Monde 3 en 1 du mercredi 17 février 2016

SCIENCE & MÉDECINE
BURULI : L’ULCÈRE
DE L’AFRIQUE
SUPPLÉMENT →
Mercredi 17 février 2016 ­ 72e année ­ No 22111 ­ 2,40 € ­ France métropolitaine ­ www.lemonde.fr ―
Fondateur : Hubert Beuve­Méry ­ Directeur : Jérôme Fenoglio
Aux origines
des attaques
du 13 novembre
En grande difficulté,
EDF appelle l’Etat à l’aide
ENQUÊTE
▶ Le bénéfice net d’EDF a
▶ EDF n’est pas en mesure
▶ Il faut « purger l’excédent
▶ Le PDG demande à
été divisé par trois en 2015,
à 1,2 milliard. L’horizon est
très incertain et le groupe
n’a pas, pour l’heure, les
moyens de ses ambitions
d’investir les 51 milliards
nécessaires pour moderni­
ser ses centrales françaises
et être un acteur­clé de la
transition énergétique
de capacités en Europe »,
explique Jean­Bernard
Lévy, alors que la chute
des prix rend « l’équation
financière d’EDF difficile »
l’Etat, son premier action­
naire, « un rattrapage
sur les tarifs réglementés
des particuliers »
→ LIR E
LE C A HIE R É CO PAGE 3
Des liens semblent évidents
entre l’attentat du Caire, où une
lycéenne française avait perdu
la vie en 2009, le projet d’attaque
du Bataclan la même année,
la fusillade envisagée contre une
église de Villejuif en mars 2015 et
la tuerie du 13 novembre.
Trois avocats de victimes ont
demandé le versement de ces
anciennes affaires à l’enquête sur
les attentats de Paris. Un dossier
hanté par un lieu, le Bataclan, et
un prédicateur, Fabien Clain.
→ LIR E
PAGE 8
POLITIQUE
L’ODYSSÉE
INACHEVÉE
D’EMMANUEL
MACRON
Ave, George !
▶ Clooney joue un acteur
de péplum alcoolique
et infidèle dans « Ave, César ! »,
le dernier film des frères
Coen, parodie de l’âge d’or
des studios hollywoodiens
→ LIR E
NOTRE-DAME-DES-LANDES
L’IMPOSSIBLE
RÉFÉRENDUM
▶ Egalement dans les salles
cette semaine, un subtil
marivaudage d’Hang Sang­soo,
« Un jour avec, un jour sans »
→ LIR E
PAGE 9
→ LIR E
PAGE 7
PAGE S 1 6 À 1 9
GUERRE DE
L’ORTHOGRAPHE,
ANGOISSE
EXISTENTIELLE
→ LI R E P A G E 22
George Clooney.
ALISON ROSA/UNIVERSAL PICTURES
REPORTAGE
RÉFUGIÉS :
LE GRAND
RETOURNEMENT
DE LA SUÈDE
par jean-baptiste chastand
nyköping (suède) - envoyé spécial
I
ls se sont installés dans un coin discret de la
petite salle qui sert d’espace de vie commun
aux réfugiés. Lars Wallin, 73 ans, et sa femme
Siv, 72 ans, sont venus ce samedi après­midi au
camping de Nyköping, une petite ville de 50 000
habitants située à 100 kilomètres au sud de Stoc­
kholm, pour proposer aux demandeurs d’asile de
venir partager un repas chez eux. « Ce serait bien
qu’ils viennent un jour où nos petits-enfants sont
là », glisse Siv, une ancienne principale de collège,
en regardant les réfugiés et leurs enfants préparer
dans une bonne humeur communicative des
semlor, ces beignets à la crème que les Suédois dé­
vorent pour mardi gras. Lars et Siv incarnent cette
générosité suédoise qui a fait du pays la terre
d’asile privilégiée de nombreux réfugiés. Avant
que la Suède ne décide brutalement de fermer ses
portes au début de l’année, sous le poids du nom­
bre et de l’influence de l’extrême droite.
→ LIR E
L A S U IT E PAGE 2
UNE PÉPITE.
PASSIONNANT.
MAGNIFIQUE.
Télérama
Première
L’Express
FESTIVAL DE CANNES
PRIX DE L’AVENIR
UN CERTAIN REGARD
LE REGARD DE PLANTU CONSEIL
CONSTITUTIONNEL
LAURENT
FABIUS
SE RÉSIGNE
À ABANDONNER
LA COP21
→ LIR E
un film de
Ida Panahandeh
PAGE 7
SYRIE
NOUVEAU
BOMBARDEMENT
D’UN HÔPITAL
DE MSF
→ LIR E
PAGE 6
Algérie 200 DA, Allemagne 2,80 €, Andorre 2,60 €, Autriche 3,00 €, Belgique 2,40 €, Cameroun 2 000 F CFA, Canada 4,75 $, Côte d'Ivoire 2 000 F CFA, Danemark 32 KRD, Espagne 2,70 €, Espagne Canaries 2,90 €, Finlande 4,00 €, Gabon 2 000 F CFA, Grande-Bretagne 2,00 £, Grèce 2,80 €, Guadeloupe-Martinique 2,60 €, Guyane 3,00 €, Hongrie 990 HUF,
Irlande 2,70 €, Italie 2,70 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,40 €, Malte 2,70 €, Maroc 15 DH, Pays-Bas 2,80 €, Portugal cont. 2,70 €, La Réunion 2,60 €, Sénégal 2 000 F CFA, Slovénie 2,70 €, Saint-Martin 3,00 €, Suisse 3,60 CHF, TOM Avion 480 XPF, Tunisie 2,80 DT, Turquie 11,50 TL, Afrique CFA autres 2 000 F CFA
2 | international
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Un jeune réfugié
dans le camping
de Nyköping,
qui accueille
46 demandeurs
d’asile,
le 6 février.
LOULOU D’AKI
POUR « LE MONDE »
Réfugiés : le grand
retournement suédois
Alors que le royaume scandinave durcit
sa politique vis-à-vis des droits
des demandeurs d’asile, l’extrême droite
monte dans les sondages et de nombreux
Suédois se sentent déboussolés
suite de la première page
Comme quatre autres lieux à Nyköping, le
camping de la plage a été transformé dans
l’urgence à l’automne 2015 pour accueillir
des réfugiés pour l’hiver. Quarante-six d’entre eux – sur les 1 000 arrivés dans la commune – sont désormais hébergés dans quelques huttes en bois situées au milieu des
pins, face à la mer. Björn Littmarck, le responsable de l’accueil des réfugiés dans la commune, est fier de la façon dont les habitants
de sa ville se sont mobilisés cet automne, à
une époque où la Suède était encore un pays
massivement ouvert aux réfugiés. « Cela a
été fantastique : ils sont venus apporter par dizaines des vêtements pour l’hiver, donner des
cours de suédois ou jouer au football », se souvient, encore ému, le fonctionnaire.
Nyköping n’est qu’une petite ville de Suède,
mais la solidarité qui s’y est manifestée est
emblématique de la mobilisation des Suédois
pour accueillir et aider, en 2015, les 164 000
réfugiés arrivés dans le pays. Un flot énorme
pour un pays au territoire étendu mais peuplé de moins de 10 millions d’habitants.
CAPACITÉS D’HÉBERGEMENT À BOUT
La Suède en a-t-elle trop fait ? A l’automne,
débordées, les municipalités en première ligne aux frontières du pays et l’office de l’immigration – l’agence qui s’occupe de trouver
et de financer des places d’hébergement
dans tout le pays – tirent la sonnette
d’alarme. Les capacités d’hébergement sont
saturées, des milliers de réfugiés passent les
nuits dehors, les bénévoles et les fonctionnaires ne dorment plus, les migrants ne sont
plus enregistrés : le système d’asile suédois
explose. « Il était prévu pour 5 000 réfugiés
par mois, on en avait 2 000 par jour », résume
George Joseph, coordinateur de l’aide aux réfugiés chez Caritas. A Nyköping, « la plupart
des écoles et des hôtels vides de la ville ont été
transformés en centre d’accueil, rappelle
M. Littmarck, de la mairie. Même si l’office de
l’immigration nous le demande, on ne pourra
en prendre que quelques-uns cette année ».
Le 24 novembre, après des semaines de tergiversations, le premier ministre social-démocrate, Stefan Löfven, et sa vice-première
ministre Verte, Asa Romson, annoncent une
décision spectaculaire : le pays renonce à sa
longue tradition d’asile. La Suède rétablit les
contrôles systématiques d’identité aux frontières. Et prévoit un durcissement des droits
des demandeurs d’asile. « La législation va
être adaptée aux standards minimaux prévus
par les directives européennes », indique
M. Löfven, dans une déclaration sidérante
pour un pays qui, depuis les années 1970, a
fait de la défense des droits de l’homme une
valeur fondamentale. Son alliée, Asa Romson, est en larmes. Pour les Verts, renoncer à
cette tradition de « superpuissance humanitaire » est particulièrement difficile à digérer.
« J’ai été très surprise, c’était inimaginable »,
se souvient Siv, qui a toujours voté pour ce
parti. Mais y avait-il une autre solution ? Très
prudemment, elle convient « qu’il y a des limites ». « Il y a une grosse pression sur la société et on n’avait pas les capacités de tous les
héberger. Surtout si on veut leur donner à tous
un bon futur… En fait, on est un peu perdus »,
avoue-t-elle. Le projet de loi, qui doit être présenté au Parlement dans les prochaines semaines, prévoit de donner presque uniquement des permis de résidence temporaires et
de limiter le regroupement familial. Le gouvernement a par ailleurs annoncé qu’il ex-
pulserait sans état d’âme les dizaines de milliers de réfugiés qui recevront probablement
une réponse négative. Un brutal changement
d’ambiance, même si le texte ne devrait normalement être appliqué que pour deux ans.
« Les politiques discutent de tellement de
choses profondément non suédoises, telle que
l’idée de limiter l’accès aux aides sociales pour
les réfugiés », regrette George Joseph, de Caritas. « Beaucoup de Suédois ne se reconnaissent plus dans la Suède d’aujourd’hui, abonde
Daniel Poohl, rédacteur en chef de la revue
Expo, le journal fondé par l’écrivain Stieg
Larsson pour lutter contre l’extrême droite. Il
y a ceux qui trouvent qu’il y a des migrants
partout et craignent pour leur identité, et ceux
qui sont attachés aux valeurs fondamentales
d’ouverture de la Suède, à son rôle de superpuissance humanitaire, et qui ne se reconnaissent pas dans la politique du gouvernement. »
FAIRE SAUTER LE « CORDON SANITAIRE »
« BEAUCOUP
DE SUÉDOIS NE SE
RECONNAISSENT
PLUS DANS
LA SUÈDE
D’AUJOURD’HUI »
DANIEL POOHL
rédacteur en chef
de la revue « Expo »
Celui-ci a certes réussi à réduire le flot de réfugiés – ils ne sont plus que 100 en moyenne
à arriver chaque jour dans le pays –, mais ses
atermoiements et ses divisions internes l’ont
fait plonger à un niveau historiquement bas
dans les sondages. Minoritaires au Parlement, les sociaux-démocrates n’ont jamais
été aussi faibles dans l’histoire politique de la
Suède et se voient désormais talonnés par
l’extrême droite. Depuis ses bureaux situés
au-dessus de la boutique du groupe de rock
viking Ultima Thule, connu pour sa proximité avec l’extrême droite, Thom Zetterström, responsable du parti des Démocrates
de Suède (SD) à Nyköping, salue avec ironie
« les bonnes décisions prises par le gouvernement, même si c’est beaucoup trop tard ». « Depuis qu’ils font ce qu’on leur a dit de faire, ils ne
peuvent plus nous reprocher nos idées, ça a
cassé la glace », ajoute celui qui se souvient
encore des quolibets reçus quand il a adhéré
au SD. Comme ses dirigeants, il espère bien
désormais profiter du retournement suédois
pour faire sauter le « cordon sanitaire » qui
empêchait jusqu’ici son parti de gouverner.
L’extrême droite veut toutefois aller plus
loin. Pour le parti SD, il faudrait fermer totalement les frontières et renvoyer tous les réfugiés, ceux-ci étant passés par des « pays sûrs »
avant d’arriver en Suède. Le parti SD dénonce
aussi le budget considérable – 4,3 milliards
d’euros – prévu pour héberger les réfugiés
en 2016. Mais plus que ces arguments budgétaires, le parti surfe sur les doutes de la société suédoise. Dans un pays qui a fait du féminisme une autre de ses valeurs fondamentales, le comportement de certains réfugiés
inquiète, surtout depuis les agressions du
Nouvel An à Cologne. Comme en Allemagne,
la police et les médias ont été accusés d’avoir
tu l’origine étrangère d’agresseurs sexuels
lors de festivals. Un homme en particulier focalise les critiques. Dan Eliasson, le chef de la
police suédoise, un fonctionnaire tolérant
qui n’a jamais caché son hostilité envers l’extrême droite. Depuis qu’il a appelé les Suédois à se montrer compréhensifs « sur les circonstances dans lesquelles a grandi » un
jeune réfugié qui a poignardé son éducatrice
dans un foyer pour mineurs, les responsables du parti SD demandent sa démission.
En plus de sa percée dans les sondages, l’extrême droite a fait sa réapparition dans la rue.
Les attaques contre les centres de réfugiés se
multiplient et, le 29 janvier, des dizaines de
hooligans ont fait une descente dans le centre de Stockholm pour s’en prendre aux adolescents d’origine maghrébine accusés d’alimenter la délinquance. Du jamais-vu depuis
les années 1990. Le lendemain, une manifestation a réuni quelques centaines de personnes, dont des représentants de groupuscules
radicaux d’extrême droite. Si le parti SD avait
officiellement appelé ses membres à s’en tenir éloignés, plusieurs cadres locaux, comme
Thom Zetterström, y ont participé.
« L’atmosphère a énormément changé »,
constate M. Joseph, de Caritas. Sur son portable, il ne cesse de recevoir des appels anonymes de Suédois lui reprochant de défendre
« l’islamisation » du pays. « Quand je suis arrivé, en 1991, l’extrême droite obtenait 4 % des
voix et les autres partis quittaient les plateaux
télé quand leur représentant arrivait », se souvient de son côté Temmam Asbai, président
de l’Association des musulmans de Suède, un
ancien réfugié de la Tunisie de Ben Ali. Tout
cela lui semble bien loin. « Aujourd’hui, beaucoup de partis ont repris les idées des Démocrates de Suède parce qu’ils pensent que c’est
comme ça qu’ils peuvent gagner des voix. » p
jean-baptiste chastand
international & europe | 3
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Migrants: les Européens tentent d’apaiser les tensions
Le groupe de Visegrad atténue son discours avant le Conseil européen des 18 et 19 février
LES CHIFFRES
prague - correspondant
bruxelles - bureau européen
L
es dirigeants européens
essaient d’aplanir leurs
différences sur la ques­
tion des réfugiés, avant le
Conseil européen des jeudi 18 et
vendredi 19 février à Bruxelles.
Juste avant, un mini-sommet devrait réunir, jeudi à midi, dix pays.
L’Allemagne, l’Autriche, la Suède,
mais aussi la Grèce, la Hongrie et
probablement la France, entre
autres, se réuniront pour évoquer
avec les dirigeants turcs l’exode de
nouveaux réfugiés syriens après
les bombardements sur Alep.
« Des signes nous indiquent qu’un
nouvel afflux massif est possible »,
explique une source ministérielle.
La veille, le président de la Commission européenne, Jean-Claude
Juncker, doit recevoir à dîner les
dirigeants des Balkans pour évoquer la route migratoire empruntée par la plupart des réfugiés. Enfin, la Grèce, sous la menace d’une
expulsion de Schengen, essaie de
montrer qu’elle est déterminée à
agir pour ralentir les flux migratoires et mieux les contrôler.
Athènes a annoncé mardi que
quatre « hot spots » (sur les cinq
centres de tris et d’accueil prévus)
sont « prêts à fonctionner et à accueillir les réfugiés ».
Les quatre pays du groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie) ont
essayé de faire preuve de diplomatie pour défendre leur position
hostile à la politique de la chancelière allemande, Angela Merkel,
qu’ils jugent trop généreuse à
l’égard des réfugiés. Lundi 15 février, à Prague, à l’occasion du
25e anniversaire de ce « V 4 », ils
ont tenté de réparer leur réputation de partenaires récalcitrants.
Peut-être parce qu’à Bruxelles
court la rumeur de mesures de rétorsion financière : « Le débat sera
abordé si tous les pays ne s’engagent pas pour résoudre une crise
humanitaire, car la solidarité est
indivisible », résumait, lundi, un
haut responsable de l’Union.
Les quatre dirigeants se sont efforcés de prouver que leur position
79 %
des Européens en faveur de
la répartition des réfugiés
Une écrasante majorité des Européens se déclarent favorables à
une répartition équitable des
réfugiés entre les pays de l’Union
européenne (UE), selon une
étude de la fondation allemande
Bertelsmann, menée sur un
échantillon représentatif de
11 410 citoyens de l’UE interrogés
en décembre 2015, et publiée
mardi 16 février. Les Européens
des nouveaux Etats membres
(54 %) sont toutefois bien moins
nombreux à y être favorables
que ceux des anciens (85 %).
87 %
De gauche à droite, la première ministre polonaise, Beata Szydlo, le premier ministre hongrois, Viktor Orban,
le chef du gouvernement tchèque, Bohuslav Sobotka et le président du gouvernement slovaque, Robert Fico. DAVID WCERNY/REUTERS
commune n’était dirigée contre
aucun pays de l’Union ni contre les
efforts de Bruxelles de définir une
politique commune. « La crise des
migrants n’a pas d’autre solution
qu’une solution européenne », a
souligné l’hôte de la rencontre,
Bohuslav Sobotka, chef du gouvernement tchèque, la voix la plus
modérée du groupe de Visegrad.
« Plan B »
Les participants de la réunion, à
laquelle avaient aussi été conviés
le président macédonien, Gjorge
Ivanov, et le premier ministre bulgare, Boïko Borissov, ont adopté
une déclaration appelant l’UE et la
Turquie à « réaliser rapidement les
termes de l’accord signé » pour éviter le départ de migrants et à aider
la « Grèce à remplir les conditions
de son appartenance à l’espace
« La crise
des migrants n’a
d’autre solution
qu’européenne »
BOHUSLAV SOBOTKA
chef du gouvernement
tchèque
Schengen ». Ils ont également demandé à l’Europe de soutenir davantage les efforts de la Bulgarie
et de la Macédoine pour contrôler
leurs frontières.
Beata Szydlo, première ministre
polonaise, a assuré qu’un
« plan B » éventuel, à savoir la
construction d’un mur aux frontières gréco-bulgare et gréco-macédonienne, ne ciblait aucun pays.
Cela isolerait pourtant Athènes. Le
chef du gouvernement hongrois,
Viktor Orban, qui représente la ligne dure, a surtout souligné que le
« renforcement de la ligne secondaire » passait par l’intégration
« indispensable et méritée » de la
Bulgarie dans l’espace Schengen.
Finalement, seul le Slovaque
Robert Fico, qui a parlé en dernier,
a haussé le ton. « Nous espérons
que nos amis grecs nous surprendrons agréablement, mais je doute
fort qu’ils y parviennent », a-t-il déclaré, confirmant son refus d’accueillir le moindre réfugié. Il a
d’ailleurs attaqué, devant la Cour
européenne de justice, le plan de
relocalisation de 160 000 réfugiés adopté par le Conseil, et le
leitmotiv de sa campagne pour
les législatives, qui se dérouleront
le 5 mars dans son pays, est :
La Pologne envisage de déchoir de l’ordre
du Mérite un historien de la Shoah
Les thèses de Jan T. Gross sur l’antisémitisme polonais sont régulièrement dénoncées par le PiS
varsovie - correspondance
D
epuis le retour au pouvoir
des ultraconservateurs
du PiS (parti Droit et
Justice) en Pologne, à l’automne
2015, la bataille de la mémoire,
toujours vive dans le pays, est
repartie de plus belle. Le président
Andrzej Duda envisage de retirer
l’ordre national du Mérite au sociologue et historien polono-américain Jan Tomasz Gross, professeur à Princeton et spécialiste des
questions liées à l’Holocauste. « Le
président a envoyé au ministère des
affaires étrangères une demande
d’avis à ce sujet, et nous sommes
dans l’attente de sa réponse, précise
Marek Magierowski, le porte-parole du président. Aucune décision
n’est encore prise. »
Jan T. Gross avait été décoré
en 1996 pour son action dans
l’opposition au communisme –
membre actif du mouvement
estudiantin de 1968, il avait dû
quitter le pays l’année suivante –
ainsi que pour ses travaux d’historien. En 2001, il s’est retrouvé au
centre d’une controverse après la
publication de son livre Les Voisins : 10 juillet 1941, un massacre de
juifs en Pologne (Fayard, en 2002),
des Européens en faveur
d’une sécurisation commune
des frontières extérieures
Les Européens se déclarent aussi
favorables à une sécurisation
commune des frontières extérieures et à un maintien de la
liberté de circulation au sein
de l’espace Schengen (79 %).
dans lequel il décrivait le pogrom
de près de 1600 juifs par des
citoyens polonais dans le village
de Jedwabne, sous occupation
allemande. Le livre avait fait l’objet
d’un vif débat en Pologne, avant
que l’Institut de la mémoire
nationale (IPN) ne vienne confirmer, avec quelques nuances, les
postulats de Gross. Depuis cette
date, Jan T. Gross est une cible
récurrente des conservateurs polonais, qui voient en lui le promoteur de thèses « anti-polonaises ».
En octobre 2015, l’historien avait
suscité une nouvelle polémique
en qualifiant d’« intolérants, antilibéraux et xénophobes » les pays
d’Europe centrale qui refusaient
les quotas migratoires européens.
Selon lui, ce refus trouvait sa
source dans la relation ambiguë
des pays d’Europe centrale au
génocide des juifs : cette thèse a
été assez largement condamnée
dans les milieux intellectuels
polonais, même parmi ses habituels partisans. « Les Polonais,
fiers à juste titre de leur mouvement de combat contre le nazisme,
ont durant la guerre tué davantage de juifs que d’Allemands »,
est-il allé jusqu’à écrire dans les
colonnes du quotidien allemand
Die Welt. Le gouvernement libéral
de la Plateforme civique avait
alors dénoncé un texte « mensonger, nuisible historiquement, et
offensant pour la Pologne ».
L’initiative du président Duda
semble être la conséquence de
cette dernière polémique. Mais
pour le politologue Aleksander
Smolar, « le dernier article de Gross
ne semble être qu’un prétexte pour
remettre en cause ses travaux
passés, qui eux sont beaucoup
moins discutables ».
Victimes et bourreaux
Le 13 février, Jan T. Gross a reçu le
soutien de vingt-cinq universitaires polonais de renom. « La reprise
de l’ordre du mérite serait un signal
dangereux pour la liberté du travail
scientifique et une réglementation
politique de la liberté de parole »,
écrivent-ils dans une tribune du
quotidien Gazeta Wyborcza.
L’historien américain Timothy
Snyder, décoré du même titre que
Jan T. Gross, s’est joint à la vague
de soutien. « S’ils reprennent à
Gross son Ordre, je rendrai aussi le
mien », a-t-il écrit sur Twitter.
L’affaire ravive en Pologne le
débat autour de la politique historique du pays et de la question
juive. Comme l’explique Aleksander Smolar, « le sort des juifs de
Pologne pose un défi à l’identité
nationale des Polonais, dont la
narration tend à souligner qu’ils
ont été en permanence les victimes
innocentes de l’Histoire. Elle n’envisage pas que dans certains cas, les
victimes puissent aussi avoir été
des bourreaux. » Selon lui, sur ces
questions, « un travail important a
été effectué ces vingt dernières
années, par des historiens, des
artistes, certains politiques, mais il
s’avère encore insuffisant. »
L’anthropologue Joanna Tokarska-Bakir, spécialiste des questions
judéo-polonaises, déplore pour sa
part que ce travail « n’a eu aucune
répercussion sur le système d’enseignement ou d’éducation civique, ce
qui créé un terreau propice à la
remise en cause de travaux historiques sérieux. » L’affaire inquiète
d’autant plus que le ministère de la
justice polonais prépare un projet
de loi qui donne la possibilité à
l’Etat de poursuivre en justice
certaines « atteintes à la réputation
de la Pologne et du peuple
polonais. » Un délit qui serait puni
d’une peine allant jusqu’à cinq
années de prison. p
jakub iwaniuk
« Nous ne voulons pas de communauté étrangère. » M. Fico a aussi
souhaité que le groupe de Visegrad soit « le moteur » du Conseil
européen car, dit-il, « il semble que
certains dirigeants européens vivent en dehors de la réalité ». Le dirigeant populiste a enfin reproché
à l’Allemagne d’avoir « invité les
migrants ».
A Bruxelles, où se tenait parallèlement une réunion des ministres des affaires étrangères, on a
minimisé la teneur de cette rencontre. « Je pense qu’il n’y a pas de
réelle unanimité au sein du groupe
de Visegrad », affirmait quant à lui
le ministre belge Didier Reynders,
en soulignant toutefois la nécessité d’une traduction dans les faits
des décisions déjà prises pour éviter « les décisions individuelles de
certains Etats membres ».
Le Luxembourgeois Jean
Asselborn égrène la liste de ces
mesures urgentes qui devraient
être prises afin de préserver l’espace Schengen et, en même
temps, d’appliquer le plan de relocalisation de 160 000 réfugiés : le
contrôle par la Grèce (mais aussi
l’Italie) de tous les arrivants, une
politique de retour conduite par
Frontex, l’agence européenne de
surveillance des frontières pour
les déboutés du droit d’asile et
une réunion de tous les ministres
de l’intérieur et de l’immigration
avec la Commission. « Cette discussion viserait à déterminer ce
qu’on pourrait faire, ce qu’on devrait faire et les conséquences négatives de ce qu’on ne ferait pas »,
explique-t-il. p
BI ÉLOR USS I E
L’UE lève ses sanctions
contre Minsk
L’Union européenne (UE) a
levé, lundi 15 février, les sanctions économiques imposées
depuis plusieurs années à la
Biélorussie, justifiant sa décision par l’amélioration de la
situation des droits de
l’homme dans ce pays, proche allié de Moscou. Les sanctions avaient déjà été suspendues à la fin octobre 2015 à
titre provisoire, pour une période de quatre mois, après le
bon déroulement de l’élection présidentielle, la libération de prisonniers politiques
et l’organisation par Minsk de
pourparlers de paix sur
l’Ukraine. L’UE a changé de
stratégie à l’égard de la Biélorussie après l’annexion de la
Crimée par la Russie et le début du conflit en Ukraine,
voyant en Alexandre Loukachenko, le président biélorusse, un possible frein à
l’agressivité russe dans cette
région. – (AFP.)
C AMER OU N
L’armée annonce avoir
tué 162 djihadistes
L’armée camerounaise a annoncé, lundi 15 février, avoir
tué 162 djihadistes lors d’une
incursion dans un bastion de
l’organisation Etat islamique
en Afrique de l’Ouest, anciennement connue sous le nom
de Boko Haram, selon Radio
France internationale. Les
combats se sont déroulés en-
martin plichta
et jean-pierre stroobants
tre le 11 et le 14 février en territoire nigérian, à une vingtaine de kilomètres de la
frontière avec le département
camerounais du Logone-etChari. L’opération aurait permis la destruction d’engins
explosifs et d’éléments de
l’arsenal militaire du groupe
djihadiste et serait la plus importante offensive menée par
Yaoundé contre les djihadistes opérant dans la région.
R OYAU ME- U N I
Pas de percée dans
les négociations pour
empêcher le « Brexit »
Les négociations pour le
maintien du Royaume-Uni
dans l’Union européenne se
sont intensifiées, lundi 15 février sans percer, malgré une
visite surprise à Paris de David Cameron. L’entretien,
dans la soirée, du premier ministre britannique avec François Hollande n’a pas aplani
les divergences entre Londres
et Paris. Il reste « encore du
travail » à effectuer, « en particulier sur la gouvernance économique », a indiqué l’entourage du président français.
Peu avant, Donald Tusk, président du Conseil européen,
avait fait monter la pression
en estimant que l’UE était à
« un moment crucial ». « Le risque d’un éclatement est réel »,
a-t-il ajouté. « Nous avons fait
des progrès [dans les négociations], mais il reste des détails
à régler », a souligné de son
côté Downing Street. – (AFP.)
4 | international
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Au Chiapas,
le pape prend
la défense
des Indiens
Au Mexique, François a appelé à
« faire un examen de conscience »
REPORTAGE
san cristobal de las casas
(mexique) - envoyé spécial
A
ntonio Luna Mendez a
revêtu son manteau
d’apparat en laine
d’agneau noir pour assister, lundi 15 février, à la messe
célébrée par le pape François dans
la ville de San Cristobal de las Casas, au sud du Mexique. « Francisco nous respecte », se félicite ce
Tzeltal quinquagénaire dans un
espagnol approximatif. Comme
lui, des milliers d’Indiens sont descendus des montagnes de l’Etat du
Chiapas pour écouter le plaidoyer
du pape en faveur du respect des
VERBATIM
“
Souvent, de manière systématique et structurelle, vos
peuples ont été incompris et exclus de la société. Certains ont
jugé inférieures vos valeurs, votre culture et vos traditions.
D’autres, étourdis par le pouvoir,
l’argent et les lois du marché,
vous ont dépossédés de vos terres ou ont posé des actes qui les
polluent. C’est si triste ! Que cela
nous ferait du bien, à tous, de
faire un examen de conscience
et d’apprendre à dire : pardon !
(…) Les jeunes d’aujourd’hui, exposés à une culture qui essaie de
supprimer toutes les richesses et
caractéristiques culturelles en
vue d’un monde homogène, ont
besoin que la sagesse de leurs
anciens ne se perde pas ! »
cultures et des terres indigènes.
L’enjeu est de taille pour le pape,
dans une région où l’Eglise catholique perd du terrain face aux protestants et aux évangéliques.
C’est au son de marimbas que le
pape a été accueilli par des dizaines de milliers de fidèles dans le
complexe sportif de San Cristobal
de las Casas, où 75 % des
160 000 habitants sont indiens.
« Vos peuples ont été incompris et
exclus de la société », a déclaré le
pontife argentin, qui portait une
mitre et une étole brodées de motifs indigènes. Sous une immense
nef en plein air, il a appelé à « faire
un examen de conscience » sur la
condition des peuples indigènes.
« Certains ont jugé inférieures vos
valeurs, votre culture et vos traditions. D’autres, étourdis par le pouvoir, l’argent et les lois du marché,
vous ont dépossédés de vos terres. »
Dans la continuité de son discours
prononcé en Bolivie en 2015, le
pape a appelé à « demander pardon » aux peuples indigènes marginalisés depuis des siècles.
« Crise environnementale »
Enoncée devant une grande réplique de la façade baroque de la cathédrale de cette ville coloniale,
son homélie a été accueillie avec
émotion par la foule, composée en
grande partie d’Indiens. Le Chiapas en compte la plus forte concentration (27 % de la population)
dans un pays où 68 peuples indigènes représentent 16,9 millions de
Mexicains (15,1 % de la population).
C’est dans cette région montagneuse qu’en 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale
(EZLN), menée par le sous-com-
Le pape François salue la foule après la messe célébrée à San Cristobal de las Casas, au Chiapas, lundi 15 février. EDUARDO VERDUGO/AP
mandant Marcos, s’était soulevée
pour défendre les droits des Indiens. Vingt-deux ans plus tard,
les trois quarts de la population
du Chiapas restent pauvres.
Coiffé d’un chapeau tzotzil avec
des rubans multicolores, José Diaz,
paysan de 42 ans, remarque que
« c’est la première fois qu’un pape
défend à la fois les pauvres et la
“Madre Tierra” (terre mère) ». Dans
son homélie, le souverain pontife
a tiré le signal d’alarme : « Nous ne
pouvons plus faire la sourde oreille
face à l’une des plus grandes crises
environnementales de l’histoire. »
Célébrée devant un Christ noir
placé à côté de la Vierge métisse
de la Guadalupe et de sculptures
de jaguars, sa messe de carême
comportait de nombreuses lectures et chants liturgiques en langues indiennes. A la fin de la cérémonie, le pape s’est vu remettre
par deux prêtres jésuites des Bibles traduites en tzeltal et en tzotzil. Un décret du Vatican vient
d’autoriser l’utilisation des langues autochtones dans la liturgie.
« Il était temps de mieux reconnaî-
« Il était temps
de mieux
reconnaître les
peuples indigènes,
qui tournent
le dos à l’Eglise »
ALBA MAYELA
sœur franciscaine
tre les peuples indigènes, qui tournent le dos à l’Eglise », commente
Alba Mayela, sœur franciscaine
d’une congrégation située à une
quarantaine de kilomètres au
nord de San Cristobal de las Casas.
Seuls 58 % des habitants du Chiapas se déclarent catholiques, contre 83 % au niveau national.
« Les Indiens sont déçus par le
clergé traditionnel, qui a longtemps privilégié les classes favorisées de la société, évitant notamment d’introduire des éléments culturels indigènes dans les messes,
explique Bernardo Barranco, spé-
Thaïlande : l’armée accusée de torture
« systématique » dans le Sud insurgé
Selon un rapport, le recours à la violence s’est accru depuis le coup d’Etat de 2014
bangkok correspondant en Asie du Sud-Est
P
assages à tabac, suffocations, waterboarding (simulation de noyade) et simulacres d’exécution de personnes soupçonnées de liens avec les
insurgés des trois provinces à majorité musulmane du « Grand
Sud » thaïlandais : dans un rapport, trois groupes de défense des
droits de l’homme thaïlandais accusent l’armée de recours « systématique » à la torture dans les provinces troublées de Pattani, Yala
et Narathiwat.
« Les cas de torture ont augmenté depuis la prise de pouvoir
par l’armée lors du coup d’Etat militaire [de mai 2014] », affirme Pornpen Khongkachonkiet, directrice de Cross Cultural Foundation, une ONG qui concentre ses
actions sur le traitement des minorités ethniques en Thaïlande et
a réalisé cette enquête subventionnée par l’ONU avec deux
autres organisations basées dans
les régions troublées du Sud.
Après plus d’une décennie d’insurrection, le bilan de ce conflit
– qui remonte aux années 1950,
mais a pris une tournure plus vio-
lente depuis 2004 – est lourd :
6 500 personnes ont été tuées en
onze ans. La plupart étaient des civils. Le rattachement, en 1909, au
royaume de Siam de cet ancien
sultanat proche de la Malaisie et
peuplé aujourd’hui à 80 % d’une
minorité malaise et musulmane,
est à la racine du conflit. Celui-ci a
été déclenché par une nébuleuse
de groupes armés refusant la tutelle du gouvernement central.
Menaces de mort
A la violence des insurgés, qui
tuent, ou ont tué, soldats, paramilitaires, moines, enseignants
thaïlandais bouddhistes, mais
aussi Malais s’opposant aux séparatistes, répond la répression de
l’armée. Les trois provinces sont
placées sous l’état d’urgence et la
loi martiale.
Le rapport des trois ONG, qui
ont documenté les cas de cinquante-quatre victimes de mauvais traitements durant leurs interrogatoires depuis 2004, souligne que la possibilité de détention sans intervention d’un juge
durant trente-sept jours, comme
le permet la loi martiale, a favorisé l’usage de la torture. Un
homme de 29 ans raconte ainsi
avoir été arrêté chez lui un soir et
conduit dans une caserne. Il s’est
retrouvé en présence d’interrogateurs qui sentaient l’alcool et lui
ont enfoncé le canon d’un fusil
d’assaut M16 dans la bouche.
Un autre, soupçonné d’avoir participé à un attentat, a été menacé
de mort après avoir suffoqué durant trois minutes, la tête dans un
sac en plastique. A chaque fois, les
interrogateurs exigeaient que les
suspects avouent leurs liens avec
la guérilla ou donnent les noms de
combattants séparatistes.
D’autres ont été soumis à une
autre sorte d’humiliation : comme
cet homme de 41 ans forcé de se
déshabiller dans une salle glacée,
alors que des femmes soldats
« pressaient leur poitrine sur [son]
visage en insultant [sa] religion ».
Le journaliste Anthony Davis,
analyste à la revue Jane’s Defense
Weekly, replace ces accusations
dans le contexte qui prévaut depuis le putsch : « Les opérations de
contre-insurrection sont plus ciblées et mieux coordonnées depuis
le coup d’Etat. Avec pour conséquence le fait que plus d’insurgés et
de suspects de liens avec l’insurrection ont été arrêtés. Il paraît donc
totalement crédible que le souci
[des militaires] d’exploiter au plus
vite les interrogatoires à des fins de
renseignement ait abouti à une
augmentation des abus et, parfois,
des tortures. »
« Imagination »
A cet égard, Pornpen Khongkachonkiet précise que la torture
n’est pas utilisée en permanence,
mais que son usage est récurrent
« dans certaines unités spécifiques,
surtout du fait de responsables des
renseignements et de groupes paramilitaires ». Le camp d’Ingkayuthaborihan, dans la province
de Pattani, se distingue ainsi par sa
sinistre réputation de lieu de torture fréquent, avec trois autres
centres d’interrogatoire.
L’armée a réagi rapidement à la
publication de ce rapport, niant
tout ce qui y est affirmé : « Tout
cela est le résultat de l’imagination
et n’a aucun rapport à la réalité », a
affirmé le colonel Pramote Promin, porte-parole du commandement des opérations de sécurité
interieure. Il accuse les responsables du rapport de vouloir « discréditer l’Etat thaïlandais » et assure que « les détentions sont effectuées dans la transparence ». p
bruno philip
cialiste du catholicisme au Centre
d’études des religions du Mexique.
Cet espace vide a été comblé par les
églises évangéliques et pentecôtistes. » Leurs adeptes représentent
déjà plus d’un quart des 4,8 millions d’habitants du Chiapas.
Le pape a déjeuné en compagnie
de huit religieux indiens, avant de
se recueillir sur la tombe de Samuel Ruiz (1924-2011) dans la cathédrale de la ville. Figure de la
« théologie de la libération », surnommé affectueusement « Tatik » (« père » en langue tzeltal) par
les Indiens, l’ancien évêque de
San Cristobal de las Casas pendant près de quarante ans, jusqu’en 1999, a été un des acteurs
majeurs de la lutte pour la valorisation des cultures originaires. Il a
aussi été un acteur-clé des négociations de paix entre les zapatistes et le gouvernement.
Pour M. Barranco, « c’est un message fort envoyé à l’Eglise mexicaine et à celle de Rome, quand on
sait à quel point Samuel Ruiz a été
stigmatisé par le clergé conservateur mexicain, qui le taxait de
“communiste” ». Sa mesure la plus
controversée reste la nomination
de centaines de diacres indiens,
pour la plupart mariés. L’initiative avait provoqué un tollé au
sein du clergé conservateur craignant qu’il s’agisse d’une première étape vers le mariage des
prêtres. Au point que son successeur, Felipe Arizmendi, avait été
contraint de suspendre la mesure.
Une interdiction levée, en 2014,
par le pape François.
Lundi, le pape a donné la communion à des diacres au cours
d’une messe à laquelle les épouses
de certains ont participé. Sebastian Pérez, indien tzotzil de confession presbytérienne, assistait à
la cérémonie. Président de l’association Las Abejas de Acteal, du
nom d’un village tzotzil où 45 personnes ont été massacrées en 1997
par des paramilitaires, il réclame
justice depuis dix-huit ans : « Avec
l’appui du pape, j’espère que ces
changements religieux auront un
impact sur la manière dont le gouvernement nous traite. » p
frédéric saliba
L’HISTOIRE DU JOUR
Jean Paul II et la philosophe : les
mystères d’une « amitié étroite »
C’
est un fait incontestable : depuis sa canonisation,
en 2014, aux yeux de l’Eglise, Jean Paul II est un saint.
En revanche, le documentaire diffusé lundi 15 février
par la BBC (et mardi 16 à 20 h 55 par Arte), dans lequel est abordée
sa relation avec Anna-Teresa Tymieniecka, avec qui il a entretenu une amitié pendant trente-deux ans, ne dit pas à quel point.
Mariée à un économiste d’Harvard, cette philosophe américaine d’origine polonaise rencontra le cardinal Wojtyla en 1973.
La BBC nous apprend qu’en 2008, six ans avant sa mort, elle a
vendu les 350 lettres qu’elle avait reçues du futur Jean Paul II,
« probablement pour une somme à sept chiffres ». Selon Ed
Stourton, l’auteur du documentaire, ce
courrier traduit « un combat pour conLE COURRIER NE
tenir ce qui était certainement une relation très intense », mais ne contient
CONTIENT AUCUNE
aucune preuve de rupture des vœux
pape. Le journaliste admet cepenPREUVE DE RUPTURE du
dant n’avoir pas eu accès à ces lettres.
Son documentaire intègre des photoDES VŒUX DU PAPE
graphies attestant de la proximité de
leurs relations : le futur Jean Paul II en
short avec Anna-Teresa Tymieniecka en 1978 près d’une tente
de camping ; le même cardinal Wojtyla et la même jeune
femme blonde tout sourire sur fond de montagnes ; le pape âgé
embrassant Mme Tymieniecka trente ans plus tard. « Il n’y a rien
d’extraordinaire dans le fait que le pape Jean Paul II ait eu des
amitiés étroites avec différentes personnes, que ce soit des hommes ou des femmes », a cru bon de réagir le Vatican.
L’existence de Mme Tymieniecka ne relève nullement du scoop.
Son nom figure dans plusieurs biographies de Jean Paul II. Mais
les lettres rendues publiques par la BBC reflètent la profondeur
des liens qui unissaient le futur pape à celle qu’il appelle « un cadeau de Dieu » et révèlent les tourments nés de cette relation.
« Ma chère Teresa, j’ai reçu les trois lettres. Tu écris que tu es déchirée mais je n’ai pu trouver aucune réponse à ces mots », écrit le cardinal en 1976, attestant que le futur saint était aussi un homme. p
philippe bernard (londres, correspondant)
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6 | international
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Les structures de santé ciblées en Syrie
Les avions russes et syriens ont très probablement visé cinq hôpitaux et deux écoles, faisant près de 50 morts
A
quelques minutes
d’intervalle,
lundi
15 février au matin,
deux salves de deux
missiles chacune se sont abattues
sur l’hôpital soutenu par Médecins sans frontières (MSF) à Maaret Al-Noman, une localité dans le
nord de la Syrie.
Des quatre étages de l’ancienne
cimenterie, réhabilitée en décembre 2015 pour accueillir trente lits,
deux blocs opératoires, une salle
d’urgence et une salle de consultations, pour servir une population de 40 000 personnes, il ne
reste que des débris.
Sept personnes – cinq patients,
dont un enfant, et deux personnels de santé – ont été tuées et
huit autres membres du personnel sont portés disparus, selon un
bilan provisoire. « Selon les équipes sur place, ce sont des frappes
aériennes », précise Massimiliano
Rebaudengo, le chef de mission
de MSF pour la Syrie.
« Clairement, les quatre roquettes ont été envoyées par la coalition menée par le gouvernement
de Damas », accuse Mego Terzian,
le président de MSF France. Dans
cette zone tenue par l’opposition
syrienne, à plus de 30 kilomètres
des lignes de front, seuls les avions du régime syrien et de son allié russe sillonnent le ciel.
« C’était délibéré, poursuit M. Terzian. Quatre roquettes en quelques minutes, au même endroit,
visant le bâtiment de l’hôpital, ça
ne peut pas être un incident ou un
hasard. » Depuis le début de l’année, dix-sept hôpitaux ont été visés, dont cinq soutenus par MSF,
où sont morts quatorze personnels de santé.
Pour la seule journée de lundi,
cinq établissements médicaux et
deux écoles dans les provinces
d’Idlib et d’Alep, dans le nord du
pays, ont été bombardés, « [tuant]
TURQUIE
Azaz
Alep
SYRIE
Idlib
Maaret Al-Nouman
LIBAN
Damas
100 km
IRAK
JORDANIE
près de cinquante civils, dont des
enfants », selon les Nations unies.
Le secrétaire général de l’ONU,
Ban Ki-moon, a dénoncé des « violations flagrantes du droit international ». Le nouveau ministre
français des affaires étrangères,
Jean-Marc Ayrault, a condamné
ces attaques « du régime et ses soutiens » sur des structures de santé,
« constitutives de crimes de
guerre ». Clairement désignés, le
président syrien Bachar Al-Assad
et son homologue russe, Vladimir
Poutine, sont accusés de saboter
l’engagement pris à Munich, le
12 février, par le Groupe international de soutien à la Syrie d’une
cessation des hostilités dans un
délai d’une semaine.
« Situation critique »
Non sans cynisme, le président
syrien Bachar Al-Assad a redit,
lundi, que sa mise en œuvre serait
« difficile ». Mais, pour Washington, la « brutalité » démontrée
lundi par le régime syrien met
clairement en doute « la volonté
et/ou la capacité de la Russie à
aider à l’arrêter ».
Depuis le début de l’intervention militaire russe en soutien au
régime de Damas, fin septembre,
jusqu’à fin janvier, l’Union des organisations de secours et soins
Irak : l’EI a bien utilisé du gaz moutarde
Du gaz moutarde a été utilisé en août 2015, lors de l’attaque de
deux localités à proximité d’Erbil, la capitale du Kurdistan irakien,
ont indiqué lundi 15 février à l’AFP des sources proches de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). Une cinquantaine d’obus de mortier avaient été lancés sur les villes de
Gweyr et Makhmour, au sud-ouest d’Erbil, par l’organisation Etat
islamique (EI), selon le gouvernement de la région autonome du
Kurdistan irakien. Dimanche, le directeur de la CIA, John Brennan, a affirmé que l’EI est en mesure de fabriquer des petites
quantités de chlorine et de gaz moutarde. L’utilisation d’armes
chimiques par un groupe extrémiste serait une première depuis
un attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo, en 1995.
Lundi 15 février, aux abords de l’hôpital soutenu par MSF à Maaret Al-Nouman, dans le nord de la Syrie. GHAITH OMRAN/AFP
médicaux (UOSSM), un collectif
de médecins syriens, a dénombré
29 hôpitaux bombardés. Au total,
330 structures sanitaires, dont 177
hôpitaux, ont été détruites et 697
personnels de santé tués en Syrie
entre août 2012 et décembre 2015,
selon le collectif de médecins syriens. « La situation est plus que
critique. Depuis octobre, il y a une
nette augmentation du nombre
d’hôpitaux ciblés. Il y a une réelle
volonté de les détruire, même dans
les zones où il y a très peu de combattants, pour faire fuir les civils.
Là, on ne pourra pas dire que c’est
Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] qui est ciblé », déplore Obaida Al-Moufti, le
porte-parole de l’UOSSM.
Les civils ont payé un lourd tribut dans les bombardements, qui
ont visé lundi Azaz, une ville tenue par l’opposition près de la
frontière turque, menacée par
l’avancée des forces loyalistes, et
par celle des miliciens kurdes des
Unités de protection du peuple
(YPG) qui se sont emparés dans la
soirée du bastion rebelle de Tell
Rifaat, à quelques kilomètres au
sud. Un hôpital mères-enfants
géré par l’association Syria Charity a été la cible d’un missile solsol vers 7 h 30, faisant quinze blessés parmi le personnel, selon Seddik Ansal, chargé de la communication de l’ONG.
Politique de la terreur
Une école située à proximité, qui
abritait des réfugiés ayant fui l’offensive du régime lancée début février contre la ville d’Alep, a également été visée. Selon l’agence de
médias syrienne Smart News
Agency, au moins quinze personnes ont été tuées dans plusieurs attaques sur la ville.
« Mes collègues d’Azaz sont paniqués, pour la première fois, ils ont
peur de travailler. Il y a des bombardements aveugles quasi ininterrompus. C’est une politique de
Le ministre
Jean-Marc Ayrault
a condamné
ces attaques,
« constitutives
de crimes
de guerre »
la terreur pour effrayer les populations et empêcher qu’elles se fassent soigner. Car, pour eux [les
Russes et le régime syrien], si elles
ont décidé de rester en zone rebelle,
ce sont leurs ennemis », estime M.
Terzian, qui fait un parallèle avec
la « politique de la terre brûlée »
menée par la Russie en Tchétchénie. La situation atteint également un point critique à Alep,
presque totalement encerclée par
les forces loyalistes. « Le problème
est que pas mal de personnels de
santé veulent quitter la ville pour
mettre leur famille à l’abri, comme
tout le monde », souligne Obaida
Al-Moufti. Dans les quartiers est
de la ville, tenus par les rebelles, il
n’y a plus que 40 médecins pour
400 000 personnes.
MSF a communiqué à l’armée
russe les positions des trois hôpitaux qu’il gère en propre – un à
Idlib et deux à Alep –, mais il ne
peut le faire pour les 150 hôpitaux
qu’il soutient en Syrie sans l’accord de ces structures.
Fin janvier, l’UOSSM a donné à
l’ONU celles des dizaines de structures qu’il gère dans le pays dans
l’espoir qu’ils ne soient plus ciblés. « Aujourd’hui, en zone contrôlée par l’opposition, travailler
ou faire des opérations de secours,
et notamment médicales, est, pour
la coalition du gouvernement syrien, un acte criminel », déplore
Mego Terzian. p
hélène sallon
(avec madjid zerrouky)
Dans les colonies, des travailleurs palestiniens sous surveillance
Les attaques se multiplient dans les implantations israéliennes en Cisjordanie, où cette main-d’œuvre bon marché est désormais suspecte
REPORTAGE
beit horon (cisjordanie) envoyé spécial
L
es enfants étaient sortis de
l’école un quart d’heure
plus tôt. La neige était annoncée ; on avait décidé de reporter la plantation de fleurs, le long
de la route qui traverse Beit Horon. Dans l’épicerie, située peu
après la barrière métallique
ouvrant l’accès à la colonie, une dizaine de clients faisaient leurs
courses. La neige n’est pas venue.
Mais en ce 25 janvier, deux Palestiniens ont escaladé la colline,
longé les oliviers, franchi la clôture métallique. Ils avaient des
couteaux et deux engins explosifs
artisanaux, qui ne fonctionneront
pas. Une fois dans la colonie, ils
ont poignardé Shlomit Krigman,
une jeune femme de 24 ans, qui
décédera de ses blessures. Dans
l’épicerie, le propriétaire a réussi à
empêcher les assaillants d’entrer,
en bloquant la porte avec un Caddie. « Un vrai miracle », dit-il.
Cette attaque a confirmé une
nouvelle tendance : les colons
sont pris pour cible chez eux,
dans l’intimité de leur communauté, voire de leur foyer. Cette
mutation de la violence, dans le
cycle débuté il y a quatre mois, qui
a déjà fait 26 morts côté israélien
et près de 160 côté palestinien
(dont une partie des agresseurs), a
accru la pression sur le gouvernement. Il est accusé par sa base nationaliste de ne pas assez défendre ses premières lignes, les colonies. Le 17 janvier, à Otniel, au sud
de la Cisjordanie, Dafna Meir, une
mère de famille, a été poignardée
à mort sur le seuil de sa porte.
Trois de ses six enfants étaient à
l’intérieur. Le 18 janvier, une
femme enceinte a été blessée par
un assaillant dans un magasin de
vêtements, à Tekoa, dans le bloc
du Goush Etzion.
Les patrouilles de l’armée ont
été renforcées. Mais le vrai dilemme qui s’est posé aux autorités concerne les travailleurs palestiniens dans les colonies. Ils sont
26 000, selon l’administration civile israélienne. Près de 58 000
autres travaillent en Israël même,
un chiffre que le gouvernement
souhaite augmenter de 30 000.
Main-d’œuvre bon marché, certes, mais aussi figures de l’autre
bord, celui des occupés, dans un
conflit où l’on ne se parle plus. La
peur aiguise la suspicion.
Pulsions individuelles
A Beit Horon, un grand chantier
de construction réjouit les
2 000 habitants. Une cinquantaine de logements sortent de
terre, après une longue bataille juridique. Mais après l’agression, les
travailleurs palestiniens ont été
invités à rester chez eux pendant
quelques jours. Dans la foulée de
l’infiltration, l’armée a décidé
d’interdire l’entrée des travailleurs palestiniens dans les zones industrielles avoisinantes.
Elle précise que la mesure d’interdiction a été étendue temporairement à certaines colonies des environs de Hébron, Naplouse et Ra-
mallah. Près de Bethléem, seule
Tekoa a été fermée. Mais la menace demeure, imprévisible, liée à
des pulsions individuelles. Le
23 janvier, une adolescente palestinienne de 13 ans brandissant un
couteau a été tuée par un garde de
sécurité à l’entrée d’Anatot.
« C’est bien de fermer l’accès sur le
court terme pour que les terroristes
ne viennent pas déguisés en travailleurs, explique Yigal Dilmoni,
vice-président du conseil de Yesha,
organisation représentant les
« Tout le monde
est nerveux
et se demande
si quelqu’un va
soudain attaquer,
comme on le voit
à la télévision »
MOHAMMED KHALAF
travailleur palestinien
colons. Et puis, les habitants ont
peur, il faut leur donner le temps de
revenir à la vie normale. »
Les travailleurs palestiniens travaillent essentiellement dans la
construction, la manutention et
l’agriculture. Confrontés à un taux
de chômage élevé en Cisjordanie
et des salaires bas, ils trouvent des
débouchés intéressants chez l’occupant, dans les 20 zones industrielles israéliennes. Dans les colonies, ils sont employés sur les
chantiers ou s’occupent des espaces publics. Pour entrer dans ces
zones construites par et pour les
colons, ils doivent obtenir un permis de travail auprès de l’administration civile. Selon un rapport récent de Human Rights Watch,
leurs salaires sont souvent bien
inférieurs à ceux des Israéliens.
Ce n’est pas le cas chez Rami
Levy, la grande chaîne israélienne
de supermarchés, qui compte plusieurs magasins en Cisjordanie,
dont l’un dans la zone industrielle
de Mishor Adoumim. Au total, celui-ci emploie 140 personnes,
dont 70 Palestiniens. Parmi les
clients, 30 % sont Palestiniens. Un
lieu de mixité rare. « On est
comme une famille », assure Yaacov Shimoni, 61 ans, le directeur
du magasin. Il n’a jamais été question de se priver de la moitié de
son personnel, dit-il. Dans les vestiaires, à l’étage, Mohammed Khalaf, 38 ans, s’accorde une pause.
Originaire du village voisin d’Eizariya, il est revenu vivre en Cisjordanie après sept ans passés à
Dubaï et aux Etats-Unis. Ce travail,
payé 5 000 shekels (1 100 euros),
est très précieux. « Je n’en trouverais pas d’autre comme ça ici »,
dit-il, refusant de parler politique.
Depuis octobre 2015, concèdet-il, l’atmosphère s’est tendue :
« On sent de la peur des deux côtés.
Tout le monde est nerveux et se demande si quelqu’un va soudain attaquer, comme on le voit à la télévision. Les contrôles à l’entrée de la
zone ont été renforcés. Maintenant,
on doit sortir du bus et présenter
nos documents chaque matin. » p
piotr smolar
planète | 7
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
L’impossible référendum de Notre-Dame-des-Landes
La voie proposée par le chef de l’Etat est jugée illégale sur le plan juridique et sans issue sur le plan politique
E
n proposant un référendum local sur le projet
d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, au nord
de Nantes, François Hollande a
installé ce dossier déjà sensible
dans un flou juridique et, très certainement, dans une impasse politique. La solution proposée par le
président de la République, le 11 février lors de son entretien télévisé,
est simple : « Organiser un référendum local pour qu’on sache exactement ce que veut la population. »
En suggérant de consulter les habitants, M. Hollande veut relégitimer ce projet « d’un grand aéroport pour tout l’Ouest », enlisé depuis plus de cinquante ans, et mettre en application la promesse
faite au lendemain de la mort du
militant écologiste Rémi Fraysse,
tué par une grenade, en octobre 2014, lors d’une manifestation
contre le projet de barrage de Sivens (Tarn), celle du « recours à un
référendum local (…) pour débloquer une situation ». Mais l’idée,
qui, sur le principe, peut séduire
les organisations de défense de
l’environnement, avancée aussi
par la ministre de l’écologie, Ségolène Royal, se révèle impraticable.
Impossibilité juridique La réforme constitutionnelle sur la décentralisation de 2003 a rendu
possibles les référendums locaux
à caractère décisionnel, avec un
taux minimal de 50 % de participation, organisés par une collectivité locale, sur un domaine de sa
compétence. Ce scénario ne peut
pas s’appliquer pour Notre-Dame-
des-Landes, qui relève de la compétence de l’Etat. C’est lui qui a signé le décret d’utilité publique du
projet d’aéroport, le 9 février 2008,
lui encore qui a conclu avec Aéroports du Grand Ouest (AGO), filiale de Vinci, en décembre 2010, la
convention pour la concession
des aérodromes de Nantes-Atlantique, de Notre-Dame-des-Landes
et de Saint-Nazaire-Montoir.
« La création du projet de construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes relève de la compétence, non d’une collectivité territoriale mais de l’Etat », assure le
juriste Arnaud Gossement. Pour
consulter localement sur ce dossier national, il faut donc changer
la législation.
Une occasion pourrait se présenter avec la réforme du dialogue environnemental promise par François Hollande. L’article 106 de la loi
Macron, du 6 août 2015, propose la
possibilité, pour le gouvernement,
de recourir aux ordonnances dans
le cadre d’une réforme des « procédures destinées à assurer l’information et la participation du public à
l’élaboration de projets, plans et
programmes et de certaines décisions ». Le ministère de l’écologie a
rédigé un projet d’ordonnance. Il
est soumis au Conseil national de
la transition écologique (CNTE),
mardi 16 février. Ce texte introduit
la possibilité nouvelle d’une « consultation locale des électeurs sur
des projets relevant de la compétence de l’Etat et d’intérêt local ».
Mais là encore, ce projet d’ordonnance ne peut pas s’appliquer
au dossier Notre-Dame-des-Lan-
« Il est très
important
qu’au minimum
les régions Pays
de la Loire et
Bretagne soient
consultées »
DENIS VOISIN
Fondation Nicolas Hulot
des, car il exclut d’une consultation locale un projet d’intérêt national. Or, selon le code de l’environnement, la « création ou extension d’infrastructures de pistes
d’aérodrome », ainsi que la création de lignes ferroviaires, d’autoroutes, de voies navigables… relèvent de l’intérêt national. Enfin,
cette future ordonnance, selon les
juristes, ne pourrait s’appliquer
pour des projets ayant déjà reçu
toutes les autorisations, ce qui est
le cas de Notre-Dame-des-Landes.
Périmètre improbable Le premier ministre, Manuel Valls, a
proposé d’organiser la consultation à l’échelle du département,
un cadre qui serait plus favorable
à l’approbation du projet de transfert vers Notre-Dame-des-Landes.
Las, cette suggestion a été évacuée
par le conseil départemental de
Loire-Atlantique. « En l’état actuel
du droit, le département ne peut
pas organiser de référendum sur la
question de l’aéroport, il ne peut
organiser une consultation que
Laurent Fabius renonce
à la présidence de la COP21
Les critiques étaient vives sur un éventuel cumul des présidences
du Conseil constitutionnel et de la COP21 par l’ex-chef de la diplomatie
I
l capitule. Laurent Fabius ne
cumulera pas la présidence
du Conseil constitutionnel
et celle de la COP21, contrairement à ce qu’il avait affirmé mercredi dernier. L’ancien ministre
des affaires étrangères a dû s’y résoudre dans une lettre adressée à
François Hollande, lundi 15 février. Certes, il s’y défend sur le
fond, d’abord : « Vous m’avez fait
l’honneur de me pressentir pour
présider le Conseil constitutionnel
et je vous en remercie vivement. A
mon sens, il n’existe pas d’incompatibilité avec la présidence de la
dernière phase de la COP21 », écrit
M. Fabius au président. Mais c’est
pour mieux battre en retraite :
« Pour autant, compte tenu du début de polémique interne sur ce
sujet, je juge préférable de vous remettre mon mandat de président
de la COP. »
La défaite était prévisible. Certes, M. Fabius, au jour de l’annonce de son départ du Quai
d’Orsay, s’était quelque peu
avancé, annonçant non seulement qu’il cumulerait, mais également qu’il y conserverait un
bureau à cet effet. Ces derniers
jours encore, l’ancien patron de
la diplomatie française avait consulté plusieurs experts, lesquels
ne lui avaient fait part d’aucune
« incompatibilité juridique », selon son entourage, s’agissant
d’« une nomination intuitu personnae à une activité bénévole,
sans conflit d’intérêts, mandatée
par les Nations unies ». Mais le
président du Conseil constitutionnel Jean-Louis Debré, que
Laurent Fabius devrait remplacer
le 9 mars, s’était rapidement
montré dubitatif quant à la possibilité de cumuler les deux fonctions.
C’est surtout
de la part de ses
anciens collègues
que M. Fabius
a subi
des critiques,
à commencer par
Ségolène Royal
C’est surtout de la part de ses
anciens collègues que M. Fabius a
subi un feu nourri. A commencer
par sa vieille ennemie Ségolène
Royal. Laquelle, si elle n’avait pas
réussi à s’emparer du ministère
des affaires étrangères à l’occasion du remaniement, a tout de
même ajouté à son portefeuille
les « relations internationales sur
le climat ». Voilà qui annonçait, à
coup sûr, une offensive qui n’a
guère tardé : vendredi, à la fin
d’une réunion des ministres
européens de l’environnement,
Mme Royal a souligné la nécessité
de « clarifier les règles du jeu (…)
pour que nos homologues à
l’échelle planétaire puissent être
au clair sur les procédures qui seront suivies ». Une façon de reprendre la main sur le dossier,
mais sans doute, aussi, de perpétuer une compétition de dix ans
avec M. Fabius, de la primaire socialiste de 2006 à la bataille de
territoire sur la COP21, perdue
par Mme Royal.
Lundi 15 février, c’est le secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur Thierry Mandon qui, à
son tour, a fustigé le cumul des
fonctions : « C’est inimaginable,
lui-même peut le souhaiter, mais
c’est inimaginable », a-t-il attaqué
sur i-Télé. Face à ce tir de barrage
politique, M. Fabius a donc reconsidéré son point de vue. « Comprenant que Royal jouait une bataille
des décrets d’attribution, et une bagarre politique, il a pris le weekend pour réfléchir, indique un proche. Le bénéfice de la COP étant acquis, il a considéré que le coût politique de cette querelle francofrançaise
insensée
qui
commençait à traverser les frontières allait entacher la COP21. Et il
s’est dit qu’il n’avait rien à gagner. »
Fidèle à ses habitudes, le président n’avait pour sa part pas vraiment tranché cette question, prenant soin de laisser son ancien
ministre s’en dépêtrer. « Le président n’a rien demandé à Laurent
Fabius, et il a pris soin de ne pas
s’exprimer pour trancher ce cas,
assure-t-on à l’Elysée. Il savait
que ce n’était pas au chef de l’Etat
de déterminer qui présidait la
COP, il a laissé les choses se faire
naturellement. Il ne revenait qu’à
Laurent Fabius, élu pour ce mandat, de décider s’il le poursuivait
ou pas. » Bien sûr, le chef de l’Etat
l’a poliment « remercié une nouvelle fois pour le travail accompli
au ministère des affaires étrangères pendant quatre ans et le rôle
décisif dans la conclusion de l’accord de Paris ».
Reste désormais à trouver, d’ici à
l’entrée de Laurent Fabius au Conseil constitutionnel, un remplaçant pour présider la COP jusqu’au passage de relais au Maroc,
en novembre, pour la COP22 de
Marrakech. Mais l’on voit mal
comment le poste pourrait désormais échapper à Mme Royal qui,
sur RTL, a jugé que l’abandon de
ses ambitions par M. Fabius était
« une bonne chose ». p
david revault d'allonnes
sur des politiques publiques dont il
a la compétence », a jugé, lundi
15 février, une source du conseil
départemental citée par l’AFP.
L’autre collectivité concernée a
aussi rejeté la réalisation de la
consultation. Bruno Retailleau, le
président (Les Républicains) de la
région Pays de la Loire, a annoncé
qu’il refusait d’organiser le référendum, dénonçant « un enfumage pour enterrer le projet ».
De leur côté, les opposants estiment que le périmètre électoral
doit être plus large, incluant la Bretagne. « Il est très important qu’au
minimum la région Pays de la Loire
et la région Bretagne soient consultées, dans la mesure où elles sont
directement impactées par le projet », estime Denis Voisin, porteparole de la Fondation Nicolas Hulot. Ces deux régions participent,
avec cinq départements, au Syndicat mixte aéroportuaire du Grand
Ouest, chargé de la réalisation du
futur aéroport. La Bretagne doit fi-
nancer 5,2 % du projet, les Pays de
la Loire, 7,2 %. Un autre scénario
possible serait de prendre en
compte la zone de chalandise du
futur aéroport, soit cinq départements, dont deux bretons.
Formulation délicate La rédaction de la question soumise au
scrutin et l’organisation de la campagne seront aussi délicates. « Il
faudra veiller à la formulation de la
question qui sera soumise au référendum », a estimé Ségolène Royal,
qui a mandaté une nouvelle mission d’expertise, visant à étudier
les solutions alternatives. Un rapport est attendu à la fin mars. Selon ses conclusions, l’objet du référendum pourrait dépasser l’enjeu
du transfert de l’actuel aéroport
vers Notre-Dame-des-Landes. La
ministre de l’écologie a demandé à
son administration d’étudier l’ensemble des aéroports régionaux et
l’optimisation de la plate-forme
aéroportuaire nantaise.
L’exemple de Stuttgart
En proposant un référendum local sur Notre-Dame-des-Landes,
François Hollande a cité une démarche similaire lancée en Allemagne pour déminer un sujet tout aussi explosif : la construction
d’une nouvelle gare à Stuttgart. Politiquement, la consultation a en
effet apaisé les esprits. En 2010, les travaux débutent. Mais après
une année de manifestations hebdomadaires et de batailles politiques, un référendum est proposé au niveau de l’Etat-région. Le
27 novembre 2011, 58,9 % des électeurs approuvent la poursuite du
cofinancement du chantier par le Bade-Wurtemberg. Economiquement, l’exemple est moins probant. Le projet de transformation de
la gare, obligeant à construire 117 kilomètres de lignes nouvelles et
26 tunnels, était chiffré à l’origine à 4 milliards d’euros. A la fin du
chantier, en 2021, il devrait en coûter près de 10 milliards.
« Il faut que les informations
soient suffisamment claires et
compréhensibles pour que les citoyens décident en connaissance
de cause », a expliqué au Monde
Christian Leyrit, le président de la
Commission nationale du débat
public. « Les informations qui vont
être délivrées aux citoyens sont essentielles, et les conditions de la
campagne – affichage, réunions
publiques, Internet – ne sont pas un
détail, précise, de son côté, Laurent
Neyret, juriste spécialisé en droit
de l’environnement. Les sélectionner, les mettre en forme, cela prend
du temps et coûte de l’argent. »
Autant d’éléments qui rendent
improbable la tenue d’un référendum dans de bonnes conditions
d’équité entre les deux camps,
avant l’échéance d’« avant l’été »
fixée par le premier ministre.
Légitimité douteuse De la bonne
organisation de la consultation dépend la légitimité du résultat. Or,
tout laisse à croire – les deux
camps n’étant pas favorable, pour
l’heure, à ce référendum – que le
résultat n’apportera aucune solution au dossier de Notre-Damedes-Landes. « Avec un tel accueil de
la part des deux parties, un délai
aussi bref ne permettant pas son organisation dans de bonnes conditions et, sachant que le gouvernement devra tordre le droit pour y arriver, ce référendum sera contesté
en justice, ou il sera boycotté et,
donc, ne résoudra rien », assène Sébastien Mabile, avocat spécialisé
en droit de l’environnement. p
rémi barroux
8 | france
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Aux origines des attaques du 13 novembre
Des noms cités dans l’enquête sur l’attentat du Caire en 2009 apparaissent dans le dossier de la tuerie de Paris
L
a nébuleuse djihadiste est
un monde endogène, organisé autour de quelques fratries, d’anciens
réseaux et de vieilles amitiés.
L’enquête sur les attentats du
13 novembre est en train d’en dévoiler les relations souterraines.
Entre l’attentat du Caire – qui
coûta la vie à une lycéenne française, Cécile Vannier, le 22 février 2009 – un projet d’attaque
visant le Bataclan, cette même année, la fusillade avortée contre
une église de Villejuif, en
mars 2015, et la tuerie du 13 novembre 2015 à Paris, plusieurs
noms ont ressurgi ces derniers
mois des angles morts de la justice antiterroriste : Jean-Michel et
Fabien Clain, Farouk Ben Abbes, la
fratrie Dahmani ou encore les frères Benladghem.
La résurgence de ces figures djihadistes – peu connues du grand
public et rarement condamnées –
dévoile les connexions intimes
d’une menace que les services de
renseignement peinent à appréhender. Elle a conduit trois avocats de victimes du 13 novembre à
demander le versement à l’enquête de tous les dossiers dans
lesquels ils apparaissaient, que Le
Monde a pu consulter.
Le 26 janvier, Me Olivier Morice,
qui représente également la famille de Cécile Vannier, a demandé au juge Christophe Tessier
que soit versée au dossier du
13 novembre la procédure de l’attentat du Caire. Début février, le
magistrat, répondant à une requête de Me Georges Holleaux, y a
ajouté l’enquête sur le projet d’attentat de 2009 visant le Bataclan.
Le 11 février, Me Samia Maktouf a
demandé le versement de deux
nouveaux dossiers : ceux de Villejuif et d’« Artigat II », une filière de
départs en Syrie impliquant des
proches de Fabien Clain et du clan
Merah. L’enquête sur les attentats
qui ont endeuillé Paris et SaintDenis est en passe de devenir le
réceptacle d’un morceau d’histoire du djihadisme franco-belge.
Un méta-dossier hanté par un
lieu, le Bataclan, et un personnage, Fabien Clain.
Des dossiers connectés
Condamné en 2009 à cinq ans de
prison pour avoir animé la filière
irakienne dite d’Artigat, qui puisait ses recrues à Toulouse et en
Belgique, ce redoutable prédicateur a été entendu en 2010
comme témoin dans l’enquête
sur le projet d’attentat visant le
Bataclan. Impliqué dans le projet
terroriste de Sid Ahmed Ghlam à
Villejuif, il est par ailleurs l’auteur
de la vidéo de revendication des
attentats du 13 novembre.
Son vieil ami Farouk ben Abbes,
un Belge de 39 ans, a lui été impliqué dans de nombreux dossiers
terroristes : mis en cause dans la
filière d’Artigat, il a été interpellé
après l’attentat du Caire et mis en
examen en 2010 dans le cadre du
Le Bataclan, à Paris, le 14 novembre, au lendemain des attentats qui ont fait 130 morts. JACQUES DEMARTHON/AFP
projet d’attaque visant le Bataclan. Un de leurs proches, Farid
Benladghem, un Français de
32 ans, a été entendu comme témoin dans ces deux dossiers. Selon les informations du Monde,
Farid Benladghem a par ailleurs
été l’époux religieux d’Emilie L., la
dernière petite amie de Sid Ahmed Ghlam, auteur de l’attentat
avorté de Villejuif en 2015. Son
frère aîné, Hakim, a, lui, été tué
par la police belge en mars 2013,
tandis qu’il s’apprêtait à commettre une attaque d’envergure en
Belgique.
Les cercles djihadistes se nourrissent parfois de liens familiaux.
Une autre fratrie, celle des frères
Dahmani, établit une passerelle
directe entre l’attentat du Caire et
ceux de Paris. L’aîné, Mohamed, a
été entendu comme témoin dans
l’enquête sur l’attentat qui coûta
la vie à Cécile Vannier en 2009.
Son petit frère Ahmed, 26 ans, est
un ami intime de Salah Abdeslam,
un membre des commandos qui
attaquera Paris six ans plus tard.
Trois mois avant le 13 novembre,
Salah Abdeslam et Ahmed Dahmani avaient été contrôlés, le
4 août 2015, à bord d’un bateau voguant entre la Grèce et l’Italie. Ah-
med Dahmani sera ensuite interpellé en Turquie, quatre jours
après les attaques, tandis qu’il
s’apprêtait à rejoindre les rangs de
l’organisation Etat islamique.
L’attentat du Caire
C’est dans le cadre de la filière
d’Artigat que s’enracine cette petite histoire du djihadisme franco-belge. Au milieu des années
2000, Fabien Clain fait la connaissance à Bruxelles de Farouk Ben
Abbes et de Farid Benladghem.
Les trois hommes se retrouvent
au Caire en 2007 au sein d’une petite communauté de djihadistes
francophones. A l’occasion d’un
dîner dans un restaurant cairote,
Farouk Ben Abbes et Farid Benladghem annoncent aux frères Clain
leur décision de rejoindre la
bande de Gaza. Ils partent en février 2008.
Après plus d’un an passé dans
les rangs de « l’Armée de l’islam »,
un groupe terroriste palestinien
proche d’Al Qaida, Farouk Ben Abbes est interpellé à son retour en
Egypte, le 3 avril 2009. Les services de sécurité égyptiens le soupçonnent, avec une autre française,
Dude Hoxha, d’être impliqué
dans l’attentat qui a visé un mois
En 2009,
des informations
font état d’un
projet contre
des intérêts juifs
à Saint-Denis et la
salle de spectacle
du Bataclan
et demi plus tôt une classe de lycéens français en visite d’agrément au Caire. Mohamed Dahmani, intime de Dude Hoxha et
frère d’Ahmed, l’ami de Salah Abdeslam, sera entendu comme témoin dans ce dossier.
Le 23 mai 2009, le ministère de
l’intérieur égyptien transmet aux
services français une note selon
laquelle Farouk Ben Abbes aurait
avoué en détention avoir été missionné pour commettre des attaques en France. Des informations
font alors état d’un projet contre
des intérêts juifs à Saint-Denis et
la salle de spectacle du Bataclan,
qui a accueilli plusieurs galas de
soutien à l’armée israélienne.
Lors de son interpellation en
Les victimes face aux ratés de l’administration
« nous avons mille questions et nous
attendons des réponses, notamment de cette
commission. » Dès les premières minutes de
son audition à l’Assemblée, lundi 15 février,
le président de l’association 13 novembre
- Fraternité et vérité a donné le ton. Venu témoigner avec d’autres victimes ou proches
de victimes des attentats, devant la commission d’enquête sur les « moyens mis en
œuvre par l’Etat pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 », Georges Salines a, comme les autres, dépeint un tableau
très critique de l’administration et soulevé
beaucoup d’interrogations. Comment se
fait-il que « des familles ont attendu trois
jours, d’autres ont veillé le corps d’un enfant
qui n’était pas le leur » ?
« De nos jours, gérer un fichier Excel avec
130 personnes ne me paraît pas insurmontable », a abondé Sophie Dias, qui a eu le plus
grand mal pour avoir des nouvelles de son
père, tué à côté du Stade de France – « le numéro vert n’était pas accessible depuis l’étranger où [elle se trouvait] ». Caroline Langlade,
vice-présidente de l’association Life for Paris, a parlé d’une « administration pesante,
procédurière et déshumanisée ».
On a raccroché
Le 13 novembre au soir, quand elle a pu joindre les secours, l’échange a tourné court.
Obligée de chuchoter pour ne pas éveiller
l’attention du commando, elle n’arrivait pas
à se faire entendre : « J’ai expliqué que j’étais
prise en otage et que le terroriste était derrière la porte, on m’a répondu : “D’accord,
mais là vous êtes en train de bloquer la ligne
pour une réelle urgence’’. » Et on a raccroché.
Des réponses inappropriées en urgence,
mais aussi sur le suivi psychologique ou, selon certains, sur le plan politique. « Pourquoi, quand j’allume la télé ou la radio, la
seule chose dont j’entends parler, c’est de la
déchéance de nationalité ? », s’est interrogé
Grégory Reibenberg, patron du restaurant
La Belle Equipe, cible des attaques. Après
avoir perdu des proches, ou eux-mêmes
frôlé la mort, tous ou presque ont dit leur
besoin de « comprendre » quand Manuel
Valls estime, lui, qu’« expliquer, c’est déjà un
peu excuser ». « Je serai le dernier à vouloir excuser celui qui a tué ma fille, mais il faut comprendre ce mécanisme pour pouvoir lutter
contre », a plaidé Georges Salines. « Ce sont
des enfants de la République qui ont tué des
enfants de la République. J’aimerais comprendre à quel moment on les a perdus », a
abondé Aurelia Gilbert, rescapée du Bataclan. La commission d’enquête, qui ne se
penchera pas sur ces questions de radicalisation mais sur les moyens de l’Etat, devrait
rendre ses travaux en juillet. p
hélène bekmezian
Egypte, Farouk Ben Abbes était en
possession de documents relatifs
à la fabrication d’explosifs et
d’une clé de chiffrement informatique au nom d’Abou Khattab, le
responsable de « l’Armée de l’islam ». Un mail intercepté le
10 mars 2009 entre Abou Khattab
et Mustapha Debchi, membre du
Groupe salafiste pour la prédication et le combat, semble étayer
les soupçons égyptiens : « Pour ce
qui est du frère belge qui aspire à
l’érudition, la franchise n’est pas
non plus pour me déplaire. Demande-lui mot pour mot : est-il
prêt à commettre une opération
martyre en France ? (…) Donne-lui
mon adresse électronique et la clé
et envoie-moi sa clé à lui. »
Farouk Ben Abbes est expulsé
vers la Belgique le 8 mars 2010.
Placé sous surveillance, il sera interpellé quelques semaines plus
tard à la frontière franco-luxembourgeoise en compagnie de Farid Benladghem. Mis en examen
en 20 juillet 2010, il affirme avoir
été torturé par les services égyptiens et nie toute velléité terroriste.
Deux ans d’instruction
Après deux ans d’instruction, le
juge Christophe Tessier, estimant
ne pas disposer d’éléments suffisants pour asseoir l’existence
d’un projet d’attentat visant le Bataclan, prononce un non-lieu le
14 septembre 2012. Farouk Ben
Abbes est libre. Il reste cependant
mis en examen dans un autre
dossier : celui du site djihadiste
Ansar Al Haqq, toujours à l’instruction. Installé depuis sa libération à Toulouse, fief des frères
Clain, il a été assigné à résidence le
17 novembre 2015, quatre jours
après les attentats de Paris, dans le
cadre de l’état d’urgence.
Fabien Clain a purgé sa condamnation à cinq ans de prison dans
le procès Artigat en août 2012.
Suivi par un juge d’application
des peines, il était interdit de pénétrer dans vingt-deux départements. C’est donc dans sa maison
d’Alençon, en Normandie, qu’il a
continué à dispenser son enseignement auprès de ses nouveaux
élèves : deux garagistes de Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), Thomas Mayet, jeune sympathisant frontiste fraîchement
converti, et Macrème Abrougui,
un ancien fêtard radicalisé.
Ces deux nouvelles recrues lui
ont été apportées par le cogérant
du garage, Adrien Guihal, vieille
connaissance de Farouk Ben Abbes et de Fabien Clain. Administrateur du site djihadiste Ansar AlHaqq, dossier dans lequel Farouk
Ben Abbes est toujours mis en
examen, Adrien Guihal a été condamné à quatre ans de prison
pour un projet d’attentat en
France. Il est devenu gérant, après
sa sortie de prison en juin 2012, de
ce petit garage, surveillé par les
services qui le soupçonnaient
d’être un nid de djihadistes.
L’intuition était bonne. En février 2015, tout ce petit monde
part rejoindre la Syrie en voiture
avec femmes et enfants. Fabien
Clain, Thomas Mayet, Macrème
Abrougui et Adrien Guihal intègrent les rangs de l’Etat islamique,
où les attendent plusieurs anciens cadres de la filière d’Artigat,
parmi lesquels Jean-Michel Clain
et Sabri Essid, le beau-frère de Mohamed Merah.
C’est depuis la Syrie que les garagistes franciliens et leur mentor
fourniront à Sid Ahmed Ghlam
des indications pour récupérer
une de leurs voitures afin de commettre un attentat à Villejuif. C’est
également depuis la Syrie que Fabien et Jean-Michel Clain revendiqueront en chanson les attentats
sanglants de Paris.
Le 22 février 2016, date anniversaire de la mort de Cécile Vannier, les familles des victimes de
l’attentat du Caire tiendront une
conférence de presse. Elles devraient interpeller les services
d’enquête sur les correspondances entre ces différents dossiers.
Dans un communiqué publié
lundi 15 février, elles s’interrogent « sur la manière dont le projet d’attentat contre le Bataclan,
imputé à Farouk Ben Abbes, a été
pris en considération par les autorités ». p
soren seelow
france | 9
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MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Les ambitions contrariées d’Emmanuel Macron
Le ministre de l’économie est contraint de jouer les seconds rôles dans les chantiers législatifs à venir
E
mmanuel Macron venait tout juste de porter
sur les fonts baptismaux, non sans difficultés, sa loi pour la croissance et
l’activité. Le ministre de l’économie s’était immédiatement projeté vers un nouveau vaisseau législatif baptisé « Nouvelles opportunités
économiques »
(#noé), dont il présentait solennellement l’architecture, le 9 novembre 2015. Cela ne se présentait pas encore comme un projet
de loi mais se voulait une réflexion globale sur les mutations
technologiques et les indispensables transformations – sociales,
financières,
économiques,
d’usage – qu’elles appellent.
Ainsi jetait-il les bases de « l’esprit de #noé », comme son entourage a pris l’habitude de le qualifier. « Une sorte d’Odyssée », expliquait le ministre, appelant experts et entrepreneurs à
embarquer avec lui. Le calendrier,
tel qu’il le concevait, était arrêté :
une première série de propositions mi-décembre, un deuxième
point d’étape début janvier et un
projet de loi présenté fin janvier
en conseil des ministres.
Le « Macron 2 » s’annonçait
alors comme un nouvel objet protéiforme, brassant large. « Je porterai une série de réformes qui permettront d’innover plus vite dans
tout un tas de secteurs économiques, avec des simplifications normatives, annonçait-il le 18 novembre lors des Etats de la France.
Et d’innover plus facilement avec
des autorisations plus simples, des
ouvertures d’accès aux données, y
compris les données d’intérêt général, et des simplifications d’accès
au capital ». Il se disait déterminé
à « accélérer l’effort » pour « moderniser le pays ».
Las, fin 2015, les choses se compliquent pour le ministre de l’économie. Après avoir adressé au
président de la République et au
premier ministre un premier bloc
de propositions, il fait le forcing
pour piloter ce chantier. Mais la
« Il y a toujours
cinq ministres
à Bercy, c’est ça,
la cohérence
et la continuité »
MICHEL SAPIN
ministre des finances
et des comptes publics
entreprise et tripler les seuils
d’activité, actuellement fixés à
32 900 euros de chiffre d’affaires
annuel pour les services et
82 200 euros pour la vente de
marchandises. Ce qui suscite une
vive opposition de l’Union professionnelle artisanale (UPA) et
non moins de réticences de la
part du ministre des finances. « Il
y a quand même un problème de
principe : c’est celui de la concurrence faussée que cela crée avec
les entreprises artisanales », souligne M. Sapin.
Emmanuel
Macron
et Michel
Sapin,
à Paris,
le 9 février.
MARLENE
AWAAD/IP3
question du véhicule législatif fait
l’objet d’un arbitrage qui ne le favorise pas. Officiellement, un
choix « technique ».
Trois textes sont dans les
tuyaux : celui de M. Macron, la réforme du code du travail portée
par la ministre Myriam El
Khomri et le projet de loi sur
l’éthique et la transparence financière préparé par le ministre des
finances, Michel Sapin, qui doit
également comporter des dispositions économiques.
Un choix politique
Un de trop, estime Matignon : ce
ne sera pas possible de faire adopter trois textes de cette ampleur
au Parlement avant l’été. Le « Macron » va devoir être hébergé sur
les deux autres véhicules. Le
choix, en réalité, est aussi politique : l’exécutif n’a pas envie de
s’offrir un nouvel épisode d’affrontement avec sa majorité alors
que, pour une partie d’entre elle, il
fait encore figure d’épouvantail et
de chantre de la dérégulation.
La séquence politique suivante
- celle du remaniement - ne tournera pas plus en sa faveur. M. Macron souhaite une extension du
périmètre de son ministère. Certains rêvent même pour lui d’un
grand ministère de l’économie et
des finances. Peine perdue : le casting de Bercy reste inchangé. « Il y
a toujours cinq ministres à Bercy,
c’est ça, la cohérence et la continuité », se félicite M. Sapin, dont
les rapports tendus avec son collè-
gue du troisième étage sont de
notoriété publique.
Que restera-t-il, au final, du
« Macron 2 » dans les projets de loi
qui doivent être présentés en
mars au conseil des ministres.
Tous les arbitrages n’ont pas encore été rendus. L’avant-projet de
Mme El Khomri a été transmis au
Conseil d’Etat mais la partie visant à assouplir les règles du licenciement économique, évoquée
dans la presse, n’y figure pas. Le
ministre de l’économie organiserait-il en sous-main les fuites
pour tenter de forcer les arbitrages ? « C’est sa méthode habituelle », fait remarquer un de ses
collègues au gouvernement.
Quant à la partie qui doit atterrir
sur le « porte-avions » Sapin, elle
devait encore faire l’objet de derniers arbitrages. Mais elle restera
relativement circonscrite, en tout
cas bien moins ambitieuse que ce
qu’imaginait au départ le ministre
de l’économie : sur un texte initial
qui comporte une cinquantaine
d’articles, elle ne devrait en occuper qu’une dizaine. « Il s’agit de dispositions que j’ai moi-même du
mal à comprendre », note M. Sapin.
Un des principaux points porte
sur l’adaptation des niveaux de
qualification, notamment pour
les métiers de l’artisanat. « Il existe
des dizaines, voire des centaines
d’activités soumises à qualification obligatoire sans que ce soit
justifié », estime M. Macron.
Le ministre voudrait en outre
modifier le régime de la micro-
Renouer avec « l’esprit de #noé »
Quand le projet de loi viendra devant le Parlement, Emmanuel Macron, c’est entendu, défendra la partie du texte dont il
est à l’initiative. Mais le voilà contraint, de fait, à un second rôle, ce
qui n’est pas dans son tempérament. De même pour les éléments figurant dans le projet défendu par la ministre du travail.
Saura-t-il s’en satisfaire ? Il est
clair qu’il ne bénéficie plus de la
même exposition que lors de la
défense du texte sur la croissance
et l’activité, où il avait pris toute
la lumière.
Alors, dans un ultime baroud
d’honneur, le ministre de l’économie a prévu d’organiser, avant la
fin du mois, un nouveau rendezvous devant la presse pour renouer avec « l’esprit de #noé ». Une
manière un peu désespérée de témoigner de sa volonté de réformer en profondeur. Et de déplorer
qu’on lui ait rogné les ailes. p
patrick roger
Une action à Bercy qui tarde à porter ses fruits
Emmanuel Macron a ouvert beaucoup de chantiers, mais peu ont pour le moment abouti
O
uverture des commerces
le dimanche, restructuration d’Areva et de la filière parapétrolière, bras de fer
avec le PDG de Renault, Carlos
Ghosn, ou celui d’EDF, Henri Proglio, promotion de la French
Tech… En dix-huit mois, Emmanuel Macron a lancé d’innombrables chantiers à Bercy. Mais peu
ont pour l’instant abouti.
Macron pompier Longtemps,
M. Macron s’est voulu plus bâtisseur que pompier, rôle qu’affectionnait son prédécesseur, Arnaud
Montebourg. Mais l’appel lancé,
lundi 15 février à Bruxelles, par le
ministre de l’économie afin de défendre l’acier européen contre les
importations chinoises ou la déconfiture du secteur de l’énergie
montrent la limite de son positionnement : la politique économique est plus souvent affaire de
circonstances que de stratégie.
En quelques semaines, en ce début 2016, M. Macron a dû ainsi organiser, avec Bpifrance, le sauvetage de CGG et de Vallourec, deux
fleurons parapétroliers français,
mis à genoux par la plongée des
cours du baril. Il y a un an, Philippe Crouzet, le patron de Vallourec, avait pourtant dû alléger un
premier plan de restructuration,
jugé politiquement inacceptable.
« Personne ne pouvait prévoir
l’ampleur de la débâcle pétrolière », défend un proche de l’Etat.
Autre dossier en souffrance :
Areva, dont le sort est loin d’être réglé, malgré 5 milliards d’euros de
recapitalisation en vue. C’est M.
Macron qui a choisi de couper en
deux le leader de l’atome, pour en
confier la moitié à EDF. Mais l’électricien est lui-même fragilisé. De
plus, ce schéma complexe et très
critiqué ne résout pas la question
du surcoût du chantier de construction d’un réacteur EPR en Finlande, qui pourrait coûter plusieurs milliards d’euros à l’Etat.
Enfin, l’année 2015 restera
comme celle où trois champions
nationaux – Lafarge, Alstom et Alcatel-Lucent – sont passés sous
contrôle étranger. Une première
dans l’histoire du capitalisme
français. Dans les deux premiers
cas, le coup était parti au printemps 2014, à l’époque de M. Montebourg. Pour Alcatel, M. Macron
n’a rien trouvé à redire à sa cession au finlandais Nokia.
ment où le Sénat entamait l’examen de la loi Macron pour la croissance et l’activité. Mais son efficacité fait débat. D’abord, parce que
Nissan, l’autre actionnaire de Renault, l’a très mal pris. Ensuite,
parce que l’acquisition de ces
4,73 % du constructeur français,
pour 1,2 milliard d’euros, s’avère
une mauvaise affaire : les actions
ne valent plus que 1 milliard
d’euros en Bourse. Ce qui éloigne la
promesse d’une cession rapide de
cette participation « temporaire ».
Macron autoritaire Au nom du
respect de l’Etat actionnaire,
M. Macron a fait barrage, en
mai 2015, à la nomination d’Henri
Proglio, ex-PDG d’EDF, à la présidence de Thales. Un mois plus tôt,
il avait ouvert un front face à Carlos Ghosn, le patron de Renault,
en renforçant la part de l’Etat au
capital du constructeur, afin de
bénéficier d’une loi instaurant
des droits de vote double.
Cette démonstration de force se
voulait également un message
fort à destination du PS, au mo-
Macron réformateur Promulguée le 6 août 2015, la loi pour la
croissance, l’activité et l’égalité
des chances économiques était
destinée à « lever les blocages » entravant l’économie tricolore.
Parmi 300 articles, la libéralisation du transport de passagers
par autocar a permis de créer un
millier d’emplois en trois mois,
selon un chiffrage donné par M.
Macron en décembre 2015.
La réforme du travail dominical
pour les commerces peine en revanche à se généraliser. Certaines
A sa décharge,
le ministre
de l’économie n’a
pas les moyens
d’aller tellement
plus loin
enseignes (Darty, Zara, Etam…) ont
obtenu l’accord de leurs syndicats.
Mais à la Fnac, les négociations ont
achoppé. Dans les grands magasins parisiens comme les Galeries
Lafayette, ces discussions viennent de commencer.
Revers pour M. Macron, le plafonnement des indemnités
prud’homales en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse
a été censuré par le Conseil constitutionnel en août 2015. La mesure
est au menu de la ministre du travail, Myriam El Khomri, qui planche sur une réforme du code du
travail.
Concernant la refonte des tarifs
des professions réglementées
(huissiers, notaires…) « pour qu’ils
correspondent aux coûts réels supportés par les professionnels », les
décrets sont examinés par le Conseil d’Etat « et devraient entrer en
vigueur le 29 février », indiquet-on à Bercy. Mais leur impact économique devrait être limité.
Macron porte-drapeau New
York, Tel Aviv, Las Vegas… Le ministre globe-trotter n’a pas ménagé son temps pour soutenir les
start-up françaises et attirer les investisseurs étrangers. Les patrons
de la French Tech adorent ce récent converti. Au Salon de l’électronique de Las Vegas, en janvier,
il a jugé que la France était « créative », « innovante », mais avait besoin de « réformes ». Pour beaucoup, cette communication a eu
le mérite de faire oublier la taxe à
75 % sur les hauts revenus, aux effets dévastateurs à l’étranger.
Pour autant, M. Macron compte
peu de réalisations concrètes. « A
part la réforme sur les actions gratuites, il n’y a pas eu grand-chose »,
dit Jean-David Chamboredon, coprésident de France Digitale, un
lobby d’entrepreneurs. A sa décharge, le ministre n’a pas les
moyens d’aller tellement plus loin.
« On retombe souvent sur des questions fiscales ou concernant le droit
du travail, qui relèvent d’autres ministères », complète le lobbyiste. p
isabelle chaperon,
avec le service économie
Nicolas DUPONT-AIGNAN
Invité de
Mercredi 17 février à 20h30
Emission politique présentée par Frédéric HAZIZA
Avec :
Françoise FRESSOZ, Frédéric DUMOULIN et Yaël GOOSZ
sur le canal 13 de la TNT, le câble, le satellite, l’ADSL, la téléphonie mobile, sur iPhone
et iPad. En vidéo à la demande sur www.lcpan.fr et sur Free TV Replay.
www.lcpan.fr
10 | france
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Pacte de
responsabilité :
Manuel Valls
durcit le ton
Le premier ministre
a appelé le patronat
à respecter ses engagements
U
n simple coup de pression ou une menace
réelle ? A la sortie du
comité de suivi des
aides publiques aux entreprises,
lundi 15 février, Manuel Valls a estimé que les engagements du patronat dans le cadre du pacte de
responsabilité « n’étaient pas respectés ». Selon la ministre du travail, Myriam El Khomri, également présente à cette réunion, sur
les 50 principaux secteurs professionnels, 16 accords de branche
seulement ont été signés. Trois
branches n’ont encore engagé
aucune négociation. « Ce n’est pas
satisfaisant », a déclaré le premier
ministre, appelant le patronat à
« assumer ses responsabilités ».
En soi, le constat n’est pas nouveau. Pas plus que ne l’est l’exhortation aux entreprises de jouer le
jeu du pacte de responsabilité en
contrepartie des 41 milliards
d’euros qui leur ont été accordés
depuis la mise en œuvre du crédit
d’impôt pour la compétitivité et
l’emploi (CICE), dont le coût total
atteindra 20 milliards d’euros
en 2017, et des allégements progressifs de charges sociales et fiscales, dont la dernière tranche
doit intervenir en 2017.
Ainsi, la suppression de la contribution sociale de solidarité des
sociétés (C3S), devenue effective
pour les très petites entreprises
(TPE) en 2015 et les petites et
moyennes entreprises (PME)
en 2016, devrait être étendue aux
grandes entreprises en 2017, et
une nouvelle baisse du taux de
l’impôt sur les sociétés (IS) devrait
être inscrite dans la prochaine loi
de finances, pour un allégement
global de 5,5 milliards d’euros
dont les grandes entreprises seraient les principales bénéficiaires. En outre, comme l’avait annoncé François Hollande le
18 janvier, le CICE devrait être
transformé en baisses de charges
« au plus tard en 2018 ».
« Conditionner les aides »
C’est là que le ton du premier ministre s’est durci. Tout en assurant
que le gouvernement respecterait
ses engagements financiers, il a
prévenu que « les aides peuvent
être conditionnées, elles peuvent
être réorientées vers d’autres types
d’entreprises ». Une hypothèse
déjà évoquée à plusieurs reprises.
M. Valls a indiqué qu’une évaluation complémentaire devrait être
réalisée « avant l’été » et que les
modalités de l’engagement de
l’Etat seraient alors examinées en
fonction des résultats. Une prochaine réunion d’étape est prévue
Comité de suivi des aides publiques aux entreprises, en présence de Manuel Valls, lundi 15 février, à Paris. FRÉDÉRIC PITCHAL/DIVERGENCE
en juin et France Stratégie présentera un nouveau rapport d’évaluation du pacte en septembre.
« Il ne s’agit pas d’une remise en
cause globale des 41 milliards du
pacte de responsabilité mais de
conditionner et retravailler la répartition de la troisième tranche
pour 2017, précise son cabinet. Le
bilan est positif pour les branches
engagées dans des négociations
mais il faut que le rythme s’accélère d’ici à cet été. On ne porte pas
tant un jugement sur les accords
de branche que sur les quelques
branches qui n’ont pas abouti et les
trois où aucune négociation n’a été
entamée [cabinets médicaux, établissements
d’enseignement
privé, pharmacies d’officine]. Le
gouvernement et le législateur ont
pris leurs responsabilités pour 2015
et 2016, les entreprises doivent en
faire autant. »
« Brandir la
menace ne sert
à rien. (…) Il s’agit
d’une posture
politique »
commençait à porter ses fruits ».
« Nous avons joué le jeu, nous le
jouons et nous le jouerons », a déclaré Pierre Gattaz, mardi matin,
lors d’une conférence de presse,
jugeant « contreproductifs », les
propos de M. Valls.
FRANÇOIS ASSELIN
47 000 emplois en 2015
Pour François Asselin, président
de la CGPME, « on a dévié d’une
question économique à une question politique, on se trompe d’objectif ». « Brandir la menace ne sert à
rien. Un chef d’entreprise n’embauche pas pour faire plaisir au premier
ministre et ne s’empêche pas d’embaucher pour l’embêter, commente-t-il. Si on considère les chiffres du
chômage, oui, l’objectif du pacte de
responsabilité n’a pas été atteint.
Mais si on accuse les patrons de
faire de la rétention à l’embauche, il
s’agit d’une posture politique. »
président de la CGPME
Il n’en fallait pas plus, cependant, pour faire réagir les représentants patronaux, qui se sont
dits « surpris » de la sortie de
M. Valls, « plus agressive que la teneur de la réunion qui l’a précédée ». Pour le vice-président du
Medef, Geoffroy Roux de Bézieux,
« si on commence à conditionner
les aides et à remettre en cause le
pacte, on démolit tout l’effort de
confiance fait jusqu’à présent et qui
L’avenir de Paris entre les mains de Matignon
Les élus parisiens ont adopté, lundi, la réforme du statut de la capitale, voulue par Mme Hidalgo.
Le contenu du projet de loi doit être arrêté par le premier ministre
U
n tournant historique
majeur », s’est félicitée
Anne Hidalgo. Le dessein
de la maire PS de Paris, qui souhaite la modernisation du statut
de la capitale, a franchi, lundi
15 février, une première étape,
avec l’adoption du projet par les
élus parisiens. Mais les uns redoutent et les autres espèrent que le
schéma initial de la municipalité
évolue lors de son examen par le
Parlement. Dans les prochains
jours, Manuel Valls doit arrêter le
contenu et le calendrier de la réforme avec Mme Hidalgo qui espère un projet de loi voté en 2016.
Présenté par celle-ci comme une
mesure de lutte contre « les lourdeurs bureaucratiques », le principe de la fusion de la commune
et du département de Paris a été
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avec
adopté, lundi, par tous les groupes politiques sauf celui des Républicains. Le président du groupe
des élus PCF-Front de gauche au
Conseil de Paris, Nicolas BonnetOulaldj, redoute toutefois la tentation du Parlement d’organiser
« un coup de force » contre les départements, à l’occasion du projet
de loi sur le statut de Paris.
Sur le plan national, le projet de
supprimer les départements a circulé au PS et continue d’être défendu par la droite et le centre. Elu
(UDI) de Paris et sénateur, Yves Pozzo di Borgo souhaite proposer « la
suppression de l’ensemble des départements de France ». Mme HIdalgo a rappelé son opposition à la
disparition des départements.
« Sortez de vos fantasmes ! »
Pour combler « les disparités démographiques » entre arrondissements parisiens, elle souhaite le
regroupement, en 2020, des 1er, 2e,
3e et 4e arrondissements en une
seule mairie, mais se garde de proposer d’autres rapprochements
pour ne pas être accusée de vouloir
supprimer des mairies de droite.
Cela n’a pas empêché UDI et MoDem de voter contre, au motif
qu’il ouvre la voie à « un redécoupage de l’ensemble des circonscriptions parisiennes » par le Parlement, prédit Eric Azière, le patron
des centristes parisiens. « Vous
prenant à la fois pour Napoléon III
et le baron Haussmann, vous voulez redessiner un Paris à votre
main », a lancé Jean-Pierre Lecoq,
maire (LR) du 6e arrondissement à
Sous l’effet conjugué du pacte de
responsabilité et de la baisse des
prix du pétrole, les entreprises
françaises devraient retrouver
en 2016 un taux de marge équivalent à celui de 2008, avant la crise.
Sur le front de l’emploi, les résultats tardent à venir, même si,
d’après une première estimation
de l’Insee publiée vendredi 12 février, 47 100 emplois ont été créés
dans le privé en France en 2015.
Or, à un peu plus d’un an de
l’élection présidentielle, l’exécutif
a besoin de montrer que l’effort
consacré en faveur des entreprises
– qui a sérieusement fait tanguer
sa majorité et désarçonné son
électorat – produit ses fruits. En ce
sens, la sortie de M. Valls avait une
portée politique. Reste à savoir si
le message sera entendu. p
patrick roger
et audrey tonnelier
L’HISTOIRE DU JOUR
David Cormand, à peine numéro
un et déjà contesté à EELV
D
Mme Hidalgo. « Sortez de vos fantasmes ! », lui a-t-elle rétorqué.
A l’inverse, Jean-Bernard Bros
(PRG) a appelé à « l’audace » d’aller
vers d’autres regroupements. Les
élus écologistes ont demandé « le
redécoupage de toute la carte parisienne ». Bruno Julliard, premier
adjoint (PS) de Mme Hidalgo, a déclaré : « [Les parlementaires]
n’iront pas plus loin que ce que
nous proposons, car ils ne prendront pas le risque d’être accusés
de tripatouillage électoral. »
Troisième chantier – « le plus important » aux yeux de Mme Hidalgo –, le transfert de compétences de l’Etat à la Ville a reçu le soutien de tous les groupes – LR excepté. Le préfet de police, Michel
Cadot, a salué la « démarche bienvenue et nécessaire » de la Ville.
M. Cadot a donné son accord
aux transferts de compétences
dans les « cinq domaines » souhaités par la ville. Le principal concerne le contrôle de la circulation
sur tous les axes de Paris. L’Etat
garderait le droit de demander à la
ville des aménagements du trafic
sur certaines portions de rue,
pour assurer la sécurité. La droite
et le centre ont prévu de batailler
au Parlement pour la création
d’« une police municipale » à Paris.
La plupart des élus LR parisiens
militent aussi pour l’élection du
maire de la capitale au scrutin direct, autrement dit non plus par
les conseillers de Paris. A ces deux
propositions, Mme Hidalgo a réitéré son hostilité. p
iriger le parti écologiste n’est décidément pas une sinécure. A peine installé dans le fauteuil laissé vacant par
Emmanuelle Cosse, partie au gouvernement sans l’aval
d’Europe Ecologie-Les Verts (EELV), David Cormand a aussitôt été
mis en cause par une partie de ses troupes. Statutairement, c’est
le numéro deux de la motion sur laquelle a été élue Mme Cosse au
congrès de Caen, en novembre 2013, qui lui succède en cas de vacance du poste. Secrétaire national adjoint et chargé des élections, M. Cormand a donc été nommé secrétaire national « par intérim » jusqu’au congrès du parti qui doit se tenir en juin.
Un temps proche de Jean-Vincent Placé, cet ancien conseiller
régional de Haute-Normandie se voit aujourd’hui reprocher sa
proximité avec Cécile Duflot dont il était depuis peu l’assistant
parlementaire. La gauche d’EELV craint une reprise en main du
parti en vue du congrès. « C’est l’homme de Duflot, critique Annie
Lahmer, conseillère régionale d’Ile-deFrance. Ils font partie des gens qui portent une responsabilité dans la situation
CET ANCIEN
où nous sommes aujourd’hui. » Même
CONSEILLER RÉGIONAL tonalité chez un ancien duflotiste, une
espèce en voie d’apparition : « Il y a une
DE HAUTE-NORMANDIE forte contestation de David car il est l’un
des principaux artisans du calamiteux
SE VOIT REPROCHER
congrès de Caen. »
Anticipant ces critiques, M. Cormand
SA PROXIMITÉ
a proposé la mise en place d’une « direcAVEC CÉCILE DUFLOT
tion collégiale » qui lui permette de donner une image unie à la tête du parti.
Lors de sa première prise de parole officielle, vendredi 12 février, il
s’est présenté entouré des deux porte-parole, Sandrine Rousseau
et Julien Bayou, ainsi que du trésorier et secrétaire national adjoint d’EELV, Jean Desessard.
Presque toutes les sensibilités étaient donc représentées, sauf
une partie de la gauche du mouvement. Mardi 16 février, cette
composante devrait se voir proposer le poste de secrétaire national adjoint laissé vacant par M. Cormand. « J’essaie de donner tous
les gages possibles, souligne-t-il. Nous avons vécu un traumatisme
qui a un sens politique profond. Soit il y a une prise de conscience
pour transcender ce moment difficile, soit on continue à faire
comme d’habitude mais en pire. » Un vote du conseil fédéral, le
parlement du parti, devrait intervenir dans la foulée pour valider
la nouvelle direction. Si son issue fait peu de doute, M. Cormand
devra faire ses preuves s’il veut transformer l’essai en juin. p
béatrice jérôme
raphaëlle besse desmoulières
france | 11
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MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
L’orthographe, une bataille très politique
Le ministère de l’éducation se voit reprocher des rectifications orthographiques formulées en 1990
D
epuis le début du mois
de février, la ministre
de l’éducation fait face
à une polémique à rebondissements : Najat VallaudBelkacem se voit reprocher d’avoir
voulu généraliser, à la rentrée
2016, les recommandations pour
une « orthographe révisée », formulées par le Conseil supérieur de
la langue française en 1990.
« L’orthographe révisée est la référence. » Cette petite phrase, si elle
est bien extraite des programmes
scolaires du primaire, n’est pas récente : elle figure dans ceux parus
en juin 2008, sous le quinquennat
de Nicolas Sarkozy et le ministère
de Xavier Darcos. A l’époque, cette
mention n’avait suscité aucune
réaction. Avec vingt-six ans de décalage, le gouvernement est donc
tenu pour responsable de « retouches et aménagements » défendus,
en leur temps, par Maurice Druon,
alors secrétaire perpétuel de l’Académie française. Ce dernier s’était
à l’époque prévalu de l’appui unanime des Immortels. Aujourd’hui
au même poste, Hélène Carrère
d’Encausse assure que l’Académie
« n’a eu aucune part » dans cette réforme, suscitant l’« étonnement »
de la ministre de l’éducation, qui le
lui a fait savoir dans une missive
rendue publique mardi 16 février.
« Nivellement pas le bas »
Des déclarations enflammées ont
ajouté à la confusion. Mêlant les
contre-vérités aux approximations, elles ont montré une nouvelle fois l’impossibilité politique
de soutenir la moindre évolution
des normes de la langue française.
De François Fillon, jugeant que ce
n’est « vraiment pas le moment », à
François Bayrou, s’insurgeant contre « la volonté de couper nos enfants de leurs racines », en passant
par Eric Ciotti, dénonçant « le nivellement pas le bas », la droite a
trouvé, dans cette réforme qui n’en
est pas une – ne fût-ce que par son
caractère facultatif –, une nouvelle
occasion de mettre en cause le
gouvernement. Annie Genevard,
déléguée à l’éducation du parti
Les Républicains, est allée jusqu’à
déplorer une atteinte à l’« identité »
des Français dans un « contexte
éruptif » – celui des attentats. Luc
Chatel a, lui, tout mélangé, assurant que l’emploi de l’orthographe
révisée était « une mesure de la réforme du collège ».
« La France
a connu pas
moins de douze
réformes
de l’orthographe
en 200 ans, puis
un coup d’arrêt »
ANDRÉ CHERVEL
historien de l’orthographe
Beaucoup de bruit, alors que ces
modifications sont, parfois, déjà
rentrées dans l’usage : elles portent sur le trait d’union, le pluriel
de certains mots composés, certaines utilisations du participe passé,
l’accent circonflexe dans certains
cas… Comment en est-on arrivé là ?
Il convient de faire la part entre
l’actualité récente et la question de
fond : doit-on et peut-on réformer
une orthographe ardue, « probablement la plus difficile d’Europe »,
selon André Chervel, historien de
l’orthographe et partisan depuis
près d’un demi-siècle d’une simplification ambitieuse. « La France
a connu pas moins de douze réformes de l’orthographe en deux
cents ans, entre le XVIIe et le
XIXe siècle, suivies d’un coup d’arrêt », résume-t-il. Il n’est qu’à se référer à l’édition originale des Fables de La Fontaine – par exemple
« La Cigale ayant chanté/Tout
l’Esté,/Se trouva fort dépourveuë/
Quand la Bize fut venuë » – pour
réaliser à quel point les normes orthographiques ont évolué. La dernière réforme d’envergure,
en 1835, a donné au français son aspect contemporain en passant, selon la formule consacrée « du françois au français ». « On en est resté
pratiquement encore à cette ortho-
graphe très traditionnelle », regrette André Chervel.
Une orthographe qui, dès la fin
du XIXe siècle, devient un signe
distinctif du niveau d’instruction
et accède au statut de passion française. « Beaucoup de ministres de
l’éducation, à compter de Jules
Ferry, tentent de réduire la place de
son enseignement dans le temps
scolaire, sans y parvenir, rappelle
l’historien
Claude
Lelièvre.
Quelques rectifications déjà dans l’usage
Parmi les quelque 2 400 rectifications orthographiques proposées
en 1990, certaines sont entrées dans les mœurs sans faire
de bruit, d’autres ne sont pas du tout consacrées par l’usage.
La nouvelle utilisation du tréma est communément admise :
ambigüe en lieu et place d’ambiguë, mais aussi aigüe, contigüité,
cigüe. Mémorandum porte un accent aigu, média aussi, mais pas
vademecum. Personne ne s’est mis à écrire combattivité avec
deux « t », en cohérence avec le verbe combattre. Beaucoup de
mots composés ont vu leur tiret disparaître… ou pas, au gré
des choix personnels : on écrit cowboy comme cow-boy, mais
handball s’est imposé et haut-parleur demeure. Imbécillité
comporte toujours deux « l » malgré les recommandations.
Aujourd’hui encore, la langue écrite
est, avec le roman national, l’un des
deux totems de notre identité auxquels les Français ne tolèrent
aucune atteinte. »
Un désir de simplification
Toute velléité de réforme déclenche un tir de barrage. Même l’Académie française, qui, en 1975 déjà,
propose une série de simplifications, doit faire machine arrière
devant le mauvais accueil qui lui
est réservé. Au sein du monde enseignant, pourtant, comme parmi
les linguistes, un désir de simplification perdure, même s’il reste incompris de l’opinion et rejeté par
l’intelligentsia.
En 1990, le premier ministre, Michel Rocard, croit pouvoir surmonter l’obstacle en prenant appui sur les académiciens. Un
groupe de travail du Conseil supérieur de la langue française, présidé par Maurice Druon, icône du
gaullisme et secrétaire perpétuel
de l’Académie, avance ses proposi-
Les dons d’organe en augmentation
C’
L’amendement 46ter de la loi de
santé tout juste adoptée, prévoit
que « le prélèvement d’organes
post-mortem peut être pratiqué
sur une personne majeure dès lors
qu’elle n’a pas fait connaître, de
son vivant, son refus d’un tel prélèvement, principalement par l’inscription sur un registre national
automatisé prévu à cet effet ».
Consentement présumé
Cet amendement remanié avait
suscité de nombreuses réserves
lors du débat parlementaire. La rédaction du décret d’application
fait actuellement l’objet de réunions de concertation réunissant
associations de patients, professionnels de santé, représentants
des religions… la dernière devant
se tenir le 24 mars. Les discussions
y sont vives.
A l’issue de ces réunions, un décret sera publié en Conseil d’Etat
afin de préciser les autres moyens
d’expression du refus. Cela pourrait se faire par le biais du dossier
médical personnel. La question
est aussi celle de la place des proches dans cette démarche. La mesure sera applicable le 1er janvier 2017.
Le don d’organes repose en
France sur le principe du consentement présumé (qui ne dit mot
consent). Aujourd’hui, la seule façon d’exprimer son refus est de
s’inscrire sur le registre national
des
refus,
qui
compte
120 000 personnes. « En élargissant ce dispositif, on présume que
le pourcentage de refus va baisser
et permettre de répondre en partie
à la pénurie actuelle de greffons »,
explique Jean-Louis Touraine, député PS (Rhône) à l’origine de
l’amendement. Ce taux d’opposition atteignait 32,5 % en 2015.
Dans les faits, l’équipe médicale
demande à la famille si la personne s’opposait ou non au prélèvement de ses organes, un moment difficile pour des personnes
qui viennent de perdre un proche.
L’agence de la biomédecine et les
professionnels de santé se veulent rassurants : rien ne se fera si
tis successifs, nie avoir pris la décision. Le Conseil supérieur des programmes, qui a publié en novembre 2015 les nouveaux programmes du primaire au collège,
décline toute responsabilité en disant s’inscrire dans la continuité
des recommandations officielles.
Et ce, même s’il met en exergue de
chacun de ses programmes, du CP
à la 3e, que leurs textes appliquent
l’orthographe révisée.
De son côté, l’Académie a multiplié les communiqués visant à minimiser son rôle dans cette affaire.
Quant aux éditeurs de manuels,
censés, selon de nombreux médias, avoir « décidé de systématiser » ces recommandations, ils
préfèrent désormais se taire, ontils confié au Monde, « lassés par
cette polémique et cette écume médiatique qui amalgament grossièrement syntaxe et orthographe
grammaticale, orthographe lexicale et orthographe d’usage ». p
mattea battaglia
et luc cédelle
J UST I C E
Affaire Bygmalion :
Nicolas Sarkozy entendu
Si la hausse est une bonne nouvelle, elle reste insuffisante face à la demande. Le décret
qui permet de faciliter les prélèvements post-mortem fait l’objet de vives discussions
est la plus forte augmentation en dix ans.
Le nombre de greffes
d’organes a augmenté de 7 %
en 2015 par rapport à 2014, avec
5 746 greffes réalisées, dont 60 %
de greffes rénales. C’est ce que
souligne le rapport de l’Agence de
la biomédecine présenté mardi
16 février. Si cette hausse est une
bonne nouvelle, le nombre de patients en attente d’organes ne
cesse d’augmenter. Il a quasiment
doublé en dix ans, avec 21 378 personnes en demande, en raison
notamment du vieillissement de
la population. Mais aussi du « succès de la greffe », selon l’agence.
« Cela reste la meilleure thérapeutique pour rétablir la fonction
des organes et une technique de
mieux en mieux maîtrisée, avec
91 % d’organes prélevés greffés »,
explique le professeur Olivier Bastien, le directeur du prélèvement
et de la greffe.
Afin de lutter contre le manque
de greffons disponibles, la procédure est en cours de modification.
tions, entérinées le 3 mai par les
Immortels à l’unanimité… des
présents (vingt-deux sur trentehuit). Le 6 décembre sont publiées
au Journal officiel les « rectifications de l’orthographe ». « Elles ne
visent pas un bouleversement de la
langue », mais « normalisent la
plupart des anomalies », précise
alors Maurice Druon.
Des résistances se font pourtant
jour, au sein même de l’Académie
et au-delà : ce « front du refus »
réunit François Bayrou, Michel
Tournier, Danièle Sallenave, Philippe Sollers, Cavanna, Alain Finkielkraut… Un second vote, le
17 janvier 1991, ressoude les rangs
des académiciens en insistant sur
le caractère facultatif des rectifications et sur l’idée que seul l’usage
tranchera. En l’absence de circulaire, les enseignants feront à leur
guise… jusqu’à aujourd’hui.
Pourquoi le sujet ressurgit-il ?
Du côté des présumés responsables, chacun se renvoie la balle. Le
gouvernement, par trois démen-
la famille exprime le moindre refus. Le décret précise d’ailleurs
que « le médecin informe les proches du défunt, préalablement au
prélèvement envisagé ».
« Une part importante de la population n’a même jamais réfléchi
au don de ses organes et ne souhaite pas se positionner sur cette
question, qui confronte à la
mort… », note Renaloo, association de patients concernés par la
dialyse et la greffe de rein. Celle-ci
craint que cette loi ait l’effet inverse de celui escompté, à savoir
un recul du don.
Ces dernières années, d’autres
pistes ont été mises en œuvre par
l’Agence de la biomédecine pour
favoriser les dons d’organes. Il est
possible depuis 2011 de donner un
rein de son vivant, ce qui a représenté 16 % des 3 486 greffes rénales réalisées en 2015. Il est aussi
possible depuis 2014 de prélever
chez les patients décédés après un
arrêt cardiaque, à la suite de
l’échec des thérapeutiques. p
pascale santi
Nicolas Sarkozy était mardi
16 février au pôle financier du
tribunal de grande instance de
Paris pour être entendu par
les juges d’instruction sur les
fausses factures de Bygmalion
et les comptes de sa campa-
gne présidentielle de 2012, affaire dans laquelle il risque
une mise en examen. Les enquêteurs soupçonnent l’actuel
président du parti Les Républicains d’avoir couvert un
système de fausses factures
visant à maquiller l’explosion
du plafond légal de ses frais de
campagne. – (AFP.)
- CESSATIONS DE GARANTIE
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE FRANCE, sis Cœur Défense – Tour A
– 110 esplanade du Général de Gaulle – 92931
LA DEFENSE CEDEX (RCS NANTERRE
414 108 708), succursale de QBE Insurance
(Europe) Limited, Plantation Place dont le
siège social est à 30 Fenchurch Street, London
EC3M 3BD, fait savoir que la garantie financière dont bénéficiait:
AGENCE PAGES IMMOBILIER
SERVICES SARL
51 Avenue du Général de Gaulle
66320 VINCA - SIREN : 481 991 990
depuis le 22 mai 2005 pour ses activités de :
GESTION IMMOBILIERE cessera de porter
effet trois jours francs après publication du
présent avis. Les créances éventuelles se rapportant à ces opérations devront être produites
dans les trois mois de cette insertion à l’adresse
de l’Etablissement garant sis Cœur Défense –
Tour A – 110 esplanade du Général de Gaulle
– 92931 LA DEFENSE CEDEX. Il est précisé
qu’il s’agit de créances éventuelles et que le
présent avis ne préjuge en rien du paiement
ou du non-paiement des sommes dues et ne
peut en aucune façon mettre en cause la solvabilité ou l’honorabilité de la SARL AGENCE
PAGES IMMOBILIER SERVICES.
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE FRANCE, sis Cœur Défense – Tour
A – 110 esplanade du Général de Gaulle
– 92931 LA DEFENSE CEDEX (RCS
NANTERRE 414 108 708), succursale de
QBE Insurance (Europe) Limited, Plantation
Place dont le siège social est à 30 Fenchurch
Street, London EC3M 3BD, fait savoir que,
la garantie financière dont bénéficiait la :
SARL BATCOM
24 Bd de la République - 13530 TRETS
RCS: 445 296 056
depuis le 1er Janvier 2005 pour ses activités
de : TRANSACTIONS SUR IMMEUBLES
ET FONDS DE COMMERCE AVEC
PERCEPTION DE FONDS depuis le 1er janvier 2005 pour ses activités de : GESTION
IMMOBILIERE cessera de porter effet trois
jours francs après publication du présent
avis. Les créances éventuelles se rapportant
à ces opérations devront être produites dans
les trois mois de cette insertion à l’adresse
de l’Établissement garant sis Cœur Défense
– Tour A – 110 esplanade du Général de
Gaulle – 92931 LA DEFENSE CEDEX.
Il est précisé qu’il s’agit de créances éventuelles et que le présent avis ne préjuge en
rien du paiement ou du non-paiement des
sommes dues et ne peut en aucune façon
mettre en cause la solvabilité ou l’honorabilité de la SARL BATCOM.
12 | débats
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
La plus heureuse idée d’Albert Einstein
La découverte des ondes
gravitationnelles prédites
par Einstein est le plus bel
hommage que la science
pouvait rendre à ce physicien
de génie pour le centenaire
de la théorie de la relativité
par étienne klein
P
aul Valéry et Albert Einstein, qui
s’admiraient mutuellement, se
rencontrèrent à plusieurs reprises au cours des années 1920.
Un jour, le penseur-poète, persuadé que le père de la théorie
de la relativité produisait des idées à une cadence d’essuie-glaces, osa lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis longtemps : « Lorsqu’une idée vous vient, comment
faites-vous pour la recueillir ? Un carnet de notes, un bout de papier… ? » La réponse le déçut
sans doute, le physicien se contentant de lancer : « Oh ! Une idée, vous savez, c’est si rare ! »
NE PLUS SENTIR SON POIDS
Cette réponse témoigne de l’extrême modestie d’Einstein. Car en réalité, des idées, il en a
bel et bien eu, et bien plus qu’une, et pas n’importe lesquelles ! C’est un beau jour de 1907,
alors qu’il était encore à Berne, qu’il eut « la
plus heureuse de sa vie », l’idée qui sera la
pierre angulaire de sa théorie de la relativité
générale : « J’étais assis sur ma chaise au Bureau fédéral de Berne, racontera-t-il. Je compris soudain que si une personne est en chute
libre, elle ne sentira pas son propre poids. J’en
ai été saisi. Cette pensée me fit une grande impression. Elle me poussa vers une nouvelle
théorie de la gravitation. »
Ce qu’Einstein venait là de comprendre,
c’est que lorsque nous tombons en chute libre, tout ce qui est proche de nous (parapluie,
chapeau) tombe comme nous puisque la vitesse de chute des objets est la même pour
tous les objets. Nous avons donc l’impression
que la pesanteur a disparu dans notre voisinage alors même que nous sommes en train
de subir sa loi. N’est-ce pas bizarre ? Tout se
passe comme si l’accélération produite par la
chute effaçait le champ de gravitation local…
A la suite de cet émoi, Einstein postula qu’il
y aurait une sorte d’identité formelle entre accélération et gravitation : si une accélération
peut effacer un champ gravitationnel réel,
alors elle doit pouvoir aussi créer l’apparence
d’un champ gravitationnel là où il n’y en a
pas. En conséquence de ce « principe d’équivalence », une personne se trouvant dans un ascenseur sans fenêtre ne saurait dire si l’ascenseur est au repos dans un champ gravitationnel ou si, hors de tout champ de gravitation, il
est tiré avec une accélération constante. Dans
les deux cas, cette personne sentirait ses pieds
plaqués au plancher et, si elle lâchait un objet,
celui-ci tomberait exactement comme il le
fait sur Terre. L’expression des lois physiques
devrait donc être formellement identique
dans les deux situations.
ESPRIT D’ASCENSEUR
Quatre ans plus tard, alors à Prague, Einstein
fit une seconde percée décisive en comprenant que le principe d’équivalence implique
que la lumière, bien que de masse nulle, ne
file pas tout droit dans un champ de gravitation. Imaginons que la cabine d’un ascenseur
ait un mouvement accéléré et qu’un rayon de
lumière parallèle au plancher passe par un
minuscule orifice aménagé dans l’une de ses
APPARUE DANS
LE RECOIN D’UN
CERVEAU CAPABLE
DE PENSÉES PEU
ORDINAIRES, L’IDÉE
QUE LE TRAJET DE LA
LUMIÈRE EST DÉVIÉ
PAR LA GRAVITATION
VA BOUSCULER
LA STRUCTURE MÊME
DE L’UNIVERS
FREAK CITY
parois. La vitesse de la lumière n’étant pas infinie, il lui faut un certain temps pour atteindre la paroi opposée, temps pendant lequel la
cabine se sera déplacée vers le haut, de sorte
que le point d’impact du rayon lumineux
sera un peu plus proche du plancher que l’orifice d’entrée.
Si l’on pouvait observer la trajectoire du
rayon lumineux traversant la cabine, on
constaterait qu’elle est courbée en raison de
l’accélération vers le « haut ». Qu’impose
maintenant le principe d’équivalence ? Que
cet effet serait le même si la cabine d’ascenseur était immobile dans un champ de gravitation. En clair, contrairement à ce qui se
passe selon la théorie classique, le trajet de la
lumière doit être dévié par la gravitation !
Cette idée va agir comme un sésame cosmique. Apparue au bord de la Vltava dans le recoin d’un cerveau capable de pensées peu ordinaires, elle va s’étayer, se formaliser, et finira par bouleverser dans l’esprit des physiciens la structure même de l’Univers.
UNE ÉCLIPSE ÉCLAIRANTE
Dès la fin de l’année 1911, Einstein suggéra
que la déviation de la lumière qu’il venait de
calculer pouvait être mesurée avec la lumière
nous arrivant des étoiles fixes. En temps ordinaire, du fait de l’éclat aveuglant du soleil, les
étoiles fixes qui sont dans sa direction ne
sont pas visibles, mais elles le deviennent
lors d’une éclipse totale du soleil. Dans ces
conditions, une éventuelle déflexion de la lumière par la gravité du soleil deviendrait mesurable. Or les astronomes avaient prévu
pour le 21 août 1914 une éclipse totale qui devait rassembler toutes les conditions requises pour effectuer une mesure cruciale.
Erwin Freundlich, un jeune astronome allemand, organisa une première expédition qui
partit pour la Crimée, juste au moment… où
se déclara la première guerre mondiale. Tous
les membres de l’équipe furent faits prisonniers par les soldats du tsar et leurs instruments confisqués.
D’un certain point de vue, ce fut un coup de
chance, car la prédiction d’Einstein n’était pas
encore assez mûre pour obtenir la bénédiction céleste : si Freundlich avait pu faire ses
mesures comme prévu, celles-ci auraient réfuté les calculs d’Einstein, qui étaient faux…
Mais revenons en 1913. De retour à Zurich,
Einstein étudia avec l’aide de Marcel Grossmann la géométrie des espaces courbes qui
avait été développée par Bernhard Riemann.
Ce dernier n’avait envisagé que la courbure
de l’espace, mais Einstein et son ami générali-
¶
Etienne Klein est
directeur de recherche
au Commissariat
à l’énergie atomique
(CEA), auteur de
« Discours sur l’origine
de l’Univers » (ChampsFlammarion, 2012),
« En cherchant Majorana,
le physicien absolu »
(éditions des Equateurs,
2013) et « Les Secrets de
la matière » (Librio, 2015)
sèrent ses travaux à l’espace-temps tout entier. Dans un article rédigé à quatre mains, ils
avancèrent l’idée que la gravitation n’est pas
une véritable force, mais une manifestation
locale de la courbure de l’espace-temps. Selon
eux, la géométrie de l’Univers serait en réalité
courbée par les masses qu’il contient et, en retour, la géométrie de l’espace-temps déterminerait directement (c’est-à-dire sans qu’une
force soit mise en jeu) le mouvement des objets matériels en son sein. Cependant, à cause
d’une erreur commise par Einstein, ils ne purent trouver les équations reliant la courbure
de l’espace-temps à la masse et à l’énergie qui
y sont contenues.
A partir de 1914, Einstein continua à travailler sur ce problème à Berlin, en grande
partie épargnée par la guerre, et il finit par
trouver les équations justes à la fin de l’année
1915. Au cours de la conférence qu’il donna le
25 novembre, il annonça que la déviation de
la lumière lors de son passage au voisinage du
soleil devait être le double de celle qu’il avait
annoncée en 1911.
Après la fin du carnage mondial, Arthur Eddington, le directeur de l’observatoire de Cambridge, organisa deux expéditions en vue
d’observer l’éclipse du 29 mai 1919. Lui-même
partit avec une première équipe pour une petite île de l’Atlantique Sud, tandis qu’une seconde équipe posait ses instruments dans
une ville du Brésil. Malgré une météo peu
coopérative et des plaques photographiques
de mauvaise qualité, les mesures confirmèrent les calculs d’Einstein. L’annonce de ce résultat déclencha un enthousiasme sans précédent et fit d’Einstein une star mondiale.
Lorsque Eduard, son second fils, lui demanda pourquoi il était devenu si célèbre, il
obtint une jolie réponse qui résumait l’essentiel de l’affaire : « Quand un scarabée aveugle
marche à la surface d’une branche incurvée,
lui expliqua son père, il ne se rend pas compte
que le chemin qu’il suit est lui aussi incurvé. J’ai
eu la chance de remarquer ce que le scarabée
ne peut pas voir. »
ENTENDRE LE SOUFFLE DE L’UNIVERS
En 1916, alors qu’il était malade, épuisé par
des années de travail intense, Einstein avait
commencé à se demander si une masse en
mouvement accéléré pouvait rayonner des
« ondes gravitationnelles », de la même façon
qu’une charge électrique qu’on accélère
rayonne des ondes électromagnétiques. Il
avait découvert rapidement des solutions de
ses équations correspondant à des ondulations de l’espace-temps se propageant à la
vitesse de la lumière. Au cours de leur trajet,
elles devraient secouer l’espace-temps, ce qui
aurait pour effet de modifier brièvement la
distance séparant deux points dans l’espace.
La gravitation étant très faible en intensité,
de telles ondes sont très difficiles à détecter.
De fait, elles n’ont pu l’être qu’avec la complicité d’un événement considérable qui s’est
produit il y a plus d’un milliard d’années :
deux trous noirs voisins ont fusionné à une
vitesse égale aux deux tiers de la vitesse de la
lumière ; ce phénomène hyperviolent a libéré
une énergie inimaginable en seulement
20 millisecondes, et engendré un train d’ondes gravitationnelles qui ont progressivement perdu de la puissance au cours de leur
long voyage ; leur passage au travers de la
Terre, le 14 septembre 2015 à 9 heures 50 minutes et 45 secondes (Temps universel), a pu
être détecté grâce aux instruments extrêmement sensibles de l’expérience LIGO (qui,
coup de chance incroyable, venaient tout
juste d’être mis en service). Attardons-nous
une seconde sur la prouesse réalisée : les variations de longueur que cet instrument est
parvenu à mesurer sont largement inférieures à la taille d’un proton !
L’IRONIE DE L’HISTOIRE
Mathématiquement articulée, la physique
agit décidément comme un véritable « treuil
ontologique » : à partir d’un examen de ses
équations et de ce qu’elles impliquent, elle révèle de nouveaux éléments de réalité. Elle le
fit déjà en prédisant puis démontrant l’existence des photons, des antiparticules, des
quarks, et, plus récemment, en 2012, du boson de Higgs. Mais là, l’histoire se donne en
plus avec une certaine ironie, car Einstein n’a
jamais cru en l’existence des trous noirs. Or,
ce sont bien deux tels objets qui, en s’accouplant jusqu’à n’en plus faire qu’un, ont permis que soient enfin détectées les ondes gravitationnelles qu’il avait prédites.
Il s’agit en fait d’une double découverte : la
preuve de la réalité des ondes gravitationnelles confirme en retour, par une sorte de renvoi d’ascenseur cosmique, l’existence des
trous noirs (qui était encore contestée par
certains), ainsi que la possibilité de leur coalescence.
L’annonce du 11 février vient donc à point
nommé pour célébrer majestueusement le
centenaire d’une extraordinaire construction
intellectuelle. Elle sonne comme l’aboutissement d’une idée simple et en effet « heureuse » qui, un beau jour, éclata comme une
bulle dans le cerveau d’un génie. p
éclairages | 13
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
De quoi le nom de Poutine est-il synonyme ?
ANALYSE
moscou - correspondance
Q
POUR MOSCOU,
CITER LE NOM
DE M. POUTINE
DANS DE SORDIDES
AFFAIRES SIGNIFIE
QUE LES ÉTATS-UNIS
SONT À L’OFFENSIVE
POUR CHANGER
LE POUVOIR
uelque chose a changé. On ne dit
plus « le pouvoir », « l’entourage »,
voire « le Kremlin », pour dénoncer
quelque malversation supposée
commise tout au sommet de l’Etat
russe, mais « Poutine ». Pour la première fois,
quasi coup sur coup, le nom du président
russe, Vladimir Poutine, a été cité par des autorités extérieures à la Russie dans deux sombres affaires. La première concerne un meurtre, la seconde, la corruption. Rien de moins !
Le 21 janvier, le juge britannique Robert
Owen, chargé d’une enquête publique sur la
mort du ressortissant russe Alexandre Litvinenko, décédé à Londres en 2006 des suites
d’un empoisonnement au polonium – une
substance hautement radioactive –, a nommément mis en cause M. Poutine en désignant le
président russe comme le « probable » commanditaire de l’assassinat de cet ancien agent
du KGB, les services secrets russes.
L’affaire a fait grand bruit. Car même si
Alexandre Litvinenko, avant de mourir, puis
sa veuve n’ont jamais cessé d’accuser le dirigeant russe, personne, jusqu’ici, n’avait jamais
impliqué de la sorte le chef du Kremlin. Cette
fois, l’accusation, même « adoucie » par l’utilisation d’un adverbe, émane directement d’un
magistrat étranger. Une première, dont Moscou a tenté de minimiser la portée. « C’est peut-
LETTRE DE LONDRES |
être une blague », a réagi le porte-parole du
Kremlin, Dmitri Peskov.
Mais au même moment, ou presque, le
25 janvier, la diffusion d’un reportage de la
chaîne BBC, dans lequel un haut responsable
du Trésor américain accuse M. Poutine d’être
corrompu, ouvre une nouvelle brèche. Le fonctionnaire y décrit le président russe comme
un personnage utilisant les ressources de
l’Etat pour enrichir ses amis et « maquiller » sa
fortune. Et loin de prendre ses distances avec
ces déclarations, comme l’exigeait Moscou,
l’entourage du président Barack Obama a confirmé. « La déclaration du Trésor est ce qui reflète le mieux le point de vue de l’administration
présidentielle », a asséné quelques jours plus
tard le porte-parole de la Maison Blanche, Joshua Earnest. Encore une première. Jamais de
telles accusations n’avaient été formulées de
façon aussi explicite à ce niveau.
« DÉCLARATIONS SCANDALEUSES »
Les opposants et détracteurs de M. Poutine,
habitués à dénoncer haut et fort les travers de
la présidence russe, ne s’en émouvront pas. A
commencer sans doute par Alexeï Navalny,
qui a déposé plainte, le 11 février, contre le
chef du Kremlin, pour avoir omis de signaler
un conflit d’intérêts L’opposant s’est appuyé
pour cela sur un décret présidentiel allouant
1,75 milliard de dollars (1,56 milliard d’euros)
à la compagnie pétrochimique Sibur, dont
l’un des principaux actionnaires, Kirill Chamalov, se trouve être l’époux d’Ekaterina
Tikhonova, fille cadette du chef de l’Etat. La
plainte a été rejetée.
Mais des mises en cause directes, venues de
sources étrangères, et non des moindres, sont
inédites depuis l’arrivée au pouvoir de M. Poutine en 2000. Et Moscou s’en est étranglé de colère. « Nous estimons ces déclarations scandaleuses et offensantes », a fustigé M. Peskov, ajoutant qu’il s’agissait là d’une « déclaration sans
précédent » venant de Washington.
Il y a peu, lors de sa rencontre annuelle avec la
presse internationale, Sergueï Lavrov, le ministre des affaires étrangères, a pris le relais dans
le registre de l’indignation : « Nos collègues occidentaux disent parfois que les affaires avec la
Russie ne reviendront pas à la normale. C’est
vrai. » Puis, à propos des relations bilatérales
russo-américaines, le chef de la diplomatie
russe a fini par exhumer, non sans avoir dressé
une longue liste de griefs au préalable, des lettres échangées… dans les années 1930.
Dans ces documents établissant les premières relations diplomatiques entre l’URSS et les
Etats-Unis, ces derniers avaient réclamé l’engagement mutuel « de ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures, de ne pas torpiller leur système politique et économique ». « Vous pouvez
même les consulter sur notre site », avait insisté
M. Lavrov, comme si l’URSS existait toujours et
qu’il ne s’était rien passé depuis. Le lendemain,
le portrait du président Obama s’affichait sur
plusieurs mètres de haut, accroché à la façade
d’un immeuble situé en face de l’ambassade
américaine, au centre de Moscou, accompagné
du mot : « killer ». Une vidéo identique a ensuite été projetée au-dessus du McDonald’s de
la place Pouchkine, recensant les morts en Irak,
en Syrie et en Ukraine et donnant rendez-vous
au président américain « au tribunal de
La Haye en 2016 ».
Aux yeux de Moscou, citer le nom de M. Poutine « sans preuves » dans de sordides affaires
ne peut signifier qu’une seule chose : les EtatsUnis, imités par leurs alliés, sont passés à l’offensive pour changer le pouvoir. « Il reste encore du temps, plus de deux ans, avant nos élections présidentielles, mais la préparation semble avoir commencé », a assuré M. Peskov – bien
que M. Poutine n’a pas encore indiqué s’il
comptait briguer un nouveau mandat pour ce
scrutin prévu en septembre 2018. « Il est évident que nos partenaires – ou plutôt devrait-on
dire, nos prétendus partenaires – n’apprécient
pas la ligne cohérente qu’observe la Russie sur le
dossier ukrainien, le dossier syrien, et en général
la politique de la Russie sur la scène internationale », s’est entêté le porte-parole du Kremlin.
Nul ne mesure encore les conséquences des
accusations, graves, qui ont pesé sur le chef de
l’Etat russe. En matière diplomatique, il est
vrai, la « realpolitik » en a vu d’autres. Mais elles
permettent de mesurer la distance qui s’est instaurée depuis l’apparition subite dans le paysage, il y a plus de seize ans, d’un homme dont
tout le monde se demandait, Russes compris :
« Mais qui est M. Poutine ? » p
[email protected]
p h il ip p e b er nar d
Heureux comme un continental au Royaume-Uni
P
as facile de se sentir pleinement
européen à Londres lorsqu’on n’a
pas en poche un passeport britannique ni en tête l’identité insulaire qui
va souvent de pair. Ce puissant sentiment de
singularité fait le charme bien connu du pays.
Mais, exacerbé ces temps-ci par le nationalisme, il prend un relief particulier à quelques
mois d’un référendum sur l’appartenance à
l’Union européenne. Et, accessoirement, ne
facilite pas la tâche du correspondant de
presse étranger.
La première fois qu’on se fait refuser l’accès
à la salle du congrès du Parti travailliste où
son leader va prendre la parole, « parce que
vous n’êtes pas britannique », on songe à une
mauvaise plaisanterie. Puis la même mésaventure se répète au congrès conservateur :
pour obtenir un « ticket » d’entrée au discours
de David Cameron, il faut appartenir à un média « British ».
Vous restez incrédule et l’attachée de
presse doit vous le répéter droit dans les
yeux : vous n’aurez pas de ticket. Elle en est
désolée. « Really sorry », insiste-t-elle en distribuant le sésame qu’elle vous refuse à vos
confrères britanniques. Seul le système D à la
française vous permet de contourner l’interdit en vous faufilant dans la file des VIP pour
accéder à la salle.
LES INDÉGIVRABLES PAR GORCE
« Sorry, really sorry » : les « excuses » qui n’en
sont nullement reviennent aussi régulièrement que les phrases introduites par « unfortunately… » (« malheureusement… ») qui sonnent comme autant de fins de non-recevoir
définitives. La langue anglaise fourmille de
formules destinées à vous éconduire de la
plus charmante façon. « I’m afraid… » est une
variante qui équivaut à un bannissement immédiat, teintée d’indifférence, voire d’une
nuance de condescendance.
La collaboratrice d’un député vous le dit
sans détour : il ne prendra pas le temps de
vous rencontrer parce que ses électeurs ne lisent pas Le Monde : « Your readers are not our
voters. » Le responsable d’une ONG spécialisée dans l’hébergement d’urgence des SDF
vous le confirmera : son association a pour
principe de ne jamais parler à la presse étrangère.
Quant au Foreign Office ou à Downing
Street, ils n’invitent que rarement les journalistes européens, et jamais en même temps
que les Britanniques. Heureusement, les simples citoyens sont nettement plus abordables,
et même bien plus habitués qu’en France à exprimer librement leurs opinions. Mais comment expliquer pareille attitude des institutions autrement que par un sentiment persistant d’extranéité à l’égard de l’Europe ?
Lors d’un toast au château de Bellevue à Berlin, en juin 2015, la reine Elizabeth II avait fait
sensation en magnifiant l’unité de « notre
continent ». Elle est bien la seule à prendre
tant de liberté avec la géographie. Le tunnel
sous la Manche n’y a rien fait : il y a la GrandeBretagne d’un côté, et « le continent » de
l’autre.
Cette attitude de retrait joue des tours aux
responsables politiques britanniques en cette
période où se négocient avec l’UE les réformes
exigées par David Cameron pour mener la
campagne du « in » (maintien dans l’Union)
au référendum qu’il a promis.
« EUROPE RÉFORMÉE »
Le pays, ses élus et sa presse semblent découvrir que les concessions faites à Londres
concernent aussi les 27 autres pays de l’UE.
Que supprimer les aides sociales pour les
Européens s’installant au Royaume-Uni
pourrait être perçu comme discriminatoire.
Que reconnaître la « pression migratoire exceptionnelle » subie par le Royaume-Uni pour
justifier cette mesure peut résonner étrangement aux oreilles des Grecs ou des
Allemands.
Porté par de très bons résultats macroéconomiques, le Royaume-Uni croit plus que jamais en son étoile. Les partisans de la sortie
de l’UE le répètent : le pays, fort de sa langue
et de son entregent mondial à travers le Commonwealth, serait bien plus puissant hors
d’une Union qui, selon eux, bride ses élans
commerciaux vers l’Asie. Au point que David
Cameron a été contraint, le 3 février aux
Communes, de leur répondre. « Je ne prétends pas que le Royaume-Uni ne peut pas survivre hors de l’UE. Nous sommes la cinquième
puissance économique du monde, le principal
acteur européen en matière de défense [deux
titres disputés avec la France] et disposons
d’un des plus grands réseaux diplomatiques
de la planète. » Pourtant, a-t-il plaidé, la prospérité du pays serait encore plus éclatante au
sein d’une « Europe réformée » qui scellerait
pour toujours le « statut spécial accordé au
Royaume-Uni ».
Dans un mélange d’autosatisfaction et
d’aplomb – les systèmes judiciaire et de santé
britanniques sont « les meilleurs du monde »,
entend-on couramment –, Londres oscille
une fois de plus entre le continent et le grand
large. Au point que les correspondants de
presse « continentaux », pour peu qu’ils
échangent sur leur expérience britannique,
constatent leurs appréciations convergentes
et se sentent soudain… européens. p
[email protected]
LES PARTISANS
DE LA SORTIE
DE L’UE
LE RÉPÈTENT :
LE PAYS SERAIT
PLUS PUISSANT
HORS D’UNE UNION
QUI BRIDE
SES ÉLANS
COMMERCIAUX
VERS L’ASIE
Social-démocratie européenne en crises
LIVRE DU JOUR
michel noblecourt
A
vec en couverture les photos de
Jeremy Corbyn, le leader du Labour
Party, et de Matteo Renzi, le chef du
gouvernement italien, La Revue socialiste a choisi un titre trompeur en évoquant les « situations du socialisme européen ». Il s’agit plutôt d’une réflexion sans
concession sur les crises de la social-démocratie. Comme le note Alain Bergounioux, le directeur de la revue, « le mouvement socialiste
a été en “crise” dès sa naissance. Il a toujours
trouvé en lui les forces pour se renouveler ».
Mais les experts interrogés se relaient pour
montrer l’ampleur et la gravité des défis.
Pour Alain Bergounioux, François Hollande
se réclame de la famille sociale-démocrate,
mais « le désarroi idéologique demeure. Les
socialistes français ont refusé les thématiques
de la “troisième voie”, mais ils n’ont pas défini
une voie nouvelle réellement propre ». « Le
parti “présidentialiste” forgé en 1971 par François Mitterrand, ajoute-t-il, a, sans doute, fait
son temps. » Pour réussir sa « régénération »,
un PS uni devra « demeurer le principal parti
de la gauche ». A défaut, « une recomposition
aux contours hasardeux saisirait toute la gauche ». Chargée des questions européennes au
PS, Henri Weber défend le « compromis social-démocrate d’adaptation progressiste à la
globalisation », qui « appelle une articulation
entre les politiques économiques nationales et
une politique économique européenne volontariste et ambitieuse ».
RÉPONDRE À TROIS BESOINS
Le politologue Gérard Grunberg, comme
l’historien Marc Lazar, livre un diagnostic
sombre. Les citoyens de l’Europe, écrit-il, « ont
besoin de trois choses : des gouvernements efficaces et responsables devant eux, des perspectives d’avenir claires et de bons leaders capables de leur montrer le chemin, moralement et
politiquement. Si la social-démocratie ne peut
pas répondre à ces trois besoins, elle disparaîtra du paysage politique ». Le politologue
René Cuperus s’inquiète du réveil du populisme : si démocrates-chrétiens et sociaux-démocrates « n’apprennent pas à affronter de fa-
çon constructive ces nouvelles forces, ces nouvelles tensions, ils pourraient bientôt n’être
plus que des coquilles vides ».
Pour Fabien Escalona, chercheur à Sciences
Po Grenoble, « les alternatives nouvelles et radicales à la gauche de la social-démocratie
participent de la déstructuration lente et progressive des systèmes partisans en Europe ».
« La nouvelle version du compromis social-démocrate, en un mot, c’est la retraite en bon ordre », assène le philosophe Marcel Gauchet.
Ce dernier, rédacteur en chef de la revue Le
Débat, rejoint l’introduction d’Alain Bergounioux sur l’aube du socialisme, mais dans
une version guère optimiste : « Nous nous retrouvons, à certains égards, dans la situation
du socialisme des commencements, dans les
années 1840 : tout est à reprendre par rapport
à une histoire qui a fait un pas de géant. » La
social-démocratie pourra s’appuyer sur son
héritage pour s’instruire. Mais la marche
s’annonce longue et rude. p
Situations du socialisme européen.
La Revue socialiste numéro 60
Novembre 2015, 200 p., 10 euros
14 | enquête
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Yoweri Museveni,
en 2005.
JAMES AKENA/REUTERS
Les troupes de Museveni rétablissent la sécurité et mettent à genoux les rébellions du
nord du pays, en particulier la cauchemardesque Armée de résistance du Seigneur
(LRA) de Joseph Kony et ses milliers d’enfants
soldats, chassée d’Ouganda en 2006. Des
quotas, imposés par Museveni, permettent
l’entrée des femmes au sein du Parlement
ougandais, qui compte aujourd’hui plus d’un
tiers de députées.
« M7 », comme on le surnomme (en raccourci de son nom), est élevé par Bill Clinton,
avec Paul Kagamé, ou l’Ethiopien Meles Zenawi, dans la catégorie des « nouveaux dirigeants africains », tournant le dos aux Idi
Amin Dada et autres Bokassa. Mais l’ancien
maquisard ne se contente pas de la reconnaissance de Washington. Museveni rebat les
cartes du continent, envoyant plusieurs milliers de ses soldats se battre en Somalie contre les Chabab, ou au Soudan du Sud, pour
soutenir son vieil ami John Garang, en lutte
contre Khartoum.
L’Ouganda sert de base au Front patriotique
rwandais de Paul Kagamé, qui prend le pouvoir à Kigali en 1994. Ensemble, les anciens
compagnons d’armes lancent en 1996 une
opération militaire conjointe au Zaïre, exterminant les réfugiés et anciens génocidaires
hutus, renversant Mobutu et pillant sans
merci les riches sous-sols congolais.
bruno meyerfeld
kampala - envoyé spécial
Q
uand Yoweri Museveni est
né, on l’a tout de suite mis
sur une vache. C’est le rite de
passage chez les Banyankole
Bahima, son ethnie, qui peuplent le sud-ouest de
l’Ouganda. On donne au
bébé un arc et des flèches. « C’est ta vache, défends-la maintenant ! », encourage la famille.
Si l’animal meurt, le garçon sera considéré
comme peu chanceux. Mais si la vache vit
longtemps, et a une importante descendance, alors l’enfant pourrait avoir un grand
destin. « La mienne a très bien réussi, malgré
toutes les vicissitudes dont elle a souffert », racontera plus tard Yoweri Museveni.
Légende ou réalité ? La scène est en tout cas
racontée par le président ougandais dans son
autobiographie, Sowing the Mustard Seed
(« Semer la graine de moutarde », 1997, Macmillan Education, non traduit). Pas besoin de
lire très longtemps entre les lignes. La vache
de Museveni, c’est l’Ouganda.
Candidat à un cinquième mandat, ce jeudi
18 février, jour du premier tour de l’élection
présidentielle, le vieux bouvier de 71 ans, au
pouvoir depuis 1986, ne compte pas rendre la
liberté à son troupeau. « Comment pourrais-je quitter une bananeraie que j’ai plantée
et qui commence à donner des fruits ? », a-t-il
déclaré au début de l’année, avec ses éternels
airs d’acteur de théâtre. Son slogan de campagne en dit long : « Mon pays, mon président ».
Comme si les deux ne faisaient qu’un.
« UN HOMME VANITEUX »
« VAGUEMENT DE GAUCHE »
Yoweri Kaguta Museveni naît en 1944 à Ntungamo sur les terres de l’antique royaume d’Ankole, alors incorporé au Protectorat britannique de l’Ouganda. Museveni, « Fils d’un
homme du septième » (de seven, « sept » en
anglais), est un nom de combat, hommage au
7e bataillon des troupes coloniales du King’s
African Rifles, où ont combattu nombre
d’Ougandais pendant la seconde guerre mondiale. Son père hérite d’une centaine de vaches. En paysan aisé, il envoie son fils étudier
chez les anglicans.
Dès le lycée, le jeune Museveni se cherche
un modèle. « Il était vaguement de gauche, vaguement révolutionnaire », se souvient Gérard
Prunier, historien et spécialiste de l’Ouganda.
Son regard se tourne vers la Tanzanie socialiste de Julius Nyerere. La capitale Dar es-Salaam est alors, dans les années 1960 et 1970,
la Mecque du socialisme africain. « On y trouvait de tout, depuis les guérilleros communistes
jusqu’aux sociaux-démocrates. Nyerere protégeait tout le monde », ajoute Prunier.
En 1967, Museveni part pour l’université de
Dar es-Salaam, où il étudie l’économie et les
sciences politiques. Sur les bancs de la fac, il
côtoie Walter Rodney, historien guyanais, radical et anticolonialiste, et se lie d’amitié avec
John Garang, futur chef de la rébellion sudsoudanaise. Avec un groupe d’amis, il rejoint
les zones libérées par le Front de libération du
Mozambique (Frelimo), d’orientation communiste, qui se bat alors contre le colon portugais. Le futur président y reçoit une première formation militaire. « A l’époque, je
n’étais pas un très bon tireur, mais je me suis
amélioré plus tard », raconte-t-il dans son
autobiographie.
Le 25 janvier 1971, Idi Amin Dada, chef d’étatmajor de l’armée, renverse le président Milton
Obote, qui dirigeait l’Ouganda d’une main de
fer depuis l’indépendance en 1962. Yoweri Museveni sent son heure venir. Réfugié en Tanzanie, il fonde son propre mouvement, Front for
National Salvation (Fronasa), marqué à gauche, anti-Idi Amin, mais aussi anti-Obote.
Entré dans la clandestinité, il effectue d’innombrables allers et retours en Ouganda, cache des armes, structure le réseau de ses partisans, use de faux noms (Kassim, Abdalla, Mugarura) au gré des circonstances. Ses aventures, qu’il racontera par le menu, feront sa
légende. Ainsi, un soir, à Mbale, sur les pentes
du mont Elgon, la maison où se trouve le futur président ougandais est encerclée par 15
soldats. Museveni s’enfuit miraculeusement
à travers les forêts d’eucalyptus et les herbes
M7, roi d’Ouganda
Le président ougandais, Yoweri Museveni,
est candidat à un cinquième mandat, jeudi 18 février,
jour du premier tour de l’élection présidentielle.
Récit de trente ans de pouvoir sans partage
hautes, déchargeant son pistolet sur les soldats dans la nuit qui tombe, caché derrière les
arbres. Un récit entre Rambo et Jean Moulin.
Le 30 octobre 1978, le régime sanguinaire
d’Idi Amin Dada signe son acte de décès en annexant une région frontalière de la Tanzanie.
Nyerere mobilise ses troupes et s’appuie sur
les Ougandais en exil. L’ubuesque tyran est
renversé l’année suivante. Dans le gouvernement qui le remplace, Museveni devient ministre de la défense. Mais très vite, l’unité de
façade s’effondre. En 1981, après des élections
contestées qui voient le retour au pouvoir de
Milton Obote, Museveni prend le maquis.
« CHANTRE DU CAPITALISME EN AFRIQUE »
L’acte fondateur de la rébellion se produit le
6 février 1981. A la tête de 34 hommes, dont
seulement 27 armés, le groupe de Museveni
attaque victorieusement les baraques militaires de la ville de Kabamba, mettant la main
sur de précieux stocks d’armes et de munitions. Aux côtés de Museveni, on trouve un
jeune Rwandais. Un grand type, sec, autoritaire, intelligent, d’ethnie tutsi : Paul Kagamé.
Le futur président du Rwanda se battra au
côté de Museveni jusqu’à sa prise du pouvoir.
Depuis son bastion de Lowero, à 60 km au
nord de la capitale Kampala, Museveni met
en application les techniques de guérilla apprises à l’école mozambicaine. Mais en imposant un strict code de conduite, il obtient le
soutien de la population. Il crée la National
Resistance Army (NRA), branche armée du
National Resistance Movement (NRM), parti
aujourd’hui au pouvoir. Dans un programme
en dix points qui fera date, Museveni et ses
partisans s’engagent pour la démocratie, la
justice sociale, contre la corruption et le des-
« COMMENT
POURRAIS-JE
QUITTER
UNE BANANERAIE
QUE J’AI PLANTÉE
ET QUI COMMENCE
À DONNER
DES FRUITS ? »
YOWERI MUSEVENI
potisme. Dans son combat, Museveni obtient
le soutien ambigu du colonel Kadhafi.
Le 29 janvier 1986, après cinq ans de lutte armée, les soldats de la NRA entrent dans Kampala. Museveni, moustachu et sûr de lui, casquette sur la tête et chemise ouverte, fait une
arrivée théâtrale, à bord d’une rutilante Mercedes, pour y prêter serment. Le nouveau président, âgé de 42 ans, promet « un changement fondamental » pour l’Ouganda.
Dans un pays dévasté par la guerre civile,
l’économie est la priorité. Les dirigeants jettent leurs idéaux socialistes et leurs treillis
aux orties et adoptent le complet cravate. Dès
1987, Kampala passe un accord avec le Fonds
monétaire international et la Banque mondiale et profite d’une aide internationale
substantielle. L’Etat dévalue à plusieurs reprises le shilling ougandais, favorise l’investissement privé, encourage les Indiens expulsés
par Idi Amin Dada à rentrer au pays et opte
pour une cure d’amincissement, privatisant
jusqu’à l’Uganda Commercial Bank, la « banque du peuple ».
Le redressement est spectaculaire. Une
classe moyenne émerge, et les investissements étrangers pleuvent. L’Ouganda connaît une croissance moyenne de 6,5 % dans
les années 1990, et de plus de 7 % dans les années 2000. Le taux de pauvreté est divisé par
trois en l’espace de vingt ans. La « perle de
l’Afrique » devient un modèle et un laboratoire des politiques libérales appliquées au
continent. « On voyait Museveni comme un
animal politique marxiste, hostile au consumérisme. Mais force est de constater qu’il est
devenu le principal chantre du capitalisme en
Afrique », explique Tabu Butagira, reporter au
quotidien kényan Daily Monitor.
A son arrivée au pouvoir, Museveni écrivait :
« Le problème de l’Afrique en général, et de
l’Ouganda en particulier, ce ne sont pas les
peuples, mais les dirigeants qui veulent rester
trop longtemps au pouvoir. » Trente ans plus
tard, Museveni est toujours en place, rejoignant un club d’inamovibles autocrates africains, tels Robert Mugabe au Zimbabwe, Paul
Biya au Cameroun, José Eduardo dos Santos
en Angola ou encore Teodoro Obiang en Guinée équatoriale.
La moustache s’est affinée. La casquette a
été troquée contre le chapeau beige à cordelette, style gentleman farmer. Le jeune loup
en treillis, au corps musclé, est devenu un
vieux lion un peu empâté, jouant au papy
malicieux et cabotin, jamais à court d’anecdotes ou de références à ses nombreuses vaches. Mais, contrairement aux apparences, le
pouvoir a durci Museveni. Depuis dix ans, les
manifestations sont réprimées par une police qui n’hésite pas à enlever et à torturer les
opposants trop actifs. Comme Denis SassouNguesso au Congo et Paul Kagamé au
Rwanda, Museveni change dès 2005 la Constitution ougandaise pour briguer un nouveau mandat. En 2006 puis en 2011, il est
réélu. Toujours au premier tour. Toujours
avec des soupçons de fraude.
Dans le même temps, son poids sur la scène
africaine diminue. Sa médiation au Burundi,
commencée en juillet 2015, a été un fiasco.
L’allié américain a pris ses distances, choqué
par les persécutions du régime contre les homosexuels. Les frères de lutte ne sont pas
plus tendres. Kizza Besigye, son ancien médecin du « bush », est devenu, au fil des années,
son principal opposant. « Beaucoup de gens
disent qu’il y a deux Museveni, celui du bush et
celui au pouvoir, et que s’ils se rencontraient,
ils ne se reconnaîtraient pas, sans doute même
qu’ils se combattraient, confie ce candidat de
l’opposition, brièvement arrêté par la police à
Kampala, lundi 15 février. Mais il n’y a qu’un
Museveni. Le pouvoir a révélé sa vraie nature :
un homme vaniteux, souhaitant tout contrôler, motivé uniquement par son propre intérêt. » Oubliés, les idéaux du maquis. « Force
est de constater que Museveni est devenu tout
ce qu’il a combattu quand il était jeune, reconnaît Gérard Prunier. Il est l’image du tyran
africain que lui-même dénonçait. »
Songe-t-il à passer la main ? « Même s’il le
voulait, il ne pourrait pas quitter le pouvoir, estime Jeff Ssebagala, de l’association Unwanted Witness, qui se bat contre les exactions de
la police. Sa femme est députée et ministre de
son gouvernement. Son frère est l’un des chefs
de l’armée, un des personnages les plus puissants du régime après lui. Son fils dirige les forces spéciales. Ils ne peuvent pas le laisser partir. S’il vit vingt ans de plus, il passera cinquante ans au pouvoir. » Et mourra sur scène,
comme un acteur. p
carnet | 15
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Les familles Lostis, Kerros
et Boullier-Caraes
en vente
actuellement
K En kiosque
HORS-SÉRIE
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font part du décès de
Marie-Claude CHOUBLIER,
née BOULLIER,
créatrice
de la « Bibliothèque de Décoration
de l’ORTF,
UNe vie, UNe ŒUvRe
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Franço�s
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Le pouvoir
et la séduction
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ÉdItIOn
2016
Le centenaire de la naissance de l’ancien président
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Hors-série
ÉDITION 2016
LE BILAN DU MONDE | 0123
0123
H O R S - S É R I E
LE BILAN
DU MONDE
▶ GÉOPOLITIQUE
▶ ENVIRONNEMENT
▶ ÉCONOMIE
+ A T L A S
D E
1 9 8
AU CARNET DU «MONDE»
P A Y S
Naissance
Margaux
est ière d’annoncer la naissance
de son petit frère,
Justin,
Hors-série
pour la plus grande joie de
Caroline et Jérôme FENAILLON,
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Bernadette et Dominique VINCENT,
Sylvie et Jean-Claude FENAILLON,
ses grands-parents.
Décès
Collections
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Une collection pour découvrir la vie
et les mystères de l’Egypte des pharaons
EGYPTOMANIA
LES TRÉSORS DE L’ÉGYPTE ANCIENNE
Le Conte de Sinouhé
La palette de Narmer
Jacques Audoir,
son mari,
Vincent et Yannick,
ses ils,
Marie-Aude Donsimoni
et Katharine Swarney,
ses belles-illes,
Marien, Hippolyte, Philémon, Éva,
Louise et Théodore,
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Madeleine Audoir,
sa belle-sœur,
Ses neveux et nièces,
Ses cousins et cousines
Et tous ses nombreux ami-e-s,
Annick AUDOIR,
Les prêtres, majordomes
des divinités
née BESCOND,
Dès jeudi 18 février, le vol. n°6
Le Conte de Sinouhé - Les Textes des
sarcophages - La palette de Narmer Les prêtres, majordomes des divinités
- Janvier 1945
Mars 1942
(2)
es
aille des Ardenn
La Bat
Bastogne
L’Attaque du port
Le raid des com
de St-Nazaire
mandos britanniq
ues
survenu le samedi 13 février 2016.
Sa famille remercie le professeur Adès
et le docteur Raffoux, ainsi que leurs
équipes, pour leur compétence et leur
dévouement.
Brigitte Berthelot
et José Barbosa Gonçalves,
François et Corine Berthelot,
Frédérique et Eric Berthelot-Tessier,
ses enfants,
Alexandre, Raphaël, Jérémie,
Charlotte, Valentin,
ses petits-enfants
Et toute sa famille,
ont la tristesse de faire part du décès de
Ken Ford
Steven J. Zaloga Gerrard et Peter Dennis
Howard
Illustrations de
Illustrations de
Michèle BERTHELOT,
Howard Gerrard
Actuellement en kiosque, le n°10
2 LIVRES : LA BATAILLE DES ARDENNES(2)
et L’ATTAQUE DU PORT DE ST-NAZAIRE
née COHEN-SOLAL,
docteur en chirurgie dentaire,
survenu le dimanche 14 février 2016.
Les obsèques auront lieu au cimetière
du Montparnasse, Paris 14e.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Ingrid BOSVELD DEBRAY
nous a quittés, le 12 février 2016.
Toutes les personnes qui la portaient
dans leurs cœurs sont les bienvenues,
le mardi 16 février, à 10 h 30, en l’église
Saint-Eustache, Paris 1 er, pour lui dire
au revoir.
Dès mercredi 17 février,
le volume n°25
SUD DE LA FRANCE
Nos services
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K Abonnements
www.lemonde.fr/abojournal
K Boutique du Monde
www.lemonde.fr/boutique
K Le Carnet du Monde
Tél. : 01-57-28-28-28
Sa famille,
Ses nombreux amis,
ont la tristesse de faire part du décès de
Philippe CONORD,
peintre et amateur de Jazz,
survenu le 10 février 2016,
à l’âge de quatre-vingt-trois ans.
Pascal Corriu et Catherine Foucou,
ses enfants,
Cécile, Martin et Pierre,
ses petits-enfants
Et toute sa famille,
Robert CORRIU,
professeur des Universités
(Faculté des sciences de Montpellier)
membre de l’Académie des Sciences,
oficier de la Légion d’honneur,
chevalier de l’ordre national du Mérite,
commandeur
dans l’ordre des Palmes académiques,
survenu le 13 février 2016,
à l’âge de quatre-vingt-un ans.
Les obsèques auront lieu le mercredi
17 février, à 9 h 30, en l’église SainteBernadette de Montpellier.
Le président,
Le vice-président,
Les secrétaires perpétuels
Et les membres
de l’Académie des sciences,
ont la tristesse de faire part
de la disparition de leur confrère,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Les Textes des sarcophages
Décembre 1944
L’inhumation a eu lieu le mardi
16 février, à Lannilis (Finistère).
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
né le 13 février 2016,
Hors-série
survenu le dimanche 7 février 2016,
dans sa quatre-vingt-septième année.
Mmes Suzette Fourmentraux
et Jeanine Leclère,
ses sœurs,
Sa famille
Et ses amis,
Robert CORRIU,
professeur honoraire
à l’université de Montpellier 2,
oficier de la Légion d’honneur,
chevalier de l’ordre national du Mérite,
commandeur
dans l’ordre des Palmes académiques,
décédé le 13 février 2016,
à l’âge de quatre-vingt-un ans.
Les familles Gribelin et Daillier
ont la tristesse de faire part du décès de
M Anne-Marie DAILLIER,
me
survenu le 12 février 2016,
dans sa cent troisième année.
décédé le 22 juin 2015.
Les obsèques auront lieu en l’église
de Jasney (Haute-Saône), le mercredi
17 février, à 14 h 30.
15, rue Sarrette,
75014 Paris.
ancien secrétaire académique
du SGEN/CFDT,
ancien professeur de philosophie
en classe préparatoire
au lycée Camille Guérin,
survenu le 14 février 2016,
à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.
Une messe sera célébrée le jeudi
18 février, à 10 heures, en l’église
de Saint-Jean de Montierneuf, à Poitiers.
Cet avis tient lieu de faire-part
et de remerciements.
PF. Martin Roc Eclerc Poitiers.
Tél. : 05 49 30 59 01.
M Danièle Guiblin,
son épouse,
Philippe et Rebecca Guiblin,
François Guiblin,
ses enfants,
Elisabeth et Emile,
ses petits-enfants,
Mme Denise Martinolle,
sa sœur
Et toute la famille,
me
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
M. Claude GUIBLIN,
survenu le 14 février 2016,
à l’âge de quatre-vingt-sept ans.
La cérémonie religieuse aura lieu
le vendredi 19 février, à 10 heures, en
l’église Saint-Léon, 1, place du CardinalAmette, Paris 15e, suivie de l’inhumation
à 11 h 30, au cimetière du Père-Lachaise,
8, boulevard de Ménilmontant, Paris 20e.
Armand Karsenti,
son époux pendant soixante-dix ans,
Jean-Claude Karsenti,
Michèle Karsenti-Johnson,
ses enfants,
Benjamin, Nicolas et Sébastien,
ses petits-enfants,
Ses arrière-petits-enfants,
Les familles parentes et alliées,
ont la tristesse de faire part de la disparition
de
Jacqueline KARSENTI,
née BENICHOU,
survenue le 13 février 2016,
dans sa quatre-vingt-dixième année.
L’inhumation aura lieu le mercredi
17 février, à 11 heures, au cimetière
du Montparnasse, entrée 3, boulevard
Edgar Quinet, Paris 14e.
Annelise,
son épouse,
Daniel et Nathalie,
David et Anouck,
Sandra et David,
ses enfants et leurs conjoints,
Samuel, Ruben et Raphaël, Axel,
Nils et Else, Søren et Gabriel,
ses petits-enfants,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Sylvain KOSKAS,
Les obsèques auront lieu le mercredi
17 février, au cimetière parisien de Pantin.
On se réunira devant l’entrée principale,
à 15 h 45.
Kenza,
son épouse,
Charlotte et Valentine,
ses sauterelles,
Léopold,
son ils,
Molécule,
Vincent,
son gendre,
Balthazar, Oscar, Marthe et Émile,
ses petits-enfants,
Annie,
son ex-femme,
Sa famille,
Ses amis,
docteur
Michel ENGELSTEIN,
Claude BRUNETEAU,
M. Louis GIRARD,
Un service religieux sera assuré à Paris,
en l’église Saint-Pierre de Montrouge,
à une date ultérieure.
Mme Jacqueline BRUNETEAU,
Elle rejoindra son mari,
ont la tristesse de faire part du décès de
survenu le 13 février 2016,
à l’âge de soixante-treize ans.
ont la très grande peine de faire part
du décès brutal du
survenu à Paris, le 12 février 2016,
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
Ses enfants,
Ses petits-enfants
Et ses arrière-petits-enfants,
Une cérémonie religieuse aura lieu
en l’église de Saint-Jacques-de-la-Lande,
le mardi 16 février, à 15 heures.
ont la grande tristesse de faire part
du décès de
née OUGIER,
Poitiers.
Qui s’endort...,
survenu le jeudi 11 février 2016.
Les obsèques se dérouleront à Paris
au crématorium du cimetière du PèreLachaise (salle de la Coupole), Paris 20e,
le mercredi 17 février, à 13 h 30.
Cet avis tient lieu de faire-part.
[email protected]
[email protected]
[email protected]
Ni leurs ni couronnes.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Celia Delia et Daniel Sobrino
ont l’inconsolable douleur de faire part
du décès de leur mère,
Geneviève
LE PROUX DE LA RIVIÈRE,
survenu le 11 février 2016, à Paris.
[email protected]
Mme Catherine Levert,
son épouse,
L’ensemble de la famille,
Ses amis,
ont la tristesse d’annoncer le décès de
M. Jean-Pierre LEVERT,
oficier
dans l’ordre des Palmes académiques,
survenu le 11 février 2016.
Les obsèques religieuses seront
célébrées le vendredi 19 février, à 14 h 30,
en l’église Saint-Pierre-Saint-Paul,
10, rue Boudoux à Courbevoie (Hautsde-Seine), suivies de l’inhumation
au cimetière des Fauvelles à Courbevoie.
10, rue Molière,
92400 Courbevoie.
Mme Jacqueline Meunier,
son épouse,
Laurence et Claire,
ses illes,
Paul, Hector et Aya,
ses petits-enfants,
Frédéric,
son gendre,
ont la tristesse de faire part du décès de
André MEUNIER.
Anniversaire de décès
Muriel,
tu restes un être cher et présent pour nous.
Conférences
Les obsèques civiles ont eu lieu
dans l’intimité familiale, le mardi
16 février 2016.
Cet avis tient lieu de faire-part.
71, rue Victor Hugo,
24000 Périgueux.
Isabelle Roux-Trescases,
chef du service
Et l’ensemble du Contrôle général
économique et inancier,
s’associent à la douleur de la famille de
Françoise MIQUEL,
chef de mission de contrôle général
économique et inancier,
décédée le 11 février 2016.
Tout au long d’une carrière dédiée
au Service public, en particulier à la
communication et à l’audiovisuel,
Françoise Miquel a su montrer un
engagement et des qualités hors du
commun.
Ses collègues
Et amis
Ainsi que l’association du corps
du CGEFi,
souhaitent témoigner de l’amitié
et du respect qu’ils lui portaient.
Les obsèques se dérouleront le mercredi
17 février, à 10 h 30, en l’Église réformée
de l’Étoile, 54-56 avenue de la GrandeArmée, Paris 17e.
Liliane,
sa mère,
Camille,
sa ille,
Marc-Aurèle,
son gendre,
Suzanne,
sa petite-ille
Ainsi que ses amis,
La Fédération française
de l’ordre maçonnique
mixte international
« Le Droit Humain »,
le président du Conseil national,
Madeleine Postal
et la commission bioéthique
du Conseil national,
organisent une conférence publique :
« Regards éthiques sur la vulnérabilité
vieillesse-handicap »
Conférenciers :
Emmanuel Hirsch,
professeur d’éthique médicale
à la faculté de médecine
de l’université Paris-Sud,
directeur de l’Espace éthique
de l’Assistance publique Hôpitaux de Paris,
Pierre Betremieux,
administrateur de l’association
des parents d’adultes
et de jeunes handicapés,
Marie-Pierre Pancrazi,
psychiatre, gériatre,
coordinateur adjoint
du centre mémoire de Corse,
le samedi 27 février 2016, à 14 heures,
9, rue Pinel, Paris 13e.
Inscription par courriel :
[email protected]
Tél. : 01 44 08 62 62.
Informations :
www.droithumain-france.org
ont le chagrin d’annoncer le décès de
Muriel NAESSENS,
militante.
Elle était âgée de soixante-sept ans.
La cérémonie aura lieu le jeudi
18 février 2016, à 14 heures
au crématorium du cimetière du PèreLachaise (salle Mauméjean), Paris 20e.
La direction générale
Et les collaborateurs
d’IFP Energies nouvelles (IFPEN),
ont la tristesse de faire part du décès de
Roger TINDY,
ancien secrétaire général d’IFPEN.
Conférences citoyennes
« Santé en questions »
organisées par l’Inserm, Universcience.
Cerveau : du soin à l’homme augmenté.
Jeudi 10 mars 2016,
de 19 heures à 20 h 30,
gratuit pour tout public,
en duplex de la Cité des sciences
et de l’industrie à Paris
et de la bibliothèque municipale
de La Part-Dieu à Lyon.
Pour en savoir plus : www.inserm.fr
Séminaire
Ils présentent à ses proches leurs
sincères condoléances.
Philippe et Marie-Sophie Vincent,
son ils et sa belle-ille
et leurs enfants, Pauline et Thomas,
Denis et Christine Vincent,
son ils et sa belle-ille
et leurs enfants, Antoine, Aude et Laure,
Anne Vincent-Salomon,
sa ille
et ses enfants, Lucien, Clara et Olivier,
Yvette Courtil,
sa belle-sœur,
Michel et Geneviève Vincent,
son frère et sa belle-sœur,
Nathalie Vincent
et ses enfants,
Pascale Vincent,
Anne-Sophie et Pierre-Damien Félicité
et leurs enfants,
Nicole Eysseric,
Les familles Blanc, Clémot-Stréliski,
Salomon, Bou,
sont unis dans une profonde tristesse
et font part du décès de
M. Robert VINCENT,
ancien chef de service
à Gaz de France,
chevalier de l’ordre nationale du Mérite,
survenu le 14 février 2016,
dans sa quatre-vingt-dixième année.
Une cérémonie sera célébrée en l’église
Saint-Médard, Paris 5 e , le mercredi
17 février, à 14 h 30.
L’inhumation aura lieu au cimetière
d’Orange (Vaucluse), le vendredi
19 février, à 11 heures.
Dans le souvenir de son épouse
Madeleine VINCENT
qui nous a quittés le 17 février 2015.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Le séminaire
du professeur Thomas Durand,
« Processus stratégiques »
démarrera
le mercredi 17 février 2016, à 18 h 15,
dans l’amphi Laussedat, au Cnam,
2, rue Conté, Paris 3e
(métro Arts-et-Métiers).
13 séances sont programmées
de février à juin 2016.
Ce séminaire abordera les questions
d’élaboration et de déploiement
stratégiques au sein des organisations.
Contact : [email protected]
Tél. : 01 58 80 87 98 (réf. MSE204).
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16 | culture
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Kim Min-hee
et Jung Jae-young.
LES ACACIAS
Drinking/No Drinking
Le Sud-Coréen Hong Sang-soo enivre avec un marivaudage subtilement scindé en deux
UN JOUR AVEC,
UN JOUR SANS
pppv
S
i la caméra était un clavecin, Hong Sang-soo s’appellerait Jean-Sébastien
Bach. Tant on pense à
L’Art de la fugue, lorsqu’on se
penche sur les dix-sept longsmétrages que ce maître du marivaudage coréen a réalisés depuis
1997 (Le jour où le cochon est
tombé dans le puits).
On apprécie chez lui la fascinante variation contrapuntique
sur le même thème – présente
dans chacun des films aussi bien
que dans le rapport qu’entretiennent les films entre eux – et le
goût de la boucle et du décalage
qui ouvre sur l’horizon lointain de
la musique sérielle.
Cela, précisons-le, sur un motif
qui reste à la portée de tous : le
gaufrage sentimental. Avec embrasement initial, douche réfrigé-
rante, reprises de feu chaotiques,
villes asthéniques, faux espoirs et
faux amis à tous les étages, bars à
soju, où l’alcool sert, tour à tour, à
se débonder et à s’assommer.
Pièce à deux, à trois, à quatre – au
maximum – personnages, dotée
d’un mécanisme de précision à
multiples ressorts. Une sorte de
Feydeau alangui, où l’art du rebondissement sert autant le
« slow-burning » d’un certain burlesque dépressif que le vertige
d’une réalité opaque, littéralement idiote, sujette à d’incessantes et non moins incompréhensibles duplications.
Cela dit pour le cadastre, très approximatif, de l’œuvre. Maintenant, laissons Bach et Feydeau à
leurs fourneaux (on aurait pu
aussi bien citer Albert Einstein,
Clément Rosset, Alain Resnais ou
Eric Rohmer) et penchons-nous
sur le cas d’espèce d’Un jour avec,
un jour sans. Il y a là Ham Cheonsoo, double possible du cinéaste,
Une joie
profonde, pour
le spectateur, de
s’embarquer, sur
cette proposition
qui le ramène
à l’enfance,
au jeu des sept
différences
homme entre deux âges au
charme cauteleux et au look de
post-adolescent, qui exerce de fait
la profession de cinéaste dans la
catégorie auteur, laquelle, si l’on
se fie au film, remplit les salles à
proportion d’un petit tiers de leur
capacité, et encore, les jours où il
neige. Il y a aussi Yoon Hee-jeong,
une jeune artiste peintre très
charmante, qui n’est pas loin de la
moitié de l’âge du précédent, apprend le français, cultive la solitude, a l’air en un mot de se languir à l’excès, mais allez, fichtre,
savoir de quoi.
La rencontre a lieu à Suwon, à
une trentaine de kilomètres de
Séoul, ville imposante connue
pour quelques monuments historiques qui en font un décor opportunément hanté par l’esprit,
contrairement au conglomérat
Samsung, dont on chercherait
vainement la trace dans un cinéma qui assigne à la réalité la
fonction d’un théâtre baroque des
sentiments. L’homme, invité par
un animateur de salle de cinéma
art et essai pour y accompagner
son dernier film, s’y est accordé
un jour de visite, et stationne devant l’entrée d’un monument, où
son œil accroche la silhouette solitaire de la jeune femme qui est
en train d’y pénétrer.
La suite est connue de tous les
services. Hasard d’une seconde
rencontre dans la salle des bénédictions d’un temple local, où la
jeune pensive plonge son regard
dans un lait à la banane, approche
faussement dégagée, intérêt qui
ne dit pas son nom, présentation,
proposition de café, devant lequel
un sondage plus approfondi devient possible. Il y apparaît doucement, mais sûrement, que
l’homme entreprend, que la
femme est sur l’expectative.
Infimes variations
Du moins sont-ce là des apparences. Qu’il a une assez haute opinion de lui-même, qu’elle se juge
sévèrement. Qu’il finasse, qu’elle
mélancolise. Suit une visite d’atelier, elle, de profil, au premier
plan, devant une toile abstraite
vivement colorée, lui, au second
plan, de face, qui la dévore des
yeux plus que sa peinture. Puis
vient l’heure du repas copieusement arrosé, pris, côte à côte,
dans une pâle lumière d’hiver au
comptoir d’un restaurant de
sushis, tandis qu’irrésistiblement
l’euphorie les gagne.
On dirait à ce moment de bienfaisante chaleur et de bienveillance partagée que tout est
possible. Mais on ne sait quel
coup de dés invisible abolit la réalisation du bonheur. Il prend la
forme d’une promesse de visite
faite à des amis, où la donzelle
engage son cavalier à l’accompagner. Tous les signes s’inversent
alors. N’en révélons pas plus. Citons, juste pour mettre l’eau à la
bouche, une séance de casse savoureuse et mémorable, le dévoilement du vilain petit secret du
don Juan de l’art et essai coréen,
une calamiteuse séance de cinéma, un fiasco sur toute la ligne.
C’est dans ces eaux, à mi-parcours du récit, que Hong Sang-soo
s’arrange habituellement pour relancer les ébats sous un autre angle, par une sorte de coup fourré
narratif qui laisse souvent baba.
Ici, foin de ruse et de finesse – un
coup de gong, le générique qui redéfile – et le réalisateur recommence carrément, explicitement,
le même récit. On se croirait chez
Ferré : « Quand c’est fini/N.I. ni-ni/
ça recommence/Tous les juk’-box/à
plein tuyau/poussent la romance/
Après le fox/le boléro/reprend la
danse… » Mais c’est, évidemment,
la ruse et la finesse suprêmes. Et
une joie profonde, pour le spectateur, de s’embarquer, sur cette proposition qui le ramène à l’enfance,
au jeu des sept différences.
Car cette césure chirurgicalement pure qui coupe le film en
deux aménage suffisamment
d’infimes variations entre l’une et
l’autre des parties pour que le sort
du couple, et donc du monde, en
soit, non pas radicalement, mais
du moins subtilement changé.
Une touche par-ci, une touche
par-là, de mensonge en moins et
de hasard bienveillant en plus,
juste ce qu’il faut pour substituer
le rapprochement à l’opposition
des sexes, la caresse à la lutte, l’incertitude à la rupture.
Et voilà bien, dans cette manière
de résister à une trop parfaite symétrie des contraires, tout Hong
Sang-soo. Rien de gagné dans son
univers de la séduction permanente, et tout incessamment à
perdre, notre conquête la plus assurée consiste à rendre vivable la
tristesse de ne jamais se trouver. p
jacques mandelbaum
Film sud-coréen de Hong Sangsoo. Avec Jung Jae-young, Kim
Min-hee (2 h 01).
Hong Sang-soo, cinéaste virtuose de la virtualité
Comme Resnais, Chabrol ou Kieslowski avant lui, le Sud-Coréen ne cesse de jouer avec la chronologie de ses films, qu’il dédouble à l’envi
ANALYSE
L
e dernier film en date
d’Hong Sang-soo, Un jour
avec, un jour sans, est sans
doute un de ses plus vertigineux.
Deux récits s’y succèdent, mettant
en scène les mêmes protagonistes,
le second pouvant être considéré
comme une sorte de version alternative de l’autre. Le temps serait le
même, les événements seraient
différents. Qu’est-ce qui est fiction ? Qu’est-ce qui est réalité ? Le
film ne délivre aucune piste pour
décoder cet élan vers un dédoublement des événements.
Un jour avec, un jour sans n’est
pourtant pas le premier film avec
lequel le cinéaste coréen s’amuse à
construire des récits hypothétiques et à emmêler les fils du
temps. On a comparé son œuvre à
celle d’Eric Rohmer pour sa façon
d’épingler des personnages familiers, des créatures peu sûres de
leurs désirs, noyant leur indécision existentielle sous les mots.
Mais le réalisateur coréen est
aussi un petit chimiste, qui déroute le spectateur en bousculant
les règles de la chronologie et en
rendant incertain le statut de ce
qui se passe sur l’écran. Le cinéaste
avait ainsi déjà, par le passé, divisé
son film en deux parties, la seconde remontant dans le temps,
repartant de zéro ou presque, pour
décrire des événements simultanés avec ceux montrés dans la première (Le Pouvoir de la province de
Kangwon en 1998). Non pas
comme volonté de dévoiler une
vérité plus grande et plus juste,
qu’aurait ainsi cachée la première
partie, mais pour constater l’irré-
sistible éloignement de personnages formant chacun l’élément d’un
couple désormais disjoint.
Plus proches de ce qu’Un jour
avec, un jour sans allait porter
comme principe, La Vierge mise à
nu par ses prétendants, en 2000,
proposait aussi un retour dans le
temps de la fiction. Mais l’action y
apparaissait différente de ce
qu’elle aurait dû être, son déroulement semblait suivre une voie
contradictoire avec ce que le spectateur avait vu une première fois.
Chacune des séquences pouvait
être appréciée comme le point de
vue de différents protagonistes, visions subjectives déconnectées de
toute obligation d’authenticité.
Conte de cinéma, en 2005, déjà,
proposait un récit coupé en deux,
la première partie se révélant être
un film de fiction qu’un des per-
sonnages de la seconde partie
avait vu au cinéma. Ces jeux avec la
réalité interrogent en profondeur
le pouvoir du cinéma lui-même.
L’enregistrement du réel confortant l’illusion que celui-ci ne saurait être qu’unique. Ce qu’on voit a
effectivement eu lieu devant la caméra, mais plusieurs fois et de façon contradictoire. Cette incertitude ressentie est parfois provoquée de façon si subtile qu’un
doute peut s’installer sur la réalité
des événements contés.
Temps parallèles
La linéarité du récit d’une œuvre
apparemment aussi simple que
Matins calmes à Séoul (2011), linéarité scandée par la répétition des
mêmes rencontres, devient insensiblement sujet à caution lorsque
l’on prend conscience de certains
détails, le plus spectaculaire étant
le fait que la même actrice incarne
deux personnages différents.
L’idée de la cohabitation de
temps parallèles est un des thèmes
de la science-fiction. Hong Sangsoo en fait une sorte de machine
conceptuelle
qui
contredit
brillamment l’impression immédiate de réalisme de son œuvre.
On peut trouver dans l’histoire du
cinéma d’autres exemples où la
réalité se divise en virtualités divergentes. Le diptyque Smoking/
No Smoking, d’Alain Resnais,
en 1993, constitue un des modèles
de cette arborescence des possibilités, déployée au cours de l’inexorable tracé de la projection.
Le Polonais Krzysztof Kieslowski
avait, lui aussi, signé un film où
l’accomplissement (ou non) d’une
action (prendre un train ou le ra-
ter) transformait le cours des événements dès lors alternativement
proposés au spectateur (Le Hasard
en 1982). Hollywood en avait
fourni une version burlesque et
quasi infinie avec Un Jour sans fin,
signé en 1993 par Harold Ramis. Le
héros y était condamné à vivre,
tous les matins, le même jour, confronté à des événements qu’il avait
donc déjà vécus et éprouvés, de les
modeler en conséquence conformément à l’objectif qu’il s’était
fixé. Mais la virtualité est une donnée qui peut être contenue dans le
plan lui-même. Le temps révolu ou
à venir s’injectant dans l’image.
A son meilleur, Claude Chabrol,
autre cinéaste fallacieusement
perçu comme un pur réaliste, avait
su porter cet art à un très haut degré de perfection. p
jean-françois rauger
culture | 17
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Soigner l’incurable Congo
A travers le portrait du docteur Denis Mukwege, Thierry Michel et Colette Braeckman retracent le cycle
infernal de l’histoire de son pays, depuis 1994
« L’HOMME QUI RÉPARE
LES FEMMES »
de L’Homme qui répare les femmes que les fidèles de sa congrégation. La caméra le suit dans la
salle d’opération, dans les enceintes internationales où il est célébré. Elle revient aussi régulièrement sur les paysages des montagnes du Kivu, qu’il parcourait à
pied, jeune médecin.
pppv
C
e serait une erreur que
de trouver du réconfort
dans la figure du docteur Denis Mukwege,
une raison d’espérer dans le sort
de son pays, le Congo. Le combat
du médecin, qui s’est consacré à
la chirurgie réparatrice des blessures infligées aux femmes par
les hommes qui les agressent
sexuellement, n’a – à ce jour –
rien changé à l’impunité des
bourreaux et à la vulnérabilité
des victimes. Le beau film que le
cinéaste Thierry Michel et la journaliste Colette Braeckman ont
consacré à Denis Mukwege vaut,
notamment, pour sa lucidité. Les
auteurs ne se sont pas embarqués
dans une tentative de canonisation, préférant mettre l’un et
l’autre leur formidable connaissance du Congo au service d’un
double portrait, celui d’un juste
dans la tourmente, celui d’un
pays que ses dirigeants continuent de pousser vers l’abîme.
Après ses études en France, à
Angers, le docteur Mukwege est
retourné exercer dans le Kivu, la
province orientale du Congo – le
Zaïre à l’époque –, zone frontalière du Rwanda. A partir de 1994
et du génocide rwandais, il s’est
retrouvé au cœur de la multitude
de conflits (on ne peut même pas
parler de succession, les affrontements se chevauchant les uns les
autres, avec, pour seule constante, les crimes commis contre
les civils) qui a déchiré le Congo.
Si Colette Braeckman a couvert
cette histoire depuis ses prémices, Thierry Michel, qui a pourtant parcouru le pays en tous
sens, avait évité le Kivu, par
crainte – il le reconnaît – d’affronter une tragédie de cette ampleur.
Les deux auteurs de L’Homme qui
répare les femmes consacrent une
bonne partie de leur film à retracer la genèse du conflit, de l’afflux
des réfugiés hutu, encadrés par
les milices génocidaires, à la prise
Le docteur Denis
Mukwege, ici avec
deux patientes.
NOTIMEX/THIERRY MICHEL
et à l’exercice du pouvoir par le
clan Kabila. Ils trouvent une continuité aveuglante entre les images d’archives (utilisées avec discernement) et les séquences tournées récemment, qui montrent la
reddition de quelques-uns de ces
miliciens, à la fois misérables et
sûrs de leur impunité.
Une addition de souffrances
Cette histoire a eu un coût, que le
documentaire évalue précisément, loin des chiffres délirants
sur le nombre des victimes de la
guerre au Congo. C’est une espèce
d’addition qui est ici présentée,
celle des souffrances individuelles. On entend des témoignages
aux détails insupportables, mais
qu’il faut supporter parce que ce
sont les femmes qui tiennent à
raconter ce qu’est leur corps
aujourd’hui, après le crime.
On voit aussi les tentatives dérisoires du régime au pouvoir à
Kinshasa pour répondre au scandale de l’impunité. Sous la pression des Nations unies et des médias internationaux, des procès
de sous-fifres sont organisés, et
l’indignation des accusés en dit
plus que toutes les analyses sur la
banalisation de ces viols, de ces
tortures. Ces sous-officiers, ces
soldats ne comprennent pas que
leurs chefs les aient lâchés après
les avoir encouragés si longtemps. Ils comprennent en revanche que leur condamnation
On entend
des témoignages
insupportables,
mais qu’il faut
supporter car ce
sont les femmes
qui tiennent
à raconter
sert avant tout à empêcher celle
des hauts responsables, dont les
Nations unies ont dressé la liste,
toujours tenue secrète.
Pour panser les plaies qu’inflige
cet appareil militaire brinqueba-
lant mais indestructible, le docteur Mukwege et Thérèse Kulungu, une juriste du Kivu, organisent des thérapies qui tentent
de rendre aux victimes les raisons de vivre que leur ont enlevées leurs blessures et l’ostracisme dont font l’objet les victimes de viol. La caméra ne se détourne pas, mais on voit bien que
le montage préserve les femmes,
pour que le film ne leur prenne
que ce qu’elles veulent donner.
Enfin, il y a le docteur lui-même.
Fils de pasteur, il prêche luimême à l’église le dimanche, et
son pouvoir oratoire (que l’on
voit aussi s’exercer dans les enceintes internationales) impressionnera autant les spectateurs
Tentative d’assassinat
Denis Mukwege, Prix Sakharov
en 2014, est de toute évidence un
homme politique. Le film ne
tranche pas vraiment la question
de savoir si ce sont les circonstances qui ont placé le gynécologue
dans cette position ou si les frustrations de l’homme de science
l’ont convaincu de la nécessité
d’une action publique. De toute
façon, les autorités de Kinshasa
ne lui ont pas laissé le choix.
Le médecin a déjà fait l’objet
d’une tentative d’assassinat et il
vit désormais cloîtré dans son
hôpital, sous la protection des
Nations unies. Dans un premier
temps, L’Homme qui répare les
femmes a été interdit en République démocratique du Congo,
puisqu’il portait atteinte à l’honneur de l’armée. Cette censure
équivalait à la meilleure des critiques, attirant l’attention internationale sur le film. Finalement, le
régime de Joseph Kabila (qui a
entamé de manière musclée sa
campagne pour se faire réélire, ce
que lui interdit en théorie la
Constitution qu’il a lui-même
fait adopter) s’est rendu compte
du ridicule de la situation, a autorisé des projections dans la capitale, au Katanga et dans le Kivu.
Partout des débats très vifs ont
abouti à la mise en accusation du
régime, et, comme le raconte
Thierry Michel, L’Homme qui répare les femmes circule dans tout
le pays, sur des milliers de DVD
pirates, qui propagent cet exemple hors du commun. p
thomas sotinel
Documentaire belge de Colette
Braeckman et Thierry Michel
(1 h 55).
L’ombre d’une absente à la lumière de l’été
Mikhaël Hers dépeint les conséquences de la mort d’une jeune femme sur ses proches
CE SENTIMENT DE L’ÉTÉ
ppvv
U
n jour d’été à Berlin,
Sasha s’est levée du lit
qu’elle partageait avec
Lawrence, s’est habillée, a traversé
le parc qui la séparait de son atelier, a travaillé quelques heures.
Elle est ressortie, il faisait encore
jour, et, dans le parc, elle s’est effondrée. C’en était fini d’elle.
Il semble moins facile de faire
son deuil, lorsqu’une personne
qu’on aime meurt en été. L’été, les
portes et les fenêtres s’ouvrent
plus facilement. On sort plus volontiers, on s’invite chez les uns et
les autres, on voyage léger. On ne
se couvre pas, ou peu, pour sortir.
Il n’y a plus de dedans ni de dehors : le parc de Berlin prolonge
l’appartement de Sasha et
Lawrence comme un jardin qui
entrerait au salon avec le soleil.
On peut plus difficilement s’enfermer, arriver dans la solitude à
l’impression définitive de la fameuse page qui se tourne : les rencontres se font plus vite, on traverse les moments et les lieux
dans la continuité, et cette continuité est aussi nécessaire que difficile. Comment continuer
d’avancer en même temps que la
vie, puisque Sasha est morte,
mais que rien d’autre de ce qui lui
était lié, les amitiés, les liens du
sang, l’amour qui l’unissait à
Lawrence, n’est mort en même
temps qu’elle ?
Deuxième long-métrage du
français Mikhaël Hers, Ce sentiment de l’été peint, plus qu’il ne le
raconte, les séquelles singulières
de cette mort en pleine jeunesse
et au cœur de l’été. D’une année à
l’autre, de Berlin à Paris, de Paris à
New York, la saison revenant rappelle chez Lawrence (Anders Danielsen Lie) et Zoé, la sœur de
Sasha (Judith Chemla), une mélancolie particulière liée à ce sentiment de continuité persistant,
même si le temps qui passe rend
la douleur moins vive. Rien ne se
rompt vraiment. Les parents de
Sasha, à Annecy, refont leur maison sans déménager. Zoé et son
conjoint se sont séparés, mais
« pas vraiment ».
Désir très ordinaire
Tous les étés se ressemblent, et
toutes les villes se ressemblent en
été. Le monde apparaît comme un
grand espace ouvert que Mikaël
Hers filme – c’est tout le sujet de
son histoire – en cherchant plus
volontiers les échos que les contrastes, encore moins les ruptures.
Il attend ses personnages aux mêmes moments de la journée, lorsque les lumières se ressemblent.
Les couleurs
forment
des passerelles
d’une ville
à l’autre,
d’un personnage
à l’autre
En plein soleil, quand les couleurs
vibrent – le bleu, le vert, le jaune –
comme de la peinture que l’on
vient d’étaler sur une toile, et à la
tombée de la nuit, lorsqu’il ne fait
pas encore assez sombre pour que
cette vibration disparaisse : il y a
trop peu de noir dans les images
elles-mêmes pour que l’on puisse
y voir le décor d’un deuil.
Les couleurs forment des passerelles d’une ville à l’autre, d’un
personnage à l’autre. Le vert vibrant de la pelouse que traversait
Sasha à Berlin se retrouve au bord
du lac d’Annecy. Zoé porte une
chemise du même jaune brillant
que celui du pull laissé par Sasha
dans l’appartement berlinois –
précisément à un moment où
l’on soupçonne Lawrence et elle
de sentir le désir très ordinaire
d’aller chercher en l’autre un peu
de la présence de la disparue.
La nuit, il y a toujours un toit
qui s’ouvre, au-dessus de l’hôtel
où travaille Zoé, à Paris, ou de
l’appartement new-yorkais de la
sœur de Lawrence. On parle là
plus facilement qu’entre les
murs, comme si cette mort en
plein soleil ne pouvait se raconter qu’en plein air.
Ce récit est peut-être la seule
chose qui change. L’été de la mort
de Sasha, il est presque impossible : seuls des mots pragmatiques
et quelques images un peu faibles
se font entendre. « Je continue de
m’imaginer qu’elle va arriver, s’asseoir et manger la moitié de mon
sandwich », dit Lawrence – et c’est
alors l’expression la plus visible
de sa douleur. L’été suivant, c’est
un mélange curieux de banalités
et de confidences, maladroitement amenées. L’été d’après, enfin, les souvenirs franchissent la
barrière des lèvres, et l’on peut
sourire à nouveau de ce passé qui
ressuscite en paroles : peut-être
fallait-il commencer à oublier
Sasha pour réapprendre le bonheur de parler d’elle. p
noémie luciani
Film français et allemand
de Mikhaël Hers. Avec Anders
Danielsen Lie, Judith Chemla,
Marie Rivière, Féodor Atkine…
(1 h 46).
WILSON
chante
M O N TA N D
Lambert Wilson réinvente
un exceptionnel répertoire
Album disponible
18 | culture
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Crises de foi sous les sunlights
Les frères Joel et Ethan Coen moquent et célèbrent, avec la même frénésie, l’âge d’or des studios hollywoodiens
AVE, CÉSAR !
pppv
U
n mot ne passe pas les
lèvres d’un acteur,
embarqué dans une
tirade
qui,
jusqu’alors, tirait des larmes aux figurants et à l’équipe technique :
« Foi. » Un mot qui pèse lourd,
placé comme ça, en évidence,
vers la fin d’une comédie burlesque, la première de ses réalisateurs depuis Burn After Reading,
en 2008. Ave, César ! est aussi
drôle, cruel, frénétique que ses
prédécesseurs (Arizona Junior,
The Big Lebowski, O’Brother…).
Mais le film porte aussi les stigmates – le premier plan montre
un Christ en croix – des dernières
expériences de Joel et Ethan
Coen : le désespoir spirituel de A
Serious Man, la barbarie de True
Grit, les affres créatrices d’Inside
Llewyn Davis. Et, en plus, il y a un
ballet aquatique.
Au pied du crucifix mentionné
plus haut, un homme est abîmé
en prière, avant de se confesser.
Eddie Mannix (Josh Brolin) avoue
à un prêtre, visiblement agacé
par son assiduité au sacrement
de pénitence, qu’il a fumé en cachette de sa femme. Nous sommes en 1951 à Los Angeles.
Le pénitent partage le nom et la
profession d’un personnage historique : Eddie Mannix, adjoint
d’un patron de studio, chargé
d’huiler les rouages de l’industrie
du rêve, en préservant les stars de
leurs penchants et des scandales
qu’ils pourraient provoquer, en
tenant la bride courte aux réalisateurs qui se prennent pour des
artistes et en muselant les journalistes avides de ragots.
Ehrenreich, révélation du film
Le nom du Mannix original, qui
assistait le patron de la MGM,
Louis B. Mayer, est apparu dans
nombre d’affaires criminelles, ce
qui ne risque pas d’arriver au
Mannix des frères Coen. Catholique, on l’a vu, bon père de famille, il respecte aveuglément les
décisions de son patron, Nick
Schenck, qui dirige les studios
Capitol depuis New York.
La fonction de ce héros à la
moustache très précisément
taillée l’amène à faire le tour des
plateaux, ce qui permet aux réalisateurs, premièrement, de poser
sous toutes les formes possibles
la question de la croyance à la fiction – que les cow-boys chantent
ou que les nageuses sourient interminablement sous l’eau – et,
secondement, de s’essayer un
Eddie Mannix
(Josh Brolin),
adjoint
d’un patron
de studio, et
son assistante
(Heather
Goldenhersh).
ALISON COHEN
ROSA/UNIVERSAL
PICTURES
instant à des genres qu’ils avaient
jusqu’ici négligés (il en reste, malgré l’étendue de leur registre).
En premier lieu, le péplum chrétien, spécialité qui s’épanouit à
Hollywood pendant la guerre
froide, qui permet avantageusement de célébrer les valeurs occidentales tout en offrant à la clientèle un spectacle d’une ampleur à
laquelle la télévision naissante ne
pouvait prétendre. Deux plateaux des studios Capitol sont occupés par le tournage d’Ave, César !, qui raconte la conversion
d’un centurion sur le Golgotha.
Le rôle a été confié à Baird Whitlock (George Clooney), bel
homme alcoolique et infidèle.
Pour ce tournage, comme pour
ceux qui viendront (d’un western de série B, de comédies musicales), les Coen jouent avec les
changements de cadre, qui
ouvrent le champ à l’équipe technique après avoir fait mine de
prendre au sérieux la fiction
dont ils montrent la fabrication.
Les frères Coen
ont une science
du cinéma si
compacte qu’ils
sont capables
de charger
chaque plan
d’une infinité
de significations
Il s’agit moins de restituer la
complexité de la création cinématographique (le film va vite,
contrairement à tous les tournages) que de la célébrer, en laissant
entrevoir quelques secrets des
magiciens, sans jamais les trahir
tout à fait.
De son côté, Eddie Mannix se
dépense sans compter pour préserver, lui aussi, cette magie. Il
trouve un père à l’enfant illégi-
time d’une vedette nautique
(Scarlett Johansson), il convainc
un réalisateur sophistiqué (Ralph
Fiennes) qu’un garçon vacher
(Alden Ehrenreich, la révélation
de ce film, charme de gars de la
campagne et tempo comique irréprochable) est en mesure de
jouer un play-boy new-yorkais.
Il lui faut aussi récupérer Baird
Whitlock, dont la dernière disparition en date n’est due ni à sa libido ni à son alcoolisme, mais à
son enlèvement par un groupe
de scénaristes communistes (qui
distribuent de jolies cartes de
membres signées du nom de l’indéboulonnable secrétaire général Gus P. Hall).
Cette autre foi est aussi cruellement caricaturée que les obédiences chrétiennes au début du
film, lorsque Mannix soumet le
scénario d’Ave, César ! à une assemblée de théologiens de tous
bords (avec, en prime, un rabbin
grincheux, qui se sent peu concerné par la question de la divi-
nité du Christ). En voyant Ave, Cesar !, il arrive qu’on se sente presque aussi fatigué qu’Eddie Mannix. Joel et Ethan Coen ont
accumulé une science du cinéma
si compacte qu’ils sont capables
de charger chaque plan d’une infinité de significations, d’y mettre d’un seul mouvement un
hommage formellement impeccable au genre original et une satire dépourvue de tout respect.
Incongruité des postures
Cette ambivalence culmine avec
la séquence de la comédie musicale maritime, clin d’œil à Un jour
à New York ou Escale à Hollywood, dont la vedette, Burt
Gurney (Channing Tatum), se
trouve être un militant communiste sur le point de passer le rideau de fer d’Ouest en Est.
Tatum retrouve sans effort apparent l’énergie des danseurs des
années 1950 (même s’il lui manque les années de travail de Gene
Kelly), mais les cadrages accen-
tuent l’incongruité des postures
de ce ballet entièrement masculin. Et quand, finalement, Burt
Gurney se décide à embarquer
pour la patrie du socialisme, les
réalisateurs l’immortalisent dans
la pose de Washington qui traverse le Potomac.
Ce pourrait être trop, c’est en
fait juste assez. Trop parce qu’on
pourrait croire que les Coen mettent sur le même plan toutes les
images, pour s’en moquer, parce
qu’on peut toujours croire dans
une image, quand on la voit.
Juste assez parce que, en y réfléchissant bien (et rarement farce a
exigé autant de l’intellect), Ave,
César ! choisit son camp, celui des
images auxquelles on a cru
quand on les a créées. p
thomas sotinel
Film américain
de Joel et Ethan Coen.
Avec George Clooney, Josh Brolin,
Channing Tatum, Tilda Swinton,
Scarlett Johansson (1 h 46).
Comment les frères Coen mènent leurs acteurs
Rien n’est laissé au hasard sur le plateau des deux cinéastes, qui guident leurs comédiens avec une précision horlogère
RENCONTRE
berlin - envoyé spécial
A
u printemps 2015, avant
de quitter leur salle de
montage new-yorkaise
pour Cannes, où ils devaient présider le jury, Joel et Ethan Coen
avaient ainsi défini le genre de
leur long-métrage à venir : Ave,
César ! serait un film « dans lequel
George Clooney a l’air d’un idiot ».
L’œuvre fondatrice de ce genre,
O’Brother (2000), et ses successeurs, Intolérable cruauté (2003)
et Burn After Reading (2008)
constituent un corpus succinct,
mais cohérent, auquel Ave, César ! vient ajouter sa parure marmoréenne.
George Clooney y joue Baird
Whitlock, une star imbue d’ellemême, dont la fibre morale est résistante comme le coton hydrophile et les convictions malléa-
bles comme la pâte à modeler.
Mais ce personnage n’est pas le
seul à passer pour un idiot.
Comme le remarque, lors d’une
rencontre à Berlin, pour la 66e édition du festival de cinéma, qui se
termine le 21 février, Channing Tatum – qui incarne, lui, un danseur
de claquettes qui s’apprête à gagner la patrie du socialisme –,
« tous les personnages d’acteur
sont placés à un certain niveau
d’idiotie dans ce film ».
« Réalisateurs transparents »
Les Coen haïraient-ils les acteurs ?
Les considéreraient-ils comme du
bétail, pour reprendre une expression apocryphe d’Alfred Hitchcock, que le maître avait fini par
reprendre à son compte ?
Plus tard dans le week-end, à
Berlin, les deux frères s’en défendent. « C’est vrai pour le personnage de Channing, il se berce d’illu-
sion », dit Ethan. « Comme tous les
communistes », ajoute Joel. Ils font
ensuite remarquer que Scarlett Johansson joue une dure à cuire
– même si DeeAnna Moran passe
son temps dans l’eau, à la manière
d’Esther Williams – qui ne s’en
laisse pas compter, et qu’Hobie
Doyle, le gars de la campagne, le
cow-boy chantant qu’incarne
Alde Ehrenreich, « sait de quoi il
retourne ».
N’empêche que le pauvre Hobie
est la victime d’une des séquences
les plus drôles du film, au long de
laquelle un réalisateur britannique, Laurence Laurentz (Ralph
Fiennes) tente de masquer l’accent texan de l’acteur en lui faisant
répéter sa réplique ad nauseam. Y
aurait-il comme une revanche sur
des tribulations passées, survenues sur le plateau des frères Joel
et Ethan Coen ? « C’est une digression sur l’interdit, qui empêche de
« Chaque matin,
on reçoit
les répliques de la
journée, avec, collé
au dos de la feuille,
le story-board »
CHANNING TATUM
acteur
montrer à un acteur comment il
doit dire sa réplique, se défend Joel.
En fait, certains acteurs le demandent. Sérieusement, c’était une situation que nous avons imaginée
et qui nous a fait rire. »
Reste que, sur le plateau, les
Coen ne laissent rien au hasard,
pas même le jeu des acteurs,
comme le raconte Channing Tatum : « Ce sont les plus transpa-
rents des réalisateurs. Avant de
tourner la dernière séquence de
mon personnage [scènes qui impliquent une chaloupe et un sousmarin], ils ont détaillé le storyboard à chacun des participants :
les rôles principaux, les seconds rôles, les acteurs qui étaient là pour la
journée, les figurants. »
Cette méthode n’est pas réservée
aux séquences spectaculaires :
« Chaque matin, on reçoit les répliques de la journée, avec, collé au
dos de la feuille, le story-board,
poursuit Channing Tatum. Si bien
que, quand ils arrivent, c’est
comme s’ils avaient déjà commencé à nous diriger, on sait déjà
quelle tête on doit faire en se retournant vers la caméra. »
Dans un film qui ressuscite tous
les genres pour mieux mettre en
évidence la précision horlogère
qu’ils nécessitent (flottabilité des
nageuses, vitesse du cheval du
cow-boy, hauteur des tables sur
lesquelles sautent les danseurs de
claquettes… tout est calculé à la seconde, au millimètre près), on
comprend que l’inventivité des acteurs ait été bridée.
Dans la fiction d’Ave, César !,
deux comédiens reçoivent une
paire de claques, l’une donnée au
début, l’autre à la fin du film, de la
main d’Eddie Mannix, le cadre supérieur, homme à tout faire des
Studios Capitol que joue Josh Brolin. Joel Coen ne peut s’empêcher
de rire : « C’est juste un bon truc
(the good stuff), dit-il, Josh joue le
parent, et tous les acteurs sont
comme des enfants. Il est le seul à
rester sain d’esprit au milieu de
gens qui déraillent. Et, parfois, il
doit leur donner la fessée. » Les frères Coen ne haïssent pas les acteurs, ils les aiment bien, les châtient bien. p
t. s.
culture | 19
0123
Un amour plein d’épines
Pour son premier long-métrage, Julia Kowalski décrit l’éclosion du désir et sa croissance
sauvage chez une lycéenne impulsive
CRACHE CŒUR
S E M A I N E
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
L A
ppvv
Mécanique désirante
A commencer par l’inscription de
ses personnages à l’intersection
de deux territoires : une France
anonyme où se déroule l’action,
et en filigrane de celle-ci, une Pologne lointaine. Car le père de
Rose, architecte d’origine polonaise, embauche un maçon du
pays, Jozef (Andrzej Chyra, monstre sacré à domicile), pour exécu­
ter des travaux dans sa maison. Le
film n’investit aucunement l’im­
plication sociale d’une telle situa­
tion, mais en profite surtout pour
dédoubler son univers. Ce qu’il
travaille, au­delà d’un fonds auto­
biographique, c’est une certaine
L E S
A U T R E S
F I L M S
D E
D
e Belle épine (Rebecca
Zlotowsky, 2010) à L’Année prochaine (Vania Le­
turcq, 2014), on ne compte plus
les films se penchant sur les pre­
miers émois amoureux des « jeu­
nes filles ». C’en est presque de­
venu un passage obligé pour un
jeune cinéma français, qui
trouve, en ces drôles de créatures,
peut-être moins un sujet de prédilection qu’une dimension initiatique : la « première fois » de
ses héroïnes, c’est aussi un peu la
sienne, un reflet de sa propre apparition sur le marché des
auteurs. Mais à force de viser la
même primeur du geste, beaucoup de ces films ont fini par se
ressembler, se recoupant à l’en­
droit d’une fébrilité hissée trop
uniformément comme étendard
stylistique.
Qu’est­ce donc qui différencie
Crache cœur, premier long­mé­
trage de Julia Kowalski, du tout­
venant des films de « jeunes
filles » ? Le fait que sa protago­
niste, Rose (Liv Henneguier), une
lycéenne impulsive, joue de la
flûte traversière dans une formation classique, se prenne le bec
avec son père, ou s’éprenne du
mauvais garçon de sa classe ? Pas
vraiment. L’originalité du film
tiendrait plutôt à la formulation
complexe qu’il donne du désir fé­
minin, ne paraissant pas, pour
une fois, dans la plénitude de son
objet, mais poussant comme une
plante grimpante, par torsions et
détours, selon les multiples an­
fractuosités du support auquel il
s’attache.
Rose (Liv Henneguier) et Clémentine (Léa Mesnil, au premier plan). ZOOTROPE FILMS
« accentuation » du récit, une in­
terférence qui passe aussi par la
musicalité hybride des idiomes.
L’expérience de Rose s’en trouve,
dès le départ, singulièrement décentrée, ouverte sur un ailleurs.
La rencontre entre la jeune fille
et cet intrus d’âge mûr qui travaille chez elle déclenche la mécanique désirante, mais pas comme
on pouvait s’y attendre. Rose apprend bientôt de Jozef qu’il est le
père d’un garçon de son lycée, le
bel et arrogant Roman (Yoann
Zimmer), qui a grandi en son absence. Ici, le film surprend, car la
libido de Rose ne se fixe ni sur
l’homme ni sur le garçon, mais
entre les deux : entre le père et le
fils, c’est-à­dire à l’endroit d’une
chimère, d’une fiction qui les réunirait. Belle proposition de montrer le désir comme essentiellement dissocié, scindé, impur :
c’est, pour Rose, une indiscrétion,
une curiosité, une spéculation
La libido de Rose
ne se fixe ni sur
l’homme ni sur
le garçon, mais
entre les deux
moite qui la conduira, avec Roman, sur les routes d’un petit village polonais, où s’originerait la
possibilité même de leur histoire.
La pulsion amoureuse, dans
Crache cœur, n’a rien d’un élan.
C’est, au contraire, une ligne brisée, une foule de petites bizarreries (les insectes rampants), de
cruautés (Rose tourmente sa petite sœur), de crispations, de pollutions (Rose se pisse dessus lorsqu’elle surprend Roman faisant
l’amour à une autre), ouvrant sur
un paysage étrange, diffus, à la li­
sière du fantastique – et qui n’est
autre que l’imaginaire de la défloration. Pour mieux le contenir, Julia Kowalski déploie une mise en
scène d’une plasticité saillante,
pas toujours très habile à modu­
ler les intensités, mais d’une assu­
rance notable et d’une solidité
courageuse, dans le contexte ac­
tuel du filmage « à fleur de peau ».
Elle trouve surtout, dans le vi­
sage et la carrure de son actrice
Liv Henneguier, un alliage inédit
de fièvre et de violence pantelantes, de rondeur et de brutalité
fauves, en somme cette mobilité
insaisissable où commence
l’existence des véritables personnages. p
mathieu macheret
K Retrouvez l’intégralité des critiques sur Lemonde.fr
(édition abonnés)
ppvv À VOIR
La Chambre d’en face
Film danois de Michael Noer (1 h 31).
Deux octogénaires guère heureux dans leur maison de retraite
s’éprennent l’un de l’autre comme s’ils avaient 16 ans. Filmant
cette romance aussi gracieuse qu’un premier amour, le Danois
Michael Noer travaille en filigrane le regard réprobateur de
l’entourage sur cette idylle tardive. Un film émouvant et pertinent quant aux questions de société qu’il soulève. p n. lu.
pvvv POURQUOI PAS
Un sol frío en verano
Film espagnol et français de Mathieu Gari avec Paulina Veltina,
Júlia Ferré, Eli Piz (1 heure).
Etonnant objet que ce premier long-métrage tourné sur un rivage andalou au gré d’un scénario tortueux. Si le sens de ce
portrait mélancolique de jeune femme est hermétique, l’ambiance singulière qui naît des images et d’un beau travail sonore surprenant peuvent donner l’envie de s’y perdre. p n. lu.
Mon sac est prêt, mes pompes aussi
Film français de Jeanne Quibel (1 h 30).
Une micro-utopie communautaire autour de cinq égarés, qui
se retrouvent dans un camping-car en panne. Un film réalisé
avec peu de temps, peu d’argent, mais beaucoup d’énergie, qui
ressemble à ses héros. p n. lu.
Sleeping Giant
Film canadien d’Andrew Cividino (1 h 29).
Ce premier film canadien conte la fin de l’innocence pour trois
garçons en vacances sur les rives du lac Supérieur, dans l’Ontario. Leur adolescence est d’abord saisie comme un feuilleté
d’instants suspendus. Mais, bientôt, cette substance volatile
s’alourdit par excès de scénarisation. A vouloir trop en dire,
l’ensemble s’éparpille. Un court-métrage étiré en long. p m. ma
La Vache
Film français de Mohamed Hamidi (1 h 31).
Cette comédie réunit deux films en un seul. Le premier est
porté par le burlesque aérien et poétique de Fatsah Bouyahmed – comédien de théâtre et membre du Jamel Comedy
Club – et enveloppé dans une b.o. savoureuse signée Ibrahim
Maalouf. Le second esquisse un portrait du bon peuple de
France à travers ses douaniers, ses Circassiens, ses syndicalistes
en colère, ses aristocrates ruinés, et contrecarre tout ce que le
premier pouvait promettre de fantaisie, d’originalité et de liberté. p i. r.
Zootopie
Film d’animation américain de Byron Howard et Rich Moore
(1 h 48).
En imaginant une cité où cohabitent mammifères carnivores
et herbivores, Disney a voulu faire œuvre d’éducation politique. Mais les aventures de Judy Hopps, première policière lapine de Zootopie, ont été écrites avec d’aussi gros sabots que
ceux du commissaire buffle qui houspille la rongeuse. p t. s.
vvvv ON PEUT ÉVITER
Beira-Mar
Film brésilien de Marcio Reolon et Filipe Matzembacher (1 h 23).
Martin est chargé par son père de le représenter après la mort
de son propre père, au Brésil. L’adolescent demande à son ami
Tomaz de l’accompagner. Cette situation d’attente et de porteà-faux en cache une autre, le sentiment non avoué de Martin
pour son ami. La tardive levée de ces non-dits n’efface pas la
sensation d’interminable dilution qui l’aura précédée. p j. m.
NOUS N’AVONS PAS PU VOIR
Film français et polonais
de Julia Kowalski.
Avec Liv Henneguier, Yoann
Zimmer, Andrzej Chyra, Artur
Steranko, Léa Mesnil (1 h 23).
Les Naufragés
Film français de David Charhon (1 h 37).
Amis publics
Film français d’Edouard Pluvieux (1 h 38).
LES MEILLEURES ENTRÉES EN FRANCE
Le « M » de Losey le maudit
Nombre
de semaines
d’exploitation
En 1951, le cinéaste transposait le film de Fritz Lang dans l’Amérique de l’après-guerre
Deadpool
REPRISE
P
endant longtemps, la réputation de M, réalisé par
Joseph Losey en 1951, a
souffert de la comparaison avec le
chef-d’œuvre de Fritz Lang,
en 1931, dont il a constitué le remake. Il a par ailleurs été pendant
longtemps un film quasiment
impossible à voir, en raison de la
rareté des copies, et traîne donc sa
renommée un peu triste de répétition inutile dans les histoires officielles du cinéma. Pourtant,
quelques plumes avisées l’ont, depuis, réhabilité, notamment Bertrand Tavernier et Jean-Pierre
Coursodon dans leur 50 ans de cinéma américain (1995, épuisé). Le
découvrir aujourd’hui, puisqu’il
ressort en salles, permettra de
constater qu’il s’agit, sans doute,
d’un des meilleurs films noirs jamais réalisés.
Reprenant, en les condensant,
les péripéties du film de Lang (un
assassin de petites filles est traqué
à la fois par la police et par la pègre), Losey les plonge dans l’Amé-
rique de l’après-guerre, pour réaliser une œuvre à la fois politique et
à l’expressionnisme paradoxal. Le
film est produit par Seymour Ne­
benzal pour la Columbia. Sans
doute peut­on associer sa dimen­
sion politique aux convictions du
cinéaste lui­même – qui a été contraint de s’exiler, quelques mois
plus tard, sous la pression des persécutions maccarthystes – et d’un
des scénaristes, Waldo Salt, « blacklisté » la même année.
Réalité sociale et géographique
La description de la pègre dans le
film de Losey (dont on sait qu’elle
mettra tout en œuvre pour trouver, avant la police, le tueur en série empêchant ses affaires de
tourner) est soigneusement décrite comme un pouvoir économique et hiérarchisé – une pyramide de verres à whisky en consti­
tue une allégorie parlante, au
cours d’une séquence.
Le crime organisé agit ainsi
comme une puissance politique.
Il utilise même son habileté à tra­
quer le tueur comme une manière
de communication commerciale,
mais cède néanmoins à ces éclats
de violence moins « civilisés »
qu’a si bien su filmer Losey.
Le film témoigne également de
l’influence, qui sera de plus en
plus notable à Hollywood, de la
psychanalyse comme grille de lec­
ture et détermination des événe­
ments. Losey a écrit à l’attention
de ses scénaristes une série de no­
tes qui décrivent la personnalité
schizoïde de l’assassin. Un détail
dans un plan (la photo de ce que
l’on devine être la mère du tueur
d’enfants) suffit à exprimer l’idée
d’un complexe d’Œdipe mal ré­
solu. Cette notation furtive in­
jecte surtout une invisible dimen­
sion fantastique qui le rend en­
core plus fascinant.
Mais c’est d’abord le style adopté
par le réalisateur qui ancre M dans
une réalité sociale et géographi­
que précise, tout en effleurant
une forme d’abstraction. Tourné à
Los Angeles (Alta Vista, Down­
town et Bunker Hill, notamment),
le film sort du studio pour capter
la rue elle­même, sa lumière et sa
topographie, une architecture
parfois tordue, faite de dénivellations abruptes, d’escaliers vertigineux, de fêtes foraines monumentales, de quartiers authentiques baignés de soleil.
Parfois, cette vision s’inverse au
profit d’une séquence plus ouvertement baroque, comme la capture du meurtrier dans un entrepôt de mannequins, inertes et
menaçantes effigies humaines.
On dit souvent, c’est même un
lieu commun, que le film noir
américain serait un parent lointain du cinéma expressionniste
allemand des années 1920. Mais si
l’expressionnisme cinématographique réside dans la manière
pour le décor de raconter le film,
M refuse, dans celui-ci, toute artificialité, pour tirer de la réalité elle-même, par un effet de transsubstantiation, cette incursion du
monde psychique dans le réel. p
jean-françois rauger
Film américain de Joseph Losey.
Avec David Wayne, Howard
Da Silva, Martin Gabel (1 h 24).
Nombre
d’entrées (1)
Nombre
d’écrans
1 1 284 278
478
Les Tuche 2…
2
972 162
608
Alvin et les Chipmunks…
2
382 258
582
Chocolat
2
379 449
529
Evolution
par rapport
à la semaine
précédente
Total
depuis
la sortie
1 284 278
↓
↑
↓
– 15 %
2 474 719
+ 5%
870 830
– 19 %
998 958
Joséphine s’arrondit
1
302 658
394
302 658
La Tour 2 contrôle…
1
215 933
591
215 933
Heidi
1
187 737
353
187 737
Chair de poule…
1
137 434
410
137 434
Les Innocentes
1
136 060
144
La 5e Vague
3
130 711
380
AP : avant-première
Source : Ecran total
136 060
↓
– 32 %
802 650
* Estimation
Période du 10 au 14 février inclus
La semaine est dominée par le super-héros post-adolescent
venu des Etats-Unis Deadpool, de Tim Miller, qui a l’esprit au niveau
de la braguette, et par le deuxième opus des Tuche, famille
un peu bas du front, du Français Olivier Baroux. Le premier vient
de ravir la tête du classement au second, qui l’occupait depuis
la semaine dernière, avec une entrée en matière tonitruante :
un million deux cent mille spectateurs en quatre jours. La troisième
place est occupée par Alvin et les Chipmunks : à fond la caisse,
de Walt Becker. Sinon, deux résultats notables parmi les nouveaux
films. La bonne moyenne (plus de neuf cents spectateurs par écran)
obtenue par Les Innocentes, d’Anne Fontaine. Et le piteux
décollage de La Tour 2 contrôle infernale, avec le duo Eric JudorRamzy Bedia, qui paraît mal parti pour égaler les deux millions
de spectateurs qu’avait enthousiasmés La Tour Montparnasse infernale, en 2001.
20 | télévisions
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Leçon de darwinisme social au Kazakhstan
VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
Emir Baïgazin dépeint, dans ce premier film réussi, la vengeance de l’élève Aslan, ostracisé par ses camarades
ARTE
MERCREDI 17 – 20 H 55
FILM
I
l y a plusieurs manières de
considérer Leçons d’harmonie. De prime abord, c’est
l’histoire d’une vengeance,
celle d’Aslan, un collégien de 13 ans,
humilié et ostracisé par les autres
élèves d’un collège provincial, tous
rackettés par Bolat, un apprenti
caïd. Mais, derrière ce qui s’apparente à un film noir, se niche bien
autre chose, une réflexion sur le
darwinisme social, doctrine élaborée par le Britannique Herbert
Spencer (1820-1903), selon laquelle
le mécanisme de la sélection naturelle décrit par Darwin serait applicable au corps social. Souvent considérée comme le fondement de
l’ultralibéralisme, cette théorie
postule que « toute protection artificielle des faibles est un handicap
pour le groupe social auquel ils appartiennent, dans la mesure où
cette protection a pour effet (…) de
le mettre en position d’infériorité
face aux groupes sociaux rivaux ».
Tout commence dans la cour
d’une ferme. Un jeune garçon attrape un mouton et le tue, avant de
le dépecer pour sa grand-mère.
D’autres abattages suivront qui,
comme celui-ci, resteront dans le
hors-champ de la caméra. Dès la
séquence suivante, on retrouve
Aslan dans sa classe, au milieu de
Timur Aidarbekov incarne le jeune Aslan, humilié par ses camarades d’école. ARIZONA FILMS
ses condisciples. Puis arrive la visite médicale. Le moment que
choisissent Bolat et les siens pour
humilier publiquement Aslan.
Sali, souillé, ce dernier n’aura de
cesse qu’il se soit vengé de Bolat.
Redoutable stratège
Leçons d’harmonie est construit
comme un thriller dont il serait
dommage de gâcher le suspense ;
un suspense dont le mode narratif
particulier – des ellipses permettent d’ignorer les scènes de passage à l’acte – fait que le film se propage par accélérations successives.
Chaque plan est composé avec
soin. Tout a son importance, les
visages comme les objets. Quant
aux animaux, le mouton du début et de la fin (magnifique scène
où on le voit courir sur l’eau), les
cafards ligotés sur une chaise
électrique, on les retrouve tout au
long du film, manière pour Baïgazin d’étayer son propos politique
et philosophique.
Visage inexpressif, réservé, Aslan (Timur Aidarbekov) se révélera redoutable stratège. Face à lui,
Bolat (Aslan Anarbayev), musclé,
rigolard, incarne le chef de clan
sans scrupule, manipulé par deux
bandes rivales. De ce duel sans
merci se dégage une sensation curieuse, faite d’apparente lenteur
et de mouvements constants.
Et l’harmonie dans tout cela ? Elle
dépasse les principes manichéens
de bien et de mal, répond Baïgazin.
Témoin ce qui se passe au collège,
ces cours sur Gandhi et Darwin,
mais aussi sur l’art de la guerre.
L’école, considérée comme un
monde global, fait de violence,
d’amour et de haine à l’intérieur
duquel vont finir par s’immiscer
trafiquants et flics tortionnaires.
Dans son Introduction à l’étude
de la médecine expérimentale,
Claude Bernard expliquait que
« tous les phénomènes d’un corps
vivant sont dans une harmonie réciproque telle qu’il paraît impossible de séparer une partie de l’organisme sans amener immédiatement un trouble dans tout l’ensemble ».
C’est
cela,
Leçons
d’harmonie : un film sur la nature
humaine et ses pulsions violentes. Un film sur la guerre intérieure qui peut s’emparer de chacun d’entre nous jusqu’à nous ravager. Un film sur l’art et la manière de se retrouver en paix avec
soi-même, sinon avec les autres. p
franck nouchi
Leçons d’harmonie
d’Emir Baïgazin. Avec Timur
Aidarbekov, Aslan Anarbayev
(Kaz., 2014, 115 min).
« The Newsroom », la vérité, rien que la vérité, avant l’écran noir
Troisième et dernière leçon de journalisme par le scénariste d’« A la Maison Blanche », Aaron Sorkin
CANAL+ SÉRIES
MERCREDI 17 – 20 H 50
SÉRIE
C
omme on aurait aimé revivre l’admiration qu’il suscita chaque semaine avec
la série « A la Maison Blanche »
(« The West Wing »), en 1999 !
Auteur oscarisé pour le scénario de
The Social Network (2010), sur la
naissance de Facebook, et scénariste primé pour Steve Jobs, actuellement en salles, Aaron Sorkin annonça ensuite s’atteler à l’analyse
du travail journalistique dans une
chaîne d’info. Au vu de son palmarès, cela ne pouvait donner lieu
qu’à une œuvre aussi urticante
que brillante, estima-t-on dans la
sphère journalistique. Or, « The
Newsroom », diffusée entre 2012 et
2014 sur la chaîne câblée HBO, s’est
avérée trop souvent pontifiante et
déconnectée de la réalité pour impressionner autant qu’avait pu le
faire « A la Maison Blanche ».
Attention, jamais rien de médiocre chez le très ambitieux Aaron
Sorkin : de l’écriture des très nombreux dialogues à la critique du
traitement de faits réels par les
médias, de la production assurée
par un ancien de « Six Feet Under »
aux acteurs, tous véritablement
très bons, « The Newsroom » vise
l’excellence, et y parvient. Mais
par moments seulement.
Un réquisitoire sans échange
Au fil de trois saisons, avec beaucoup d’éloquence et d’acuité, Aaron Sorkin fait la leçon à la gente
journalistique, imagine un
monde idéal où les chaînes ignoreraient les réseaux sociaux et les
taux d’audience, où le financement proviendrait de quelques
mécènes désintéressés… Pourquoi pas ? Mais le spectateur risque de ne pas vibrer et d’en rester
au point de départ de la série : à un
concept, à une critique acerbe du
système capitalistique télévisuel,
à une descente en flèche du sensationnalisme des médias américains. A un réquisitoire, donc,
sans échange avec le public.
Puisque Canal+ Séries propose
la troisième et dernière saison de
« The Newsroom », rappelons que
la série s’ancre autour du journaliste Will McAvoy, qui entend présenter chaque soir un JT livrant au
spectateur la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Autour de
lui, sur la chaîne câblée ACN, toute
une rédaction se bat chaque jour
pour atteindre ce Graal, tandis
que dans l’ombre agissent les forces de l’argent… p
martine delahaye
« The Newsroom », saison 3.
Avec Jeff Daniels, Emily
Mortimer, John Gallagher, Olivia
Munn, Sam Waterston
(Etats-Unis, 2014, 6 × 52 minutes).
Diffusion mercredi 17 février
sur Canal+ Séries à 20 h 50.
M E RCR E D I 17 JAN VIE R
TF1
20.55 Les Experts : Cyber
Série créée par Carol Mendelsohn,
Ann Donahue et Anthony E. Zuiker.
Avec Patricia Arquette (EU, saison 2,
ép. 3 à 5/22).
23.30 Les Experts
Série créée par Anthony E. Zuiker.
Avec Ted Danson, Elisabeth Shue,
George Eads (EU, S14, ép. 12
et 14/22 ; S10, ép.3/23).
France 2
20.55 Fais pas ci, fais pas ça
Série créée par Anne Giafferi
et Thierry Bizot. Avec Isabelle Nanty,
André Manoukian (Fr., S8, ép. 3
et 4/6).
22.40 Folie passagère
Divertissement animé par Frédéric
Lopez.
France 3
20.55 Des racines et des ailes
« Passion patrimoine : au fil
de l’Allier ». Magazine présenté
par Carole Gaessler.
23.20 Pièces à conviction
« Le naufrage d’Areva : une affaire
d’Etat ». Magazine présenté
par Patricia Loison.
Canal+
20.45 Football
Ligue des champions 8es de finale
aller : AS Roma (It.) - Real Madrid
(Esp.).
22.50 Night Run
Thriller de Jaume Collet-Serra.
Avec Liam Neeson, Génesis
Rodriguez (EU, 2015, 110 min).
France 5
20.40 Opération Stonehenge
Documentaire de Jeremy Turner
(GB., 2014, 85 min).
23.35 Dangers dans le ciel
Documentaire de James Hyslop
(Can., 2009, 50 min).
Arte
20.55 The Bling Ring
Comédie dramatique de Sofia
Coppola (EU, 2013, 80 min).
23.10 Leçons d’harmonie
Drame d’Emir Baigazin. Avec Timur
Aidarbekov (Kaz., 2014, 115 min).
M6
20.55 Cauchemar en cuisine
Marseille.
22.35 Cauchemar en cuisine
Que sont-ils devenus ?
0123 est édité par la Société éditrice
HORIZONTALEMENT
I. Si le gâteau est excellent, l’échange
GRILLE N° 16 - 040
PAR PHILIPPE DUPUIS
peut être délicieux. II. Fait voyager le
du « Monde » SA
Durée de la société : 99 ans
à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 94.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 80, boulevard Auguste-Blanqui,
75707 Paris Cedex 13 Tél. : 01-57-28-20-00
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de l’étranger : (33) 1-76-26-32-89 ;
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Collection : Le Monde sur CD-ROM :
CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
Le Monde sur microilms : 03-88-04-28-60
SUDOKU
N°16-040
brut. Mit en beauté. III. Les hommes
chez Elizabeth. Son point laisse des
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
I
II
traces. IV. Pour conserver de belles
miches. Pourra être approuvé. V. Fiévreux et tourmentés. On peut toujours penser que ce sont les autres.
III
VI. Démonstratif. Piégées. Réservé
aux proches. VII. Peut tout faire sau-
IV
V
ter. Abri sur le bâtiment. Du même
genre. VIII. Ouvris en grand. Creuse
en avançant. Entrent en duel. IX. Pa-
VI
VII
rasites. Obtenue sans légitimité.
X. Mènerions à bien.
VERTICALEMENT
VIII
IX
1. Assure de grosses réductions.
La reproduction de tout article est interdite
sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0717 C 81975 ISSN 0395-2037
2. Soja, lin et autres navettes. 3. Refus
d’hier. Fait de vrais choix. 4. Pour les
X
Au cœur de l’actualité
amateurs de toiles étrangères. Saison
migratoire. Ouvre l’ascenseur. 5. Très
pris à la saison des prix. 6. Cours pri-
HORIZONTALEMENT I. Controverses. II. Apéritif. Pro. III. Opposé. Franc.
de gamme. 7. Coupe en avançant.
IV. Urétérale. Ei. V. Tir. Talure. VI. Cm. Ut. UV. GPL. VII. Haines. Ebahi.
Fusse au courant. 8. Mer démontée.
VIII. Onde. Os. Ur. IX. Ute. Alertait. X. Cessionnaire.
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VERTICALEMENT 1. Caoutchouc. 2. Opprimante. 3. Neper. Ides. 4. Trot.
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La presse étrangère débat
des valeurs d’un pays déboussolé
EmilE lorEaux
SOLUTION DE LA GRILLE N° 16 - 039
Hors-série
Document exclusif :
la fabrique de terroristes
Enquête sur les dérives du système judiciaire français
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Corinne Mrejen
Un numéro
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Toulouse (Occitane Imprimerie)
Montpellier (« Midi Libre »)
styles | 21
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Le quartier
de la Pointe courte.
BRUNO DE HOGUES/GAMMA-RAPHO
La visite de Sète
se conjugue
en extérieur,
avec des balades
sur le canal
(ci-contre), et en
intérieur, avec
l’incontournable
Musée
international
des arts
modestes,
le MIAM
(ci-dessous).
Le restaurant
Oh Gobie offre
une ambiance
décontractée
et authentique. LA NIAK
PATRICE THEBAULT/
ONLYFRANCE.FR JUAN MANUEL CASTRO
PRIETO/AGEN
C A R N E T
D E
R O U T E
Y aller
De Paris ou de Lyon, TGV
direct (3 h 45 depuis Paris,
2 heures depuis Lyon).
A partir de 25 euros l’aller,
tarif Prem’s sur Voyagessncf.com. Grâce à Calendrier.voyages-sncf.com,
on visualise les meilleurs
tarifs sur un mois donné.
48 heures
à sète
VOYAGE
sète (hérault)
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Sète
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Sète
1
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Place
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Nouveau
Bassin
Canal Royal
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Saint-Clair
3
Vieux
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Môl
Vers
la Corniche
5
agréable. Au pont de la Savonnerie (2), embarquement immédiat
dans l’un des bateaux de Sète
Croisières, pour découvrir la ville
au fil de l’eau. Le Canauxrama,
pour une visite des canaux en
passant sous les neuf ponts, ou
L’Aquarius, qui sort en mer.
13 heures Boîte à sardines
Mieux vaut éviter les restaurants
le long du quai, qui n’ont d’atout
que leur terrasse – et encore, la
route est passante. On s’installe
plutôt face à la criée, chez Oh Gobie. Filets de pêche accrochés au
mur, tables et chaises dépareillées, ambiance décontractée… et excellentes sardines
grillées. Sous les arcades, près de
l’office du tourisme, L’Ultima
propose un menu enfant copieux et des pizzas délicieuses.
Puis on digère en arpentant le
18 h 30 La Mamma
Comme attiré par le clocher de la
décanale Saint-Louis (4), qu’on
aperçoit depuis les quais, on
quitte le bord de l’eau pour rejoindre le Quartier haut. L’ancien fief
des pêcheurs « marins » a gardé le
charme d’antan, ses ruelles étroites, ses petites maisons de deux
étages aux façades roses et jaunes. On s’arrête place de l’Hospitalet, devant l’opulente sculpture
de Richard Di Rosa : La Mamma.
C’est face à cette femme pulpeuse
aux lèvres charnues que l’on s’arrête pour dîner de quelques tapas,
au café Le Social : un bar de copains, fief d’une des sociétés de
jouteurs sétoises, où l’ambiance
est à la fois populaire et branchée.
JOUR 2
R
u
e
an
ss
11 heures Royal canal
Depuis les halles, par le passage
du Dauphin, on arrive le long du
canal Royal, où s’alignent des cen­
taines de bateaux de pêcheurs colorés. Les petits en repèrent
même un qui a coulé à pic. C’est là
qu’en août, à la Saint-Louis, ont
lieu les fameux tournois de joutes. Perché sur un bateau, un jouteur protégé par un pavois (bouclier) tente de faire tomber l’adversaire à l’eau avec sa lance. La
tradition remonte au Moyen Age,
mais continue d’attirer locaux et
touristes. La promenade le long
du quai de la Marine, bordé de restaurants et de boutiques, est
Ru
e
Gare
de Sète
rau
Ca
la
10 heures Tielle matinale
Pour s’imprégner de l’accent sétois et des effluves d’iode, on s’immerge aux halles (1), marché couvert en plein cœur de la ville. Un
lieu de vie, où, tous les matins, les
Sétois s’alpaguent et s’attablent
au café. Pendant qu’on déguste
quelques huîtres – tant pis pour
l’heure matinale ! – tout juste pêchées à Bouzigues, les enfants
courent entre les étals de poissons et de crustacés. Et s’attardent
devant la boutique de Giulietta,
dont les tielles mettent l’eau à la
bouche ; une « tourte » typiquement sétoise, fourrée au poulpe et
à la tomate, dont Giulietta propose aussi une version aubergine
parmesan, exquise.
Pointe
courte
de
JOUR 1
Etang de Thau
e
n descendant au-delà de
Montpellier, jusqu’à Sète,
on s’attendait à retrouver
l’atmosphère des stations balnéaires de notre enfance.
Du béton, des promenades saturées de marchands de glaces et de
manèges, et des plages aménagées. Mais Sète ne ressemble ni à
Palavas ni à La Grande-Motte. L’île
singulière, enserrée entre la mer
et l’étang de Thau, est avant tout
un port de pêche, le premier du
littoral français méditerranéen.
Ses chalutiers, ses thoniers, sa
criée en font une ville « travailleuse » et vivante. Une ville
culturelle aussi, dont les canaux,
les vieux quartiers de pêcheurs et
les ruelles lumineuses continuent
d’inspirer artistes et cinéastes.
Ouverte sur la mer, l’île
singulière n’a pourtant rien
de balnéaire. Et vit, même hors
saison, d’art et de pêche
Se loger
Mer
Méditerranée
200 m
vieux port. Voiliers, yachts et catamarans rivalisent avec chalutiers et thoniers. Le Nouveau Bassin, lui, accueille d’impressionnants paquebots en partance
pour l’Algérie ou la Sardaigne.
16 heures Enchères de la mer
Retour face à la criée (3), devant
laquelle une trentaine de chalutiers déchargent des cageots de
poissons. De l’extérieur, cet immense hangar ne ressemble pas à
grand-chose. C’est à l’intérieur
que le ballet se joue, et que défilent bacs de dorades, de rougets,
de seiches – il se vend jusqu’à
700 lots par heure aux enchères.
Dommage, les acheteurs ne
crient plus à l’ancienne, mais appuient simplement sur un bouton pour passer commande – la
criée sétoise a été la première
d’Europe à être informatisée.
10 heures Entre deux eaux
On choisit de commencer la matinée par une balade en minibus, façon « Huit ça suffit ». Yves Bousquet, de Buscapade Languedoc,
vient nous chercher tôt pour
prendre de la hauteur. Calotte vis­
sée sur la tête, ce Sétois pur jus depuis trois générations raconte la
ville avec passion – et accent. En
dix minutes, nous voici sur le
mont Saint-Clair, qui domine la
ville… à 182 mètres. Le quartier est
résidentiel, les plus aisés y ont perché des villas. Depuis la terrasse
panoramique, on aperçoit d’un
côté l’étang de Thau et ses parcs à
huîtres, de l’autre, le port côté
mer. L’île singulière à 360 degrés.
11 heures Toit tranquille
En quelques minutes, Yves nous
descend jusqu’au cimetière marin (5), curiosité de la ville qui domine la grande bleue. C’est là
qu’est enterré le poète Paul Valéry
– on reconnaît sa tombe au banc
posé juste devant, pour les touristes. Ne cherchez pas Georges Brassens, l’enfant du pays, qui lui est
enterré un peu plus loin, dans le
plus populaire cimetière Le Py.
Face au cimetière marin, on devine le joli Théâtre de la mer, qui
accueille chaque été festivals de
chanson et musiques du monde.
Aux tombes, les enfants préfèrent
le jardin aux cactus qui surplombe le cimetière.
13 heures Brin de sable
Notre chauffeur propose de nous
laisser sur la Corniche, prome-
nade aménagée le long des plages.
Certes, ce n’est pas la Croisette,
mais, à pied ou à vélo, la balade est
revigorante. Sète met peu en
avant ses 12 kilomètres de plage,
pourtant larges et propres… mais,
il est vrai, dépourvues de charme.
Lorsque le soleil pointe, y piqueniquer reste agréable.
14 heures MIAM, un musée
Depuis la Corniche, un bus remonte jusqu’au centre-ville, direction le MIAM (6). Derrière ce
nom gourmand se cache l’étonnant Musée international des arts
modestes. Des objets du quotidien, d’ordinaire laissés-pourcompte – paquets de gâteaux,
scoubidous, cadeaux Bonux ou
Kinder, soldats de plomb –, que les
artistes Hervé Di Rosa et Bernard
Belluc ont mis en scène dans des
vitrines à thème.
La visite de ce lieu unique a un
goût d’enfance. « Oh, les premiers
emballages de Malabar ! », « Toi
aussi, tu regardais Goldorak ? »,
« Tu mangeais des Croqu’images ? » Un moment à partager avec
les enfants – qui nous trouvent
alors tellement vieux. Le weekend et pendant les vacances scolaires, La Petite Epicerie – le service pédagogique du MIAM – organise des ateliers arts plastiques
pour les petits.
16 heures L’île des Pointus
Avant de reprendre le train, on
dépasse la gare, puis le pont mobile, pour pénétrer dans un autre
monde : celui de la Pointe courte.
Le quartier des pêcheurs de
l’étang – dont la plupart ont des
noms catalans ou italiens – immortalisé par la réalisatrice
Agnès Varda en 1955. Sculptures
faites avec des matériaux de récup’, balcons décorés, filets de pêche étendus au soleil, chats errants, barbecues à même la rue…
Il règne sur ce bout de l’île une
joyeuse anarchie. Un petit paradis figé dans le temps qui a attiré
les artistes, et désormais les bobos – des maisons d’architecte
commencent à pousser.
Puis on s’arrête au Bar du Passage, le seul café du quartier, qui
sert plateau de crustacés et tapas
à toute heure au bord du canal. Le
pont mobile se lève, et Sète redevient pour quelques heures une
île. Singulière. p
yoanna sultan-r’bibo
L’agence Sea, Sète and Sun
propose des séjours à
thème, des balades en mer
ou gastronomiques, mais
aussi des logements insolites. Un adorable cabanon
de pêcheur au bord de
l’étang de Thau, une yourte
sur le mont Saint-Clair, un
yacht ou encore un voilier
amarré dans le port de Sète.
De 100 à 200 euros la nuit.
Renseignements
au 07-82-23-68-29
et sur Seaseteandsun.com
L’Orque bleue Un charmant hôtel le long du canal
Royal, idéalement placé,
dans une bâtisse du
XIXe siècle. Chambres
joliment décorées, salle de
petit déjeuner lumineuse,
avec baies vitrées pour voir
passer les bateaux, et
boutique attenante avec
accessoires à chiner.
A partir de 78 euros la nuit.
Hotel-orquebleue-sete.com
Visiter
Buscapade Yves Bousquet
propose des circuits en minibus d’une demi-journée
ou d’une journée pour visiter la ville hors des sentiers
battus. D’autres circuits
sont proposés dans tout le
Languedoc. Demi-journée,
Sète et bassin de Thau, entre 16 et 26 euros par personne. Buscapade-languedoc.fr et 06-25-16-02-27.
Musée international des
arts modestes Miam.org
et 04-99-04-76-44. Ouvert
tous les jours sauf lundi, de
10 heures à 12 heures et de
14 heures à 18 heures. Pour
réserver les ateliers pour
enfants (3 euros de l’heure),
[email protected]
22 | 0123
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
FRANCE | CHRONIQUE
par gé r ar d co urtois
Primaire
ou pugilat ?
E
ntre les candidats à la primaire qui doit désigner le
candidat des républicains
à la prochaine élection
présidentielle, jamais les échanges
n’avaient été aussi violents. Sur la
politique d’immigration, sur la
crise syrienne ou sur les choix économiques, les insultes ont fusé :
« Menteur ! », a accusé le premier ;
« menteur toi-même ! », a répliqué
le deuxième ; « sale type ! », a balancé un troisième, tandis que le
quatrième traitait de tous les
noms le frère et le père du cinquième. Le dernier, accablé, a tenté
sans succès de calmer ce match de
catch où tous les coups étaient
permis : « Nous sommes en train de
faire tout ce qu’il faut pour perdre
cette élection… »
Scène d’anticipation, neuf mois
avant la primaire de la droite française ? Non. Mais scène bien réelle
qui a opposé, le 13 février, lors d’un
débat télévisé organisé à Greenville, en Caroline du Sud, les six
candidats encore en lice dans la
primaire des républicains américains. Certes, les républicains français n’ont pas la chance de disposer d’un ambianceur aussi efficace
que le milliardaire populiste Donald Trump. Mais ils comptent
tout de même dans leurs rangs,
déjà sur le ring ou impatients d’y
monter, quelques solides castagneurs prêts à régler de vieux
comptes et capables de faire de sérieux dégâts.
Car l’exemple américain le démontre : une élection primaire
peut être la meilleure ou la pire
des procédures pour départager
les candidats d’un parti. Depuis
que les socialistes français l’ont
utilisée pour désigner François
Hollande en 2011, on en connaît
les mérites : sortir des manœuvres
d’appareil opaques d’autrefois, arbitrer démocratiquement les ambitions rivales et éviter les vendettas fratricides, permettre un débat
public sur les orientations de chacun et, enfin, offrir au vainqueur
une solide rampe de lancement
pour sa campagne présidentielle.
Etre irréprochables
Mais l’on connaît aussi les conditions de la réussite. La première est
d’organiser un scrutin impeccable.
Les Républicains s’y emploient depuis un an, sous la houlette du député Thierry Solère. Alors que la
confusion et les irrégularités du
scrutin qui a opposé, en novembre 2012, Jean-François Copé et
François Fillon pour la présidence
du parti sont encore dans les mémoires, ils savent qu’ils doivent
être irréprochables. La moindre
bavure leur serait fatale.
La deuxième condition, dès lors
que le scrutin est largement
ouvert aux sympathisants et non
aux seuls adhérents du parti, est
de mobiliser largement les électeurs qui se reconnaissent dans la
droite et le centre. Les quelque
10 000 bureaux de vote prévus
(autant que par les socialistes
en 2011) et leur répartition soigneusement arbitrée sont, à cet
égard, un gage solide de succès
populaire. D’ailleurs, l’enquête
électorale du Cevipof, le centre de
recherches politiques de Sciences
Po, a démontré que l’objectif fixé
par le parti Les Républicains est
réalisable : 6 % à 7 % des Français
CHEZ LES
RÉPUBLICAINS,
IL NE VA PAS
ÊTRE SIMPLE
DE GARDER SON
SANG-FROID
PENDANT NEUF MOIS
UNE PRIMAIRE PEUT
ÊTRE LA MEILLEURE
OU LA PIRE
DES PROCÉDURES
POUR DÉPARTAGER
LES CANDIDATS
D’UN PARTI
se disent, dès à présent, certains
de participer à la primaire de novembre, soit 2,5 à 3 millions
d’électeurs. Un chiffre similaire à
celui de la primaire socialiste il y a
cinq ans.
Reste la troisième condition, essentielle : une primaire réussie est
une primaire maîtrisée. Là encore,
l’exemple socialiste de 2011 est instructif. Quelles qu’aient été, à
l’époque, les inimitiés personnelles ou les divergences politiques
entre les candidats – et elles ne
manquaient pas –, chacun a su
donner assez de tenue à l’affrontement pour éviter les dérapages.
L’attaque la plus vive fut celle de
Martine Aubry contre les ambiguïtés de François Hollande :
« Quand c’est flou, c’est qu’il y a un
loup ! » On a connu pire, même si
la formule a fait mouche et continue de coller aux basques du chef
de l’Etat.
Désir de revanche
Or c’est là que, à l’instar de leurs
cousins américains, le bât risque
de blesser chez les républicains
français, tant sont palpables les
tensions, les animosités, voire les
haines recuites qui opposent leurs
principaux concurrents, déclarés
ou présumés. Quoi qu’ils en disent
et en montrent, tous semblent
animés, en premier lieu, par un
puissant désir de revanche, qui est
rarement bon conseiller. Revanche de Nicolas Sarkozy sur son
échec de 2012, qu’il continue à juger immérité. Revanche de François Fillon, après le traitement que
lui a fait subir, pendant ses cinq
années passées à Matignon, l’ancien président de la République.
Revanche d’Alain Juppé sur le
mauvais sort judiciaire qui a interrompu sa carrière en 2004. Revanche de Jean-François Copé sur tous
ceux qui l’ont enterré vivant il y a
deux ans lorsque l’affaire Bygmalion a éclaté. Et revanche de tous
ceux-là et des autres (Nathalie Kosciusko-Morizet, Bruno Le Maire,
Nadine Morano, Henri Guaino…)
contre Nicolas Sarkozy, ses promesses envolées et ses rodomontades sans effet.
En outre, leur conseil national,
organisé à Paris le week-end passé,
a démontré combien leur affrontement s’engage sur le mode de la
défiance et de la provocation. C’est
Nicolas Sarkozy qui veut faire entériner son projet par les militants
d’ici deux mois dans l’espoir de
marginaliser ses concurrents,
mais contre la logique même de la
primaire. C’est Alain Juppé, François Fillon, Bruno Le Maire et JeanFrançois Copé qui répondent en
snobant le discours de clôture de
leur président. C’est le même Copé
qui annonce sa candidature au
moment même où M. Sarkozy
s’exprime sur une autre chaîne de
télévision. C’est le fidèle Henri
Guaino qui vide son sac de reproches à la tribune. Et l’on en passe…
Sur de telles bases, il ne va pas
être simple de garder son sangfroid pendant neuf mois. Et d’éviter que la provocation ne tourne à
l’agression et la primaire au pugilat. C’est pourtant la clef du succès
et la condition du rassemblement
derrière le vainqueur. Rude défi. p
[email protected]
Tirage du Monde daté mardi 16 février : 240 539 exemplaires
GUERRE DE
L’ORTHOGRAPHE,
ANGOISSE
EXISTENTIELLE
U
ne ile sans accent circonflexe estelle encore une île ? Réponse : rien
n’est moins sur ? Vous voulez dire :
rien n’est moins sûr ? En ces temps fort paisibles, à l’intérieur comme à l’extérieur des
frontières, la France s’ennuie, semble-t-il.
Et, dans ces moments-là, elle sait s’offrir, en
forme de distraction, un de ces psychodrames dont elle a le secret et qui font tout son
charme. Elle débat des mérites de l’accent
circonflexe, du tiret, du tréma et autres singularités de notre orthographe. Affaire
d’Etat !
La langue a été, en France, l’un des fondements de l’Etat, l’une des composantes essentielles de l’identité nationale. Elle a
porté et continue de porter une littérature
universelle, elle aussi indissociable de l’his-
toire du pays. Sachant que l’orthographe
est l’une des respirations de la langue, on
n’en disposera pas avec légèreté. Certes.
Mais le débat d’aujourd’hui relève moins
d’une question de fond que d’une coïncidence de calendrier scolaire. Une réforme
de l’orthographe doit être plus généralement appliquée dès l’an prochain, à l’occasion de la mise en œuvre des nouveaux
programmes du primaire et du collège.
Le toilettage en question date d’un quart
de siècle. Toutes les précautions ont été prises. Il a été suggéré en 1989 par le Conseil
supérieur de la langue française – alors créé
et présidé par le premier ministre Michel
Rocard. Le Conseil s’entendit sur une série
de « rectifications » destinées à corriger de
prétendues « anomalies », illogismes ou
« absurdités » dans l’orthographe du moment. Vestale de l’évolution de la langue,
l’Académie française, suivant l’opinion de
son secrétaire perpétuel de l’époque, Maurice Druon, donna son imprimatur, sans
barguigner, à deux reprises – le 16 novembre 1989, puis le 3 mai 1990.
On en était là de cette aventure lorsque les
Immortels éprouvèrent quelques regrets
et, pour une minorité d’entre eux, manifestèrent en 1991 leur opposition à la réforme.
On peut les comprendre. Celle-ci est animée d’une sorte de fonctionnalisme terre à
terre qui, au nom de la simplification,
gomme parfois l’origine étymologique de
notre orthographe pour lui substituer une
logique phonétique. Le nénuphar sera un
nénufar et, comme les autres, les iles Britanniques vont perdre leur chapeau. Celui-ci, l’accent circonflexe, s’il reste sur les a,
disparaît aussi des u. C’est un peu triste,
cela a un cout : le poétique.
Mais rien d’essentiel n’est ici en jeu et,
d’ailleurs, rien n’est vraiment obligatoire :
« l’ancien » coexistera avec le nouveau. Plus
que de cet ajustement mineur, on devrait
s’inquiéter de la permanence d’une forme
d’illettrisme, de la dégradation générale de
la langue écrite et parlée ou de la progression des anglicismes (notamment dans ces
colonnes). Voire, comme l’écrit dans Le Figaro, l’académicien Marc Fumaroli, de
« l’angoisse existentielle » que révèle le débat provoqué dans le pays par cette miniréforme (ici, on gardera le tiret, mais pas à
chauvesouris ni à croquemonsieur).
Du XVIIe siècle, qui vit le premier dictionnaire de la langue française, au XXe, la langue et son orthographe n’ont cessé d’évoluer, le plus souvent sous la pression de
l’usage plus que de l’Etat. C’est le propre
d’une langue vivante. A la longue, dans l’orthographe, l’usage triera ce qui est secondaire et ce qui relève de l’immarcescible. Et
préservera, espérons-le, une part d’irrationnel et de rêverie orthographiques. Car
« l’homme descend du songe », comme disait Antoine Blondin. p
LA MATINALE DU MONDE
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Trop endetté, EDF n’a plus
les moyens d’investir seul
La nouvelle
géopolitique
de la filière
textile
▶ Dans une interview au « Monde », Jean-Bernard Lévy, PDG de l’électricien, reconnaît une « équation financière difficile »
E
DF n’est plus le puissant monopole d’antan, encore moins cet
Etat dans l’Etat qui dictait en partie la politique énergétique de la France.
Jean-Bernard Lévy, nommé à la tête du
groupe en novembre 2014, est le premier
PDG a avoir pris la pleine mesure de ce
changement d’époque, marqué par la fin
du monopole et l’exacerbation de la con-
currence. Et sans doute le premier à engager une mutation aussi profonde de
l’opérateur historique, né du grand programme de nationalisations qui a suivi la
seconde guerre mondiale.
Les résultats de 2015, publiés mardi
16 février, demeurent positifs et montrent qu’EDF n’est pas aux abois. La
Bourse, très sévère depuis des mois, a sa-
lué leur publication : le titre a gagné 7 %
en début de séance. L’entreprise doit
pourtant résoudre « une équation financière difficile », reconnaît M. Lévy dans un
entretien accordé au Monde. Le bénéfice
d’EDF a été divisé par trois en 2015, passant de 3,7 milliards en 2014 à 1,2 milliard.
Cette chute s’explique par d’importantes dépréciations d’actifs dans les éner-
gies fossiles (charbon, gaz) en Italie, en
Pologne et au Royaume-Uni, et par une
provision supplémentaire pour Cigeo, le
centre d’enfouissement de déchets nucléaires, en chantier à Bure (Meuse), dont
le coût fixé par le ministère de l’énergie
est très supérieur aux estimations.
jean-michel bezat
→ LIR E L A S U IT E PAGE 3
Agriculture : la France repart de Bruxelles les mains vides
▶ La Commission
européenne n’a
débloqué aucune
aide supplémentaire pour
les agriculteurs
français
▶ L’Europe réfléchit
à de « nouveaux
mécanismes »
pour enrayer
la surproduction
▶ En Bretagne, la
colère ne faiblit pas
→ LIR E PAGE 5
R
arement la cartographie
mondiale de l’approvisionnement dans la mode
n’a autant évolué qu’au cours de
l’année 2015. De nombreux facteurs, comme l’appréciation du
dollar par rapport à l’euro, la
chute des prix de pétrole, la conclusion de nouveaux accords
douaniers ou encore l’évolution
des salaires, ont modifié en profondeur la géopolitique du prêtà-porter. Si la Chine reste de loin
le premier exportateur de vêtements en Europe, elle n’est plus
aussi attractive pour les donneurs d’ordre occidentaux, qui se
reportent vers des pays d’Asie du
Sud-Est, et notamment le Vietnam, le Cambodge et la Birmanie.
L’un des bouleversements majeurs est venu, en 2015, du cours
du dollar, qui s’est apprécié de
plus de 20 % par rapport à l’euro.
Cela s’est traduit par « une tension
sur les prix des approvisionnements en Asie », affirme Gildas
Minvielle, directeur de l’observatoire économique de l’Institut
français de la mode (IFM), dans
une étude réalisée pour le Salon
mondial du textile, Première Vision, qui a démarré à Villepinte,
mardi 16 février. En effet, « presque tout ce qui est acheté en
Chine, au Bangladesh ou au Cambodge est payé en dollars », explique-t-il.
nicole vulser
→ LIR E L A S U IT E PAGE 6
4
LES SALAIRES CHINOIS ONT ÉTÉ
MULTIPLIÉS PAR QUATRE
EN DIX ANS, SELON L’INSTITUT
FRANÇAIS DE LA MODE
A Vannes,
lundi 15 février.
JEAN-SEBASTEIN EVRARD/AFP
COMMERCE
BILAN MITIGÉ POUR
LES SOLDES D’HIVER
→ LIR E
PAGE 6
MÉDIAS
GRÈVE À « L’ÉQUIPE »
APRÈS L’ANNONCE
DE LICENCIEMENTS
→ LIR E
PAGE 8
j CAC 40 | 4 139 PTS + 0,59 %
j DOW JONES | 15 973 PTS + 2 %
J EURO-DOLLAR | 1,1166
j PÉTROLE | 35,33 $ LE BARIL
J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,64 %
VALEURS AU 16/02 À 9H30
PERTES & PROFITS | AGRICULTURE-ÉLECTRICITÉ
Sortir de la spirale des prix bas
L
es uns montent sur leur tracteur et
partent en groupe bloquer l’autoroute.
Les autres filent discrètement en berline plaider leur cause dans les ministères. Pas le même style, mais le même problème : le prix n’est pas le bon. Celui du lait ou
du porc ne paie plus les charges d’exploitation,
celui de l’électricité ne rentabilise plus l’investissement dans les centrales nucléaires. C’est la
dure loi du marché qui s’impose à tous les producteurs de matières premières. Avec toujours
les mêmes montrés du doigt : les concurrents,
les clients, les fournisseurs, l’Etat…
Le cas du lait est exemplaire. L’année 2014 a
connu des prix de vente à des plus hauts historiques. Les producteurs normands, bretons, mais
aussi allemands, polonais ou irlandais, en ont
profité pour investir, développer la production.
Un mouvement encouragé par la fin des quotas
laitiers intervenue un an plus tard, en avril 2015.
Ne manquait plus que quelques étincelles,
une baisse de consommation en Chine, un embargo décrété par les Russes fin 2014, pour que
la spirale des prix s’inverse. Dans le cas de l’électricité, c’est l’afflux de nouvelles capacités de
production, notamment en provenance d’Allemagne, avec le développement à marche forcée
des énergies renouvelables, qui a fait plonger
l’Europe de l’électricité dans le même cercle vicieux.
Pourtant, dans les deux cas, l’évolution de la
demande est faible. La consommation de lait ou
de porc ne varie pas considérablement d’une
année sur l’autre, ni celle de l’électricité. Rien à
Cahier du « Monde » No 22111 daté Mercredi 17 février 2016 - Ne peut être vendu séparément
HORS-SÉRIE
UNe vie, UNe ŒUvRe
voir avec la violence des mouvements que connaissent les matières premières minérales avec
des cours divisés par deux en l’espace d’un an.
Bien sûr, la situation du mastodonte EDF
semble bien loin de la précarité des éleveurs
bretons. Jean-Bernard Lévy, le PDG de l’électricien, n’a pas besoin de placer sa voiture en travers d’une voie rapide du Finistère pour se faire
entendre. Ses engagements financiers sont tels
qu’ils se confondent avec les intérêts de la puissance publique. Le sauvetage d’EDF coûtera
bien plus cher que celui de la filière porcine.
Plus gastronomique, plus écologique
Au fond, après la difficile gestion de la transition qui va occuper Paris et Bruxelles ces prochaines semaines, la sortie de crise ne peut
passer que par trois ingrédients. D’abord, la
contractualisation de prix sur le long terme,
entre producteurs, transformateurs et distributeurs pour l’agriculture, par l’établissement
de prix garantissant les investissements dans
l’électricité, comme c’est le cas pour les renouvelables ou le nucléaire d’EDF en Grande-Bretagne. Ensuite, la multiplication des débouchés, notamment à l’export. La France reste
une grande puissance agricole exportatrice.
Et, enfin, par la montée en gamme qui seule
permet de s’extraire de la dictature des prix
bas. Plus gastronomique, plus écologique. Plus
intelligente aussi dans le cas de l’énergie. Dans
les deux cas, la tentation du repli n’est pas vraiment une option. p
philippe escande
François
Mitterrand
Le pouvoir
et la séduction
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POUVOIR ET LA SÉDUCTION
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2 | plein cadre
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Au Salon
Vapexpo consacré
à l’e-cigarette,
à Bordeaux,
en 2014.
BERNARD PATRICK/ABACA
Les nouvelles cartouches
des majors du tabac
P
our les fabricants de cigarettes,
le compte à rebours a commencé. Ils n’ont plus que quelques semaines pour faire la
promotion de leur cigarette
électronique et recruter de
nouveaux adeptes. Après le 20 mai, une directive européenne sur les produits du tabac
renforçant les normes de fabrication et restreignant la communication s’appliquera à
tous les industriels. Elle doit être transposée
dans le cadre d’une ordonnance dans les prochaines semaines, notamment l’article 20
relatif à la cigarette électronique. C’est ce
qu’indique la « loi de modernisation de notre
système de santé » du 26 janvier, qui a par
ailleurs durci les règles régissant la publicité
et l’usage de l’e-cigarette.
Les grands groupes espèrent capter une
partie du marché qui leur a jusqu’à présent
échappé. La cigarette électronique a été adoptée par 3 millions de personnes en France
(6 % des 15-75 ans), dont la moitié vapotent
quotidiennement, selon les derniers chiffres
du baromètre Santé de l’Institut national de
prévention et d’éducation pour la santé.
UN MARCHÉ FRAGMENTÉ
En 2015, les trois principaux cigarettiers ont
lancé leur modèle de cigarette électronique
en France, en utilisant leur circuit de distribution habituel, à savoir les débitants de tabac
(plus de 26 000 buralistes en France). Imperial
Tobacco, au travers de la société Fontem Ventures, a lancé JAI en février 2015, qu’elle a
prévu de remplacer par la marque internationale Blu – récemment acquise – et qui a une
plus forte présence sur le marché américain
et britannique. Japan Tobacco International a
sorti Logic Pro à la fin du mois de novembre
après avoir racheté début 2015 la société américaine Logic et son e-cigarette. Enfin, British
American Tobacco (BAT) a commercialisé
Vype fin novembre, après avoir lancé son premier modèle en 2013 au Royaume-Uni, où il
revendique 7 % de parts de marché fin 2015. Le
tout à grand renfort de communication :
1 million d’euros a été investi chez BAT pour
faire connaître la marque en France sur Internet et par affichage numérique entre le 19 décembre et le 24 janvier.
La promesse des fabricants : une cigarette
électronique – baptisée Cigalike – plus sécurisée car on ne peut pas la remplir, comme pour
la plupart des articles existant sur le marché,
avec n’importe quel liquide. Les recharges
Les grands industriels du tabac
n’ont plus que quelques semaines
pour rattraper leur retard sur
le marché de la cigarette
électronique. La promotion
de ce produit sera bientôt restreinte
s’utilisent comme les cartouches d’encre des
stylos plume, avec ou sans nicotine, préremplies, jetables, faciles à installer et plus hygiéniques. Le revers pour les consommateurs :
devoir utiliser uniquement des cartouches de
recharge d’une même marque, à la façon
dont s’est lancée la marque Nespresso, pour
rendre les utilisateurs captifs.
Le marché de la cigarette électronique est
aujourd’hui fragmenté. Autour d’une technologie chinoise conçue par les fabricants
d’électronique grand public, diffusée dans le
monde par des importateurs et des start-up,
le marché s’est structuré en quelques années
en un vaste écosystème sur lequel il existe
très peu de données.
« Il est très difficile d’estimer la taille du
marché, car il n’y a pas de panel [de distributeurs] Nielsen, ou IRI, comme cela peut exister dans d’autres secteurs, explique Stéphane
Munnier, responsable du projet Vype chez
BAT. Et il y a très peu de données chiffrées vu
la multiplicité de sources et de circuits de distribution. Donc chacun se fait son estima-
LES
PROFESSIONNELS
ESPÈRENT
COMPENSER
LA BAISSE ANTICIPÉE
DES VENTES
DE CIGARETTES AVEC
LA MISE EN PLACE
DU PAQUET
NEUTRE
tion, mais aucun acteur n’atteint 10 % du
marché. »
Il y a ainsi plusieurs catégories d’acteurs :
« Des spécialistes de l’appareil, qui sont plutôt
des importateurs ou des sociétés qui font produire à leur marque ; des experts de l’e-liquide
où l’on retrouve beaucoup de start-up ; des sociétés qui essaient d’être généralistes en faisant les deux ; des réseaux de revendeurs,
comme Clopinette, Yes store, J Well, Vapostore… ; et des acteurs de l’Internet qui revendent sous multimarques à des boutiques ou
des particuliers », poursuit cet ancien de
Danone et de Monster Energy, qui a lancé la
boisson énergisante Monster en France. Une
étude de Xerfi réalisée en 2015 estimait le
marché à 395 millions d’euros en 2014, trois
fois plus qu’en 2012.
« UNE DYNAMIQUE DANS TOUS LES PAYS »
Alors que Xerfi tablait sur 355 millions d’euros
en 2015, la Fédération interprofessionnelle de
la vape (Fivape) pense au contraire que le marché poursuivra sa progression malgré une
baisse du nombre de boutiques spécialisées,
passées de 2 500 en 2014 à 2 000 fin 2015. Les
anciens fumeurs privilégient les enseignes
spécialisées et n’ont pas forcément envie de
retourner chez le buraliste.
Pour Brice Lepoutre, président de l’association indépendante des utilisateurs de la cigarette électronique, « la loi de santé publique et la directive européenne risquent
d’avoir des effets pervers, puisque la seule e-cigarette homologuée risque d’être celle produite par l’industrie du tabac, à terme, alors
que les cigarettes électroniques qui répondent
le mieux aux attentes des usagers sont d’un
tout autre type ».
Difficile d’évaluer l’accueil des nouveaux entrants auprès des consommateurs, habitués à
leur circuit d’achat, d’autant que les cigarettiers sont assez secrets sur leurs ventes. Tout
au plus qualifie-t-on d’excellent, chez BAT,
l’accueil des buralistes : « Au bout d’un mois et
demi, plus de 1 000 buralistes détiennent nos
produits, et nous voulons rapidement monter
jusqu’à 3 000, essentiellement des points de
vente urbains qui sont déjà revendeurs de la catégorie cigarette électronique », indique
M. Munnier. De cette manière, les industriels
du tabac espèrent aussi compenser la baisse
anticipée des ventes de cigarettes avec la mise
en place du paquet neutre. « Aujourd’hui, c’est
un produit grand public que les buralistes peuvent travailler comme la confiserie ou les boissons », ajoute sans états d’âme M. Munnier.
Et chez BAT, on ne compte pas s’arrêter là :
un département sur les produits de nouvelle
génération a été créé il y a trois ans, où travaillent près de 200 personnes en recherche
et développement, marketing et commercial,
et des lancements ces dernières semaines
dans plusieurs pays après le Royaume-Uni
(Italie, France, Pologne, Allemagne).
« Il y a une dynamique dans tous les pays
mais elle est variable. Nous avons choisi ces
cinq pays européens pour nous développer
dans un premier temps, car nous avons la visibilité sur le marché du tabac et nous avons regardé la maturité du marché de la cigarette
électronique, explique M. Munnier. Nous nous
lancerons là où il y a un mouvement des consommateurs vers la cigarette électronique. En
Belgique ou en Suisse, ils n’autorisent pas les eliquides avec nicotine, donc cela réduit l’importance de ce marché. » Au Royaume-Uni, son inhalateur de nicotine, appelé Voke, a reçu
l’agrément des autorités de santé pour pouvoir être prescrit et pris en charge.
Cinq ans après son arrivée sur le marché
français, la cigarette électronique ne cesse de
faire débat. C’est une alternative au tabac pour
les uns, qui possède des effets potentiellement toxiques pour les autres. Le marché
reste en tout cas dominé par les produits rechargeables (97 % en volume), préférés des
utilisateurs. p
cécile prudhomme et pascale santi
Une directive européenne qui n’en finit pas de faire débat
alternative au tabac pour les uns,
mais avec des effets potentiellement
toxiques pour les autres, la cigarette
électronique suscite de vifs débats.
Demandé par le gouvernement, un
rapport sur les bénéfices et les risques
de l’e-cigarette devrait être remis par
le Haut Conseil de la santé publique
(HCSP) prochainement. Les débats
sont également vifs à Bruxelles. Les
utilisateurs de cigarettes électroniques estiment que la directive européenne sur les produits du tabac vise
à mettre à mal l’e-cigarette. « La rédaction de la directive a été très largement
influencée par l’industrie du tabac »,
constate le docteur Philippe Presles,
membre du conseil scientifique de
l’Association indépendante des utilisateurs de cigarette électronique
(Aiduce).
Les utilisateurs de la cigarette électronique, ou vapoteurs, dénoncent
l’opacité des lobbys. Lundi 8 février, la
Commission européenne a refusé de
rendre transparentes ses relations
avec l’industrie du tabac.
Ni produit du tabac ni médicament
La directive européenne sur les produits du tabac, et notamment son article 20 sur la cigarette électronique,
devrait être transposée par ordonnance en droit français avant la fin de
l’année. Les vapoteurs, par la voix de
l’Aiduce, envisagent d’ores et déjà de
contester juridiquement cet article 20.
Ce qui ne pourra être fait qu’une fois la
directive transposée en droit national.
Cette directive avait déjà suscité de
longs débats sur le statut de la cigarette
électronique fin 2013. Ni produit du tabac ni médicament, la cigarette électronique est un produit de consommation courant. L’article 20 instaure
des règles sur le conditionnement et
l’emballage, interdit certains additifs,
limite à 20 milligrammes par millilitre
le contenu de nicotine dans le liquide
de recharge et à 2 millilitres les cartouches de recharge. Au-delà de ce seuil de
20 mg/ml, le produit est considéré
comme un médicament.
« Les restrictions techniques imposées
par cette réglementation ne servent
qu’à protéger les produits peu efficaces
des filiales de l’industrie du tabac », conteste l’Aiduce. Si cette directive « tend
vers plus de transparence et plus de sécurité, explique Clémentine Lequillerier, maître de conférences à la faculté
de droit de Malakoff (université ParisDescartes), le fait d’avoir introduit la cigarette électronique dans la directive
sur les produits du tabac entretient la
confusion dans l’esprit du consommateur ». p
p. sa.
économie & entreprise | 3
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
« L’équation
financière d’EDF
est difficile »
Pour Jean-Bernard Lévy, PDG du groupe,
la chute des prix de l’électricité affecte la
capacité de modernisation de l’énergéticien
ENTRETIEN
« EDF veut
un rattrapage sur les
tarifs réglementés
des particuliers »
D
ans une interview au
Monde, Jean-Bernard
Lévy, PDG d’EDF, prévient que la chute des
prix sur le marché de l’électricité
prive son groupe des moyens
d’investir pour moderniser et renouveler son outil industriel.
EDF est-il « au bord de la rupture », comme le disent certains syndicats, en raison de la
difficulté à financer ses investissements ?
Restons sereins ! Notre performance a été très bonne en 2015,
avec un résultat brut d’exploitation (Ebitda) supérieur à l’objectif
fixé – il progresse de 3,9 % à
17,6 milliards d’euros – et qui restera solide en 2016. Sur la production nucléaire, nous obtenons la
meilleure performance en France
depuis quatre ans, et au RoyaumeUni depuis dix ans. Les charges
d’exploitation ont baissé (– 1,4 %)
et nous poursuivrons cet effort
pour réaliser 1 milliard d’économies sur 2014-2018, ce qui compensera en partie la chute des prix
sur le marché de l’électricité. Mais
la question du maintien des capacités, à moyen terme, d’endettement et d’investissement se pose
dans un contexte cumulant baisse
violente des prix sur notre principal marché, le marché de gros (–
30 % en un an), endettement important et nécessité d’investissements importants. C’est une situation exceptionnelle et inattendue.
Quelle est la principale difficulté d’EDF ?
Notre marché se caractérise par
une forte surcapacité. La consommation d’électricité stagne du fait
de la désindustrialisation et des efforts d’efficacité énergétique, alors
que l’offre augmente de l’ordre de
2 % par an avec le déploiement des
énergies renouvelables. Comme
tous les énergéticiens européens,
nous sommes face à une forte
baisse du prix de l’électricité. Nous
n’avons plus qu’une part minoritaire de nos revenus fixée par des
tarifs régulés. Le manque à gagner
est gérable en 2015 et 2016, mais il
sera de plus en plus pénalisant.
Cette situation durera le temps de
purger cet excédent de capacités
en Europe. Le rééquilibrage a commencé, mais il doit s’accélérer, notamment par une politique européenne résolue en faveur d’un véritable prix du carbone.
Vous n’avez plus les moyens
d’investir ?
Le marché donne un signal de
prix qui ne permet pas aux socié-
tés du secteur d’investir dans de
nouvelles capacités, en dehors
d’une intervention des Etats pour
garantir leur rentabilité. Le modèle de marché, conçu pour investir dans le renouvellement et la
création de nouvelles capacités,
ne fonctionne pas. Il n’y a plus un
seul investissement en Europe
dans la production d’électricité
qui soit fondé sur le prix de marché. Seuls demeurent les projets
basés sur un prix de vente garanti,
comme pour le solaire, l’éolien, la
biomasse ou le nucléaire au
Royaume-Uni, où nous allons investir dans les deux EPR d’Hinkley Point, parce que nous avons
obtenu un prix garanti de l’électricité sur trente-cinq ans. Bruxelles
doit publier des lignes directrices
sur l’évolution du modèle de marché fin 2016, mais n’est-ce pas déjà
tard ? Ce nouveau modèle, combiné à un prix du carbone favorisant réellement les énergies décarbonées, est très attendu.
Pourrez-vous réaliser tous les
investissements que vous jugez nécessaires ?
Oui, car nous nous transformons pour nous adapter et je connais la détermination des salariés.
Tous les investissements sont indispensables : la maintenance de
notre patrimoine, notamment le
« grand carénage » du parc nucléaire pour prolonger sa durée de
vie et améliorer sa sûreté, qui coûtera 51 milliards sur 2015-2025 ; la
transition énergétique avec plus
d’énergies renouvelables et de
services d’efficacité énergétique ;
le « nouveau nucléaire » regroupant les EPR de Flamanville [Manche] et d’Hinkley Point, et l’« EPR
optimisé » qui sera déployé à partir des années 2020 ; le réseau
d’ERDF et le compteur communicant Linky. Nous nous concentrons sur ces investissements, ce
qui nous permettra de passer de
12-13 milliards d’euros à 10,5 milliards en 2018. Mais, même avec
des investissements optimisés,
l’équation financière est difficile.
Quelles sont vos pistes ? On
parle d’une augmentation de
capital de 5 milliards ?
Nous discutons avec l’Etat, et il
comprend nos enjeux. Il a décidé
de laisser 1,8 milliard d’euros dans
l’entreprise, alors qu’il aurait pu
percevoir le dividende 2015 en li-
CORENTIN FOHLEN/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
quide et non en actions. De notre
côté, nous avons notre plan de réduction des coûts et des investissements. Nous passons en revue nos
actifs pour faire le tri entre ceux
qui sont stratégiques et ceux qui
ne le sont pas, comme les centrales
électriques à combustibles fossiles
hors de France, et nous regardons
nos participations minoritaires,
comme celle que nous avons dans
l’américain Constellation. Il y aura
de nouvelles cessions pour financer nos projets stratégiques.
La construction de deux réacteurs EPR au Royaume-Uni en
est un. Pourquoi repoussezvous de mois en mois la décision finale d’investissement ?
Nous n’avons pas terminé les
négociations avec nos partenaires
chinois. Cet investissement engage l’avenir pour près d’un siècle
entre la construction, l’exploitation et le démantèlement. Le mi-
nistre de l’économie, Emmanuel
Macron, estime – comme EDF –
que c’est un bon projet, même s’il
arrive à un moment difficile. Ma
responsabilité est que l’entreprise
puisse vite procéder au lancement définitif d’Hinkley Point.
Dans ce contexte tendu, est-il
raisonnable d’investir plus de
1 milliard pour contrôler l’activité réacteurs d’Areva ?
La bonne santé d’Areva est essentielle à la compétitivité d’EDF.
J’ai proposé au gouvernement de
reprendre Areva NP pour dégager
des synergies et gagner des projets internationaux. Dès lors
qu’elle ne se fourvoie pas dans de
grands projets hâtivement signés
et mal gérés comme par le passé,
cette activité récurrente de maintenance et de services est rentable
et justifie ce montant d’un peu
plus de 1 milliard. EDF a une responsabilité de service public en
L’ex-puissant monopole n’a plus les moyens de ses ambitions
suite de la première page
Dans un marché européen de l’électricité en
surcapacité, EDF a bien dégagé un excédent
brut d’exploitation de 17,6 milliards d’euros
(+ 3,9 %), dû en partie à la bonne performance de ses 73 réacteurs nucléaires en
France et au Royaume-Uni. Son chiffre d’affaires a aussi progressé (+ 2,2 %), pour atteindre 75 milliards. M. Lévy compte faire 1 milliard d’économies sur 2014-2018 et confirme
sa priorité financière : dégager un flux de
trésorerie positif en 2018, après versement
du dividende et hors déploiement du compteur « intelligent » Linky, qui mobilisera au
moins 5 milliards d’euros.
Mais l’horizon est plus incertain à long
terme. Le prix de l’électricité sur le marché
européen « ne permet pas à EDF d’investir
dans de nouvelles capacités, en dehors d’une
intervention des Etats pour garantir leur rentabilité », comme pour l’éolien et le solaire,
prévient M. Lévy. EDF n’a plus, pour l’heure,
les moyens de ses ambitions, alors qu’il doit
investir 51 milliards d’euros pour moderniser ses centrales françaises et jouer un rôle
clé dans la transition énergétique.
Lourde facture britannique
Signe de la difficulté des temps : EDF repousse de mois en mois sa décision finale
d’investissement dans les deux EPR britanniques. Leur coût est estimé à 24,5 milliards
d’euros, plus que sa capitalisation boursière, et le groupe devra en supporter les
deux tiers au côté de son partenaire, China
General Nuclear. La facture est si lourde que
des cadres et les syndicats ont mis en garde
contre un investissement qui risque de
pousser le groupe « au bord de la rupture ».
M. Lévy reconnaît que, même quand le
marché aura été purgé de ses surcapacités
et qu’EDF dégagera une trésorerie positive,
le groupe n’aura plus les moyens d’investir
seul, surtout dans la construction de centrales destinées, selon lui, à remplacer les
58 réacteurs actuels. Il devra partager l’effort avec d’autres – y compris des industriels et des financiers étrangers – comme il
le fait au Royaume-Uni. Une perspective
inimaginable quand le monopole EDF régnait en maître sur l’industrie nucléaire.
Une autre époque. p
j.-m. b.
matière de prix de l’électricité. Il y
a un enjeu de pouvoir d’achat : si
les Français payaient le même
prix que leurs voisins, ils débourseraient chaque année 10 milliards de plus ! La bonne santé de
la filière nucléaire est donc un
atout pour poursuivre dans ce
choix du nucléaire civil qui a
réussi à la France.
Que réclamez-vous à l’Etat, en
matière tarifaire, pour moderniser et renouveler votre outil
industriel ?
EDF veut un rattrapage sur les tarifs réglementés des particuliers,
qui soit au plus haut niveau acceptable par ceux qui le décident.
C’est la commission de régulation
de l’énergie [CRE] qui propose leur
évolution pour les particuliers, et
le gouvernement qui entérine, ou
pas, sa proposition. En 2015, il a décidé une hausse de 2,5 %, qu’il a jugée acceptable, alors que le rattrapage immédiat de tout le manque
à gagner était chiffré à 8 % par la
CRE, un niveau que le gouvernement n’était pas prêt à accepter.
Vous êtes prêt à ouvrir le capital de Réseau de transport
d’électricité [RTE] ?
J’ai fait savoir à l’Etat que je ne
suis pas opposé à une ouverture
partielle. M. Macron n’en a pas repoussé l’idée. Elle serait utile à EDF,
qui devrait conserver au moins
50 % du capital, protégés dans les
actifs provisionnés par EDF pour la
fin de vie des installations nucléaires actuelles. Je crois qu’elle serait
aussi utile à RTE. Bien que détenant 100 % des actions, EDF ne
peut être un actionnaire de plein
exercice puisque, en tant que producteur d’électricité, la loi nous interdit d’avoir la moindre influence
industrielle sur RTE, qui doit être
indépendant. De nouveaux actionnaires, eux, pourraient exercer pleinement leurs responsabilités. Cette évolution me semble de
bonne gouvernance.
Avec la généralisation de la
concurrence, quelles parts de
marché EDF a-t-il perdues ?
Sur le marché des très gros consommateurs industriels et tertiaires, ouvert en 1999, nous en conservons quelque 50 %. Sur celui des
professionnels et des collectivités,
nous avons bien résisté à la fin des
tarifs réglementés. Nous estimons
conserver plus de 70 % de nos
clients, grâce à la mobilisation de
nos équipes et à la qualité du service. Nous pensons détenir environ 90 % du marché des particuliers, même si notre position
s’érode du fait de la concurrence
d’autres fournisseurs qui achètent
sur le marché de gros à des prix
très compétitifs.
Nous ne sommes plus seuls sur
le plan technologique, et nous ne
sommes plus protégés de la concurrence. Dans le cadre du plan
stratégique CAP 2030, je conduis
une transformation majeure, celle
de la transition énergétique, après
des décennies de domination
d’EDF sur son marché. D’ici à
quinze ans, le groupe sera plus
centré sur ses clients, plus décarboné et avec des relais de croissance forts à l’international. Réussir cette mutation est essentiel
pour qu’EDF reste un des grands
énergéticiens du monde. Notre
groupe fait la fierté des Français, et
je sais que nous avons tous les
atouts pour que cela continue ! p
propos recueillis par
jean-michel bezat
et philippe escande
4 | économie & entreprise
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Fièvre de patriotisme économique en Pologne
Les mesures prises par Varsovie inquiètent les investisseurs étrangers, et particulièrement français
Le nouveau parti
au pouvoir
a fait campagne
sur la
volonté de
« repolonisation »
du pays
varsovie - correspondance
T
rois mois après son arrivée au pouvoir en Pologne, le gouvernement ultraconservateur du PiS
(Droit et Justice) doit faire face
à une équation économique complexe : comment financer ses coûteuses promesses électorales, sans
augmenter drastiquement les impôts et sans dommage pour les finances publiques. Les mesures
phares de son programme prévoient un vaste plan d’allocations
familiales et la baisse de l’âge de
départ à la retraite.
Pendant la campagne, le ton
avait été donné : ces mesures seraient financées par un impôt sur
les institutions financières et sur
les grandes surfaces « à capital
étranger ». Une politique qui
n’était pas sans rappeler celle menée par le premier ministre Viktor
Orban en Hongrie.
Depuis début février, les banques, assurances et sociétés de crédit, doivent s’acquitter d’un impôt
annuel qui correspond à 0,44 % de
la valeur de leurs actifs. Concernant celui sur les grandes surfaces,
la tonalité a changé : conscient
que Bruxelles n’acceptera aucune
mesure discriminatoire, Varsovie
prévoit une taxe sur le commerce
qui englobe aussi les sociétés polonaises, ce qui provoque une forte
levée de boucliers de la part des entreprises intéressées.
Les détails du projet de loi, en
cours de consultation, n’ont pas
été rendus publics. Les grandes lignes sont cependant connues : il
s’agirait de taxer les commerces
qui affichent plus de 1,5 million
de zlotys (350 000 euros) de chiffre d’affaires mensuel et d’introduire une taxe progressive sur
celui-ci (0,7 %, 1,3 %, et 1,9 % pour
les ventes du week-end). Cet aspect progressif a alarmé la Commission européenne, qui a fait
Des commerçants manifestent à Varsovie contre les augmentations d’impôts, le 11 février. JANET SKARZYNSKI/AFP
part de ses doutes dans un courrier adressé à Pawel Szalamacha,
le ministre polonais des finances.
Lors de la réunion du groupe
parlementaire pour le soutien
à l’entrepreunariat et au patriotisme économique, le 10 février,
M. Szalamacha a manifesté son
désaccord avec les critiques de
Bruxelles. « Nous avons construit
cet impôt de telle manière qu’il ne
répète pas l’erreur hongroise, a-t-il
souligné [La Hongrie a aussi multiplié les taxes dans des secteurs
où les étrangers sont très présents]. Je pense qu’il s’agit d’une
certaine hyperactivité de la Commission européenne, qui tente
d’élargir son domaine d’influence,
et décider de ce qui devrait être du
ressort des Etats membres. »
« Rhétorique populiste »
Ce climat de patriotisme économique suscite d’importantes craintes
de la part des investisseurs étrangers, au premier rang desquels les
entreprises françaises, troisièmes
investisseurs dans le pays. Alors
qu’elles avaient signalé en 2014
une volonté de maintenir – voire
d’augmenter – leurs investissements en Pologne, elles sont désormais sceptiques. « Les investisseurs traversent une période d’incertitude, souligne Monika Constant, directrice de la Chambre de
commerce et d’industrie francopolonaise. Les investissements sont
retenus dans l’attente que la stratégie du gouvernement et sa politique économique soient clarifiées. »
Les banques BNP Paribas ou Crédit agricole, les distributeurs Car-
Croissance insolente pour l’Europe centrale
Pologne, Roumanie ou République tchèque profitent des fonds européens pour se relancer
L
a République tchèque a
connu une année 2015 particulièrement faste, sur
fond de plein-emploi et de dynamisme, avec une progression de
4,3 % de son produit intérieur
brut (PIB), du jamais-vu depuis
2007. C’est l’un des meilleurs résultats des pays d’Europe centrale
et orientale (PECO), une des rares
régions en transition qui se porte
bien sur le plan économique.
Dans ses perspectives du 19 janvier, le Fonds monétaire international (FMI) avait révisé à la
hausse sa prévision de croissance
pour les pays émergents d’Europe, à + 3,4 % en 2015 (au lieu de
3 %) et à + 3,1 % en 2016 (au lieu de
3 %). Soit, grosso modo, le double
de la zone euro. En quelques années, les sept PECO – Pologne, République tchèque, Hongrie, Slovaquie, Slovénie, Bulgarie, Roumanie – ont réussi un redressement
spectaculaire, qui doit beaucoup à
l’aide du FMI et à celle de l’Union
européenne, mais aussi à leurs
choix économiques.
En 2008-2009, analyse Ariel
Emirian, économiste à la Société
générale, les PECO étaient pourtant dans « une situation proche
de celle des pays d’Asie avant la
crise de 1997 » : leur déficit public
se creusait, leur balance des paiements était dans le rouge, leur
endettement s’envolait et le
boom du crédit conduisait à la
formation de bulles immobilières. La plupart d’entre eux
avaient demandé l’assistance du
FMI, qui conditionna l’octroi de
ÉVOLUTION DU PIB ET DE LA PRODUCTION MANUFACTURIÈRE DES PECO*
EN %
15
PIB
Production manufacturière
10
5
0
–5
– 10
– 15
*Pologne, République tchèque,
Hongrie, Slovaquie, Slovénie,
Bulgarie, Roumanie.
– 20
2002 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13 14 15 16
SOURCES : DATASTREAM, NATIXIS
ses prêts à des efforts d’ajustements importants.
Des politiques d’austérité furent
mises en place, qui ont fortement
comprimé la demande intérieure
(consommation des ménages et
investissement des entreprises)
entre 2010 et 2013. Avec le recul de
la croissance dans la zone euro et
les dépréciations des taux de
change des PECO, qui furent redoutables pour les pays endettés
en devises, elles ont donné un
coup d’arrêt à l’économie d’Europe
centrale et orientale en 2012-2013.
Des pays qui se désendettent
Depuis deux ans, toutefois, à
l’image de la République tchèque,
la région affiche une bonne santé
et une stabilité économiques
presque insolentes. Comment expliquer ce retournement ? Par une
conjonction d’éléments favorables : la reprise dans la zone euro,
dont plusieurs PECO, la République tchèque en tête, constituent
« l’arrière-cour industrielle » ; la
progression rapide de la productivité et la montée en gamme de
l’économie de ces pays, qui résistent à la stabilisation des taux de
change ; une forte compétitivitécoût, ajoute Natixis, qui incite à
investir ; un environnement favorable (taux bas et inflation très faible, baisse des prix du pétrole,
etc.).
A la vulnérabilité des années de
crise a succédé une solidité macroéconomique qui ne se dément pas.
Pour ces pays, qui se désendettent,
les fonds européens (128 milliards
d’euros alloués en 2014) ont constitué une manne, qui a eu sur leur
croissance les effets d’une politique de relance. Si la Pologne demeure la championne des fonds
structurels (elle en a reçu 17,4 milliards d’euros en 2014), les autres
refour et Auchan, largement implantés dans le pays, seront particulièrement touchés par les nouvelles mesures. « Le processus de
consultation de la politique fiscale
du gouvernement manque de
transparence. De fait, nous
n’avons pas été invités à participer
aux négociations », ajoute
Mme Constant.
« Nous voulons récupérer une
partie des bénéfices produits en
Pologne et qui partent massivement à l’étranger, alors que les
multinationales ne payent que très
peu d’impôts ici », explique l’économiste Jan Szewczak, député du
PiS. Son parti a fait campagne sur
la volonté de « repolonisation » de
l’économie. Au ministère du Trésor, certains parlent même de renationalisation. « Une stratégie
pour racheter certaines institutions financières, ou d’autres entreprises qui ont été bradées aux
étrangers n’est pas à exclure »,
ajoute-t-il. Aujourd’hui, 70 % des
banques polonaises ont leur centre
de décision à l’étranger. C’est un
problème pour notre souveraineté
économique. » Une politique de
rachat d’institutions financières
avait d’ailleurs été amorcée par la
précédente équipe libérale.
Cette atmosphère hostile pourrait-elle inciter les investisseurs à
se retirer du pays ? « Je ne pense
pas qu’il faille exagérer la portée de
ces mesures, souligne l’économiste Witold Orlowski. Derrière la
rhétorique de campagne quelque
peu populiste et antilibérale se cachera une politique économique
plus pragmatique. Le gouvernement est conscient qu’une politique de dissuasion vis-à-vis du capital étranger finira par être contreproductive. »
Le déficit et la dette publique
étant proches des limites autorisées, la plupart des économistes
s’accordent à dire que dans la pratique, la marge de manœuvre du
gouvernement est réduite. p
jakub iwaniuk
L’HISTOIRE DU JOUR
Le ministre italien de la justice
se mue en « VRP »
R
Etats de la région ont mis en place
des structures ad hoc pour pouvoir accroître leur capacité d’absorption des fonds. En Roumanie,
par exemple, un ministère a été
créé à cet effet.
« De ce point de vue, 2015 fut une
année exceptionnelle, explique
Anna Dorbec, économiste chez
BNP Paribas. Les PECO ont reçu les
fonds alloués pour la période 2014-2020 et les reliquats de
2007-2013. Ces sommes ont représenté pas moins de 5 % des PIB
hongrois et slovaque, 3 % du PIB
polonais et 2,5 % du PIB tchèque. La
meilleure consommation des
fonds européens est à l’origine de
l’accélération un peu inattendue
de la croissance en 2015. »
Le désendettement va bon train.
« Le surcroît de recettes budgétaires dégagé par l’environnement
macroéconomique
favorable
(taux bas, croissance, déficits publics en baisse, excédents courants)
a permis notamment à la Hongrie
d’emprunter davantage en forints
tout en se désendettant en devises », observe Mme Dorbec. En République tchèque, qui dispose
d’un tissu de PME exportatrices
très productives, l’économie a
aussi bénéficié d’une politique
monétaire
expansionniste.
En 2013, la couronne tchèque a été
dévaluée de 8 %-9 % et la banque
centrale a défini un plancher
(27 couronnes pour 1 euro) au-delà
duquel elle intervient pour soutenir les exportations et assurer le
désendettement courant. p
oad show. » En général, ce terme est utilisé par les entreprises se lançant dans une tournée internationale visant à séduire les investisseurs étrangers. C’est aussi celui qu’emploie Andrea Orlando, le ministre italien de la justice,
pour décrire la série de séminaires qu’il donne depuis quelques
semaines dans les grandes capitales financières. Après Francfort, Londres et New York, il est intervenu à Paris, lundi 15 février, devant un parterre de financiers, en compagnie de Luciano Panzani, le président de la cour d’appel de Rome.
Objectif ? « Les convaincre que les réformes de la justice civile
font de l’Italie un territoire bien plus attractif pour les investissements », explique le garde des sceaux. Un défi de taille. Car le
pays souffre, à juste titre, d’une terrible réputation en la matière. « Trop lents, trop imprévisibles, offrant des verdicts radicalement différents d’une région à l’autre,
les tribunaux transalpins ont longtemps découragé les entreprises étranAPRÈS FRANCFORT,
gères tentées de s’implanter dans le
LONDRES ET
pays », résume Wolfango Piccoli, spécialiste de l’Italie chez Teneo IntelliNEW YORK, ANDREA
gence.
Un piètre état des lieux que le présiORLANDO EST INTERdent du conseil, Matteo Renzi, arrivé
VENU À PARIS DEVANT au pouvoir en février 2014, a promis de
changer en entamant une série de réDES FINANCIERS
formes de la justice civile. Et à en croire
les « slides » préparées par M. Orlando
pour les investisseurs, les résultats sont là.
Le nombre de tribunaux a été réduit de 1 398 à 650. Les procédures civiles ont été en grande partie informatisées, permettant de dégager 48 millions d’euros d’économie et de réduire la
part de discrétionnaire dans les décisions. De plus, le tribunal
des entreprises a vu ses pouvoirs renforcés. « Notre justice est
désormais plus efficace et prévisible », se félicite le ministre, qui
va poursuivre son road show vers Berlin, Washington et peutêtre même Shanghaï.
Cela semble payer : « Même s’il reste beaucoup à faire, l’image
de l’Italie s’est sensiblement améliorée aux yeux de nos clients »,
confirme Tommaso Foco, avocat conseiller auprès d’investisseurs étrangers au cabinet Portolano Cavallo, à Milan. « C’est encourageant », juge de son côté le responsable parisien d’un
fonds d’investissement. Avant de conclure : « Un VRP des réformes – un vrai –, c’est ce qu’il manque à la France ! » p
claire guélaud
marie charrel
économie & entreprise | 5
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Crise agricole : pas d’aides nouvelles de Bruxelles
La Commission annonce vouloir trouver de « nouveaux mécanismes » pour réguler le marché du lait
bruxelles - bureau européen
L
es agriculteurs français
devront patienter. Leur
ministre, Stéphane Le
Foll, reviendra sans argent supplémentaire de Bruxelles, sans nouveau « plan d’urgence » pour les filières lait et
porc pourtant complètement déprimées. Mais le Français assure
avoir obtenu de la Commission,
lors du conseil des ministres de
l’agriculture européens, lundi
15 février, qu’elle planche sur de
« nouveaux mécanismes » pour
réguler le marché du lait, afin de
« sortir de la spirale infernale » de
la surproduction. « Les choses ont
bougé lors de ce conseil, a juré
M. Le Foll, lundi soir à Bruxelles.
Paris défend le principe d’incitations, de bonus versés aux producteurs de lait qui accepteraient
de baisser leur production. Le
commissaire européen à l’agriculture, l’Irlandais Phil Hogan,
jusqu’à présent peu réceptif aux
revendications françaises, devrait
se rendre à Paris le 25 février et
rencontrer le premier ministre,
Manuel Valls. M. Le Foll espère
des propositions concrètes pour
le prochain conseil européen de
l’agriculture, le 14 mars.
Bruxelles invite Paris, mais
aussi les autres Etats de l’Union, à
faire des propositions « innovantes » de sortie de crise. L’Espagne,
l’Italie, la Pologne ou les pays baltes… tous font face à des difficultés dans le lait, les fruits et légumes, et le porc.
M. Hogan a aussi confirmé qu’il
allait étudier une autre proposition française : les crédits à l’exportation pour les exploitants laitiers. Dix Etats membres s’en
sont déjà dotés, mais Paris voudrait un mécanisme européen,
standardisé, pour que les producteurs puissent proposer des facilités de paiement à leurs clients
étrangers. Comme pour les incitations à réduire les volumes de
lait, l’obsession française est que
volumes, de compenser l’effondrement des prix. Et aussi, pour
certains exploitants très endettés, la nécessité de produire plus
pour rembourser les banques.
La Commission s’est en partie
rangée aux arguments des Français. « La crise est plus grave, plus
profonde, que nous le pensions il y
a six mois », a admis Phil Hogan,
lundi. L’institution communautaire reconnaît aussi que les
500 millions d’euros débloqués
en urgence en septembre 2015,
pour tenter d’aider les producteurs de lait et les éleveurs de
porc (touchés, eux, de plein fouet
par l’embargo sanitaire russe),
ont déjà été entièrement dépensés et sans grand effet.
La Commission a ainsi ouvert
début janvier 2016 une aide au
stockage privé du porc pour trois
semaines (la viande est achetée
par les abattoirs qui sont subventionnés pour la stocker, et l’écouler quand les prix remontent). Elle
a aussi financé des aides au stoc-
tous les Etats adoptent les mêmes
mesures en même temps, afin
d’éviter que les uns réduisent la
production, tandis que d’autres
continuent à l’augmenter et raflent des parts de marché.
Une crise « profonde »
« Il n’est pas question d’en revenir
aux quotas laitiers, mais nous
n’avons pas aujourd’hui les instruments de contrôle adéquats pour
éviter un marché de surproduction qui s’emballe », a expliqué
M. Le Foll, lundi. De fait, la production mondiale de lait a encore
progressé en 2015, alors que la demande, notamment chinoise, faiblit. Selon les derniers chiffres
disponibles, la collecte de lait de
vache européenne avait augmenté de 5,5 % en novembre 2015,
comparé à novembre 2014.
Le problème est que, malgré l’offre en excès, beaucoup ont continué à augmenter leur production.
En cause, une course à la taille des
exploitations pour tenter, par les
La France
veut éviter que
certains Etats
ne réduisent leur
production tandis
que d’autres
continueraient
à l’augmenter
kage privé pour le lait en poudre
et le beurre, mais dont, pour l’instant, l’efficacité n’est pas flagrante.
Pour autant, Bruxelles met en
garde. D’accord pour des solutions innovantes, mais elle ne
mettra pas sur la table du Conseil
européen, le 14 mars, des propositions « qui ne soient pas finançables, pas légales ou qui ne font pas
consensus à vingt-huit », explique
une source européenne. « On ne
va pas laisser les agriculteurs français comme cela, mais trouver les
bonnes solutions prend un peu de
temps. » Or, pour l’instant, tous
les pays ne suivent pas la France
sur ses réponses à apporter à la
crise du lait. Douze pays seulement partageraient l’avis de Paris
(Portugal, Irlande, Roumanie, Pologne, Belgique, Italie, Espagne,
Lettonie, Bulgarie, Slovaquie, Slovénie et Chypre). Mais des poids
lourds – Allemagne, Danemark –
manquent à l’appel.
Pour ce qui est du financement,
il ne faut pas non plus trop compter, prévient Bruxelles, sur les
« poches profondes » de l’Europe.
Trouver les 500 millions d’euros
d’aide d’urgence a déjà eu un coût
politique certain, alors que de
plus en plus de pays, dont l’Allemagne, estiment qu’une trop
grande part du budget de l’UE va
à la politique agricole commune
(38 %), au moment même où l’Europe fait face à des crises bien
plus graves, telle que celle des migrants. p
cécile ducourtieux
En Bretagne,
la colère ne faiblit pas
Très mobilisés, les agriculteurs attendent
des mesures concrètes du gouvernement
A
la procession des tracteurs succèdent le déversement de fumier sur
l’asphalte et le face-à-face avec les
forces de l’ordre. En Bretagne, depuis que le volcan agricole est à
nouveau entré en éruption, courant janvier, ce spectacle devient
un lot quotidien. Dernier épisode
en date : le blocage de plusieurs
accès routiers menant à Vannes,
lundi 15 février. Les abords de la
préfecture du Morbihan ont été
occupés de l’aube jusqu’à la fin
d’après-midi, en préambule à une
semaine que d’aucuns prédisent
« cruciale ».
Mercredi, le gouvernement doit
annoncer une série de mesures
dont une baisse de cotisations sociales pour les agriculteurs, annoncée par François Hollande
jeudi 11 février. Le même jour, une
manifestation interrégionale est
prévue à Rennes, la capitale bretonne, vers laquelle des dizaines
de tracteurs devraient converger.
Samedi, un autre rassemblement
est annoncé à Loudéac (Côtes-d’Armor), en présence d’élus
de la région, d’agriculteurs et de
citoyens. « On veut démontrer que
c’est l’affaire de tous nos territoires,
explique Marc Le Fur, député (LR)
des Côtes-d’Armor. Si l’agriculture
et l’agroalimentaire disparaissent,
nous n’avons pas d’alternative. Les
moteurs de Rafale ne vont pas être
fabriqués à Guingamp ou à SaintBrieuc. »
Dans le même temps (à la fin de
cette semaine ou au début de la
suivante), le conseil régional emmené par le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian (PS), doit
présenter un plan en faveur de la
profession.
Crise « inédite »
Autour des barrages routiers et
dans les campagnes, la tension,
attisée par les difficultés économiques, est vive. Différents chiffres circulent concernant le nombre d’exploitations qui pourraient
ne pas survivre à la crise actuelle.
Selon certains syndicalistes, 30 %
à 40 % d’entre elles seraient concernées à moyen terme. Un élu
breton, sous couvert d’anonymat,
évoque, quant à lui, « une hypothèse de 10 % à 15 % ».
« Des crises, il y en a eu, précise
Olivier Allain, président de la
« Si l’agriculture et
l’agroalimentaire
disparaissent,
nous n’avons pas
d’alternative »
MARC LE FUR
FO R M U L E
I N T ÉG R A L E
député (LR)
des Côtes-d’Armor
Chambre d’agriculture des Côtes-d’Armor et vice-président du
conseil régional chargé de l’agriculture. Mais celle-ci est inédite depuis le début de l’agriculture moderne, il y a cinquante ou soixante
ans. » Thierry Merret, président
de la Fédération départementale
des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) du Finistère,
abonde : « Dans mon département, on estime à 2 000 le nombre
d’agriculteurs qui gagnent moins
de 300 euros par mois. »
Comme M. Merret, de nombreux interlocuteurs évoquent
des paysans « au bout du rouleau »
et qui « n’ont plus rien à perdre ».
Dans ce contexte, élus et responsables syndicaux affirment craindre des débordements. A Quimper, vendredi, des manifestants
ne se réclamant d’aucun syndicat
ont déversé, de nuit, de la paille,
des pneus et des déchets devant
les locaux de la chambre d’agriculture. Le feu allumé dans la foulée a
« bien dégradé » l’entrée de l’établissement, selon la préfecture.
Cinq agriculteurs ont été placés en
garde à vue et cinq tracteurs saisis.
« On essaie de canaliser les gens,
mais ça ne suffit plus, explique
Jean-Paul Riault, président régional des Jeunes Agriculteurs, syndicat proche de la FNSEA. On ne
peut pas avoir les yeux partout. »
Du côté de la Confédération paysanne, syndicat minoritaire qui
n’appelle pas à des actions coup
de poing, on se démarque tout en
partageant le constat : « Les blocages et les brûlages ne sont pas dans
nos habitudes, indique Dominique Raulo, porte-parole régional.
Il ne faut pas se tromper de cible.
Mais on sent beaucoup de désarroi
et de solitude, notamment chez les
jeunes. » Ces mêmes jeunes qui affirment, devant leur tracteur stationné sur une voie express bretonne : « On ne lâchera pas. » p
nicolas legendre
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6 | économie & entreprise
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Soldes : bilan décevant pour les commerçants
Les professionnels souhaitent un retour à cinq voire quatre semaines de réclame au lieu de six cette année
L
a période des six semaines de soldes d’hiver, qui
devait s’achever mardi
16 février, ne laissera pas
un souvenir impérissable aux
commerçants. Les ventes ont à
peine été meilleures que l’an
passé, qui affichait un bilan déjà
très moyen après les attentats de
janvier 2015.
Plus de la moitié des commerçants (51 %) interrogés par la
chambre de commerce et d’industrie de Paris-Ile-de-France entre le
1er au 5 février déclarent avoir fait
moins de 10 % de chiffre d’affaires
supplémentaire durant les soldes
par rapport à un mois normal.
Pour 27 % d’entre eux, les soldes
n’ont même généré aucune activité supplémentaire. In fine, 57 %
des commerçants franciliens jugent ce résultat insatisfaisant et
53 % estiment qu’il est inférieur à
celui de 2015. Parmi les raisons invoquées par les commerçants : la
peur des attentats, les difficultés
persistantes de pouvoir d’achat et
la météo trop clémente, qui n’a
pas favorisé les ventes des grosses
pièces traditionnelles d’hiver.
« Le bilan est vraiment moyen »,
estime Didier Simon de Bessac, directeur général adjoint de la Fédération des enseignes de l’habillement (FEH). Selon lui, « il n’y a pas
réellement eu de problématique de
sécurité, car beaucoup d’enseignes
avaient investi dans des caméras et
des vigiles. Mais il y a une très nette
baisse de la présence touristique,
en particulier asiatique. On pouvait espérer qu’avec le Nouvel An
chinois en pleine saison des soldes,
il y aurait eu plus de monde, et des
montants d’achat plus importants.
Globalement, les ventes dans le
secteur de l’habillement ont fait un
peu mieux que l’année dernière,
mais ce n’est pas suffisant ».
Depuis le début des soldes, les
ventes dans le secteur de l’habillement ont progressé entre 1,5 % et
3 % en volume par rapport à la
même période de 2015, là où le
secteur avait enregistré une
baisse de 5 % à 8 % l’an dernier.
« Il y a une très
nette baisse
de la présence
touristique,
en particulier
asiatique »
DIDIER SIMON DE BESSAC
Fédération des enseignes
de l’habillement
« La clientèle locale est plutôt revenue mais cela n’a pas compensé,
ajoute M. De Bessac. Les ventes privées ont également joué un rôle. Il
y a eu beaucoup de promotions à
Noël et les consommateurs avaient
anticipé leurs achats. »
Internet résiste
Même constat sur Internet, où la
Fédération du e-commerce et de la
vente à distance (Fevad) constate
une hausse de 15 % du chiffre d’affaires des sites sur les quatre premières semaines de soldes. Soit à
peine plus qu’en 2015 à la même
période, qui était déjà un mauvais
cru pour les soldes d’hiver.
En 2015, les ventes sur Internet
n’avaient progressé que de 10 %
sur les quatre premières semaines
de soldes, par rapport à l’année
précédente. « C’est un peu mieux
mais pas exceptionnel, juge Marc
Lolivier, délégué général de la Fevad. Cette année, Internet résiste
Le 6 janvier, premier jour des soldes, à Nantes. LOIC VENANCE/AFP
avec une croissance à deux chiffres,
mais le e-commerce n’est pas insensible à la crise économique. »
Pour preuve, le montant du panier moyen des achats sur Internet a baissé. Il a atteint 114 euros
en moyenne sur les quatre pre-
Une concertation à venir
La question de la date et de la durée des soldes figurera au menu
de la future « commission de concertation du commerce ». L’instance voulue par le Conseil du commerce de France (CDCF) depuis
2012 « va être installée dans les prochaines semaines, le temps d’arrêter avec le gouvernement les personnalités qui vont y siéger », indique Gérard Atlan, président du CDCF, qui réunit les fédérations
et les acteurs du commerce. Mise en place par un décret du
21 octobre 2015, cette commission devait être initialement installée le 20 janvier mais avait été décalée en raison du remaniement.
Commission interministérielle rassemblant des entreprises, des
salariés et des personnalités qualifiées, elle devra conseiller les
pouvoirs publics sur la situation du commerce en France.
mières semaines de soldes, avec
des volumes d’achats « tirés par les
biens d’équipement de la maison »,
précise M. Lolivier, contre
124 euros à la même période de
2015. Une diminution qui s’explique aussi par les forts rabais rapidement appliqués par les commerçants pour liquider les stocks.
« Nous n’avons jamais été aussi
agressifs en termes de prix, avec
trois fois plus de produits démarqués à 40 %, 50 % ou 60 %, indique
Stéphane Treppoz, président de
Sarenza.com, un site de vente de
chaussures. C’était une année de
soldes pour les consommateurs,
car nous avons considérablement
rogné sur nos marges. » Le dirigeant précise avoir enregistré
« une croissance de 12 % de son chiffre d’affaires en France depuis le début des soldes par rapport à la
même période de 2014, et de 24 %
par rapport à 2013. Nos meilleures
soldes historiquement. » Le site Internet Brandalley a, de son côté,
enregistré une croissance de ses
ventes de 11 % pendant les soldes
par rapport à l’année dernière,
avec un panier moyen de trois articles pour 100 euros.
Mais pour tous, magasins
comme sites Internet, l’essentiel
des ventes a été réalisé au cours
des premières semaines. « Les ventes en France ont en effet largement ralenti après les deux premières semaines de soldes, constate M.
Treppoz. C’est probablement trop
long : quatre semaines de soldes,
au lieu de six, seraient probablement le bon compromis. »
Depuis un décret du 11 mai 2015,
la période des soldes, qui se tient
deux fois par an, a été rallongée,
Nouvelle donne pour l’approvisionnement textile
SALAIRES (OU FOURCHETTES DE SALAIRES) MINIMUMS
EN DOLLARS/MOIS
454
Turquie Liban
Guatemala
Bosnie
Colombie
Philippines
Afrique du Sud
321
Île
Roumanie Maurice
Pérou
El Salvador
Maroc
Tunisie
155
61
Nicaragua
Mexique
Chine
Thaïlande
Malaisie
Laos
Kenya
Swaziland Inde
Vietnam
Egypte
Fourchette des salaires
minimums chinois
L’évolution des importations de
produits chinois en Europe montre donc une hausse en trompe-l’œil. La progression a été de
6,9 % l’an dernier en valeur, mais,
en volume, ces importations ont
en fait baissé de 12,2 % en raison
des taux de change.
Dans l’enquête réalisée par l’IFM,
64 % des entreprises de distribution estimaient fin 2015 que ces
fluctuations monétaires devraient se traduire, partiellement
ou totalement, par une hausse des
prix des vêtements en boutiques
en 2016. De même, 49 % des sondés prévoyaient, pour des raisons
de change, de diminuer leurs approvisionnements en Chine cette
année.
Dans une autre étude signée par
l’experte en approvisionnement
de tissus et de vêtements AnneLaure Linget pour le Salon Apparel
Sourcing qui se tient au Bourget
depuis lundi 15 février, l’auteure affirme que la Chine confirme malgré tout son hégémonie et reste,
de très loin, le premier pays exportateur d’habillement en Europe
(avec 24 milliards d’euros pour les
dix premiers mois de 2015), très
loin devant le Bangladesh
(9,47 milliards), la Turquie (7,7 milliards), l’Inde et le Cambodge.
L’effet dollar n’a en revanche eu,
en toute logique, aucune incidence aux Etats-Unis, seul pays
Les salaires du textile face au modèle chinois
Cambodge
Lesotho
Pakistan
Sri Lanka Bangladesh
Birmanie
Madagascar
C’est la raison qui explique le glissement progressif des commandes des donneurs d’ordre – les
Zara, H&M, Gap, Uniqlo – vers
d’autres pays asiatiques, le Cambodge, le Vietnam ou le Bangladesh. Cette politique de dumping
social leur permet de maximiser
les marges. Au Cambodge, alléchés par une main-d’œuvre très
bon marché, des industriels chinois, hongkongais ou taiwanais
possèdent désormais la majorité
des usines textile. Ces groupes
chinois, qui ont pratiqué la même
politique en Afrique, ont investi
en pariant sur une « verticalisation du secteur » pour proposer
une offre alternative aux marques de mode occidentales qui
ont tendance à bouder, en raison
des prix, les usines de la côte Est
de la Chine.
Indonésie
SOURCE : EMERGINGTEXTILES.COM
où les importations chinoises ne
se sont pas contractées en volume
l’an dernier. Mais l’évolution du
billet vert n’est pas le seul élément à avoir provoqué des changements profonds dans la chaîne
d’approvisionnement textile.
prix des fibres synthétiques, qui
représentent désormais 60 % de
la production mondiale. Par un
effet de domino, la chute de l’or
noir a limité la demande de coton
et donc la tension sur les cours de
cette fibre.
L’effondrement des prix du pétrole Dans les matières premières, la baisse du prix du pétrole a
contribué à rendre plus attractif le
Les salaires Ces dix dernières années, le coût de la main-d’œuvre
dans le textile a été multiplié par
plus de 3,5 voire par 4 en Chine.
Les accords douaniers rebattent
les cartes Jean-François Limantour, président du Centre euroméditérranée des dirigeants textile-habillement (Cedith), parie
sur l’émergence rapide de trois
« dragons, aux dents longues, à
l’appétit féroce et qui montrent
une très grande vitalité dans leurs
exportations sur le marché européen » : le Vietnam, le Cambodge
et la Birmanie. En cinq ans, ils ont
vu leurs exportations mondiales
croître respectivement de 222 %,
226 % et 435 %… Ces pays pourraient rapidement devenir très
cécile prudhomme
POLI T I QU E MON ÉTAI R E
La BCE est prête à agir
si besoin
Les parités monétaires et l’évolution des coûts de main-d’œuvre bouleversent la géopolitique du prêt-à-porter
suite de la première page
passant de cinq à six semaines, en
contrepartie de la suppression des
« soldes flottants », qui avaient
lieu deux semaines par an au
choix des commerçants.
« Six semaines c’est trop long »,
juge également Daniel Wertel,
président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin, qui
suggère de raccourcir la période
de moitié, à trois semaines pour
les soldes d’été et d’hiver, et de repousser l’ensemble d’un mois
pour mieux correspondre aux décalages météorologiques des saisons. « On pourrait également rajouter deux semaines fixes de déstockage, l’une mi-novembre,
l’autre mi-avril », ajoute-t-il, précisant que les marques conçoivent
aujourd’hui plus de deux collections par an. p
importants d’ici trois ou quatre
ans, grâce aux accords douaniers
avantageux qui leur ont été octroyés. Le Vietnam (déjà
deuxième fournisseur de vêtements des Etats-Unis et sixième
de l’Europe) a conclu un accord de
libre-échange avec l’Union européenne en décembre 2015. Les importations de tissus au Vietnam
ne sont plus taxées et Hanoï
pourra exporter sans droit de
douane dans le marché européen
dans six ans. Le Cambodge et la
Birmanie bénéficient d’un statut
douanier encore plus avantageux,
baptisé « Tout sauf les armes » et
peuvent exporter à droits nuls
vers l’Union européenne, quelle
que soit l’origine des tissus utilisés.
L’Euromed en difficulté La Tunisie souffre davantage que le Maroc et a encore perdu l’an dernier –
au profit des pays d’Asie du Sud Est
– des parts de marché à l’exportation vers l’Union européenne.
Pour des raisons politiques, la
Turquie est également en mauvaise posture puisque les principales zones industrielles du textile longent la frontière syrienne.
Plus largement, au niveau européen, Anne-Laure Linget note en
revanche l’émergence de la Serbie
ou encore de la Lituanie, même si
les volumes de produits confectionnés y restent encore faibles. p
nicole vulser
Auditionné par le Parlement
européen lundi 15 février, Mario Draghi, le président de la
Banque centrale européenne,
a de nouveau déclaré que son
institution « n’hésitera pas »
à agir lors de sa réunion le
10 mars, en cas d’augmentation des risques pour la stabilité des prix au sein de la
zone euro.
AU TOMOBI LE
Le marché européen
croit de 6,2 % en janvier
Le marché automobile européen a marqué en janvier son
29e mois de croissance consécutive, a annoncé, mardi
16 février, l’Association des
constructeurs automobiles
européens. Sur le premier
mois de l’année, le nombre
d’immatriculation a augmenté de 6,2 %, à 1,061 million d’unités, par rapport à
janvier 2015.
PHAR MAC I E
Ipsen en quête
d’un nouveau patron
Le laboratoire pharmaceutique Ipsen, qui souhaite « accélérer son développement
international », a annoncé,
mardi 16 février, avoir dissocié dans son organisation les
fonctions de président et de
directeur général et s’être
mis à la recherche d’un nouveau directeur général. A l’arrivée de ce dernier, l’actuel
PDG, Marc de Garidel, deviendra président non exécutif.
idées | 7
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
LETTRE DE WALL STREET | par st ép hane l auer
Arrête-moi si tu peux !
C
oincer un trader pour délit d’initié
est un travail de longue haleine.
Pour l’agent spécial du FBI David
Chaves, c’est devenu presque un
travail de routine. En tout cas, sur le papier. A
l’écouter, la méthode est plutôt bien rodée,
au point qu’il n’hésite pas à multiplier les
conférences dans des cénacles plus ou moins
spécialisés pour expliquer comment il tend
ses filets.
Il y a quelques jours, M. Chaves était invité à
parler devant un auditoire qui lui était forcément attentif : le New York Hedge Fund
Roundtable, « une association à but non lucratif, dont le but est de promouvoir les bonnes
pratiques au sein du secteur des fonds spéculatifs », indique l’organisme sur son site Internet. La réunion avait lieu au prestigieux Penn
Club of New York, sur la 44e rue, dans le cœur
de Manhattan.
L’agent spécial Chaves a connu son heure de
gloire en 2011, lorsqu’il a accroché, à son tableau de chasse, l’ancien gestionnaire du
fonds spéculatif Galleon Raj Rajaratnam, puis,
en 2014, Rajat Gupta, un ancien associé du cabinet de conseil McKinsey et ancien administrateur de Goldman Sachs dans le cadre de la
même affaire.
Il a aujourd’hui une centaine d’enquêtes à
son actif. Son inspiration, il l’a trouvée dans
les techniques de lutte contre le crime orga-
nisé. Comme la mafia sicilienne Cosa Nostra,
le petit monde des fonds spéculatifs est très
fermé et communique très peu avec l’extérieur. Il faut donc trouver un cheval de Troie
pour arriver à faire sauter les verrous et délier les langues.
La première étape consiste à repérer des témoins du délit d’initié, qui vont aider, contre
allégement de leur peine, à remonter le fil
jusqu’aux responsables. Pour cela, il faut les
traquer pendant des mois pour tout savoir de
leur vie. David Chaves explique qu’ils doivent
faire l’objet d’une surveillance de tous les instants : Savoir « à quelle heure ils mettent leurs
enfants dans le bus pour aller à l’école, comment ils se rendent au bureau, monter avec
eux dans le métro, s’entraîner à quelques mètres d’eux dans leur club de gym, les épier alors
qu’ils achètent une dose de cocaïne ou qu’ils
ont recours à une escort girl, connaître dans
quelles circonstances ils sortent dîner avec
leur petite amie ».
Tous les moyens sont bons : filatures, écoutes, enquêtes de voisinage. Une fois que le FBI
en sait assez, tout est dans l’instant où l’on
ferre le poisson. La méthode préférée de
l’agent Chaves consiste à faire la queue dans
un café ou dans un fast-food quelconque et
de se glisser derrière le suspect à qui on va demander de coopérer. Au moment où il s’apprête à commander, l’homme du FBI s’inter-
L’ÉCLAIRAGE
Les vertus du commerce collaboratif
par armand hatchuel
N
ous sommes si accoutumés à l’idée que le commerce se réduit à un calcul
d’intérêts que l’on en vient
à oublier qu’il requiert aussi la capacité à susciter des comportements de
coopération et de collaboration. Cette
observation, qui peut s’appliquer à la
vente la plus ordinaire, prend une importance décuplée lorsqu’il s’agit des
relations de type clients-fournisseurs
que peuvent nouer des entreprises.
Ces relations concernent souvent
des biens ou des services, qui pèsent
lourd dans la valeur ajoutée créée par
chacune d’entre elles. Elles incluent
aussi des démarches communes d’innovation lorsque les acheteurs et les
vendeurs doivent concevoir ensemble
les biens qui feront, ensuite, l’objet de
la transaction. Si la relation clientfournisseur est indéniablement de nature marchande, peut-elle fonctionner sur le seul principe du gain positif
pour chacun des protagonistes ? Ne
faut-il pas que s’installe aussi un esprit
« collaboratif », pour que cette relation
non seulement puisse perdurer, mais
surtout se développe au-delà d’une
vente ordinaire ?
JUSTICE, RÉCIPROCITÉ, INTÉGRITÉ
Des chercheurs en science de gestion
ont récemment repris les études portant sur les comportements qui favorisent cette collaboration. Ils ont aussi
proposé un indice permettant d’en apprécier la qualité (« Un indice de mesure du collaboratif client-fournisseur », Jean-Jacques Nillès, Carole Donada, François Lenglet, Caroline Mothe, Revue française de gestion,
volume 41, n° 251, août-septembre).
Premier constat : toutes les études
mettent en évidence des comporte-
¶
Armand Hatchuel
est professeur
à Mines ParisTech
ments qui retrouvent les grandes vertus traditionnelles comme la justice,
la réciprocité, l’intégrité ou encore le
courage, la courtoisie et la retenue. En
outre, la relation client-fournisseur offre de multiples occasions simples de
mettre à l’épreuve la réalité de ces
principes, ce qui permet à chacun de
se faire rapidement un jugement sur
l’état de la relation, qu’il soit lui-même
client ou fournisseur. Les chercheurs
ont pu construire une enquête par
questionnaire, qui a été testée auprès
d’un grand réseau d’entreprises du domaine de la mécatronique et de la productique, où les liens clients-fournisseurs sont vitaux pour les développements innovants.
RELATION ÉQUILIBRÉE ET SOLIDAIRE
Cette enquête a confirmé que les comportements collaboratifs étaient bien
associés à deux grands groupes de
vertus. D’une part – et de façon dominante –, aux vertus qui traduisent l’engagement authentique dans une relation équilibrée et solidaire : progrès
partagé, développement des compétences, honnêteté intellectuelle, soutien lors des dysfonctionnements et
des « coups durs ».
D’autre part, aux vertus de civilité
comme la courtoisie et la retenue, qui
se dégagent nettement et qui traduisent, respectivement, la marque de
considération accordée à autrui et la
pondération que l’on maintient dans
les échanges. On pourrait, comme le
suggèrent les chercheurs, suivre l’évolution d’un indice de la qualité de la
collaboration dans un secteur, un territoire, ou un réseau d’entreprises.
Ce travail apporte un nouveau renfort à la tradition des sciences de gestion, qui rejette l’idée, puissante dans
notre vision de l’économie, que toutes
les relations marchandes se rapportent à un accord sommaire entre une
offre et une demande.
Car, si tous les échanges commerciaux étaient aussi lapidaires, cela signalerait qu’il n’y a ni innovation, ni
transferts de technologies, ni activité
de conseil. Bref, qu’il n’y a pas de véritable développement. Il importe d’enseigner plus largement que les vertus
de justice, de réciprocité, de solidarité
et de civilité favorisent le type de commerce le plus créateur de richesses, le
commerce nécessaire aux dynamiques d’innovation et de progrès collectif. En 1675, Jacques Savary, rédacteur
du code du commerce, rappelait déjà,
contre les chantres de l’appât du gain,
qu’« il n’y a point de profession où l’esprit et le bon sens soient plus nécessaires que dans celle du commerce ». p
pose en disant au serveur d’un air assuré : « Il
va prendre un café avec un peu de crème et
trois sucres. » Généralement, le coup est imparable. Le témoin potentiel comprend immédiatement que le FBI sait tout de sa vie, de
ses habitudes, de ses tocs, de ses petits et de
ses grands secrets.
L’agent fédéral l’invite ensuite à s’asseoir
tranquillement, en lui faisant comprendre
que, à cet instant, il a encore la possibilité de
quitter le café sur-le-champ, tout en lui suggérant que ce ne serait pas la meilleure idée,
la prochaine rencontre peut en effet se passer à la porte de son domicile sur les coups de
6 heures, avec un mandat d’arrêt. Et, à ce moment-là, il faudra oublier l’idée de pouvoir
coopérer avec la police et de demander clémence.
« L’APPEL DU DEVOIR »
Les méthodes du FBI dans les cas de délits
d’initié ont été grandement facilitées depuis
2008, quand, en collaboration avec la Securities Exchange Commission, le gendarme de
la Bourse américain, les écoutes ont été autorisées pour ce genre d’affaires.
Celles-ci n’étaient, auparavant, utilisées légalement que dans le cadre de manipulations de marché ou d’enquêtes de corruption. En ce qui concerne les délits d’initié, les
écoutes font gagner un temps précieux. Pour
ceux qui se font prendre la main dans le sac,
fini les petits jeux de rôle, les mensonges inutiles et, surtout, le recours systématique à un
avocat, qui risque d’annihiler toute chance
de coopération.
Pour faire condamner Raj Rajaratnam à
onze ans de prison, il a fallu produire plus de
2 400 écoutes. Rajat Gupta, lui, avait été condamné à deux ans ferme, grâce aux mêmes
stratagèmes. Evidemment, au fil du temps, les
méthodes pour passer entre les mailles du filet tendu par le FBI se diversifient de plus en
plus. Certains auteurs de délits d’initié utilisent les réseaux sociaux comme Twitter,
grâce auxquels ils envoient des messages
cryptés une fois que la transaction illicite sur
une valeur a eu lieu.
Dernier subterfuge à la mode : jouer à Call of
Duty, un jeu vidéo de guerre qui fait fureur
chez les jeunes et les moins jeunes. Grâce à
une console branchée sur le téléviseur et à un
casque muni d’un micro, on peut converser à
l’abri des oreilles indiscrètes avec un adversaire situé à distance. « L’appel du devoir »,
dans ce cas, consiste à échanger illégalement
des informations sur des opérations de fusion-acquisition en cours ou sur des résultats
financiers avant qu’elles ne soient rendues
publiques. p
TOUS LES MOYENS
SONT BONS
POUR REPÉRER
LES TÉMOINS DE
DÉLIT D’INITIÉ :
FILATURES,
ÉCOUTES,
ENQUÊTES
DE VOISINAGE
[email protected]
Jusqu’où peut-on « libérer » l’entreprise ?
Affranchir les cadres du « reporting »
et les salariés du stress en jouant
la confiance et l’autonomie, qui n’en a pas rêvé ?
Mais l’exercice a ses limites
par patrice roussel
R
esponsable R.H. (Rendre heureux), poste basé à proximité
de Quimper. Le RRH devra
contribuer au développement d’une culture d’entreprise collaborative où confiance et liberté sont
les maîtres mots. Au travers de ses
missions, il sera essentiel que le souci
d’épanouissement et le bien-être des
salariés soient au cœur de ses préoccupations… »
L’offre d’emploi est improbable.
Pourtant, en l’espace de quelques
jours, l’annonce publiée par les biscuiteries Poult a reçu plus de 200 réponses de cadres de haut niveau, que
ne rebutaient ni la localisation pour
le moins excentrée de l’usine ni l’offre de rémunération pas vraiment
mirobolante. Deux fois plus qu’une
annonce similaire, avec des candidats
prêts à quitter des grands groupes, à
perdre 20 % de leur salaire. De nombreux responsables de ressources humaines ont par ailleurs adressé à l’entreprise des lettres spontanées de
félicitations pour cette annonce, regrettant de ne pouvoir déménager et
venir travailler du côté de Quimper…
Réinventer l’entreprise, raccourcir
les lignes hiérarchiques, arrêter la folie du reporting, le management par
le stress, donner aux salariés plus de
liberté… le projet séduit de plus en
plus, y compris au plus haut niveau,
dans un contexte de crise de confiance, où faire travailler les gens ensemble de manière détendue et efficace semble devenu un Graal
inatteignable.
Plusieurs entreprises ont effectivement été « sauvées » ces dernières années en se « libérant » des pratiques
managériales habituelles. Poult était
à deux doigts de la fermeture lorsqu’un financier belge, Carlos Verkaeren, décida de libérer les énergies en
transformant l’organisation de fond
LES SYNDICALISTES
DE LA VIEILLE ÉCOLE
N’ONT PAS FORCÉMENT
INTÉRÊT AU CHANGEMENT
en comble. L’entreprise aujourd’hui
se porte bien, comme les fonderies
Favi ou la PME nantaise Chrono Flex,
qui ont suivi le même chemin.
De jolies histoires, liées à des personnalités particulières, à des contextes spécifiques, non transposables
dans d’autres cadres ? Des grands
groupes comme Auchan étudient de
très près le sort de ces entreprises
qui, en réalité, mettent en œuvre de
manière très aboutie des théories
managériales testées dès les années
1970 par Volvo, Harley Davidson ou
Gore (le producteur du Goretex) et
qui avaient permis alors à ces sociétés de trouver une nouvelle dynamique.
OBSTACLES PSYCHOLOGIQUES
Réussir mieux avec moins d’encadrement. Oui, parce que la motivation
des salariés, comme l’ont montré les
chercheurs américains Richard Deci et
Edward Ryan, est d’autant plus forte
qu’ils se sentent autonomes. On le sait
aujourd’hui, une personne qui se perçoit contrôlée s’engage moins dans
son travail, fait moins preuve de créativité que celle à qui on laisse les coudées franches pour s’organiser.
A la fin des années 1990, deux autres
spécialistes des comportements humains au travail, Charles Carver et Michael Scheier, avaient également montré que les salariés étaient beaucoup
plus capables de s’autoréguler que l’on
ne le croit généralement. Leurs travaux ont contribué à la conception
des procédures qualité, aujourd’hui
banalisées.
Mais si l’allégement du contrôle permet aux équipes de se sentir dans un
premier temps plus responsables, débarrassées d’une tutelle perçue
comme sclérosante, si l’organisation
de la production bénéficie de leur
nouvelle motivation, la « libération »
pose de multiples problèmes dans les
entreprises qui l’ont testée.
Sans manager, les équipes doivent
réussir à se coordonner, à gérer
d’éventuels conflits internes. Une tâche exigeante, voire stressante. Pas de
rapport à envoyer au chef, mais il faut
malgré tout fixer des objectifs, et à
échéance plus ou moins longue, les
contrôler. Comment s’y prendre ?
Comment se protéger de la pression
des clients, désormais en contact plus
direct avec la production ? Quant à la
créativité provoquée par la « libération », comment éviter qu’elle ne s’assèche avec le temps ? Quelle organisation trouver pour empêcher d’autres
routines de prendre le dessus ?
La planification stratégique reste
particulièrement difficile à déléguer.
On l’a vu chez Poult, où les salariés, invités à réfléchir ensemble à d’éventuelles diversifications de l’activité,
peinaient à tracer de nouvelles voies.
Comment, sans leader, s’engager sur
des projets de changement radicaux,
voire déstabilisants ?
La « libération » se heurte aussi à
des obstacles psychologiques importants. Les syndicalistes de la vieille
école n’ont pas forcément intérêt au
changement. Renoncer à leur pouvoir n’a rien d’évident non plus pour
les cadres qui restent en place, sommés de valoriser et faire monter en
compétences les collaborateurs, plutôt que de piloter et contrôler comme
avant.
Même si des gourous du management profitent de la vague, le modèle
de l’entreprise libérée n’est en réalité
pas stabilisé. Ce sont toujours les mêmes entreprises qui sont citées en
exemple depuis plusieurs années,
une « avant-garde » qui ne grossit
guère. Le modèle est très exigeant et
une partie de sa réussite tient sans
aucun doute à l’autosélection qui
s’opère : les salariés, les manageurs,
les syndicalistes qui n’y adhèrent pas
sont plus ou moins rapidement
poussés vers la porte de sortie, remplacés par de nouveaux arrivants
prêts à se dévouer corps et âme, avec
un niveau d’engagement parfois intenable sur le long terme.
Pour conforter une démarche très
séduisante mais fragile, il s’agit
aujourd’hui de réfléchir en profondeur aux conditions possibles d’un
leadership adapté à notre temps.
Dans un contexte mouvant, où le salarié ne peut plus espérer la sécurité
en échange de sa soumission, comment asseoir la légitimité de ceux qui
encadrent ? Les recherches en psychologie sociale et en management
peuvent aider à trouver de nouvelles
solutions. p
¶
Patrice Roussel est directeur
du Centre de recherche en management
de Toulouse (université Toulouse
Capitole, CNRS)
8 | MÉDIAS&PIXELS
0123
MERCREDI 17 FÉVRIER 2016
Tout ce qu’il
faut savoir
sur l’application
vidéo Periscope
Serge Aurier
a été mis à pied
par le PSG
à la suite
de la diffusion
d’une vidéo
sur Periscope
dans laquelle
il insultait
son entraîneur
et certains de
ses coéquipiers.
La séquence mettant en cause un
joueur du PSG pose la question de
la confidentialité du réseau social
D
ans la nuit du samedi 13 au dimanche
14 février, le défenseur
du Paris-Saint-Germain a insulté son entraîneur et
plusieurs coéquipiers sur une application de chat vidéo, Periscope.
Pendant 45 minutes, on le voit aux
côtés de son ami Mamadou Doucouré, qui fume la chicha, répondre aux questions des internautes
avec désinvolture, traitant Laurent
Blanc de « fiotte », Salvatore Sirigu
de « guez » (nul), et comparant Gregory van der Wiel à « de l’eau ».
Une grande confusion a entouré
la réception de ces propos : les déclarations de Serge Aurier étaientelles publiques ou privées ? En direct ou enregistrées ? Qu’est-ce au
juste que cette application, Periscope ? Eléments de réponse.
A quoi sert cette application ? Periscope, c’est un peu la version microscopique de l’Eurovision : la
possibilité de devenir, à petite
échelle, le centre d’une retransmission en direct. Grâce à un
smartphone et une connexion Internet, avec son cercle d’abonnés
comme principaux téléspectateurs, cette application, propriété
de Twitter depuis janvier 2015, permet de diffuser un événement au
moment où il se déroule. Il peut
s’agir de n’importe quoi, et le plus
souvent, de soi. Cette application
sert principalement à se mettre en
scène dans des selfies vidéo en direct, ou pour les célébrités lors de
sessions de questions-réponses
filmées au smartphone, sorte de
conférences de presse informelles,
à la manière de la conversation de
Serge Aurier avec ses fans.
Quel est l’intérêt ? Comme Meerkat, application concurrente
étouffée par le rachat de Periscope
par Twitter, l’idée est de faire de
chaque personne équipée d’un
smartphone une source de vidéo
en direct. « Explorez le monde en
temps réel » est le slogan de l’application, qui s’est adaptée aux usages de l’époque, initiés en 2010 par
ChatRoulette, un site proposant
de voir aléatoirement d’autres
utilisateurs via leur webcams
(usage qui a largement été détourné). Et récemment, Facebook
a offert à son tour la possibilité de
diffuser des vidéos en direct à ses
amis, même si ce service est encore restreint à certains utilisateurs ou pages.
Comment ça marche ? Pour commencer, il suffit d’associer son
compte Twitter à l’application,
puis de lancer son premier
« stream ». En général, l’ouverture
d’un stream envoie un tweet – public par défaut – signalant à ses
abonnés que l’on diffuse une vidéo en direct dont on choisit le titre. En cliquant sur le lien généré,
l’utilisateur peut interagir avec Periscope, en commentant ou en
Il est
simple
d’enregistrer
une vidéo depuis
un ordinateur
en utilisant
un logiciel tiers
LIONEL
BONAVENTURE/AFP
« aimant » la vidéo. Les réglages de
base de l’application laissent les
commentaires ouverts à tout le
monde, mais il est possible de ne
les ouvrir qu’à ses abonnés Twitter. A noter qu’aucune modération
de ces commentaires n’est possible, ce qui a généré quelques moments gênants pour certains
hommes politiques ayant tenté les
questions-réponses en direct.
Est-ce privé ? Par défaut, non. Un
stream Periscope est une diffusion
publique, à l’image de n’importe
quel tweet. Elle apparaît prioritairement dans le flux des personnes
abonnées à un compte (Serge
Aurier en compte 75 000 sur Twitter), mais quiconque dispose du
lien peut théoriquement rejoindre
la diffusion pour la suivre en direct. De ce fait, les propos de Serge
Aurier ne relevaient pas de la
sphère privée, d’autant qu’ils
étaient tenus dans le cadre d’une
séance de questions-réponses
avec les abonnés de son ami. Mais
le stream étant nommé « Avec
Serge Aurier », le contenu du flux
vidéo était clairement identifié. A
noter que Periscope réserve également la possibilité, via une option,
de restreindre la diffusion d’une
vidéo à un cercle privé, que Serge
Aurier et son ami Mamadou Doucouré n’ont semble-t-il pas jugé
bon d’activer. Dans ce cadre-là,
l’utilisateur a la possibilité de sé-
lectionner les personnes à qui le
flux vidéo sera accessible.
Est-ce enregistrable ? En théorie,
pas de l’extérieur, le principe de
l’appli reposant sur le flux en direct. Periscope permet à un utilisateur d’enregistrer la vidéo produite sur son téléphone, et de laisser son « stream » accessible pendant 24 heures une fois la
diffusion achevée, mais un autre
utilisateur n’a pas la possibilité –
au sein de l’application – de télécharger cette vidéo. Immédiatement après la diffusion du stream,
celui-ci avait été supprimé manuellement. Mais comme pour
Snapchat, l’application de messages éphémères, il est simple d’en-
registrer une vidéo depuis un ordinateur en utilisant un logiciel
tiers, ce qu’ont fait des internautes
avant sa disparition.
Peut-on éditer une vidéo Periscope pour la falsifier ? A priori
non. C’est la raison pour laquelle
de nombreux internautes ont invectivé le journaliste sportif
Pierre Ménès lorsqu’il a relayé sa
première réaction : la vidéo aurait
été truquée. Periscope se déroulant en direct, il offre un flux vidéo brut. En revanche, pour le rendre disponible à la consultation le
lendemain, le flux a dû être enregistré par un logiciel de capture vidéo, converti, puis hébergé sur
YouTube.
Cette opération-là, réalisée dans
l’heure qui a suivi les propos de
Serge Aurier par un internaute de
Jeuxvideo.com, laisse place à la
possibilité d’éditer la vidéo. Insertion de commentaires ou d’images, altération du son, découpage
de la séquence ou même montages trompeurs pour réassocier
question et réponse, tout est
théoriquement possible. Mais
dans le cas de Serge Aurier, l’existence de plusieurs vidéos différentes au contenu identique
porte à croire que ses propos
n’ont pas été modifiés, ce qu’a
d’ailleurs convenu le joueur dimanche lors de ses excuses. p
william audureau
et clément martel
220 PAGES
Un plan social à L’Equipe 21 déclenche
une grève au sein du quotidien sportif
12 €
Les syndicats contestent la stratégie du nouveau directeur général
A
vec le match du ParisSaint-Germain contre
Chelsea, le mardi 16 février promettait d’être chaud pour
L’Equipe. La journée sera finalement intense pour des raisons sociales, pas sportives : le journal
n’est diffusé ni en kiosques ni en
ligne, en raison d’une grève décidée lundi par son intersyndicale.
Une nouvelle assemblée générale
était prévue mardi à 16 h, pour
étudier la suite du mouvement.
Les salariés ont voté l’arrêt du
travail pour exposer leurs revendications sur deux sujets : le plan
social
annoncé
lundi
à
L’Equipe 21, la chaîne de télévision
du groupe, et les restructurations
du pôle « édition » du quotidien.
Les syndicats demandent le retrait d’un plan qui selon un responsable SNJ-CGT pourrait concerner jusqu’à 60 « équivalent
temps plein » à la chaîne, sur un
total de 150. Selon Le Figaro, jusqu’à 100 postes sont concernés
d’ici l’été, sur un total de 200 environ. Il s’agit d’intermittents et de
pigistes, selon la direction, qui assure que le nombre de CDI va passer de 68 à 75.
Pour les syndicats, la direction
veut faire peser sur l’emploi la
charge de la réorientation stratégique de la chaîne. Cyril Linette, le
directeur général, assume, lui, de
réformer profondément L’Equipe
21 : celle-ci « accuse de lourdes pertes, de l’ordre de 20 millions d’euros
par an », sur un budget « autour de
35 millions », dit-il dans Le Figaro.
L’Equipe, désormais au format tabloïd, et le Web sont eux « à l’équilibre », souligne M. Linette.
Coup de semonce
« La chaîne doit être le lieu du spectacle et non du tout-info, comme la
chaîne avait été conçue à l’origine »,
explique le directeur général au Figaro. Le Web serait, lui, lieu de l’information en continu et le journal
celui de la mise en perspective.
Pour L’Equipe 21, cela veut dire
moins d’émissions et de plateaux,
et davantage de retransmissions
de compétitions sportives. La
chaîne a ainsi commencé en décembre à diffuser du volley-ball,
du biathlon, du basket, de la boxe…
des sports jugés mineurs, moins
coûteux que le football ou le rugby
de haut niveau, confisqués par les
télévisions payantes comme Canal+ ou BeIN. L’Equipe 21 vise ainsi
1 % de part d’audience d’ici
deux ans, contre 0,5 aujourd’hui,
un score très faible.
Plus largement, la grève est un
coup de semonce adressé à Cyril
Linette, le directeur général arrivé
en février 2015 de Canal+ pour diriger L’Equipe, désormais principal
actif média du groupe Amaury, qui
a vendu Le Parisien-Aujourd’hui en
France. Les syndicats dénoncent la
future « suppression du secrétariat
de rédaction » au pôle édition du
quotidien, qui concernerait
26 postes, en partie redéployés. Ils
rappellent les plans sociaux passés et dénoncent « une dégradation des conditions de travail »,
ainsi que « des méthodes déplorables de management » vis-à-vis des
salariés visés par les restructurations. Une façon d’instaurer un
rapport de force avec M. Linette,
qui est actuellement en train de
réorganiser la direction : l’historique Fabrice Jouhaud vient d’être
remplacé à la tête du pôle TV par
Arnaud de Courcelles, venu lui
aussi de Canal+. p
alexandre piquard
UN ATLAS EXHAUSTIF Pour chacun des 198 pays du
monde, les chiffres-clés (population, PIB, émissions
de CO2...), une carte et une analyse politique et
économique de l’année par les correspondants du Monde.
INTERNATIONAL Le monde face à Daech. L’organisation
Etat islamique déploie ses tentacules jusque dans les rues
de Paris ; les grandes puissances se coalisent, mais
peinent à surmonter leurs divergences d’intérêts.
PLANÈTE L’accord mondial de la COP21 pour lutter contre
le réchauffement climatique et l’entente internationale
pour stopper l’épidémie d’Ebola en Afrique, meilleures
nouvelles de l’année.
ENTREPRISES Scandale Volkswagen, crise sociale à
Air France, déboires de la filière nucléaire française, les
feuilletons « business » de l’année 2015.
FRANCE Du pacte de compétitivité au pacte de sécurité,
François Hollande change de priorité tandis que le Front
national impose ses thèmes dans les urnes et dans le
débat public.
IDÉES Olivier Roy, Michel Onfray, Louis Maurin... les textes
publiés dans Le Monde qui ont marqué l’année 2015.
En partenariat avec
CERVEAU
E-SANTÉ
PORTRAIT
MALADIE D’ALZHEIMER :
MOINS DE NOUVEAUX CAS
LA MÉDECINE EST-ELLE
MENACÉE D’ « UBÉRISATION » ?
VINCENT DEMASSIET ENTEND
MAÎTRISER SES VOIX
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Buruli: panser une des plaies d’Afrique
L’ulcère de Buruli fait partie des « maladies tropicales négligées » identifiées par l’OMS. Sévissant notamment en Afrique de l’Ouest,
cette affection grave mais méconnue des populations reste difficile à juguler. Reportage dans un centre de dépistage et de soins, au Bénin.
PAGES 4-5
Des enfants soignés au Centre de diagnostic et de traitement de l’ulcère de Buruli, à Pobè (Bénin). FONDATION RAOUL-FOLLEREAU
L’imaginaire des physiciens
L’
carte blanche
Roland
Lehoucq
Astrophysicien,
Commissariat à l’énergie
atomique et aux énergies
alternatives
(PHOTO: MARC CHAUMEIL)
annonce que le Système solaire pourrait contenir une neuvième planète a récemment enthousiasmé les foules. Il ne s’agissait pas d’une
découverte, mais d’une hypothèse pour rendre
compte d’un effet visible – des similitudes dans les
orbites de plusieurs petits corps du Système solaire lointain – par une cause invisible – une nouvelle planète.
Cette situation s’est déjà produite.
En 1846, les astronomes Le Verrier (1811-1877) et Adams
(1819-1892) attribuèrent les anomalies du mouvement
d’Uranus – qui semblait ne pas tout à fait respecter la
gravitation de Newton – à une planète encore inconnue.
L’astronome Galle (1812-1910), suivant les indications de
Le Verrier, observa une nouvelle planète – finalement
baptisée Neptune – à moins de 1 degré de la position
calculée. En 1930, le physicien autrichien Pauli (19001958) est intrigué par l’apparente non-conservation
de l’énergie lors d’une désintégration bêta et émet l’hypothèse qu’une particule, nommée plus tard « neutrino », emporte l’énergie manquante. L’existence
de cette particule fut confirmée en 1956, grâce à une
expérience réalisée près d’un réacteur nucléaire.
Cahier du « Monde » No 22111 daté Mercredi 17 février 2016 - Ne peut être vendu séparément
L’imagination des scientifiques n’a pas toujours été
récompensée : l’hypothétique planète Vulcain, invoquée en 1860 par Le Verrier pour rendre compte
de l’avance du périhélie de l’orbite de Mercure, n’a
jamais été découverte. Il fallut attendre 1915 et la publication de la théorie de la relativité générale d’Einstein
pour expliquer cette « anomalie » du mouvement
de Mercure. Plus près de nous, une accumulation
de données suggère qu’une fraction importante de la
masse de l’Univers échappe à l’observation et n’est
révélée qu’indirectement, par ses effets gravitationnels.
La question de la nature de cette matière noire est
l’une des plus excitante de la physique, et la confirmation directe de son existence est attendue avec impatience. C’est ce qui vient de se passer avec la détection
directe des ondes gravitationnelles par l’expérience
américaine LIGO. Conséquence inattendue de la relativité générale, l’existence de ces ondes fut d’abord confirmée indirectement par l’analyse de la période d’un
pulsar binaire découvert par Hulse et Taylor en 1974.
On l’aura compris, l’imagination débridée des physiciens est souvent le prélude nécessaire à une découverte
scientifique. Mais depuis fort longtemps, les physiciens n’observent plus les phénomènes au moyen
de leurs seuls sens. Ils construisent des instruments
sophistiqués, souvent gigantesques, pour recueillir
des informations sur notre monde et en capter
les signaux parfois très faibles. Se fondant sur des
hypothèses abstraites, parfois hardies, et menant
des calculs complexes, les physiciens rendent alors
compte des apparences du monde en élaborant
une représentation cohérente entre ce qui est observé
et ce qui est déjà connu. Explicative, une proposition
scientifique doit également suggérer des phénomènes
nouveaux qui, s’ils sont effectivement observés,
renforceront l’interprétation proposée et, s’ils ne
le sont pas, la mettront à bas.
Rendre compte d’un effet visible en invoquant une
cause invisible est donc scientifiquement légitime
parce qu’une telle prédiction contient en elle le germe
de sa possible réfutation. En dépit de son imposante
instrumentation, c’est bien l’imagination du physicien
qui lui permet de décrire le monde en jetant un pont
entre le visible et l’invisible. p
2|
0123
Mercredi 17 février 2016
| SCIENCE & MÉDECINE |
AC T UA L I T É
Le risque d’Alzheimer revu à la baisse
| Le nombre de nouveaux cas de démence diminue de 20 % à chaque décennie, selon plusieurs études.
Une tendance rassurante qui laisse espérer, à terme, une meilleure prévention des maladies neurodégénératives
épidémiologie
mais elle est plus spectaculaire chez les hommes et particulièrement marquée dans les populations éduquées. Dans la cohorte de Framingham, l’élévation du niveau d’éducation pourrait expliquer en partie le recul de l’âge moyen
de début de la démence : 80 ans dans la première période, 85 dans la dernière.
Ces résultats ouvrent-ils des perspectives
pour prévenir ces maladies, ou du moins retarder leur apparition ? Permettront-ils de revoir à
la baisse les scénarios les plus pessimistes ?
« Les données de Framingham sont sérieuses et
intéressantes, mais pour aller plus loin cela va
être difficile, long et coûteux, estime Joël Ménard, professeur émérite de santé publique, qui
a présidé le conseil scientifique de la Fondation
Plan Alzheimer (2008-2012). Nous avons
aujourd’hui beaucoup d’études d’observation,
qui ont mesuré le poids des différents facteurs de
risque des troubles cognitivo-comportementaux
dont l’incidence est associée à l’âge. Mais des étu-
sandrine cabut et nathaniel herzberg
C’
Washington, envoyé spécial
est désormais presque une
certitude.
La
maladie
d’Alzheimer et les autres démences sont sur le déclin.
Plusieurs études publiées depuis trois ans retrouvent la
même tendance dans différents pays du
monde : une diminution du nombre de nouveaux cas, ce qu’on nomme l’incidence, au
cours des dernières décennies. Des données issues de la célèbre cohorte américaine de Framingham, dévoilées le 11 février dans le New
England Journal of Medicine, enfoncent le clou.
Claudia Satizabal (université de Boston) et ses
collègues américains et français constatent
ainsi depuis les années 1980, à chaque décennie, une baisse moyenne de 20 % de l’incidence
des démences. Ces constats ont été confirmés,
samedi 13 février, par les premiers résultats
d’une autre étude menée aux Etats-Unis sur
20 000 personnes âgées de plus de 50 ans. L’article n’a pas encore été publié mais le docteur Kenneth Langa, de l’université du Michigan, en a livré les tendances dominantes, lors du congrès
de l’American association for the advancement
of science (AAAS), à Washington. Chez les plus de
65 ans, la prévalence de la démence est passée,
entre 2000 et 2010, de 11,7 % à 9,2 %. Une bouffée
d’optimisme bienvenue, d’autant que la prévalence, c’est-à-dire le nombre total de patients,
augmente, elle, très rapidement, notamment
dans les pays à revenu faible et intermédiaire.
Altérations des fonctions cognitives, avec
troubles de la mémoire, du raisonnement, de
l’orientation, qui surviennent le plus souvent
après 60 ans, les démences touchent environ
47,5 millions de personnes dans le monde, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Et ses dernières prévisions sont sombres, du
fait du vieillissement des populations et de l’absence de traitements capables de freiner l’évolution de ces maladies : 75 millions d’individus
pourraient être concernés en 2030, et plus de
135 millions d’ici à 2050. La plupart des démences sont neurodégénératives, la plus fréquente
(75 %) étant la maladie d’Alzheimer ; environ
20 % sont d’origine vasculaire, liées à des accidents vasculaires cérébraux à répétition.
Lancée en 1948, avec quelque 5 200 habitants
de cette ville proche de Boston (Massachusetts),
l’étude de Framingham a notamment permis
de définir les principaux facteurs de risque des
infarctus et autres accidents cardio-vasculaires :
excès de cholestérol, hypertension artérielle,
diabète, tabagisme… Depuis 1975, les participants font aussi l’objet d’examens systématiques de leurs fonctions cognitives.
Les résultats qui viennent d’être publiés ont
été obtenus à partir du suivi de volontaires de la
première génération et de leurs descendants.
Les chercheurs ont scruté l’apparition d’une maladie d’Alzheimer ou autre démence chez les
plus de 60 ans – soit plus de 5 200 individus au
total – pendant quatre périodes successives de
cinq ans (allant de la fin des années 1970 jusqu’à
la fin des années 2010). Le risque a été évalué à
3,6 % (taux d’individus) lors de la première période ; 2,8 % dans la deuxième ; 2,2 % durant la
troisième ; et 2 % lors de la quatrième période.
L’élévation du niveau
d’éducation depuis les années
1980 pourrait expliquer en
partie le recul de l’âge moyen
du début de la démence
Les démences touchent près de 47,5 millions d’individus dans le monde. JOAN
BARDELETTI/PICTURETANK
Soit une réduction moyenne de 20 % d’une décennie à l’autre. « La baisse de risque était statistiquement significative seulement chez les personnes avec un niveau d’études au moins équivalent
au bac », souligne le docteur Vincent Chouraki,
troisième auteur de l’article, postdoctorant à
Boston au moment de l’étude. Il précise aussi
qu’une baisse des principaux facteurs de risque
vasculaire – excepté le diabète et l’obésité – a été
observée durant les trois décennies, mais que
celle-ci ne peut à elle seule expliquer l’évolution
du nombre de nouveaux cas de démences.
« Cette étude, robuste, apporte un argument
supplémentaire pour confirmer la baisse d’incidence des démences, se réjouit Philippe Amouyel, professeur d’épidémiologie au CHRU de
Lille. La question a émergé en 2012, quand les
chercheurs qui suivent la cohorte de Rotterdam
ont publié une baisse de 20 % des démences
entre 1990 et 2000. Sur le plan statistique, ce
n’était pas significatif, mais, depuis, une tendance comparable a été décrite au Danemark,
puis au Royaume-Uni. »
Dans la mesure où l’évolution est rapide, sur
quelques décennies, elle n’est probablement pas
d’origine génétique, selon Philippe Amouyel. « Il
faut donc rechercher le rôle de l’environnement :
les facteurs de risques vasculaires classiques (hypertension, cholestérol…), mais aussi la dépression, l’inflammation, le niveau intellectuel. »
En ce qui concerne le niveau intellectuel, évalué
par le nombre d’années d’études, il protégerait
des démences par un effet sur la réserve cognitive : les individus les plus stimulés intellectuellement disposant de connexions neuronales plus
performantes peuvent compenser plus longtemps sans symptômes une altération des fonctions cognitives. Dans l’étude présentée à
l’AAAS, l’évolution favorable du nombre de
démences touche toutes les catégories d’âges,
des dites d’intervention, comparant le devenir de
deux groupes, l’un traité, l’autre non, sont nécessaires pour savoir ce qui serait vraiment efficace.
Ainsi, sont attendus les résultats d’un vaste essai
américain, Sprint, qui dira si un traitement intensif de l’hypertension artérielle est bénéfique pour
les fonctions cognitives. » D’autres essais d’intervention sont en cours, tel Finger, qui évalue les
effets préventifs de l’activité physique et intellectuelle chez des seniors finlandais.
Reste à savoir quelle part des démences pourrait être évitée. « Accentuer la prévention cardiovasculaire permettrait de diminuer encore l’incidence des maladies cardio-vasculaires et donc les
accidents vasculaires cérébraux, qui contribuent
aux démences, mais de telles mesures peuvent
avoir des effets paradoxaux, souligne Joël
Ménard. Dans chaque tranche d’âge, et en particulier dans les plus élevées, le recul des décès de
cause cardio-vasculaire exposerait davantage
d’individus à une dégénérescence neuronale. »
Lors de sa présentation à l’AAAS, la Britannique
Carol Brayne (Cambridge) a affirmé que, selon
les calculs de son équipe, la baisse de la prévalence des démences compenserait dorénavant
l’augmentation de l’espérance de vie, qui faisait
mécaniquement augmenter le nombre de cas.
« Si bien qu’on devrait stabiliser le nombre global
de cas », a-t-elle assuré. Une prédiction qu’il convient de prendre avec prudence. D’abord parce
que ce calcul ne concerne qu’un pays – les Américains ne sont pour l’heure pas aussi optimistes –,
et qu’à l’échelle du globe, l’augmentation risque
de se poursuivre en Asie et en Afrique. Surtout,
Kenneth Langa met en garde contre l’explosion
de l’obésité et du diabète, « deux facteurs qui
pourraient bien à nouveau inverser la courbe ». p
Un scandale agite l’Institut suédois Karolinska
Un chirurgien de la prestigieuse université médicale est soupçonné de fraude scientifique. Son recteur vient de démissionner
L
e scandale qui secoue depuis des semaines la
Suède, avec la mise en
cause du chirurgien Paolo
Macchiarini au sein du prestigieux institut suédois qui décerne
tous les ans le prix Nobel de médecine, continue de défrayer la chronique. Samedi 13 février, le recteur
de l’Institut Karolinska (KI) de
Stockholm, Anders Hamsten, a
annoncé qu’il démissionnait, estimant qu’il avait failli à prendre la
pleine mesure de l’inconduite
scientifique de Paolo Macchiarini.
Recruté en 2010 par le KI, celui-ci
est alors en pleine ascension. Ce
chercheur et chirurgien de haut
vol veut fabriquer de nouveaux
organes pour faire face à la pénurie de dons, l’un des problèmes les
plus cruciaux auxquels est confrontée la médecine. Paolo Mac-
chiarini rêve d’un monde où on
utilisera les cellules pour réparer
les fonctions d’un organe. La chirurgie remplacée par la thérapie
cellulaire, telle est son idée. Les rêves de l’Italien coïncident avec
l’ambition de KI, institution d’élite
en concurrence avec les meilleurs
établissements mondiaux pour
attirer la crème des chercheurs. KI,
alors absent de ce secteur de la
médecine régénératrice, voit en
Paolo Macchiarini l’homme idéal
pour lancer et diriger un tel département à Stockholm.
En 2011, le chirurgien réalise la
première greffe mondiale d’une
trachée artificielle recouverte de
cellules souches. Depuis, deux
autres patients ont été opérés selon cette méthode. La Suède est
alors le premier pays à pratiquer
une telle transplantation. Paolo
Macchiarini devient le magicien
de la greffe de la trachée. Pourtant, ses deux premiers patients
décèdent, et la troisième survit
dans un service de soins intensifs
aux Etats-Unis, dans l’attente
d’un don d’organe.
Six de ses patients sont morts
En juin 2014, l’image se craquelle lorsque quatre chirurgiens
de KI, cosignataires de plusieurs
publications scientifiques avec
Paolo Macchiarini, l’accusent de
fraude scientifique, relevant des
différences entre l’article scientifique et le dossier médical des patients. Un an plus tard, une enquête externe sur Macchiarini
parvient à la même conclusion.
En outre, six de ses huit patients
sont morts, ce qui provoque
l’ouverture d’une enquête de po-
lice sur plainte de l’agence pharmaceutique suédoise.
Début janvier 2016, le magazine
américain Vanity Fair raconte
comment le chirurgien a prétendu avoir Clinton et Obama
comme patients et être le médecin personnel du pape.
D’autres accusations émergent ;
on le soupçonne de pratiquer de
la chirurgie expérimentale. La diffusion récente d’une série de trois
documentaires sur la chaîne publique suédoise SVT précipite la
chute du chirurgien. Le documentariste Bosse Lindquist démonte
les mensonges de Paolo Macchiarini et trouve en outre que le chirurgien a opéré des patients dans
sa seconde base, située à Krasnodar, dans le sud de la Russie, sans
examen par un comité d’éthique
de son procédé scientifique.
Au-delà du cas Macchiarini et de
ses conséquences à venir, le scandale jette une lumière crue sur le
fonctionnement de l’institution
suédoise. Plusieurs de ses coauteurs maintiennent leur signature dans ses publications ; les articles scientifiques ne sont pas retirés. En dépit des accusations, KI
l’a soutenu jusqu’à ces derniers
jours, où il a annoncé l’ouverture
d’une nouvelle enquête indépendante et le non-renouvellement
de son contrat.
Le professeur de génétique Urban Lendahl a démissionné le 7 février du poste de secrétaire général
de l’instance chargée de décerner
le prix Nobel de médecine. Plusieurs professeurs demandaient la
démission des responsables de KI.
Le philosophe Torbjörn Tännsjö
réclame des changements radi-
caux à la tête de KI, reprochant à
l’institut de s’être laissé éblouir par
son rôle dans l’attribution du prix
Nobel et de manquer de culture
académique. Torbjörn Tännsjö raconte par le menu comment on
devient professeur au KI, avec les
« bons contacts », après un déjeuner avec le recteur, et si l’on sait financer son propre poste avec des
revenus extérieurs.
Karin Ragsjö, députée du Parti de
gauche, a dénoncé les conséquences d’une politique de droite. Elle
met en cause les réductions budgétaires et la dépendance croissante
aux sponsors privés pour attirer
les fonds qui fait le lit de ce star-system encouragé par le KI, qui
pousse et aide les professeurs à
commercialiser les produits issus
de leurs recherches. p
olivier truc
AC T UA L I T É
| SCIENCE & MÉDECINE |
Télémédecine : des règles à clarifier
| Un rapport du conseil national de l’ordre des médecins réclame
une meilleure réglementation de l’e-santé, menacée selon lui d’« ubérisation »
santé
pascale santi
D
emander conseil pour
une allergie par téléphone, prendre un
deuxième avis médical ou encore avoir
une consultation en
ligne, les offres se multiplient, sur
Internet, sur mobile… Face à ce qu’il
appelle l’« ubérisation de la santé », le
Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) a rendu public, le 10 février, un rapport pour réclamer la
réglementation de la télémédecine et
une meilleure régulation de ces offres
émanant de sociétés privées.
La télémédecine (selon le décret du
19 octobre 2010) recouvre les actes
médicaux réalisés à distance : télé-expertise, télésurveillance, téléassistance, téléconsultation et la régulation médicale – ce que fait le Samu
par téléphone depuis des années. Elle
est aussi utilisée de longue date dans
des établissements d’hébergement
pour personnes âgées dépendantes
ou d’autres établissements de santé.
Mais le lancement, en décembre 2015, du site Deuxiemeavis.fr, qui
propose le service éponyme pour
295 euros, ainsi que les téléconsultations proposées par des assureurs
privés tel Axa depuis mai, ont fait
grincer des dents.
Si 70 % des médecins jugent « nécessaire d’intégrer le numérique dans l’organisation des soins sur les territoires », selon Patrick Bouet, président du
CNOM, « les prestations ouvertes par
des sociétés intermédiaires à vocation
commerciale ne sauraient s’affranchir
du contrat social français en matière
de protection sociale ». En clair, les règles doivent être clarifiées, notamment sur qui paie quoi et sur la manière dont est rémunéré le médecin.
C’est d’ailleurs le prix de 295 euros
qui avait fait réagir la Confédération
des syndicats médicaux français, qui
avait dénoncé « une démarche commerciale ». Pour Jean-Paul Hamon,
président de la Fédération des médecins de France, « c’est une remise en
cause de l’examen clinique et du faceà-face ». « Notre approche n’est pas
celle de l’ubérisation, elle s’intègre
dans le parcours de soins et répond
aux inégalités sanitaires. Nous proposons un avis de médecins experts pour
répondre à ceux qui ont du mal à
savoir où s’adresser », répond Pauline
d’Orgeval, l’une des trois cofondatrices de Deuxiemeavismedical.fr. Une
dizaine d’avis ont été rendus à ce jour.
Axa Santé a, quant à lui, lancé un
service de téléconsultations en
mai 2015 pour ses adhérents (entre 1,5
et 2 millions de personnes). A l’instar
de Deuxiemeavismedical.fr, Axa souhaite proposer son service en « marque blanche » (sous-traitance). « Ce
service de téléconsultation en ligne
correspond à un vrai besoin », déclare
le docteur Philippe Presles, directeur
recherche et développement d’Axa
Santé. Au moment de Noël, il y a eu
des pics à une trentaine de consultations en ligne par jour pour des questions sur le syndrome grippal, les allergies… Dans tous les cas, il est proposé de faire un compte rendu au
médecin traitant, et l’Assurance-maladie ne débourse pas un centime.
Certaines mutuelles comme la
MGEN, Harmonie ou Intériale (adhérentes de la Mutualité française) proposent des services à distance tels que
le téléconseil médical ou de prévention aux adhérents. « La vraie question
est de savoir de quoi la population a besoin. Ces technologies sont une chance.
Il est essentiel de ne pas bloquer ces évolutions », estime Etienne Caniard, président de la Mutualité française.
Les acteurs parlent
de parcours
du combattant pour
mettre en place
ces expériences
Paradoxe mis en avant par le Conseil
de l’ordre, les médecins n’ont plus le
temps de rappeler leurs patients – et
ne sont pas payés pour cela. Ils demandent donc « que les activités réalisées
par télémédecine soient inscrites dans
la nomenclature [la Classification commune des actes médicaux] », souligne
le docteur Jacques Lucas, vice-président du CNOM et délégué général aux
systèmes d’information en santé,
auteur du rapport. La seule rémunération à l’acte ne conviendrait pas, note
le CNOM, pour qui un forfait, permet-
tant le suivi d’une pathologie au long
cours, serait plus approprié. Par exemple, un patient souffrant d’insuffisance cardiaque a besoin d’adapter
son traitement. Un rendez-vous téléphonique suffit souvent pour ajuster
la posologie, ce qui évite un déplacement pour le patient.
La réglementation est jugée trop
complexe. Les acteurs parlent de parcours du combattant pour mettre en
place ces expériences de télémédecine.
« Les modalités administratives sont
trop lourdes, reconnaît-on au ministère de la santé, un travail de simplification est en cours. ». « La télémédecine
est une priorité, à la condition que ce
soit intégré dans le parcours de soins »,
insiste-t-on. Par ailleurs, un arrêté devrait être rendu dans quelques semaines pour étendre le dispositif d’expérimentation de la télémédecine, testé
dans neuf régions pilotes pour environ 3 millions de patients en affection
longue durée. Une évaluation économique est en cours pour préciser les
rôles de chacun et les financements.
Pour l’heure, si des travaux montrent
les bénéfices de l’e-santé, son usage
réel reste timide en France, note une
étude coordonnée par le Pôle interministériel de prospective et d’anticipation des mutations économiques (Pipame) qui vient d’être publiée. « L’enjeu
principal est de passer des expérimentations à un réel déploiement des solutions d’e-santé », souligne le Syndicat
des technologies médicales. Dans les
faits, les freins sont parfois nombreux
en dépit de la volonté affichée par les
pouvoirs publics. p
0123
Mercredi 17 février 2016
|3
télescope
Neurologie
L’apnée du sommeil modifie
la chimie du cerveau
Touchant un adulte sur quinze, l’apnée
du sommeil s’accompagne de modifications dans la concentration cérébrale
de certains transmetteurs, indique une
équipe de l’université de Californie à Los
Angeles. Elle a mesuré les niveaux de
glutamate et d’acide amino-gammabutyrique (GABA) dans l’insula, une zone
du cerveau impliquée notamment dans
la régulation des émotions et de la pression sanguine. Chez les personnes touchées, le taux de glutamate, qui agit sur
le niveau de stress et peut engendrer
des atteintes neuronales, était plus élevé.
Celui de GABA, un inhibiteur qui possède une action calmante, était, lui, réduit. Ces mesures sont corrélées avec les
symptômes rapportés par les patients
(pertes de concentration et de mémoire,
état de stress et épisodes dépressifs).
> Sarma et al., « Journal of Sleep
Research », 11 février.
42
C’est, en mètres par seconde (soit
151,2 km/h), la vitesse du vent à partir
de laquelle aucun arbre ne résiste,
quels que soient sa hauteur, son
diamètre ou son espèce. Ce résultat
empirique, constaté notamment après
la tempête Klaus en 2009 en France,
a été confirmé par des expériences et
des modèles, exposés dans Physical
Review E par une équipe de l’Ecole
polytechnique et de l’ESPCI ParisTech,
le 2 février. Selon ce calcul, la vitesse
de rupture ne varie que très peu avec la
hauteur de l’arbre. Le modèle ne tient
cependant pas compte de vents tourbillonnants et du rôle des branches.
THOMAS LECUIT
Exploration de l’architecture et de la plasticité des tissus biologiques
INSTITUT DE BIOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT DE MARSEILLE LUMINY
CE CHERCHEUR
MISE SUR LES FORCES DU VIVANT
LA FONDATION BETTENCOURT SCHUELLER CULTIVE SON TALENT.
Avec ses 4 prix annuels, la Fondation Bettencourt
Schueller favorise le rayonnement de la recherche
française pour l’amélioration de la santé :
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Depuis 1990, pour les sciences de la vie, elle a déjà
attribué 352 prix, accordé 306 M€ de dons cumulés,
encouragé plus de 5 000 chercheurs.
ELLE LUI DÉCERNE LE PRIX LILIANE BETTENCOURT POUR LES SCIENCES DU VIVANT,
POUR LE CARACTÈRE INNOVANT ET PROMETTEUR DE SON PROJET.
FONDATION RECONNUE D’UTILITÉ PUBLIQUE
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4|
0123
Mercredi 17 février 2016
| SCIENCE & MÉDECINE |
ÉVÉNEMENT
Buruli
Une maladie tropicale négligée
bactériologie
En Afrique de l’Ouest, l’ulcère de Buruli affecte principalement les enfants et les adolescents vivant aux abords des fleuves
et des marécages. Négligé car peu douloureux, il peut entraîner jusqu’à des amputations
raphaëlle maruchitch
U
Région de Pobè (Bénin), envoyée spéciale
n garçonnet de
3 ans se laisse
examiner docilement. Son bras
droit est gonflé
d’un œdème, et la
chair de son coude
est à vif sur un diamètre de 5 centimètres.
Des villageois rassemblés autour de
lui observent les échanges entre son
père et les médecins. Même si l’œdème a
régressé, l’état de l’enfant reste préoccupant. Les docteurs souhaitent le prendre
en charge, mais sa mère n’est pas là et le
père est réticent à le laisser partir. Faute
de mieux, un pansement propre est
apposé sur la plaie du garçon, puis les
médecins s’en vont.
La scène se déroule fin novembre 2015
au Bénin (Afrique de l’Ouest), dans un
village de la vallée qui borde le fleuve
Ouémé, à une centaine de kilomètres
L’UB est provoquée par la bactérie
« Mycobacterium ulcerans »,
de la famille des agents qui
répandent la tuberculose et la lèpre
au nord du littoral. L’affection dont
souffre le petit garçon n’est pas une
plaie banale mais un ulcère de Buruli
(UB), du nom d’une région de l’Ouganda
où la maladie a été décrite dans les années 1950. L’équipe médicale fait quant
à elle partie du Centre de diagnostic et
de traitement de l’UB (CDTUB) de la ville
voisine, Pobè. Il leur a fallu parcourir
une bonne heure de route, sur une piste
bordée de termitières et de maisons
traditionnelles de terre rouge, pour atteindre le village où vit l’enfant.
L’UB est provoqué par une bactérie,
Mycobacterium ulcerans, appartenant à
la même famille d’agents que ceux qui
répandent la tuberculose et la lèpre. A la
différence de ces dernières, cependant,
l’UB ne fait pas l’objet de transmission
interhumaine. La majeure partie des personnes infectées ont moins de 15 ans.
Cette maladie tropicale négligée se traduit par des nodules, qui évoluent en nécrose des tissus cutanés aux bords décollés. Ils peuvent s’étendre sur le corps de
façon impressionnante, et s’accompagnent fréquemment d’œdèmes.
Jusqu’en 2005, la chirurgie était l’unique traitement. Depuis, les antibiotiques
(rifampicine et streptomycine) assurent
la guérison sans séquelles s’ils sont administrés à temps. Dans le cas contraire,
les lésions peuvent aboutir à de grandes
invalidités, allant de la perte de fonctionnalité d’un membre à la nécessité d’amputer. Dans quelques cas heureusement
rares, l’UB peut même entraîner le décès.
Pour ajouter au drame, les personnes
touchées ou leur entourage tardent souvent à décider d’une prise en charge, car
les ulcères provoqués par Mycobacterium ulcerans sont peu douloureux. La
faute à une toxine produite par la bactérie, la mycolactone. « Celle-ci a la capacité d’hyperpolariser le neurone, c’est-àdire de produire un effet qui l’empêche de
véhiculer l’information “douleur” », explique Laurent Marsollier, chercheur Inserm à Angers. Travaillant depuis 2000
sur le sujet, le scientifique a démontré
ce mécanisme dans une publication. Le
tableau ne serait pas complet si l’on ne
mentionnait pas les croyances ancestrales qui lient l’UB à la sorcellerie. « Dans
la langue locale, la maladie est dite
“plaie qui ne guérit jamais”, comme si
elle ne pouvait être qu’envoyée », explique Oswald Attolou, le gestionnaire du
Centre de Pobè.
M. ulcerans fait partie des mycobactéries atypiques présentes dans l’environnement, plus particulièrement aux
abords des fleuves et des marécages.
« Tout tend à dire que la contamination
se ferait via un environnement aquatique, dit Laurent Marsollier. Lorsqu’il y a
une flambée de la maladie, c’est toujours
en corrélation avec un bouleversement
de l’environnement, comme la création
Cicatrice sur
le torse d’un
enfant soigné
au Centre de
diagnostic et
de traitement
de l’ulcère
de Buruli, à
Pobè (Bénin).
CESAR GABA
POUR « LE MONDE »
d’un barrage ou la mise en place de cultures… Nous avons en outre mis en évidence la présence de bactéries vivant
dans les glandes salivaires de punaises
aquatiques prélevées en zone endémique. » Reste à connaître l’ampleur du
rôle de ces insectes hôtes de la bactérie
dans la transmission de la maladie. De
par cette sélection géographique, l’UB
touche essentiellement des populations pauvres, habitant dans des lieux
reculés. « Les gens cultivent la terre et lavent leur linge aux abords du fleuve
Ouémé, là où il n’y a pas de courant. C’est
dans ces endroits que l’on trouve les punaises, dans les jacinthes d’eau », précise
le docteur Annick Chauty, directrice du
Centre de Pobè. De cette situation couplée à la méconnaissance de la maladie
a découlé la nécessité d’implanter des
Une composante génétique en jeu
P
our Laurent Marsollier (Inserm), l’ulcère de Buruli (UB)
constitue « une aventure
scientifique, où tout est à faire ».
Expert sur les questions d’environnement de la bactérie, Laurent
Marsollier est allé, en 2008, chercher
une complémentarité d’approche
avec les travaux d’Alexandre Alcaïs,
directeur de recherche en génétique
humaine des maladies infectieuses
à l’Institut Imagine, à Paris. Les deux
chercheurs s’associent dans une soif
commune de percer le mystère qui
entoure l’UB. A l’époque, les quelques
publications scientifiques sur le sujet
ne s’appuient que sur une centaine
de cas, disséminés dans plusieurs
pays. « Je me suis aperçu qu’on ne
connaissait rien à cette maladie. Par
rapport à la lèpre et à la tuberculose,
le différentiel d’information scientifique est colossal », souligne Alexandre
Alcaïs. En 2009, les deux chercheurs
décident de faire une étude génétique à grande échelle et prévoient de
se rendre en zone endémique pour
lancer leurs travaux. Alexandre Alcaïs
a retiré une grande expérience de
terrain de son travail sur la génétique
de la lèpre. Laurent Marsollier, lui,
connaît déjà le Centre de diagnostic et
de traitement de l’ulcère de Buruli (CDTUB) de Pobè, au Bénin, et a pressenti
le potentiel que représentent les données qui y sont archivées. Ils se rendent
donc à Pobè afin d’examiner les dossiers des patients. Enthousiasmés par
ce trésor, ils entreprennent de convaincre différents partenaires de lever des
fonds pour le projet. Quentin Vincent,
qui prépare une thèse sur l’ulcère
de Buruli, embarque dans l’aventure.
« Première vision globale »
Les chercheurs épluchent alors
les informations du CDTUB. En trois
ans, ils réussissent ainsi à mettre sur
pied une cohorte d’étude de plus
de 1 200 patients, « un travail qui aurait
été impossible à réaliser ailleurs », juge
Alexandre Alcaïs. Quentin Vincent
a soumis sa thèse « Epidémiologie et
génétique humaine de l’ulcère de
Buruli » fin novembre 2015 (qui a remporté le Prix « Le Monde » de la recherche universitaire 2015). Plusieurs
publications ont été issues directement de ce travail, d’autres sont nées
de collaborations au cours de celui-ci.
Ces travaux permettent ainsi de « donner la première vision globale sur la pathologie », résume Alexandre Alcaïs.
En plus de cette dimension épidémiologique, la composante génétique
de la maladie a été largement explorée
à cette échelle pour la première fois.
Pourquoi en effet certaines personnes résistent-elles à l’infection par
un microbe alors qu’elles y sont tout
autant exposées que d’autres qui tombent malades ? Comment expliquer
que les manifestations cliniques soient
très différentes d’une personne
à l’autre ? Certains individus auraient
une susceptibilité génétique au
développement de la maladie. C’est par
exemple le cas de la lèpre, et la variabilité des cas observés d’UB fait pencher
vers cette hypothèse. « Personne ne
s’était jamais intéressé à la sévérité de la
maladie », commente Quentin Vincent.
Il s’est notamment penché sur un cas
très sévère d’UB, issu d’une famille
consanguine. Les résultats d’analyses
génétiques ont mis en évidence un défaut sur le chromosome 8 du patient.
Plus précisément, il s’agit de la portion
du chromosome qui implique les
bêta-défensines, des molécules jouant
un rôle dans l’immunité du corps.
La confirmation du rôle des bêtadéfensines dans l’infection par la bactérie responsable de l’UB pourrait ouvrir
de nouvelles voies thérapeutiques.
Pour la constitution de leur cohorte,
les chercheurs se sont attachés
à confirmer chaque diagnostic par
un test fondé sur la technique de
« réaction en chaîne par polymérase »
(PCR). Dans un premier temps,
les échantillons étaient envoyés au
laboratoire du CHU d’Angers, mais
le centre de Pobè est désormais autonome. C’est d’ailleurs aujourd’hui
le seul laboratoire de brousse
du continent africain qui possède une
PCR. Outre le temps gagné dans
l’obtention du diagnostic des patients,
l’équipement « offre au CDTUB
de la visibilité, la possibilité de réaliser
de la recherche de dimension internationale et lui permet de créer du lien »,
ajoute Laurent Marsollier. D’ailleurs,
le centre a récemment étendu ses
perspectives ; en témoigne sa récente
habilitation pour traiter la lèpre mais
aussi les plaies chroniques d’une
façon générale afin de ne plus passer
à côté de diagnostics de l’UB. p ra. m.
centres de proximité pour la prise en
charge, à l’image du CDTUB.
Les premières descriptions de cas
d’UB datent de la fin du XIXe siècle.
Quelques-uns sont recensés en Australie et au Japon, mais c’est en Afrique
subsaharienne, notamment en Afrique
de l’Ouest, que cette maladie infectieuse chronique se développe dans les
années 1980. Une prise en charge spécifique s’impose.
L’impulsion est donnée avec l’initiative mondiale contre l’ulcère de Buruli
lancée par l’OMS en 1998 lors de la conférence de Yamoussoukro, en Côte
d’Ivoire. A cette même époque, le Bénin
prend pleinement conscience que l’UB
constitue un problème de santé publique pour le pays. « Le ministère de la
santé du Bénin est alors venu nous solliciter », se souvient Bénédicte de Charette,
responsable du département lèpre et
santé à la Fondation Raoul-Follereau
(FRF), organisation connue pour ses actions en Afrique de l’Ouest. « Nous avons
accepté de financer la construction et le
fonctionnement d’un centre à Pobè »,
poursuit-elle.
Inauguré en 2004, le CDTUB fait
aujourd’hui partie des quatre centres de
référence de traitement de la maladie
implantés dans les zones endémiques
du Bénin, au plus près des populations.
Sous l’autorité du Programme national
de lutte contre la lèpre et l’ulcère de Buruli du pays, il dialogue constamment
avec l’Organisation mondiale de la santé
(OMS). Le Centre est constitué de plusieurs bâtiments entourés de verdure,
répartis sur un vaste terrain en bordure
de la route principale de Pobè. Une
soixantaine de patients peuvent y être
hospitalisés et une cinquantaine de salariés y œuvrent. Chacun sa fonction : accueil, soins, bloc opératoire, suivi des patients opérés. Du traitement antibiotique jusqu’à la cicatrisation complète des
plaies, tout a été pensé pour faciliter
l’hospitalisation des malades pendant
souvent plusieurs mois.
Partout, le personnel soignant s’affaire.
Nombreux sont les patients qui auront
besoin de chirurgie, pour nettoyer la plaie
ou pour faire une greffe de reconstruction. Ainsi, le docteur Ambroise Adeye,
59 ans, est présent deux jours par se-
ÉVÉNEMENT
| SCIENCE & MÉDECINE |
0123
Mercredi 17 février 2016
|5
Repères
Afrique de l’Ouest
et Afrique centrale
En 2014, plus de
2 100 nouveaux cas ont
été diagnostiqués (dont
330 au Bénin), contre
plus de 5 000 en 2009
(674 au Bénin). Il est
vraisemblable que
le nombre de nouveaux
cas soit sous-estimé.
Les données, trop incomplètes, ne permettent pas de fournir
de chiffres mondiaux.
Pays les plus
touchés Bénin,
Cameroun, Côte d’Ivoire,
Ghana et République
démocratique du Congo.
Au Bénin Le Centre
de Pobè a traité 145 cas
en 2003, 303 en 2006,
147 en 2014.
Sources : OMS, CDTUB
de Pobè
maine. Formé et spécialisé en chirurgie
des plaies, il partage son temps de travail
avec l’hôpital de Pobè. Chaque cas est différent. « On s’adapte à la plaie », souligne
Armelle Zitty, infirmière responsable
d’équipe. Mais pas seulement : « Les patients peuvent développer des symptômes purement psychologiques, il faut être
très attentif », continue-t-elle.
Pour prendre cet aspect en charge, la
jeune assistante sociale Blandine Sezolin
a été affectée au Centre il y a trois ans.
« J’essaie de faire le lien avec la famille, explique-t-elle. La politique de réinsertion
est née du fait que l’UB crée des incapacités chez les enfants. Nous réfléchissons
avec les parents à mettre en place des solutions pour que ces enfants ne deviennent pas dépendants à l’avenir. »
A la tête du Centre depuis le début, le
docteur Chauty est l’unique Française
du CDTUB. Agée de 65 ans, elle vit au
Bénin depuis trente-quatre ans et cédera son poste cette année. Il y a un
peu plus de dix ans, la Fondation l’a recrutée pour monter le projet du CDTUB. Elle travaille alors dans les cités
lacustres, non loin de Cotonou, se déplaçant en pirogue de village en village. « M’occuper de plaies, ça ne m’intéressait pas », déclare-t-elle tout de go.
Mais, épuisée par le rythme de travail
sur le lac, elle se laisse convaincre et se
joint à l’aventure. En parallèle de la
construction du Centre, Annick Chauty
commence à travailler dans la vallée
du fleuve Ouémé. Elle recrute comme
chauffeur Pierre Detounou, qui en est
originaire et est lui aussi toujours en
poste. Ils débutent ensemble les tournées dans les villages, afin de faire
connaître la maladie et de soigner les
personnes touchées par la bactérie.
« C’est grâce à lui que l’on a trouvé les
premiers cas, avec de petites plaies,
pour lesquels on a pu commencer les
antibiothérapies », se souvient le
docteur Chauty.
Les tournées ont aujourd’hui lieu deux
fois par semaine dans les villages aux
alentours de Pobè, dans le département
de l’Ouémé-Plateau. Les équipes médicales développent ainsi des actions de
sensibilisation, font le relais avec les dispensaires de la région et assurent le
suivi des patients. Lors d’une de ces
tournées où sont présents Annick
Chauty et le docteur Espoir Sodjinou, lui
aussi du CDTUB, d’anciens malades
viennent les saluer. Annick Chauty arrive à échanger un peu dans la langue locale grâce à sa longue expérience, tandis
qu’Espoir Sodjinou maîtrise plusieurs
langues du Bénin. Un atout de taille, car
les villageois sont nombreux ici à ne pas
Le docteur
Annick
Chauty
collecte des
informations
sur l’ulcère
de Buruli
depuis la
création
du centre
de Pobè,
en 2004.
CESAR GABA
POUR « LE MONDE »
Ceux qui ont été soignés avec
succès contribuent largement
à faire progresser la confiance
des populations
parler français. Un sourire fendu jusqu’aux oreilles, ils leur montrent spontanément leurs cicatrices sur le torse, les
jambes, qui résultent souvent de greffes.
Ceux qui ont été soignés avec succès ont
largement contribué à faire progresser
la confiance des populations.
Dans des pochettes en carton couleur
vieux rose soigneusement archivées,
Annick Chauty a consigné dès le départ
les informations et photos relatives à
l’historique et au suivi de chaque patient
qui passe par le Centre.
La stratégie de l’OMS
La dénomination de « maladie tropicale négligée » (MTN) a vu le jour
en 2006, à l’initiative de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
A l’heure actuelle, 17 maladies sont considérées comme des MTN : il s’agit
de maladies connues du grand public comme la lèpre, la rage, la dengue ;
mais aussi d’autres beaucoup moins médiatisées telles que l’ulcère
de Buruli. « La région africaine supporte près de la moitié de la charge
de morbidité mondiale due aux MTN », indique l’OMS. Elles font l’objet de
plans mondiaux de lutte coordonnés par l’OMS, dans le but de prévenir,
maîtriser, éliminer ou éradiquer ces maladies. Cependant, l’organisation
intervenait sur le sujet des MTN bien avant 2006, même si les maladies
n’étaient pas encore regroupées sous ce sigle. Concernant l’ulcère
de Buruli en particulier, les premières actions de l’OMS datent de 1998.
La mise en place de la stratégie de lutte a été une décision motivée par
« la négligence entourant cette maladie dévastatrice pour laquelle les
connaissances étaient très limitées », explique le docteur Kingsley Asiedu,
à la tête de l’initiative mondiale contre l’ulcère de Buruli à l’OMS.
Mieux, elles ont été compilées dans
des tableurs Excel par Marie-Françoise
Ardant, médecin généraliste, qui a officié au CDTUB jusqu’en 2013, année où
elle a pris sa retraite. « A mon arrivée,
en 2004, l’activité commençait tout juste.
Je cherchais un peu à trouver ma place,
raconte-t-elle. J’ai alors eu l’idée de répertorier les données chiffrées des patients
pour en tirer des statistiques. Des critères
ajoutés au fur et à mesure ont élargi le tableau au fil des années. Nous voulions
voir s’il y avait des pics saisonniers, en savoir plus sur le vecteur de la maladie et le
mode de transmission. » Car on connaît
encore très peu de choses de l’UB, qui
commence seulement à attirer la recherche. Et, justement, les informations
collectées par Pobè sont une véritable
mine d’or pour les chercheurs.
Comme d’autres maladies négligées,
l’ulcère de Buruli ne s’inscrit plus dans
une stratégie de lutte isolée. « L’approche
centrée sur une maladie est abandonnée
pour une approche transversale. Nous
devons développer des synergies avec
d’autres programmes de santé publique,
détaille le docteur Christian Johnson,
conseiller médical pour la FRF concernant l’Afrique depuis 2010 et ancien
coordinateur du programme de lutte
contre la lèpre et l’UB du Bénin. Nous entrons par exemple dans un programme
de santé publique avec des infirmiers formés sur les maladies de la peau : la lèpre,
l’ulcère de Buruli et d’autres. Ainsi, le malade n’est pas stigmatisé. » En outre,
cette stratégie peut aussi être une réponse à la mobilisation de ressources.
Sinon, « comment engager des dépenses
de santé avec aussi peu de cas ? Comment
maintenir l’expertise sur ce sujet ? », interroge Christian Johnson.
La lutte contre l’UB au Bénin a servi
de modèle pour les autres pays, notamment au niveau du dépistage précoce.
« Nous avons beaucoup appris du Buruli. Les efforts de lutte ont été bien conduits. Mais si on arrête aujourd’hui, tous
les acquis vont se perdre », prévient le
docteur Johnson.
Il y a encore beaucoup à faire dans le
combat contre l’UB. Des essais cliniques sont en cours pour tester un autre
antibiotique (la clarithromycine), qui
pourrait être administré par voie orale
à la place de l’association d’antibiotiques injectable actuelle.
Côté diagnostic, des chercheurs de
Harvard, à Boston, travaillent à un test
qui détecterait la mycolactone produite
par M. ulcerans et faciliterait grandement la confirmation du diagnostic en
lieu et place de la PCR. Quant à l’offre
proposée au CDTUB, « bien que de
grande qualité, elle ne suffit pas. Il faut
de plus amples moyens, sans pour
autant se substituer aux structures de
soins déjà mises en place », analyse Laurent Marsollier. D’autant que « faire
changer les mentalités demande du
temps », rappelle le docteur Chauty.
Pour l’heure, les équipes soignantes
continuent à s’y employer. Lors de chaque tournée, à chaque arrêt dans les dispensaires, des patients attendent le passage du véhicule du Centre. La prévention paie, le bouche-à-oreille fonctionne.
Ainsi une mère accompagne en cette
fin novembre sa fille d’une quinzaine
d’années, Catherine, pour la faire examiner. La jeune apprentie couturière coiffée
d’un fichu mauve montre son avant-bras
à Annick Chauty et à Espoir Sodjinou. Il y
a une plaie caractéristique, surinfectée,
accompagnée d’un œdème qui s’étend
de la main jusqu’au coude. Le diagnostic,
qui sera par ailleurs confirmé, ne laisse
pas de place au doute pour les médecins :
c’est un UB. Ils discutent avec la mère, qui
se laisse convaincre de l’utilité d’une
prise en charge pour Catherine. Elle repartira à Pobè dans le véhicule de la tournée. Pour elle, très certainement, l’ulcère
de Buruli se résumera bientôt à une petite cicatrice. p
Dans l’
êt de
la science
mathieu vidard
arré
la tête au c
14 :00 -15 :00
avec, tous les mardis,
la chronique de Pierre Barthélémy
6|
0123
Mercredi 17 février 2016
| SCIENCE & MÉDECINE |
« Anent »,
les chants
du crépuscule
La machine à IRM, annexe du supermarché
la bande dessinée
Un roman graphique part sur
les traces de la culture jivaro,
dans la forêt amazonienne
anne favalier
N
ous n’avions rien compris à ce qu’ils
disaient, nous n’avions rien compris à
ce qu’ils faisaient : c’était une situation
ethnographique exemplaire. »
L’épigraphe d’Anent, la première bande dessinée d’Alessandro Pignocchi, est tirée du livre
auquel elle fait écho : Les Lances du crépuscule,
de Philippe Descola (Plon, 1993, réédition
Pocket, 2006), chronique d’un long séjour chez
les Indiens Ashuars en haute Amazonie.
Au milieu des années 1970, ce disciple de
Claude Lévi-Strauss a partagé trois ans durant
la vie de membres de cette tribu, la plus isolée
du groupe des Jivaros. Son livre montre
le minutieux et patient travail par lequel un
ethnologue acquiert au jour le jour, souvent
de façon fortuite, la connaissance d’une
société très éloignée de celle dont il provient.
Alessandro Pignocchi, lui, a découvert
l’Equateur grâce aux oiseaux. Ce jeune chercheur en sciences cognitives est aussi, depuis
l’enfance, un fervent ornithologue amateur.
A l’âge de 16 ans, il est « tétanisé » par la richesse
de la faune amazonienne lors d’un premier
voyage. A 18 ans, il séjourne dans une communauté amazonienne : il y est venu en touriste
goûter avec des amis à la pharmacopée psychotrope des chamans. D’autres voyages suivront,
pour observer et dessiner colibris ou toucans.
Invocation des esprits et des êtres
« Ce n’est que bien plus tard que la lecture des
Lances du crépuscule m’a permis de prendre
la mesure de ce à côté de quoi j’étais passé », raconte Pignocchi. Les scènes incompréhensibles
vécues par le jeune buveur d’ayahuasca s’éclairent. Ce chaman qui lui a pratiqué un suçon sur
le crâne, cet Indien qui vomissait au petit matin ? Autant d’indices d’une culture animiste riche et complexe. De cette découverte est né le
projet de donner des nouvelles des Indiens Jivaros. Le titre de la BD, Anent, désigne les chants
par lesquels les Ashuars invoquent les esprits
et les êtres de la nature ; un trésor jalousement
gardé, transmis de génération en génération.
Pour réaliser son livre, Alessandro Pignocchi
s’est remis aux pinceaux, a rencontré le chercheur au Collège de France, est retourné en
Amazonie. Par une alternance de croquis rapides, de somptueux lavis et d’aquarelles subtiles, il montre ses tâtonnements et ses bévues,
ses déconvenues et ses émerveillements.
Il saisit les reflets de la lune sur le fleuve, les
éclats de soleil dans les sous-bois, la grâce d’un
boa ou d’un oiseau en vol. Il donne à voir des
villages gagnés par le christianisme, une
communauté sous la menace des compagnies
pétrolières, une jeunesse férue de cumbia-rock.
Il décrit aussi comment, dans ce monde
qui change, mille traits attestent de la permanence du mode de vie ashuar – comme
ce jour de grande chaleur où une petite fille
a fredonné dans son jardin un anent appris
de sa mère. Philippe Descola avait prévenu
le jeune auteur : « Lévi-Strauss avait déjà
l’impression d’arriver trop tard. » p
« Anent. Nouvelles des Indiens Jivaros »,
d’Alessandro Pignocchi, préface
de Philippe Descola (Steinkis, 144 p., 20 €).
Agenda
Conférence
« Les ondes gravitationnelles »
Pour ceux dont la curiosité concernant ces vibrations de l’espace-temps, détectées par l’observatoire américain LIGO, n’est pas rassasiée, le
Palais de la découverte accueille Pierre Binétruy,
l’un des spécialistes du phénomène. Professeur
à l’université Paris-Diderot, Laboratoire
astroparticule et cosmologie et membre senior
de l’Institut universitaire de France, il fera
le point sur cette découverte, et évoquera ce
que cette nouvelle astronomie peut explorer.
> Palais de la découverte, Paris 8e,
jeudi 18 février à 19 heures.
RENDEZ-VOUS
improbablologie
Pierre
Barthélémy
Journaliste et blogueur
Passeurdesciences.blog.lemonde.fr
V
ous ne l’imaginiez sans
doute pas, mais il existe une
revue de recherche intitulée
Meat Science. Littéralement,
« science de la viande ». On peut y
trouver des travaux sur l’évolution des
testicules chez les cochons non castrés, les effets du stress sur la qualité
de la bidoche ou encore de nouvelles
méthodes pour tester la qualité
musculaire des vieux bœufs. Et parmi
tous ces articles où l’on triture tous
les morceaux, bas et nobles, des différents animaux d’élevage, figure, dans
le numéro daté de février de cette
revue, une étude dont le sujet est…
le cerveau humain. Je vous rassure,
nous ne sommes pas encore dans
le film Soleil vert (Richard Fleischer,
1973), et l’objet de ce travail n’est pas
de déterminer si on va pouvoir remplacer la cervelle de mouton par de
la matière grise d’Homo sapiens. Non,
son objectif consistait à déterminer
les zones du cerveau qui sont excitées
lors de la consommation de viande.
Chercheurs à l’université Texas
Tech, ses auteurs ont convié quelques
« cobayes » non végétariens à venir
s’allonger trois fois dans une machine à imagerie par résonance
magnétique (IRM). La première fois
avant que le test ne commence, pour
avoir le paysage cérébral au repos.
Puis les participants allaient manger
un morceau de steak grillé et revenaient aussitôt après se glisser
de nouveau dans la machine, pour
une deuxième IRM fonctionnelle,
sorte de cartographie des zones activées dans l’encéphale. Le troisième et
dernier « scan » avait lieu une demiheure plus tard, quand la bouchée
de viande n’était plus qu’un souvenir.
Pour varier les plaisirs, certains tests
étaient effectués avec de la barbaque
de qualité supérieure (tendre, juteuse,
goûteuse) tandis que l’on servait
de la semelle le reste du temps.
Du plaisir passé à la moulinette
L’expérience montre, sans trop de
surprise, la corrélation entre la qualité
– bonne ou mauvaise – de la viande
et les régions du cerveau impliquées
dans ce que les neurosciences appellent le « système de récompense »,
comme, par exemple, les petites structures nommées noyaux accumbens.
Les auteurs suggèrent que « cette information pourrait conduire à de nouvelles méthodes pour développer les produits carnés et en faire le marketing ».
Bienvenue, donc, dans l’ère dite du
« neuromarketing », l’ère du plaisir
passé à la moulinette de la neuroimagerie. Depuis quelques années,
les études utilisant l’IRM fonctionnelle se multiplient pour toutes
sortes de produits, au point qu’on a
l’impression que ces machines se sont
transformées en annexes du supermarché. On a ainsi vu paraître des
articles sur la manière dont le cerveau
« répondait » aux crèmes glacées, aux
chocolats, aux sodas aux édulcorants,
aux sodas sans édulcorant, aux sodas
de grandes marques, aux sodas pas
de grandes marques, au vin cher,
au vin bon marché, aux calandres
de voitures et peut-être même, en
cherchant bien, aux ratons laveurs…
Il y aurait de quoi s’interroger sur
l’utilisation marketing que l’on fait
ensuite du décorticage de nos neurones… si l’IRM dite fonctionnelle
permettait vraiment d’explorer en
finesse la tuyauterie cérébrale, ce qui
est loin d’être le cas. On rappellera
une étude américaine savoureuse,
parue en 2010, au cours de laquelle
était examinée la cervelle d’un saumon mort glissé dans une machine
à IRM : les chercheurs eurent la
surprise de constater que des zones
« s’allumaient » encore dans la tête de
la défunte bête. Cela ne montrait pas
que l’expérience l’avait ressuscitée
mais que le protocole standard employé se révélait incapable d’éliminer
les résultats faussement positifs. p
Là d’où venaient
les ondes
gravitationnelles
Difficile de dire avec précision
d’où venaient les ondes gravitationnelles détectées le 14 septembre 2015 par les instruments
des observatoires américains
LIGO. Le signal correspondait bien
à la signature prédite de la fusion
de deux trous noirs, et on pouvait
en déduire mathématiquement
la distance parcourue par les rides
de l’espace-temps engendrées
par cette collision, située à 1,3 milliard d’années-lumière.
Le décalage de 7 millisecondes
entre la détection par le site
de Hanford (Etat de Washington)
et celui de Livingston (Louisiane),
distants de 3 000 km, a donné
une indication sur la partie du ciel
austral d’où provenaient ces ondes.
Les chercheurs évaluent à 90 %
les chances pour que l’origine
du phénomène se soit trouvée à
l’intérieur de la zone délimitée par
la ligne pourpre, et à 10 % dans
la zone délimitée par la ligne jaune.
Il faudra attendre fin 2016 la mise
en service près de Pise du détecteur
franco-italien Virgo pour effectuer
des triangulations plus précises
lors de futures détections. p
LIGO
affaire de logique
RENDEZ-VOUS
| SCIENCE & MÉDECINE |
Vincent Demassiet,
le 2 février,
à Tourcoing (Nord).
OLIVIER TOURON/DIVERGENCE
0123
Mercredi 17 février 2016
|7
Le cheval, ami
de l’homme…
qui lui sourit
zoologie
nathaniel herzberg
F
Vincent Demassiet,
« entendeur de voix »
| Etiqueté schizophrène car hanté par des voix, ce patient
a pu mettre son expertise au service de l’institution psychiatrique
portrait
catherine mary
V
incent Demassiet entend des
voix. « T’es nul, t’es un minable », lui disaient-elles naguère. Et il les croyait. Il les
croyait car il les entendait
vraiment, comme si elles
étaient celles de personnes réelles. Parfois
même, elles lui donnaient des ordres et lui
prédisaient le pire s’il ne les exécutait pas. Par
exemple, la mort de ses parents. Aux yeux
des psychiatres, Vincent Demassiet était
schizophrène et ses voix le rendaient dangereux. Pour lui et pour les autres. Il fallait
donc les éradiquer.
Et pour cela, un seul moyen, les neuroleptiques, prescrits à des doses croissantes, atteignant sept fois celle préconisée par l’autorisation de mise sur le marché. « J’avais la tête
qui penchait, je pesais 204 kg, et un filet de
bave coulait de mon menton », raconte-t-il
face à la vingtaine de personnes, captives et
graves, venues l’écouter dans la petite salle
de l’espace Khiasma, aux Lilas (Seine-SaintDenis). Son élocution est parfois hachée, puis
les mots se bousculent, comme précipités
par l’urgence de dire. Invité par Dingdingdong, collectif de production de savoirs sur la
maladie de Huntington qui s’appuie sur l’expertise des patients pour inventer de nouvelles manières de vivre avec la maladie, il
témoigne, en tant que président du Réseau
français sur l’entente de voix (REV).
« Cela provoque un effet de soulagement absolu quand un entendeur rencontre un autre
entendeur sans la stigmatisation de la psychiatrie », se souvient-il, évoquant sa rencontre avec le groupe du REV. « C’est un témoignage puissant, qui illustre ce qui peut se produire lorsque la rencontre entre le psychiatre
et son patient ne se fait pas. Vincent a le courage de s’exposer et c’est important », commente à son tour la psychologue Magali Molinié, secrétaire du REV, qui intervient ce
soir-là à ses côtés. « Vincent Demassiet a vécu
quelque chose d’extrême. Dans son cas, il a dû
y avoir un effet miroir, et tout le monde a eu
peur que les voix le poussent à agir dangereusement », ajoute le psychiatre Erwan Le Duigou, de l’unité de psychologie médicale de
Lunéville (Meurthe-et-Moselle), qui a accompagné la mise en place d’un groupe d’entendeurs de voix. « Son parcours est exemplaire d’une trajectoire remarquable en psychiatrie. Vincent Demassiet a été au-delà de la
stigmatisation et de la codification des maladies », complète le psychiatre et psychanalyste Patrick Landman.
Tout commence par une série de viols qu’il
subit pendant deux ans à l’adolescence, par
un jeune homme, seul d’abord, puis collectivement. Vincent Demassiet a 11 ans et vit
dans la métropole lilloise. A la maison, c’est
son père, un commerçant flamand catholique, qui commande. Avec lui, il faut se montrer toujours fort. Chaque mercredi, Vincent
Demassiet est confié à « la bonne dame du
cathé ». Celle-ci a un fils, auprès duquel il
trouve, dans un premier temps, l’attention
qui lui manque. « J’ai vu un jeune adulte qui
prenait du temps pour s’occuper de moi »,
confie-t-il. Jusqu’à ce que l’ami se transforme
en bourreau, « des attouchements d’abord,
puis des viols avec pénétration ». Pour supporter, Vincent Demassiet se raccroche à des
détails du décor restés gravés dans sa mémoire, les défauts de la reliure d’un livre en
cuir, les brins du nid d’un oiseau dans l’arbre
vu par la fenêtre, un stylo rapporté d’un
voyage au Royaume-Uni. Il ne parle pas, craignant la réaction de son père, « parce que
c’était ma représentation des choses, et aussi
mon éducation ».
Il apprend à identifier ses voix
d’après leur sexe, leur tonalité,
leurs habitudes. Et commence
alors à leur fixer des règles
Son corps, cependant, ne le laisse pas tranquille. Il a des crises de spasmophilie, associées à l’image d’un oiseau tombant d’un nid
et suivies d’un évanouissement. Son père
l’emmène alors chez un exorciste qui détecte en lui un démon sexuel. Une cérémonie a lieu, et sans que Vincent Demassiet se
l’explique encore, les crises disparaissent.
Il grandit avec son fardeau jusqu’à ce jour
où, à l’âge de 17 ans, il s’apprête à avoir pour la
première fois une expérience sexuelle consentie. Alors, une voix se met l’insulter, il
croit que c’est celle de l’ami désiré. Il rentre
chez lui, fait sa première tentative de suicide,
est hospitalisé pour dépression. Puis il poursuit ses études et débute dans le milieu de la
publicité. Il est doué, gravit les échelons dans
une agence renommée, se lance à corps
perdu dans une vie mondaine et débridée.
Pour tenir le coup, il consomme de la cocaïne, devient dépendant du sexe. « Je croyais
être heureux, j’étais un bouffeur d’affaires et
de pognon, et j’essayais tout ce qui peut se
faire en matière de sexe, résume-t-il. C’est
parce que je ne vivais pas d’émotions que je
pouvais être un requin. »
Un jour pourtant, il tombe amoureux ; et
les voix entendues à 17 ans reviennent. Il n’en
parle pas mais consulte un psychiatre qui le
soigne pour une dépression. Un jour, n’y tenant plus, il avoue entendre des voix, et son
psychiatre se met à lui prescrire des neuroleptiques sans l’informer du nouveau diagnostic qu’il pose, la schizophrénie. Jusqu’à
ce que Vincent Demassiet le questionne, lors
d’un rendez-vous où son ami l’accompagnait. « Il s’est tourné vers mon ami comme si
je n’étais pas là et lui a dit : “Vincent est schizophrène” », se souvient-il, accusant encore
le coup. Les voix se font rétives et les doses de
neuroleptiques augmentent, comme leurs
effets secondaires, inhibition des émotions
et de la satiété, impuissance.
Vincent Demassiet grossit, s’avachit, multiplie les séjours en hôpital psychiatrique. A sa
demande d’abord, puis à celle d’un tiers, et enfin d’office, lorsqu’il lui arrive de se retrouver
égaré à des kilomètres de chez lui. L’image
qu’il a de lui-même se dégrade. Ne se supportant plus, il pousse son ami à le quitter, envisage le suicide, s’achète un pistolet et s’entraîne à tirer sur une citrouille, « pour ne pas
[se] manquer ». Mais son projet n’aboutira pas.
Entre-temps, il est informé de l’existence d’un
groupe d’entendeurs de voix qui se tient à
Lille, dans le centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la santé. Il s’y rend malgré
son poids, qui le handicape lors de tout déplacement. A son arrivée dans le groupe, on l’accueille en lui offrant une tasse de café, une
marque de considération qui le surprend. Il
s’installe sur une chaise pour somnoler quand
un des membres du groupe l’interpelle : « Toi
tu n’es pas schizophrène. Tu es Vincent et tu es
entendeur de voix. » Vincent Demassiet tend
l’oreille, s’étonnant qu’on ne l’appelle pas « le
schizo », comme il en a pris l’habitude.
Il reviendra ensuite au centre, y trouve de
l’aide. Comme cette fois où les entendeurs lui
suggèrent de s’équiper d’un portable pour se
libérer de l’angoisse d’être remarqué en train
de crier durant le trajet jusqu’au lieu où se
tient la réunion. « Si tu cries dans le téléphone,
les gens ne te regarderont pas de la même manière. » Il apprend à profiler ses voix en les
identifiant d’après leur sexe, leur tonalité,
leurs habitudes. Il commence alors à leur
fixer des règles, les réprimander, les apprivoiser. Il comprend qu’elles surviennent à
chaque fois qu’il tombe amoureux. Il se rappelle en effet s’être senti aimé par son violeur, et réalise que les émotions liées au désir
sexuel réveillaient son traumatisme. Petit à
petit, il reprend le contrôle de sa vie et, en accord avec son psychiatre, diminue les doses
de neuroleptiques jusqu’à pouvoir s’en passer. De patient, il est devenu expert au sein
de l’institution psychiatrique et aide à son
tour les entendeurs de voix.
A présent, affirme-t-il, ses voix sont devenues sa force. Elles l’avertissent quand une
émotion trop violente surgit et l’aident à gérer le stress. « Elles sont devenues un outil formidable pour moi. Je suis quelqu’un de plus
heureux maintenant, et cela, c’est grâce à mes
voix », conclut-il. p
aites le test autour de vous. « Quel est
le meilleur ami de l’homme ? » Lors de
la rédaction de cet article, la majorité
des personnes interrogées ont répondu « le chien ». Dans la vie courante et le
dictionnaire, l’expression désigne toutefois
aussi le cheval. Une équipe de l’université du
Sussex (Royaume-Uni) publie, dans les Biology
Letters, un article plaçant cette noble conquête
au niveau du canidé : l’étude montre en effet
que les chevaux distinguent, sur le visage d’un
être humain, les expressions de colère ou de
joie, privilège qu’on pensait réservé au chien.
Discerner les signaux positifs ou négatifs à
travers la barrière des espèces n’est pas en soi
exceptionnel. La menace d’un coup ou la
course agressive en direction d’un animal sont
des stimuli corporels que bien des animaux
reconnaissent. Quant aux expressions faciales,
elles peuvent être là encore reconnues par
plusieurs espèces – qui auraient été préalablement entraînées. Mais opérer cette distinction
spontanément, et sans connaître le sujet
présenté, est autrement exceptionnel.
Pour le caractériser chez les chevaux, les
scientifiques britanniques ont utilisé trois
indicateurs. Le premier est la latéralisation :
plusieurs études ont en effet montré que
les animaux privilégient l’œil gauche pour
observer les stimuli négatifs, et ce afin de
traiter ces informations inquiétantes avec
l’hémisphère cérébral droit. Le deuxième est
l’évitement. Et le troisième, le rythme cardiaque, qui s’accélère face à la menace.
Le cheval privilégie l’œil gauche
pour examiner les stimuli négatifs.
FRÉDÉRIC DECANTE/BIOSPHOTO
Vingt-huit chevaux, provenant de cinq élevages différents, se sont donc vu présenter les
photos agrandies d’un visage humain, soit
souriant, soit grimaçant. Face à l’individu
montrant les dents, les canassons ont clairement tourné la tête vers la droite pour observer la scène de l’œil gauche. Puis ils ont détourné le regard, comme pour fuir. Quant à
leur rythme cardiaque, il a rapidement augmenté. Cette dernière réaction apparaît particulièrement précieuse à l’équipe anglaise. Car
si le choix de l’œil gauche en pareille situation
avait déjà été décrit chez le chien, l’accélération
des palpitations, elle, n’avait encore été mise
en évidence sur aucune espèce.
L’observation des visages avenants a été
moins convaincante, relève l’étude. La latéralisation du regard (côté droit, donc) n’est pas
clairement établie ; pas davantage la volonté
manifeste de rapprochement. « Peut-être parce
qu’il est particulièrement important pour les
animaux de reconnaître les menaces qui se présentent à eux, souligne Amy Smith, doctorante
au groupe de recherche sur la communication
et la cognition des mammifères à l’université
du Sussex, et première signatrice de l’article.
Un visage agressif peut servir d’alerte aux
chevaux, leur permettre d’anticiper un futur
comportement violent. »
Ce constat invite les chercheurs à tenter de
comprendre l’origine d’un tel caractère chez le
cheval. Première hypothèse : l’animal a profité
d’une compétence ancestrale à lire les expressions de ses congénères, l’adaptant aux émotions humaines au cours de la coévolution des
deux espèces. On peut aussi supposer que les
chevaux apprennent à lire les traits des visages
humains au cours de leur vie. Chez les chiens,
il a été constaté que l’animal répond mieux
devant le visage de son maître, ou devant une
personne du même sexe que son propriétaire.
Cette importance de la familiarité « plaide pour
un rôle non négligeable de l’expérience personnelle dans le développement de cette compétence », écrivent les scientifiques. Elle devra
être vérifiée chez le cheval pour mieux comprendre la nature de cette fameuse amitié : innée ou acquise ? Encore une vieille question. p
8|
0123
Mercredi 17 février 2016
| SCIENCE & MÉDECINE |
Une pince souple pour saisir des objets fragiles
Petite mais costaude. Cette pince
développée par l’Ecole
polytechnique fédérale de
Lausanne (Suisse) pèse 1,5 g
seulement mais peut porter
jusqu’à 80 fois sa masse. Que ce
soit un tube de Téflon de 81 g, une
feuille de papier de moins de 1 g,
un œuf de 70 g (sans le casser)
ou un ballon de 35 g plein d’eau. Sa
force est également sa souplesse,
puisqu’elle semble s’adapter
aux objets qu’elle doit tenir.
Jusqu’à présent, de telles mains
artificielles étaient plus
complexes, avec des activations
pneumatiques, des matériaux à
mémoire de forme, des « mains »
pleines de billes et d’air, des fluides
à la viscosité variable en fonction
d’un courant électrique… En outre,
elles sont souvent programmées
pour des formes bien précises.
Le secret de cette pince est double :
activation électrique et adhésion
électrostatique. La première
technique n’est pas nouvelle, elle
consiste à détendre un élastique à
l’aide d’une tension électrique en
moins de 100 millisecondes. Mais
« les forces supplémentaires qu’elle
peut induire sont généralement
ignorées et n’avaient jamais été
utilisées », estiment les chercheurs
dans leur article paru dans
Advanced Materials.
Cette pince légère et adaptable
peut trouver des applications
dans des procédés industriels en
agroalimentaire ou pharmacie,
ou sur des robots volants. p
david larousserie
L’activation
Une couche d’élastomère pré-étiré est coincée entre
deux électrodes. L’ensemble est pris en sandwich entre
deux couches isolantes. Lorsque le courant passe,
des charges électriques opposées sur les électrodes
« pincent » l’élastique, qui se détend et revient
à sa position non étirée, fermant la pince.
Pince
électrostatique
3
Sous tension
1
Elévation
2
Hors tension
Support
mobile
Ventouse
électrostatique
L’adhésion
Objet
à déplacer
Isolant
Electrode
Les charges électriques des électrodes créent d’autres
charges en surface des objets, même isolants
(diélectriques). Une force électrostatique s’exerce
donc entre la pince et l’objet, comme un ballon
de baudruche frotté sur un chiffon, qui adhère ensuite
à un mur. Les chercheurs ont optimisé le dessin
de leurs électrodes, en forme de créneaux,
pour augmenter ces forces électrostatiques.
Membrane
élastomère pré-étirée
Pince
électrostatique
Electrode
Force
d’adhésion
totale
Isolant
Objet à déplacer
114 mm
INFOGRAPHIE : HENRI-OLIVIER
47 mm
SOURCE : JUN SHINTAKE, ADVANCED MATERIALS, JANVIER 2016
François Carré et Yannick Guillodo, médecins du sport, s’étonnent que le dernier rapport de l’OCDE sur la santé ne prenne
pas en compte la sédentarité et l’inactivité physique. Ces paramètres constituant le 4e facteur de risque de mortalité
Sédentarité et inactivité physique, des urgences médicales
|
D
ans son « Panorama de la santé
2015 », l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) fait le point sur l’état de
santé des populations et sur les déterminants non médicaux de la
santé de ses 34 pays membres. Les Français vivent
plus vieux que la moyenne des habitants des pays
riches : 82,3 ans en moyenne contre 80,5 ans dans
les autres pays. L’espérance de vie à la naissance a
augmenté de trois à quatre mois par an depuis 1970,
soit une majoration d’environ dix ans. L’OCDE cite
comme principales raisons de cette évolution favorable un mode de vie plus sain, une meilleure éducation et une amélioration des soins de santé. Néanmoins, le rapport souligne que chaque pays présente de mauvais résultats pour un ou plusieurs
facteurs de risque pour la santé. En France, le tabagisme et l’alcoolisme (en 30e position pour ces deux
indicateurs) sont pointés.
Arrêtons-nous sur ces facteurs de risque cités par
l’OCDE. L’organisme tient compte du tabagisme, de
la consommation d’alcool, de l’obésité chez les adultes et du surpoids et de l’obésité chez les enfants. Il
ajoute, dans les déterminants non médicaux de
santé, la consommation de fruits et légumes chez
l’adulte. Curieusement, la sédentarité et l’inactivité
physique n’apparaissent pas en première ligne de
ces facteurs de risque modifiables pour la santé des
sujets. Cela est très surprenant ! D’autant que les effets de ces deux facteurs sont considérés par l’OMS
comme le 4e facteur de risque de mortalité du
monde, responsable de plus de 3 millions de morts
par an, à égalité avec le tabac et avant l’obésité.
Ne pas parler de ces deux facteurs interpelle
d’autant plus que l’OCDE insiste sur les maladies
cardio-vasculaires, qui restent, malgré un recul récent, la première cause de mortalité mondiale. Surtout que le rapport ajoute qu’il est probable que
cette amélioration ne se maintiendra probablement pas en raison des méfaits de l’obésité et du
diabète, deux facteurs de risque qui augmentent
dramatiquement. Sédentarité et inactivité physique ne sont toujours pas mentionnées ! Elles figurent uniquement dans le chapitre « cancer ».
L’OCDE souligne l’importance pour les pays d’accorder la priorité à la promotion de la santé et à la
prévention des maladies afin de réduire les facteurs
de risque modifiables et la mortalité. Alors, pourquoi l’OCDE n’attache-t-elle pas plus d’importance,
dans son analyse, aux méfaits de l’inactivité physique et de la sédentarité ?
L’homme moderne descend des chasseurscueilleurs, et son potentiel génétique n’a pratique-
tribune
|
ment pas changé depuis les sociétés paléolithiques.
En d’autres termes, l’homme reste programmé génétiquement pour se tenir debout et bouger. Mais
si le génome de l’être humain n’a pas changé, son
environnement a été bouleversé en peu de temps.
L’activité physique quotidienne a ainsi progressivement diminué, d’année en année.
Cette baisse d’activité s’est accélérée dans les années 1970 pour devenir vertigineuse dans les quinze
dernières années avec l’apparition du numérique.
Insidieusement, l’homme s’est ainsi laissé imposer
un environnement totalement désadapté à son potentiel génétique. Cette désadaptation s’annonce
comme désastreuse malgré les données rassurantes
produites par l’OCDE sur l’espérance de vie. En effet,
les personnes incluses dans les statistiques présentées sont les parents ou les grands-parents (nés
en 1930-1940) des trentenaires et quadragénaires
« Rien ne permet d’affirmer
que l’espérance de vie des plus jeunes,
notamment en bonne santé, sera
la même que celle de leurs parents »
(nés en 1970-1980) actuels. Ces « survivants » actuels
n’ont pas eu à subir, dans leur jeune âge, les méfaits
sanitaires de la sédentarité et de l’inactivité physique auxquels leur descendance est confrontée. Rien
ne permet donc d’affirmer que l’espérance de vie,
notamment en bonne santé, des plus jeunes sera la
même que celle de leurs parents.
Pourquoi différencions-nous sédentarité et inactivité physique ? Ces deux termes, souvent employés
à tort comme synonymes, sont deux facteurs de risque modifiables avec un impact indépendant sur la
santé. Une activité physique peut se définir comme
un effort physique qui augmente la dépense énergétique par rapport au repos. L’inactivité physique
se définit par une quantité insuffisante d’activité
physique, quotidienne ou hebdomadaire, pour la
santé. Deux mesures sont classiquement retenues
pour définir l’inactivité : moins de trente minutes
d’activité physique modérée par jour, ou moins de
10 000 pas quotidiens.
La sédentarité se définit comme un état d’éveil associé à une dépense énergétique très faible. Le niveau de sédentarité journalier correspond donc aux
temps cumulés assis devant un ordinateur, à regar-
der la télévision… Le temps journalier de sédentarité devient délétère pour la santé lorsqu’il dépasse
régulièrement sept heures.
Sédentarité et inactivité physique sont donc deux
facteurs de risque différents ; on peut être actif (par
exemple marcher plus de trente minutes tous les
jours) et sédentaire (plus de sept heures quotidiennes de position assise). Pendant longtemps, seuls
les méfaits de l’inactivité physique ont été soulignés. Depuis les années 1990, les méfaits indépendants de la sédentarité ont été prouvés.
Aujourd’hui, les preuves scientifiques des méfaits
sanitaires de la sédentarité et de l’inactivité physique sont accablantes. Ainsi, choisir d’avoir un mode
de vie sédentaire ou inactif, c’est augmenter son risque d’infarctus du myocarde, d’accident vasculaire
cérébral et de certains cancers, de diabète et d’hypertension artérielle. Les mécanismes qui favorisent le développement de ces pathologies sont
aussi bien expliqués. En bref, il s’agit d’une augmentation des niveaux d’inflammation et de stress
oxydant qui « encrassent » l’organisme.
Alors pourquoi l’OCDE n’attache-t-elle pas plus
d’importance à l’inactivité physique et à la sédentarité ? Très certainement par la difficulté classique de
la mesure de ces paramètres, ce qui peut en rendre
aléatoire l’analyse à grande échelle. En effet, l’activité physique d’un sujet était, encore récemment,
estimée par un questionnaire déclaratif. La subjectivité de cet outil a été prouvée par sa comparaison
avec les données objectives des accéléromètres, accessibles sur le moindre smartphone.
Les données sur le niveau de sédentarité sont encore insuffisantes pour que l’OCDE puisse incorporer ce facteur de risque dans ses analyses. Là encore,
de récentes applications sur smartphone permettent de mesurer le temps quotidien de sédentarité.
L’utilisation du smartphone, nouvel allié de la
santé, devrait permettre une santé du futur plus
personnalisée et plus préventive. Il devrait donc
être possible pour les médecins de travailler sur ces
deux facteurs de risque modifiables, sédentarité et
inactivité physique.
Il y a là une urgence médicale car, à l’échelle française, selon une étude de 2015, 78 % des personnes
âgées de 18 à 64 ans n’effectuent pas les 10 000 pas
quotidiens nécessaires à leur santé. Les temps de
sédentarité, probablement tout aussi catastrophiques, ne sont pas mesurés dans cette étude. L’ensemble du monde de la santé doit informer le public sur les conséquences néfastes de ces facteurs de
risque mais également lancer et financer toutes recherches et solutions de changement face à ce véritable tsunami sociétal. p
¶
Yannick Guillodo,
médecin du sport
au CHU de Brest,
secrétaire scientifique
de la Société française
de traumatologie
du sport, fondateur
du programme « Bouge ».
François Carré,
professeur en
physiologie cardiovasculaire au CHU
de Rennes, cardiologue
et médecin du sport
à l’hôpital Pontchaillou
de Rennes, cofondateur
de l’Observatoire de
la sédentarité, auteur
de Danger sédentarité
(Le Cherche Midi, 2013).
Le supplément « Science
& médecine » publie
chaque semaine une
tribune libre ouverte au
monde de la recherche.
Si vous souhaitez
soumettre un texte,
prière de l’adresser à
[email protected]