orphelinat de Bethléem et la découverte de la maternité, sa thèse sur
Jean Genet, sa vie au Maroc entre 2000
et 2015, où elle travaille quelque temps
comme attachée culturelle, ses deux années dans une université américaine…
Et la publication de Diego, en 2005, l’histoire d’un personnage qui quitte son
pays pour la France, rencontre de nombreuses difficultés, sans pour autant
être détruit par ces épreuves.
« Mais Diego n’a eu aucun écho dans la
presse, se souvient-elle. Il n’a pas du tout
été reçu. Ça a été un choc immense, j’en ai
été profondément blessée. J’ai eu l’impression d’avoir réussi à changer ma vie, mais
d’avoir en même temps perdu mon identité d’écrivain. » Elle s’éloigne des Editions
de Minuit, dont le directeur, Jérôme Lindon, était mort en 2001.
Encore émue en évoquant cette période
où elle pensait ne plus avoir « rien à
écrire » et devoir faire le deuil de sa vie de
romancière comme de sa famille éditoriale, Marie Redonnet retrouve toute son
énergie lorsqu’elle parle de celui qui l’a
« vachement aidée » en devenant son
nouvel interlocuteur, prenant le relais de
ce « père en écriture » qu’avait été Lindon.
« J’ai reçu un jour un très long mail de Frédéric Martin, raconte-t-elle, me disant
qu’il avait lu mes livres pendant ses études. Qu’il travaillait maintenant dans
l’édition, chez Viviane Hamy, et qu’il aimerait qu’un jour nous puissions travailler
ensemble. »
Pendant dix ans, alors qu’elle est au Maroc, isolée du milieu littéraire, Marie Redonnet entretient avec lui une longue
correspondance. De son côté, le jeune
homme fonde, en 2009, les éditions Attila avec Benoît Virot, puis crée seul
Le Tripode en 2013. « Durant toutes ces
années, je lui ai envoyé des textes peu convaincants, dit-elle, à peu près tous les six
mois. Il me lisait et m’encourageait, m’expliquant pourquoi c’était inabouti, mais
pourquoi c’était un chemin vers quelque
Extrait
« - Si je tire sur lui, avec toute
cette brume, je n’ai aucune
chance de l’atteindre. Une
belle ordure qui ne mérite
pas de continuer à vivre !
Mais ce serait gaspiller une
de mes précieuses balles. Il y
a des milliers d’ordures
comme lui sur la Terre et
bien d’autres plus horribles
encore. Le tuer, à quoi ça servirait, sinon à me soulager à
l’instant où je l’abattrais !
Ma colère et mon dégoût reviendraient, plus forts d’avoir
commis un crime inutile. De
nombreux passeurs font la
même sale besogne que lui
tout le long du fleuve. Il faut
que je me serve de mon colt
avec intelligence et en pleine
conscience de mon acte. Je
n’ai pas beaucoup de balles.
Elle s’assoit. Elle range son
colt dans son sac. »
la femme au colt 45,
pages 17-18
chose. Et puis, au terme de ce long voyage
à l’intérieur de moi et de ce précieux
échange épistolaire, j’ai eu l’idée de ce personnage de comédienne qui doit quitter
son pays et réinventer sa vie. » Le retour
de Marie Redonnet se fait donc sans hésitation dans la maison récemment fondée par le jeune et patient éditeur.
S’il ne fallait citer qu’une phrase de
La Femme au colt 45, pour pointer les similitudes entre le parcours initiatique de
Lora Sander et l’aventure aussi bien intérieure que littéraire vécue, loin de France,
par Marie Redonnet, ce serait, nous faitelle remarquer, l’une des premières répliques de l’héroïne. « Lora, la cinquantaine,
allure excentrique, (…) emmitouflée dans
un manteau de fourrure synthétique »
s’arrête « au bord de la falaise » et se dit à
elle-même : « Je ne suis pas partie pour
me perdre, mais pour me sauver. » En
écoutant Marie Redonnet, on en est persuadé. Et en la lisant, on en est assuré.
Car se sauver, pour une écrivaine
comme elle, c’est avant tout retrouver sa
voix. « Quand la voix n’arrive plus à se
faire entendre, affirme-t-elle, on ne peut
plus écrire. Ma voix d’écriture est d’apparence très simple, avec peu de mots. Mais
c’est elle qui me porte. » Citant Gilles Deleuze, qu’elle a beaucoup lu durant son séjour au Maroc, Marie Redonnet revendique son appartenance à ce que le philosophe nomme, lorsqu’il commente Kafka,
une écriture « mineure ». « Cette voix métamorphose les choses qu’elle vit, préciset-elle, mais elle-même ne change pas. »
C’est grâce au théâtre, et à la théâtralité,
qu’elle a su trouver la force et le moyen
de se faire entendre de nouveau. Quand
on lui dit la connaître surtout comme romancière, Marie Redonnet rétablit
d’ailleurs avec vigueur la chronologie
des faits. Elle a commencé à publier, chez
POL, de la poésie, rappelle-t-elle. En allant ensuite chez Minuit, elle savait
qu’elle pourrait « aussi y donner son
théâtre ». C’est une dimension centrale
de son travail.
On comprend mieux le choix qu’elle
fait, dans La Femme au colt 45, de camper
le décor comme on écrirait des didascalies : « Au loin on entend des bruits assourdis de tirs de roquette, écrit-elle au début
du roman. Lora (…) porte un bonnet et des
gants de laine de couleurs vives. » « L’idée
du théâtre m’a aidée à écrire un roman
comme une pièce, explique-t-elle. Les didascalies m’ont sans doute permis d’esquiver la question des descriptions, ce qui est
idéal pour quelqu’un comme moi qui travaille sur la voix. » Et le colt, dans tout ça ?
Marie Redonnet semble encore étonnée
de sa propre audace : « Vous vous rendez
compte, insiste-t-elle, cette femme, elle a
un colt ! Mes héroïnes n’avaient jamais eu
d’armes en mains ! »
Rien de simple, pourtant avec ce symbole. Si le colt, légué à l’héroïne par son
père, lui permet bien de se défendre contre ceux qui voudraient faire d’elle une
proie, il suscite également, comme elle
finit par le comprendre, l’agressivité et la
violence. Il faut donc s’en séparer, ou
l’utiliser autrement. Créer, plutôt que détruire, parler plutôt que ressasser : Marie
Redonnet a su renoncer à la lutte armée
sans se laisser abattre. Elle a remis son
colt dans son étui et soufflé dessus,
comme Lucky Luke, avec la satisfaction
du travail accompli. p